Aller au contenu

Marc Aurèle ou La fin du monde antique/Chapitre premier

La bibliothèque libre.


CHAPITRE PREMIER


AVÈNEMENT DE MARC-AURÈLE


Antonin mourut le 7 mars 161, dans son palais de Lorium, avec le calme d’un sage accompli. Quand il sentit la mort approcher, il régla comme un simple particulier ses affaires de famille, et ordonna de transporter dans la chambre de son fils adoptif, Marc-Aurèle, la statue d’or de la Fortune, qui devait toujours se trouver dans l’appartement de l’empereur. Au tribun de service, il donna pour mot d’ordre Æquanimitas ; puis, se retournant, il parut s’endormir. Tous les ordres de l’État rivalisèrent d’hommages envers sa mémoire. On établit en son honneur des sacerdoces, des jeux, des confréries. Sa piété, sa clémence, sa sainteté, furent l’objet d’unanimes éloges. On remarquait que, pendant tout son règne, il n’avait fait verser ni une goutte de sang romain ni une goutte de sang étranger ! On le comparait à Numa pour la piété, pour la religieuse observance des cérémonies, et aussi pour le bonheur et la sécurité qu’il avait su donner à l’empire[1].

Antonin aurait eu sans compétiteur la réputation du meilleur des souverains, s’il n’avait désigné pour son héritier un homme comparable à lui par la bonté, la modestie, et qui joignait à ces qualités l’éclat, le talent, le charme qui font vivre une image dans le souvenir de l’humanité. Simple, aimable, plein d’une douce gaieté, Antonin fut philosophe sans le dire, presque sans le savoir[2]. Marc-Aurèle le fut avec un naturel et une sincérité admirables, mais avec réflexion. À quelques égards, Antonin fut le plus grand. Sa bonté ne lui fit pas commettre de fautes ; il ne fut pas tourmenté du mal intérieur qui rongea sans relâche le cœur de son fils adoptif. Ce mal étrange, cette étude inquiète de soi-même, ce démon du scrupule, cette fièvre de perfection sont les signes d’une nature moins forte que distinguée. Les plus belles pensées sont celles qu’on n’écrit pas ; mais ajoutons que nous ignorerions Antonin, si Marc-Aurèle ne nous avait transmis de son père adoptif ce portrait exquis, où il semble s’être appliqué, par humilité, à peindre l’image d’un homme encore meilleur que lui. Antonin est comme un Christ qui n’aurait pas eu d’Évangile ; Marc-Aurèle est comme un Christ qui aurait lui-même écrit le sien.

C’est la gloire des souverains que deux modèles de vertu irréprochable se trouvent dans leurs rangs, et que les plus belles leçons de patience et de détachement soient venues d’une condition qu’on suppose volontiers livrée à toutes les séductions du plaisir et de la vanité. Le trône aide parfois à la vertu ; certainement Marc-Aurèle n’a été ce qu’il fut que parce qu’il a exercé le pouvoir suprême. Il est des facultés que cette position exceptionnelle met seule en exercice, des côtés de la réalité qu’elle fait mieux voir. Désavantageuse pour la gloire, puisque le souverain, serviteur de tous, ne peut laisser son originalité propre s’épanouir librement, une telle situation, quand on y apporte une âme élevée, est très favorable au développement du genre particulier de talent qui constitue le moraliste. Le souverain vraiment digne de ce nom observe l’humanité de haut et d’une manière très complète. Son point de vue est à peu près celui de l’historien philosophe ; ce qui résulte de ces coups d’œil d’ensemble jetés sur notre pauvre espèce, c’est un sentiment doux, mêlé de résignation, de pitié, d’espérance. La froideur de l’artiste ne peut appartenir au souverain. La condition de l’art, c’est la liberté ; or le souverain, assujetti qu’il est aux préjugés de la société moyenne, est le moins libre des hommes. Il n’a pas droit sur ses opinions ; à peine a-t-il droit sur ses goûts. Un Gœthe couronné ne pourrait pas professer ce royal dédain des idées bourgeoises, cette haute indifférence pour les résultats pratiques, qui sont le trait essentiel de l’artiste ; mais on peut se figurer l’âme du bon souverain comme celle d’un Gœthe attendri, d’un Gœthe converti au bien, arrivé à voir qu’il y a quelque chose de plus grand que l’art, amené à l’estime des hommes par la noblesse habituelle de ses pensées et par le sentiment de sa propre bonté.

