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Marguerite de Valois (La Ferrière)/02

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Marguerite de Valois (La Ferrière)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 66 (p. 134-165).
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MARGUERITE DE VALOIS

II.[1]
SA RÉCONCILIATION AVEC LE ROI SON MARI. — SA FUITE D’AGEN, — SA CAPTIVITÉ ET SON SÉJOUR A USSON. — SON RETOUR A LA COUR. — SES DERNIÈRES ANNÉES.


I

Dans les premiers jours d’août 1583, le roi de Navarre avait écrit à M. de Matignon : « J’envoie ce porteur pour sçavoir des nouvelles de ma femme. Je vous prie lui faire bailler passeport et chevaux. » C’est à Sainte-Foix, où il était allé en déplacement de chasse, qu’un valet de garde-robe lui apporta une lettre de Henri III. « J’ai renvoyé, disait le roi, Mme de Duras et Mlle de Béthune comme une vermine très pernicieuse auprès d’une princesse de tel lieu. » N’écoutant que son premier mouvement, le Béarnais remercia son beau-frère d’avoir pris un tel soin de son honneur. « Il y a longtemps, répondit-il, que le bruit de la mauvaise vie de Mmes de Duras et de Béthune étoit venu jusqu’à moi, mais je considérois que ma femme ayant cet honneur d’être près de Vos Majestés, je ferois quelque tort à votre bon naturel si j’entreprenois d’en être plus soigneux de loin que Vos Majestés de près. J’étois résolu de la prier de s’en défaire. Je la désire extrêmement ici ; elle n’y sera jamais assez tôt venue. »

Mais, le lendemain, la vérité fut connue. Incertain du parti à prendre, le Béarnais s’adressa à ses conseillers habituels. Tous furent d’avis d’envoyer à Lyon, où se trouvait le roi, Duplessis-Mornay, habile et prudent négociateur. Henri III était à la veille d’en partir pour les bains. Reçu dès son arrivée, Mornay, sans préambule, lui demanda qui avait pu le déterminer à une pareille indignité. « Nous donnons quelquefois, répondit-il, nos amitiés à des personnes qui n’en sont pas dignes. Autour de ma personne et de ceux qui me sont proches, comme roi et comme homme de bien, je ne pouvois rien tolérer qui fît tache. — Je ne suis pas venu, répondit Mornay, pour plaider la cause de Mmes de Duras et de Béthune, mais pour le fait de la reine votre sœur. » Henri III, cherchant à mettre en doute ce qui s’était passé, ou à l’atténuer : « L’affront a été public, reprit Mornay, Votre Majesté a trop fait, ou trop peu : trop, s’il n’y a pas de faute ou si elle est légère, car on ne doit jamais toucher à l’honneur d’une femme ; trop peu, si la faute avoit mérité une pareille punition. — De qui tenez-vous tous ces vilains bruits ? » demanda Henri III. Mornay précisa les diverses circonstances, et, avec une logique inflexible, il mit le roi en demeure de s’expliquer. Pressé ainsi, Henri III se rejeta sur l’absence de la reine sa mère et sur celle de son frère d’Anjou. Leur honneur y était aussi intéressé que le sien ; il devait, il voulait prendre leur avis. — « Ce sera bien long, répliqua Mornay ; le trait est dans la blessure, vous ne l’en arracherez pas. La reine votre sœur est en chemin de rejoindre le roi son mari. Que dira la chrétienté s’il la reçoit ainsi barbouillée ? — Que pourra-t-on dire, riposta Henri III, sinon qu’elle est la sœur de votre roi ? » Comme expédient, il offrit de faire partir un personnage considérable qui porterait à son frère de Navarre des explications suffisantes. En attendant, il promit à Mornay de lui remettre une lettre de sa main, et il le congédia.

