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Marane la passionnée/02

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Éditions des « Bonnes Soirées » (p. 22-31).

II


Nous revenions sans dommage d’une grande promenade en mer. Il faisait encore jour et nous croisâmes l’inévitable Chanteux.

Alors que j’esquissais un salut, Évariste dit aimablement :

— Je ne vous avais pas revu, Monsieur Chanteux. Je vous accompagnerai volontiers dans vos randonnées.

Je fus surprise. Du moment que mon frère voulait repartir, pourquoi cette promesse ?

Cependant, je ne me préoccupai pas outre mesure de ce détail. J’étais lasse de ma course en mer. Je dormis comme une pierre, mais me réveillai de bonne heure.

J’avais besoin d’air. Je partis vers la mer avec mes chiens. Le soleil se levait. Une brume se dissolvait, formant des draperies pâles.

Je monologuais, tout en escaladant la falaise :

— Un ami… alors on passe par tout ce que l’ami veut ? Quelle drôle de chose ! Peut-être est-ce agréable… Je voudrais essayer, mais je suis si fantasque…

Je restai songeuse un instant, distraite par la vue de la mer. Je m’assis sur une roche, puis je repris mon soliloque. J’avais besoin d’extérioriser mes pensées.

— Ce monstre de Chanteux fera mourir maman à petit feu, parce que jamais la situation ne s’améliorera, jamais… Mais comment sortir de là ? Évariste est encore jeune, et il ne sait pas bien vouloir. Peut-être saura-t-il mieux plus tard, quand ses études seront terminées.

Puis, après un moment de contemplation, je repris :

— Je serai peut-être fort bien, chez les cousines de Jilique, mais cela m’ennuie de laisser maman seule. Elle ne veut pas séjourner là-bas avec moi, sous prétexte que cela sera plus profitable pour mon perfectionnement de me savoir en face de mon initiative chez les autres. Je suis de son avis. Seulement, je suis contrariée de l’abandonner. Pauvre petite maman ! elle ne s’en doute pas, mais je veille sur elle. Ah ! que la mer est belle ! Elle m’enchante chaque jour davantage. On serait bien ici, s’il n’y avait pas Chanteux.

— Pourquoi ne faudrait-il pas Chanteux ?

C’était lui-même qui m’adressait cette question. Je me redressai devant le régisseur qui me saluait, le chapeau bas.

— Vous m’espionnez ?

Mon accent manquait peut-être de politesse.

— Je ne vous espionne nullement ! Je me promenais, parce que, moi aussi, j’aime la mer. Le lever du soleil est particulièrement beau ce matin. C’est par hasard que j’étais derrière vous. J’ai entendu votre phrase, tant pis pour moi ! Vous me trouvez donc bien gênant ?

Les yeux de Chanteux me regardèrent en face. Nous nous bravions.

— Qu’avez-vous à me reprocher ? continua-t-il.

— Justement, je ne le sais pas, répondis-je loyalement. Je voudrais vous prendre en faute et je n’y parviens pas.

Il sourit.

— Vous êtes une enfant à l’imagination emportée. Je gère l’exploitation de mon mieux, et il n’y a rien à relever contre moi.

Je ne répliquai pas. Il poursuivit :

— Vous êtes matinale, Mademoiselle. D’ailleurs, le spectacle est beau et il valait un dérangement.

J’aurais voulu lui poser la question qui me hantait :

— Pourquoi tenez-vous tant à me faire partir de la maison ?

Il se pouvait qu’il n’eût aucune mauvaise intention. Cependant, je n’ajoutai rien et je lui tournai le dos avec une impolitesse marquée, pour prendre le chemin du retour.

Prompt, il se plaça devant moi et me barra la route sans affectation. Puis, il me dit :

— Soyez polie, Mademoiselle. Quand on est la fille du comte de Caye, noblesse exige. Être poli avec un inférieur, c’est un devoir. On ne sait jamais si ces misérables inférieurs ne seront pas des supérieurs quelque jour.

Ces mots me causèrent un léger frisson. Mon regard aigu plongea dans les yeux de mon interlocuteur, mais il détourna la tête.

Malgré cette leçon, et justement pour cette leçon, je ne fus pas plus aimable. Je sifflai mes chiens et je m’en allai, laissant Chanteux, je l’espérais, flagellé par cette morgue, exaspéré par ce dédain.