Tels furent, à la tête du plus grand empire qui ait jamais existé, ces deux admirables souverains, Antonin le Pieux et Marc Aurèle. L’histoire n’a offert qu’un autre exemple de cette hérédité de la sagesse sur le trône, en la personne des trois grands empereurs mongols Baber, Humaïoun, Akbar, dont le dernier présente avec Marc-Aurèle des traits si frappants de ressemblance. Le salutaire principe de l’adoption avait fait de la cour impériale, au iie siècle, une vraie pépinière de vertu. Le noble et habile Nerva, en posant ce principe, assura le bonheur du genre humain pendant près de cent ans, et donna au monde le plus beau siècle de progrès dont la mémoire ait été conservée.

C’est Marc-Aurèle lui-même qui nous a tracé, dans le premier livre de ses Pensées, cet arrière-plan admirable, où se meuvent, dans une lumière céleste, les nobles et pures figures de son père, de sa mère, de son aïeul, de ses maîtres. Grâce à lui, nous pouvons comprendre ce que les vieilles familles romaines, qui avaient vu le règne des mauvais empereurs, gardaient encore d’honnêteté, de dignité, de droiture, d’esprit civil et, si j’ose le dire, républicain. On y vivait dans l’admiration de Caton, de Brutus, de Thraséa et des grands stoïciens dont l’âme n’avait pas plié sous la tyrannie. Le règne de Domitien y était abhorré. Les sages qui l’avaient traversé sans fléchir étaient honorés comme des héros. L’avènement des Antonins ne fut que l’arrivée au pouvoir de la société dont Tacite nous a transmis les justes colères, société de sages formée par la ligue de tous ceux qu’avaient révoltés le despotisme des premiers Césars.

Ni le faste puéril des royautés orientales, fondées sur la bassesse et la stupidité des hommes, ni l’orgueil pédantesque des royautés du moyen âge, fondées sur un sentiment exagéré de l’hérédité et sur la foi naïve des races germaniques dans les droits du sang, ne peuvent nous donner une idée de cette souveraineté toute républicaine de Nerva, de Trajan, d’Adrien, d’Antonin, de Marc-Aurèle. Rien du prince héréditaire ou par droit divin ; rien non plus du chef militaire : c’était une sorte de grande magistrature civile, sans rien qui ressemblât à une cour, ni qui enlevât à l’empereur le caractère d’un particulier. Marc-Aurèle, notamment, ne fut ni peu ni beaucoup un roi dans le sens propre du mot ; sa fortune était immense, mais toute patrimoniale ; son aversion pour « les Césars[3] », qu’il envisage comme des espèces de Sardanapales, magnifiques, débauchés et cruels, éclate à chaque instant. La civilité de ses mœurs était extrême ; il rendit au Sénat toute son ancienne importance ; quand il était à Rome, il ne manquait jamais une séance et ne quittait sa place que quand le consul avait prononcé la formule : Nihil vos moramur, Patres conscripti.

La souveraineté, ainsi possédée en commun par un groupe d’hommes d’élite, lesquels se la léguaient ou se la partageaient selon les besoins du moment, perdit une partie de cet attrait qui la rend si dangereuse. On arriva au trône sans l’avoir brigué, mais aussi sans le devoir à sa naissance ni à une sorte de droit abstrait ; on y arriva désabusé, ennuyé des hommes, préparé de longue main. L’empire fut un fardeau, qu’on accepta à son heure, sans que l’on songeât à devancer cette heure. Marc-Aurèle y fut désigné si jeune, que l’idée de régner n’eut guère chez lui de commencement et n’exerça pas sur son esprit un moment de séduction. À huit ans, quand il était déjà præsul des prêtres saliens, Adrien remarqua ce doux enfant triste et l’aima pour son bon naturel, sa docilité, son incapacité de mentir. À dix-huit ans, l’empire lui était assuré. Il l’attendit patiemment durant vingt-deux années. Le soir où Antonin, se sentant mourir, fit porter dans la chambre de son héritier la statue de la Fortune, il n’y eut pour celui-ci ni surprise ni joie. Il était depuis longtemps blasé sur toutes les joies sans les avoir goûtées ; il en avait vu, par la profondeur de sa philosophie, l’absolue vanité.