Forcée de séjourner à Vendôme par manque d’argent, Marguerite écrivit à la reine sa mère : « Madame, puisque l’infortune de mon sort m’a inclinée à telle misère que je ne sais s’il se peut que vous désiriez la conservation de ma vie, au moins, Madame, puis-je espérer que vous voudrez la conservation de mon honneur ; qui me fait vous supplier très humblement ne vouloir permettre que le prétexte de ma mort se prenne aux dépens de ma réputation et vouloir tant faire que j’aye quelque dame de qualité et digne de foi qui puisse, durant ma vie, témoigner l’état auquel je suis, et qui, après ma mort, assiste quand l’on m’ouvrira pour pouvoir, par la connoissance de cette dernière injustice, faire connoître à chacun le tort que l’on m’a fait. Si je reçois cette grâce de vous, j’écrirai et je signerai tout ce que l’on voudra de moi vivante. »

Catherine eut pitié de sa fille et lui envoya 200,000 livres. A l’aide de ce secours, Marguerite put se remettre en route. Le Vendôme elle vint au château de Plessis-lès-Tours. « Votre fille n’en partira pas, écrivait de Paris Bellièvre à Catherine, sans voir bien clair à sa sûreté. Il faudra du temps à consolider la plaie, et l’on ne fera pas faire au roi de Navarre ce que l’on pense. »

Si Bellièvre tenait un pareil langage, c’est qu’il venait d’avoir un entretien avec M. de Clervant, l’un des familiers du Béarnais. « Le roi votre maître, avait dit Clervant, devrait déclarer qu’il a été trompé par des rapports calomnieux ; il devrait rappeler sa sœur à la cour et l’y traiter avec de tels égards qu’elle y fût honorée et respectée. » Bellièvre ne cacha pas à Catherine que c’était sa manière de voir, « car il étoit à craindre que le temps ne rendît cette laffaire plus difficile encore. »

Marguerite, du Plessis-les-Tours, se rendit à Poitiers. Nous la retrouvons en septembre et en octobre à Cognac. Dans cette dernière ville, elle reçut une lettre de son mari, lui intimant l’ordre de ne pas entrer dans ses états tant qu’une pleine et décisive explication ne lui aurait été donnée. Marguerite alla donc attendre à Agen ce qui serait décidé d’elle. Une autre cause motivait cette injonction sévère : oubliant Bazerne, oubliant Le Rebours et Fosseuse, ces caprices d’un jour, le Béarnais s’était épris de Diane d’Audouin, veuve de Philibert de Gramont, la belle Corisande. « Il est plus passionné que jamais de la comtesse, écrivait un contemporain, de sorte qu’il ne la peut abandonner, et elle le remue comme bon lui semble. Tout le monde dit et croit, connaissant sa liberté d’esprit et son peu de fermeté en affaires d’amour, qu’elle l’a charmé. On pense qu’il y a de la fascination. »

Lors de la rentrée de Henri III à Saint-Germain-en-Laye, Aubigné vint de nouveau, au nom du Béarnais, demander compte de l’insulte faite à la reine sa femme. Catherine, qu’il vit la première, lui dit d’une voix aigre : « On fera mourir tous ces coquins, tous ces marauds, qui ont offensé ma fille. — Pour une telle expiation il faudrait des têtes plus nobles, » répliqua Aubigné. Henri III ne lui fit pas meilleur accueil. « Allez retrouver votre maître ; il prend le chemin de se mettre sur les épaules un faix qui feroit plier celles du Grand Seigneur. »

Lassé d’attendre une réponse tant de fois remise, le roi de Navarre s’empara de Mont-de-Marsan. De son côté, usant de représailles, le maréchal de Matignon, qui avait succédé à Biron dans le gouvernement de la Guyenne, renforça la garnison de Bazas. Le moment était mal choisi pour la négociation de M. de Bellièvre. Il s’arrêta à Podensac, où était Matignon. Après s’être concertés, ils se décidèrent à doubler les garnisons de Condom, d’Agen et de Dax. Renfermer le roi de Navarre dans un cercle de fer leur sembla l’unique moyen d’arracher par la force ce qu’on ne pouvait obtenir de sa bonne volonté. Bellièvre le vit à Mont-de-Marsan le 21 novembre. Le Béarnais reprit l’argumentation de Mornay : « Si la reine était innocente, il falloit châtier les calomniateurs ; si elle étoit coupable, il falloit la punir. — Qui l’accuse ? dit Bellièvre. Là où il n’y a pas d’accusateurs, il n’y a pas d’accusée. — Alors, répondit le roi, pourquoi a-t-on arrêté Mmes de Duras et de Béthune ? — Aucune charge n’est résultée de leur déposition, répliqua Bellièvre. — Pourtant, cent mille copies de cette information, répliqua le roi ont été colportées dans tout le royaume. — S’il y en a eu tant, dit Bellièvre, que Votre Majesté veuille bien m’en montrer une. — Vous parlez en sophiste, » riposta le Béarnais, et sur ce, le congédia. Le lendemain, il lui déclarait qu’il ne reprendrait sa femme que si les garnisons des villes voisines de Nérac étaient retirées.