J’étais furieuse. Ma promenade était gâtée.

J’arrivai au manoir, alors que maman et Évariste prenaient leur déjeuner.

— D’où viens-tu donc ? s’écria ma mère qui parut soulagée par mon entrée.

— Je me suis promenée.

Je jetai mon béret sur un meuble.

— Ah ! j’ai faim. L’air du matin ouvre l’appétit. Tu pars cet après-midi, Évariste ?

— Oui, à quinze heures.

— Alors, moi, maman, je partirai dans trois jours.

Ma mère parut surprise, puis émue par ma décision.

Quand Évariste entendit que j’étais décidée à ce séjour, il dit :

— Puisque Marane reste encore trois jours, je vais envoyer un télégramme à mon ami, afin qu’il ne m’attende pas aujourd’hui. De cette façon, nous aurons encore ces deux jours pour nous promener.

Je fus enthousiasmée par cette détermination et je battis des mains.

Durant l’après-midi, une tempête s’éleva.

Le vent, entre ses sifflements de sirène, ne cessait pas ses lamentations, ses colères, ses plaintes profondes ou aiguës.

Mon frère ne voulait pas sortir, mais j’insistai.

— C’est tellement beau ! Je connais un endroit où l’on est à l’abri, et d’où l’on voit des tableaux merveilleux. Les rochers ont l’air vivant et quand les vagues butent dessus, on dirait une bataille. Viens voir cela !

— Tu es donc cruelle ?

— Non… mais j’aime contempler les éléments aux prises.

— Tu ne penses pas aux barques qui peuvent être brisées par la tempête ?

— Oh ! si, j’y pense !

Je me souvenais d’une femme qui croyait son mari disparu. J’étais allée la voir en lui portant mes petites économies. Puis, j’avais guetté, pendant des jours, le bateau du père Garech. Je m’étais fatiguée les yeux à scruter l’horizon gris, ou rougi par la pourpre du couchant. Un soir, j’avais reconnu la voile attendue. Elle apparaissait lumineuse au milieu des rayons qui s’éteignaient. Je dégringolai de mon rocher et je courus à perdre haleine jusque chez M. le curé pour lui porter la bonne nouvelle en le suppliant d’aller tout de suite chez la femme du pêcheur qui demeurait un peu loin pour moi. Je n’avais pas attendu un merci, car nul merci ne pouvait égaler pour mon âme la douceur de causer cette surprise.

Je n’avais rien dit de ce drame à ma mère.

Cet après-midi-là, je voulus montrer ce spectacle de tempête à mon frère. J’obtins, non sans peine, qu’il me suivît, et, péniblement, nous allâmes contre le vent. Ce dernier nous cinglait furieusement, mais, joyeuse, j’avançais en promettant à Évariste la récompense de ses efforts.

Nous arrivâmes enfin à l’abri qui était une roche formant niche. Nous nous y blottîmes, pour assister au déchaînement de la tempête, à ses hurlements, ainsi qu’aux caprices des flots.

— Quelle majesté ! murmurai-je, et comme l’on se sent petit !

— C’est terrible !

Nos voix s’entendaient à peine.

— J’ai le vertige, dit Évariste. Crois-tu que cette roche soit solide ?

Je ris :

— Tu es aussi peureux que maman. Jamais elle n’a osé s’aventurer jusqu’ici, bien que je l’en ai souvent priée. Regarde ces deux vagues qui luttent !

— Tu es extraordinaire, elles me font peur !

— On dirait deux monstres qui s’affrontent, que c’est grandiose !

Pendant quelques minutes, nous restâmes silencieux, puis le vent se calma, les vagues diminuèrent, les nuées grises furent balayées. Je donnai le signal du départ.

— Quand j’ai assisté à une manifestation semblable de la nature, dis-je, je me sens des forces nouvelles. Il me semble que je suis le vent ou la mer. Ah ! que je voudrais être le vent qui bondit par-dessus tout !

— Tu demandes trop, répliqua sagement Évariste.

Les deux jours de délai s’écoulèrent vite, puis mon frère s’en alla.

Je regardai sa voiture disparaître, puis, quand je ne la vis plus, je me retournai vers ma mère et je lui déclarai :

— À mon tour, maintenant ! Demain, je pars.