Sa jeunesse avait été calme et douce[4], partagée entre les plaisirs de la vie à la campagne, les exercices de rhétorique latine à la manière un peu frivole de son maître Fronton[5], et les méditations de la philosophie[6]. La pédagogie grecque était arrivée à sa perfection, et, comme il arrive en ces sortes de choses, la perfection approchait de la décadence. Les lettrés et les philosophes se partageaient l’opinion et se livraient d’ardents combats. Les rhéteurs ne songeaient qu’à l’ornement affecté du discours ; les philosophes conseillaient presque la sécheresse et la négligence de l’expression[7]. Malgré son amitié pour Fronton et les adjurations de ce dernier[8], Marc-Aurèle fut bientôt un adepte de la philosophie[9]. Junius Rusticus devint son maître favori et le gagna totalement à la sévère discipline qu’il opposait à l’ostentation des rhéteurs. Rusticus resta toujours le confident et le conseiller intime de son auguste élève, qui reconnaissait tenir de lui son goût d’un style simple, d’une tenue digne et sérieuse, sans parler d’un bienfait supérieur encore : « Je lui dois d’avoir connu les Entretiens d’Épictète, qu’il me prêta de sa propre bibliothèque[10] ». Claudius Severus, le péripatéticien, travailla dans le même sens et acquit définitivement le jeune Marc à la philosophie. Marc avait l’habitude de l’appeler son frère[11] et paraît avoir eu pour lui un profond attachement.

La philosophie était alors une sorte de profession religieuse, impliquant des mortifications, des règles presque monastiques. Dès l’âge de douze ans, Marc revêtit le manteau philosophique, apprit à coucher sur la dure et à pratiquer toutes les austérités de l’ascétisme stoïcien. Il fallut les instances de sa mère pour le décider à étendre quelques peaux sur sa couche. Sa santé fut plus d’une fois compromise par cet excès de rigueur[12]. Cela ne l’empêchait pas de présider aux fêtes, de remplir ses devoirs de prince de la jeunesse avec cet air affable qui était chez lui le résultat du plus haut détachement[13].

Ses heures étaient coupées comme celles d’un religieux. Malgré sa frêle santé, il put, grâce à la sobriété de son régime et à la règle de ses mœurs[14], mener une vie de travail et de fatigue. Il n’avait pas ce qu’on appelle de l’esprit[15], et il eut très peu de passions[16]. L’esprit va bien rarement sans quelque malignité ; il habitue à prendre les choses par des tours qui ne sont ceux ni de la parfaite bonté ni du génie. Marc ne comprit parfaitement que le devoir. Ce qui lui manqua, ce fut, à sa naissance, le baiser d’une fée, une chose très philosophique à sa manière, je veux dire l’art de céder à la nature, la gaieté, qui apprend que l’abstine et sustine n’est pas tout et que la vie doit aussi pouvoir se résumer en « sourire et jouir ».

Dans tous les arts, il eut pour maîtres les professeurs les plus éminents : Claudius Severus qui lui enseigna le péripatétisme ; Apollonius de Chalcis, qu’Antonin avait fait venir d’Orient exprès pour lui confier son fils adoptif, et qui paraît avoir été un parfait précepteur ; Sextus de Chéronée, neveu de Plutarque, stoïcien accompli ; Diognète, qui lui fit aimer l’ascétisme ; Claudius Maximus, toujours plein de belles sentences ; Alexandre de Cotyée, qui lui apprit le grec ; Hérode Atticus, qui lui récitait les anciennes harangues d’Athènes[17]. Son extérieur était celui de ses maîtres eux-mêmes : habits simples et modestes, barbe peu soignée, corps exténué et réduit à rien, yeux battus par le travail[18]. Aucune étude, même celle de la peinture, ne lui resta étrangère[19]. Le grec lui devint familier ; quand il réfléchissait aux sujets philosophiques, il pensait en cette langue ; mais son esprit solide voyait la fadaise des exercices littéraires où l’éducation hellénique se perdait[20] ; son style grec, bien que correct, a quelque chose d’artificiel qui sent le thème. La morale était pour lui le dernier mot de l’existence, et il y portait une constante application.