Mis en demeure de retourner à Bordeaux sans meilleure réponse Bellièvre s’excusa de son insuccès auprès de Marguerite : « Je n’ai pas moyen de forcer la volonté d’un tel prince ; j’ai souffert ce coup tel qu’il me l’a voulu donner. Je vous supplie, madame, de ne pas me l’imputer à faute de bonne volonté. M. de Birague, qui n’avoit pas encore pu voir le roi votre mari, est resté à Mont-de-Marsan. » Le capitaine Chrles de Birague, un de ces Italiens dont Catherine aimait à s’entourer, laissa le roi de Navarre récriminer tant qu’il voulut, mais, dans sa réplique : « C’est vous, sire, dit-il, qui avez forcé la main à mon maître en vous emparant de Mont-de-Marsan, et vous avez renvoyé M. de Bellièvre sans réponse. Refuser de recevoir la reine, votre femme de quatre jours seulement, sous prétexte de Bazas, qui n’y touche en rien, c’est une nouvelle insulte. » Ce rude langage impressionna le roi ; il promit à Birague de revoir M. de Bellièvre et lui remit une lettre pour Marguerite, dont les termes étaient bien adoucis : « Il importe, disait-il, quand nous nous rassemblerons, que ce soit de plein gré ; vous ferez, à mon avis, fort bien d’en faire instance à la reine votre mère, et lors je ferai paraître à tous que je ne fais rien par force. Sans ces brouillons, ma mie, qui ont troublé les affaires, nous aurions le contentement d’être à cette heure ensemble. »

En réalité, le roi de Navarre ne cherchait qu’à gagner du temps. De Pau, où il s’était rendu pour assister aux noces de son favori Frontenac, il fit partir pour la cour un nouveau négociateur, M. de Clervant, mais sans toutefois modifier ses premières instructions. Plus conciliant, cette fois, Henri III promit de retirer les garnisons d’Agen et de Condom et de limiter celle de Bazas à cinquante chevaux. Clervant rapporta cette bonne parole à son maître, qui l’invita à aller la redire à Marguerite ; mais le malheur l’avait rendue défiante. « Puisque M. de Clervant, écrivit-elle à Matignon, est venu de la part du roi m’apporter les assurances de sa résolution de me revoir bientôt, je pense avoir occasion de croire que je verrai une prompte fin aux lenteurs qui m’ont apporté tant de peines. Je crois qu’il y a des personnes qui n’ont l’esprit bandé qu’à accroître et entretenir le mal, et moi, misérable, je porte la peine de tout. »

La solution était encore bien éloignée. Pibrac, pour se faire pardonner les petites peccadilles que Marguerite lui avait reprochées, plaida chaleureusement sa cause ; mais une rechute très grave du duc d’Anjou allait plus avancer le dénoûment que tous les argumens échangés jusqu’ici. Henri III ne cacha pas à Mornay l’état désespéré de son frère : « Je reconnois, dit-il, votre maître pour mon seul héritier ; c’est un prince bien né et de bon naturel. Je l’ai toujours aimé et je sais qu’il m’aime ; il est un peu colère et piquant, mais le fond est bon. »

En transmettant ce dernier entretien au roi, Mornay l’accompagna de ce noble et énergique langage : « Les yeux d’un chacun sont arrêtés sur vous ; il faut qu’en votre maison on voye quelque splendeur, en votre conseil une dignité, en votre personne une gravité, en vos actions sérieuses une constance, en moindres mesmes une égalité. Ces amours si découvertes et auxquelles vous donnez tant de temps ne semblent plus de saison. Il est temps, sire, que vous lassiez l’amour à toute la chrétienté et parliculièrement à la France. »

Ces sages représentations amenèrent enfin le résultat depuis si longtemps attendu : Henri III put écrire, le 28 avril 1584, à Matignon : « Je sais comme M. de Bellièvre a conduit l’affaire de ma sœur au point que je la pouvois désirer, dont je suis très content. Je vous remercie d’y avoir tant contribué de votre femme que vous avez envoyée vers ma sœur et qui l’a si bien assistée. »