Ma mère me contempla, interloquée.

— N’est-ce pas convenu ? repris-je. Cousine de Jilique nous attend, n’est-ce pas ?

— Elle est prête à te recevoir, mais tu peux penser que cette séparation me coûte.

J’insistai et nous partîmes au jour fixé, après un échange de télégrammes avec Mme de Jilique,

Maintenant, j’étais curieuse de voir du monde. Je n’étais liée, jusqu’ici, qu’avec des paysannes, maman ayant supprimé tout contact avec les châtelaines des alentours, depuis la mort de mon père. Il y avait à cela une raison majeure, qui était le manque d’argent. Chanteux en donnait si peu ! Nous n’avions pas d’automobile et les chevaux, pour un attelage, n’existaient plus. Puis, maman eût aimé recevoir avec un certain faste, et elle n’osait le faire.

Elle attendait la prospérité, qui lui donnerait plus d’indépendance.

Je me réjouissais maintenant de partir pour pénétrer dans un milieu où j’espérais rencontrer une amie. C’était là le but que j’envisageais.

À nous observer, ma mère et moi, on aurait pu croire que c’était moi qui conduisais maman, tellement je m’avouais décidée.

Devant l’immeuble habité par nos cousines, elle se ressaisit pourtant.

Introduites dans un salon d’une élégance sobre, nous fûmes rapidement rejointes par notre cousine.

C’était une personne distinguée, avec des bandeaux grisonnants. Son aspect paraissait simple, mais je lui trouvai un air altier et, dans le regard, une froideur que tempérait la douceur de sa parole.

Elle et maman ne s’étaient pas vues depuis une dizaine d’années, bien qu’elle habitât Rennes durant l’hiver.

Elle nous accueillit avec cordialité.

— Que je suis contente de connaître Marane et de la garder. Mes filles sont enchantées ; elles sont sorties, mais le dîner nous réunira. Ma chère Berthe, que je suis heureuse de vous revoir !

Maman crut devoir parler de moi :

— Ma fille a vécu isolée… c’est un cheval échappé, je voudrais qu’elle gagnât plus de calme.

Mme de Jilique m’examina moins superficiellement.

— J’aimerais qu’elle prît quelques leçons de chant. Je crois que sa voix sera agréable.

— J’en parlerai au professeur de mes filles. Vous aimeriez chanter, Marane ?

— Beaucoup, répondis-je d’un ton bref.

Je me sentais déjà mal à l’aise dans ce salon. Je rendais à ma cousine tous ses regards avec une curiosité tranquille qui tenait du défi.

— J’espère que vous vous plairez avec nous, Marane ?

— Je le pense, répliquai-je sans aménité.

— Vous avez raison, Berthe, c’est une plante sauvage, mais qui n’est pas sans charme. Je vais vous indiquer vos chambres.

Je fus bien aise de me donner un peu de mouvement et je suivis ma cousine en sautant allègrement.

Ces chambres étaient charmantes. La mienne communiquait avec celles des jeunes filles que je me réjouissais de connaître.

J’attendais l’heure du dîner avec impatience. Je pensais même que Mlles de Jilique auraient pu rester à la maison pour me recevoir.

Je fus arrachée à ma mauvaise humeur par l’entrée soudaine de ces trois jeunes beautés, qui me frappèrent d’étonnement.

Comme elles étaient élégantes et sveltes ! Je voyais leurs sourcils fins et déliés, leurs bouches vermeilles et, toutes les trois, possédaient les mêmes joues roses.

L’aînée était blonde et contrastait avec ses sœurs qui étaient brunes.

Elles se nommaient Clotilde, Jeanne et Emma.

Elles m’entourèrent.

— On se tutoie n’est-ce pas ? me dit Clotilde, l’aînée. Comme c’est gentil à toi d’être venue passer un moment avec nous. Tu n’as jamais quitté le bord de la mer ?

— Jamais !

— Que c’est extraordinaire ! s’exclama Emma, alors tu ne connais rien de la vie.

— Tout, répondis-je avec le plus parfait sang-froid.

Ce furent des rires sans fin.

— Tu es joliment savante ! repartit Clotilde.

Seule, Jeanne ne disait rien, mais elle me regardait de ses yeux pénétrants. J’éprouvai tout de suite pour elle une attirance que n’exerçaient pas les autres. Mon cœur battit. Serait-ce l’amie que je rêvais ?