Comment ces pédagogues respectables, mais un peu poseurs, réussirent-ils à former un tel homme ? Voilà ce qu’on se demande avec quelque surprise. À en juger d’après les analogies ordinaires, il y avait toute apparence qu’une éducation ainsi surchauffée tournerait au plus mal. C’est qu’à vrai dire, au-dessus de ces maîtres appelés de tous les coins du monde, Marc eut un maître unique, qu’il révéra par-dessus tout ; ce fut Antonin. La valeur morale de l’homme est en proportion de sa faculté d’admirer. C’est pour avoir vu à côté de lui et compris avec amour le plus beau modèle de la vie parfaite que Marc-Aurèle fut ce qu’il a été.


Prends garde de te césariser, de déteindre ; cela arrive. Conserve-toi simple, bon, pur, grave, ennemi du faste, ami de la justice, religieux, bienveillant, humain, ferme dans la pratique des devoirs. Fais tous tes efforts pour demeurer tel que la philosophie a voulu te rendre : révère les dieux, veille à la conservation des hommes. La vie est courte ; le seul fruit de la vie terrestre, c’est de maintenir son âme dans une disposition sainte, de faire des actions utiles à la société. Agis toujours comme un disciple d’Antonin ; rappelle-toi sa constance dans l’accomplissement des prescriptions de la raison, l’égalité de son humeur dans toutes les situations, sa sainteté, la sérénité de son visage, sa douceur extrême, son mépris pour la vaine gloire, son application à pénétrer le sens des choses ; comment il ne laissa jamais rien passer avant de l’avoir bien examiné, bien compris ; comment il supportait les reproches injustes sans récriminer ; comment il ne faisait rien avec précipitation, comment il n’écoutait pas les délateurs ; comment il étudiait avec soin les caractères et les actions ; ni médisant, ni méticuleux, ni soupçonneux, ni sophiste, se contentant de si peu dans l’habitation, le coucher, les vêtements, la nourriture, le service ; laborieux, patient, sobre, à ce point qu’il pouvait s’occuper jusqu’au soir de la même affaire sans avoir besoin de sortir pour ses nécessités, sinon à l’heure accoutumée. Et cette amitié toujours constante, égale, et cette bonté à supporter la contradiction, et cette joie à recevoir un avis meilleur que le sien, et cette piété sans superstition !… Pense à cela, pour que ta dernière heure te trouve, comme lui, avec la conscience du bien accompli[21].


La conséquence de cette philosophie austère aurait pu être la roideur et la dureté. C’est ici que la bonté rare de la nature de Marc-Aurèle éclate dans tout son jour. Sa sévérité n’est que pour lui. Le fruit de cette grande tension d’âme, c’est une bienveillance infinie. Toute sa vie fut une étude à rendre le bien pour le mal. Après quelque triste expérience de la perversité humaine, il ne trouve, le soir, à noter que ce qui suit : « Si tu le peux, corrige-les ; dans le cas contraire, souviens-toi que c’est pour l’exercer envers eux que t’a été donnée la bienveillance. Les dieux eux-mêmes sont bienveillants pour ces êtres ; ils les aident (tant leur bonté est grande !) à se donner santé, richesse et gloire. Il t’est permis de faire comme les dieux[22]. » Un autre jour, les hommes furent bien méchants, car voici ce qu’il écrivit sur ses tablettes : « Tel est l’ordre de la nature : des gens de cette sorte doivent, de toute nécessité, agir ainsi. Vouloir qu’il en soit autrement, c’est vouloir que le figuier ne produise pas de figues. Souviens-toi, en un mot, de ceci : Dans un temps bien court, toi et lui, vous mourrez ; bientôt après, vos noms ne survivront plus[23]. » Ces réflexions d’universel pardon reviennent sans cesse. À peine se mêle-t-il parfois à cette ravissante bonté un imperceptible sourire. « La meilleure manière de se venger des méchants, c’est de ne pas se rendre semblable à eux[24] » ; ou un léger accent de fierté : « C’est chose royale, quand on fait le bien, d’entendre dire du mal de soi[25]. » Un jour, il a un reproche à se faire : « Tu as oublié, dit-il, quelle parenté sainte réunit chaque homme avec le genre humain ; parenté non de sang et de naissance, mais participation à la même intelligence. Tu as oublié que l’âme raisonnable de chacun est un dieu, une dérivation de l’Être suprême[26]. »

Dans le commerce de la vie, il devait être exquis, quoiqu’un peu naïf, comme le sont d’ordinaire les hommes très bons. Il était sincèrement humble, sans hypocrisie, ni fiction, ni mensonge intérieur[27]. Une des maximes de l’excellent empereur était que les méchants sont malheureux, qu’on n’est méchant que malgré soi et par ignorance ; il plaignait ceux qui n’étaient pas comme lui ; il ne se croyait pas le droit de s’imposer à eux.

Il voyait bien la bassesse des hommes ; mais il ne se l’avouait pas. Cette façon de s’aveugler volontairement est le défaut des cœurs d’élite. Le monde n’étant pas tel qu’ils le voudraient, ils se mentent à eux-mêmes pour le voir autre qu’il n’est. De là un peu de convenu dans les jugements[28]. Chez Marc-Aurèle, ce convenu nous cause parfois un certain agacement. Si nous voulions le croire, ses maîtres, dont plusieurs furent des hommes assez médiocres, auraient été sans exception des hommes supérieurs. On dirait que tout le monde autour de lui a été vertueux. C’est à tel point qu’on a pu se demander si ce frère dont il fait un si grand éloge, dans son action de grâces aux dieux[29], n’était pas son frère par adoption, le débauché Lucius Verus. Il est sûr que le bon empereur était capable de fortes illusions quand il s’agissait de prêter à autrui ses propres vertus.

Personne de sensé ne niera que ce fût une grande âme. Était-ce un grand esprit ? Oui, puisqu’il vit à des profondeurs infinies dans l’abîme du devoir et de la conscience. Il ne manqua de décision que sur un point. Il n’osa jamais nier absolument le surnaturel. Certes, nous partageons sa crainte de l’athéisme ; nous comprenons admirablement ce qu’il veut dire, quand il nous parle de son horreur pour un monde sans Dieu et sans Providence[30] ; mais ce que nous comprenons moins, c’est qu’il parle sérieusement de dieux intervenant dans les choses humaines par des volontés particulières[31]. La faiblesse de son éducation scientifique explique seule une pareille défaillance. Pour se préserver des erreurs vulgaires, il n’avait ni la légèreté d’Adrien, ni l’esprit de Lucien. Ce qu’il faut dire, c’est que ces erreurs étaient chez lui sans conséquence. Le surnaturel n’était pas la base de sa piété. Sa religion se bornait à quelques superstitions médicales[32] et à une condescendance patriotique pour de vieux usages[33]. Les initiations d’Éleusis ne paraissent pas avoir tenu grande place dans sa vie morale[34]. Sa vertu, comme la nôtre, reposait sur la raison, sur la nature. Saint Louis fut un homme très vertueux, et, selon les idées de son temps, un très bon souverain, parce qu’il était chrétien ; Marc-Aurèle fut le plus pieux des hommes, non parce qu’il était païen, mais parce qu’il était un homme accompli. Il fut l’honneur de la nature humaine, et non d’une révolution déterminée. Quelles que soient les révolutions religieuses et philosophiques de l’avenir, sa grandeur ne souffrira nulle atteinte ; car elle repose tout entière sur ce qui ne périra jamais, sur l’excellence du cœur.


Vivre avec les dieux[35] !… Celui-là vit avec les dieux qui leur montre toujours une âme satisfaite du sort qui lui a été départi et obéissante au génie que Jupiter a détaché comme une parcelle de lui-même, pour nous servir de directeur et de guide. Ce génie est l’intelligence et la raison de chacun[36].

Ou bien le monde n’est que chaos, agrégation et désagrégation successives ; ou le monde est unité, ordre, providence. Dans le premier cas, comment désirer rester dans un pareil cloaque ?… La désagrégation saura bien toute seule m’atteindre. Dans le second cas, j’adore, je me repose, j’ai confiance dans celui qui gouverne[37].