Je fus assez choquée de ces rires. Ma mère elle-même s’était jointe au quatuor pour se moquer de moi.

— Oh ! Marane, que tu es enfant !

Je répartis avec le plus grand sérieux :

— Je suis certaine que mes cousines sont plus ignorantes que moi. On apprend beaucoup de choses à vivre avec la nature.

Je crus leur en avoir imposé, parce que les rires se calmèrent.

Clotilde dit :

— Nous sommes venues pour te dire bonjour, mais nous avons une séance de coiffure et de manucure. Nous ne t’emmenons pas à cause de l’ennui que tu subirais. Maman, ajouta-t-elle en se tournant vers Mme de Jilique, nous reviendrons exactement pour l’heure du dîner. Cependant, si nous avons un peu de retard, ne vous alarmez pas.

Il y eut des paroles et un envol de ces trois Grâces. J’étais un peu abasourdie. Maman demanda la permission d’aller voir, dans son couvent, une vieille parente religieuse, et nous restâmes seules, ma cousine et moi. Je ne m’étais pas souciée d’accompagner ma mère. Je savais, d’ailleurs, qu’elle préfé­rait causer librement avec sa parente.

Quand nous fûmes en face l’une de l’autre, Mme de Jilique et moi, je dis avec calme :

— Je suis bien heureuse d’avoir vu Jeanne, elle me plaît beaucoup.

— J’en suis charmée, répondit en riant ironiquement ma cousine de Jilique.

Cette façon me froissa quelque peu. J’avais vécu isolée, mais je me piquais de savoir-vivre.

Je voulais aussi affirmer mes idées et je repris, non sans une certaine assurance :

— Vous ne vous doutez peut-être pas, Madame ma cou­sine, que je suis venue chez vous uniquement pour trouver une amie. Je n’en ai jamais eu, et il paraît que l’existence en est illuminée. Je ne veux pas manquer un bonheur pareil. Sans cette perspective, je n’aurais jamais consenti à abandonner ma lande.

Les yeux de ma cousine s’ouvraient démesurément. Elle voulut dire quelque chose, mais elle se tut. Je crus un moment qu’elle dissimulait une envie de rire, mais je n’en fus pas sûre.

Elle me sourit et demanda :

— Vous croyez trouver en Jeanne l’amie de vos rêves ?

— Je le pense, elle paraît bonne et ses manières si douces sont reposantes.

Mme de Jilique ne parut nullement surprise de ce que j’avais découvert là.

— Vous êtes une enfant bien extraordinaire.

— Je ne suis plus une enfant et je ne trouve rien d’étrange à vouloir une amie. Cela me changera de la compagnie de mes chiens, qui ne comprennent pas tout, et de la nature qui ne me répond jamais.

— Ne voyiez-vous donc aucune famille du voisinage ?

— Aucune… Depuis la mort de papa, nous avons eu une existence renfermée entre nos murs. Maman n’aimait plus sortir et elle s’est contentée de veiller à notre instruction.

— L’ennui ne vous a jamais effleurée ?

— Jamais ! La campagne est une source de joie, de surprises, de renouveau constant.

— Vous possédez une âme forte.

— Oui… approuvai-je fort simplement.

Mme de Jilique eut un rire léger :

— Vous ne voulez pas en convenir, mais vous êtes une jeune fille nullement semblable aux autres.

— Évidemment, répliquai-je, je n’ai pas la beauté de vos filles.

— Hum ! hum ! toussota ma cousine.

Je ne sus pas ce que signifiait cette toux et je poursuivis :

— C’est une énigme pour moi de voir leurs joues si roses, leurs sourcils si fins et leurs lèvres si vermeilles. C’est même curieux de les voir si semblables.

Mme de Jilique, cette fois, n’y put tenir. Elle éclata d’un rire si épanoui, si communicatif que je l’imitai, sans savoir pourquoi.

Quand elle se fut calmée, elle bégaya :

— Vous n’avez pas compris ?

— Compris… quoi ?

— Elles sont fardées !

— Qui ?

— Mes filles.

J’écarquillai les yeux comme si ma cousine me parlait hébreu. J’allais demander des explications, quand les trois jeunes filles entrèrent, gaies et charmantes.