  1. Jules Capitolin, Ant. le Pieux, 12, 13 ; Dion Cassius (Xiphilin), LXX, 2, 3 ; Eutrope, VIII, 8.
  2. Jules Capitolin, Ant. le Pieux, 11.
  3. Les empereurs avant Nerva. Cf. Pensées, VI, 30.
  4. « Fuit a prima infantia gravis. » Capitolin, Ant. le Phil., 2. « Adeo ut, in infantia quoque, vultum nec ex gaudio nec ex mœrore mutaret. » Eutrope, VIII, 11 ; Galien, De libris propriis, 2.
  5. Fronton, Epist. ad M. Cæs., II, 2, 17, etc.
  6. Jules Capitolin, Ant. le Phil., 2 ; Athénagore, Leg., 1.
  7. Fragment de la Rhétorique de Chrysippe, dans Plutarque, De stoic. repugn., 28. Cf. Cic., De fin., IV, iii, 6.
  8. Fronton, Epist. ad M. Cæs., I, 8 ; ad Ant. Imp., I, 2 ; De eloq., 3. Cf. Epist. ad Verum, I, 1.
  9. Pensées, VI, 12 ; VIII, 1.
  10. Pensées, I, 7, 17 ; III, 5. Jules Capitolin, 3.
  11. Pensées, I, 14.
  12. Capitolin, 2 ; Pensées, I, 3 ; Dion Cassius, LXXI, 34.
  13. Capitolin, Ant. le Phil., 4.
  14. Capitolin, 4 ; Dion Cassius, LXXI, 1, 6, 34, 36 ; Julien, Cæs., p.328, 333 et suiv. ; Ælius Aristide, orat. ix, Opp., I, Dindorf, p.109-110 ; Galien, De ther., 2.
  15. Pensées, V, 5.
  16. Pensées, VIII, 1 ; cf. I, 22.
  17. Capit., Ant. le Pieux, 10 ; Ant. le Phil., 2, 3 ; Pensées, I, p. 5 et suiv. ; Eusèbe, Chron., p.168, 169, Schœne ; Lucien, Démonax, 31 ; Ælius Arist., Éloge d’Alex., Opp., I, p.134, Dindorf.
  18. Julien, Cæs., p.333, Spanh. ; Dion Cass., LXXI, 1.
  19. Capit., Ant. Phil., 4.
  20. Pensées, I, 7, 17.
  21. Pensées, VI, 30. Cf. I, 16.
  22. Pensées, IX, 11. Cf. IX, 27, 38 ; XI, 13.
  23. Pensées, IV, 6. Cf. XII, 16.
  24. Ibid., VI, 6.
  25. Ibid., VII, 36. La pensée est d’Antisthène.
  26. Ibid., XII, 26.
  27. Ibid., VII, 70 ; VIII, 1.
  28. J. Dion Cassius, LXXI, 34. Pensées, à chaque page.
  29. Pensées, I, 17. Il s’agit plutôt de Claudius Severus.
  30. Pensées, II, 3, 4, 11 ; III, 9, 11 ; IV, 48 ; V, 33 ; VI, 44 ; VII, 70 ; IX, 11, 27, 37 ; X, 1, 8, 25 ; XI, 20 ; XII, 2, 5, 12, 28, 31. Cf. Épictète, Diss., II, xx, 32.
  31. Il ne repoussait pas les augures, l’astrologie ; mais peut-être était-ce par nécessité politique (Capitolin, Ant. Phil., 13). Comp. Pensées, I, 6, 17.
  32. Pensées, I, 17 ; IX, 27.
  33. Dion Cassius, LXXI, 33, 34 ; Capitolin, Ant. Phil., 13 ; Ammien Marcellin, XXV, iv, 17 ; bas-reliefs de la colonne Antonine plusieurs fois. Antonin était de même extérieurement très religieux : voir Pensées, I, 16.
  34. Philostr., Soph., II, x, 7 ; Capitolin, 27.
  35. Συζῇν θεοῖς.
  36. Pensées, V, 27. Cf. VI, 14.
  37. Ibid., VI, 10.