II

Le port Sainte-Marie était le lieu désigné pour l’entrevue. Marguerite alla à la rencontre de son mari. Sans dire un mot, le roi l’embrassa ; puis, rentrant tous deux, ils montèrent dans une chambre du premier étage. Après s’être montrés à une fenêtre, ils se retirèrent au fond de l’appartement. Au bout d’une demi-heure, ils descendirent, et Marguerite monta dans sa litière. Le roi suivait à cheval. Arrivés à Nérac, sur les quatre heures, ils se promenèrent seuls jusqu’au soir dans la longue galerie du château. Quelles paroles échangèrent-ils ? Nul ne put les entendre, mais un témoin caché les suivait des yeux ; c’était cet aventurier de La Huguerie, envoyé par Condé en mission à Nôrac. Il remarqua que Marguerite fondait incessamment en larmes. Le souper fut d’une tristesse mortelle : Marguerite avait le visage lavé par les larmes ; le roi affectait de ne pas lui adresser la parole et de s’entretenir de choses insignifiantes avec ses compagnons de table. La Huguerie, qui assistait au repas sans être vu, en conjectura que cette réconciliation ne durerait guère.

Le mois suivant, le duc d’Anjou expirait à Château-Thierry. Cette mort faisait du roi de Navarre l’héritier de la couronne de France. Au plus mal avec les Guises, qui se préparaient à la Ligue, Henri III céda à la nécessité d’un rapprochement avec le Béarnais. A cet effet, il lui envoya d’Épernon, ce « demi-roi de France. » Lorsqu’elle avait subi en plein Louvre une honte publique, d’Épernon était aux côtés du roi, Marguerite n’avait pu l’oublier. Elle prévint donc le roi son mari « qu’elle s’absenteroit pour ne pas troubler la fête. » Cette résistance contrariait tous les projets de Catherine ; elle écrivit à sa fille pour s’en plaindre et chargea Bellièvre de lui faire passer sa lettre. « Madame, manda-t-il de Pamiers à Marguerite, je vous écris par le commandement de votre mère, vous suppliant de vous conformer à ses instructions. C’est l’avis de tous vos amis à la cour. Donnez -moi la charge de dire au duc d’Épernon que vous lui ferez bon accueil. » De guerre lasse, Marguerite consentit à ce que Bellièvre exigeait d’elle : « Soit, dit-elle, je resterai, mais je m’habillerai d’un habit dont je ne m’habille jamais, qui est de dissimulation et d’hypocrisie. » Elle tint parole, son visage resta impassible. Mais cet acte de condescendance ne lui profita guère, elle continua à rester isolée dans une cour dont elle n’était la reine que de nom.

Il dut se passer d’étranges choses dans ce triste intérieur ; on les pressent, on les devine, en voyant les terribles accusations que, de part et d’autre, on se renvoie. Marguerite pensait avoir tout à craindre de la favorite, la comtesse de Guiche : elle accusait M. de Ségur d’avoir voulu l’enlever pour la tenir prisonnière à Pau. De son côté, le roi faisait appréhender le secrétaire de sa femme, un nommé Ferrand, sous la grave inculpation d’une tentative d’empoisonnement. Le bruit courut que c’était pour lui arracher des révélations sur la liaison de Marguerite avec Chanvalon. Excité par la comtesse, le Béarnais pensait-il à répudier Marguerite en l’accusant d’être la complice de Ferrand ? Cette question fut portée à son conseil, et Aubigué eut le courage et la loyauté de défendre Marguerite, qui, certes, ne l’aimait pas.

Cette guerre à outrance entre la femme légitime et la maîtresse avait pris de telles proportions que, lorsque Marguerite demanda au roi d’aller faire ses pâques à Agen, il n’y fit aucune objection, heureux de trouver l’occasion d’une trêve momentanée. Loin de s’attendre au départ de sa fille, Catherine la croyait au mieux avec son mari et s’en félicitait. Un message de Bellièvre lui ouvrit les yeux : « Madame, écrivait-il, de Paris arriva hier un enseigne de la compagnie du maréchal de Matignon ; il m’a dit que la reine votre fille s’étoit retirée à Agen, non que M. le maréchal estime que ladite dame veuille faire à Agen chose qui doive déplaire à Vos Majestés, mais elle s’y réfugie pour estimer qu’elle n’étoit pas en sûreté à Nérac, sachant la mauvaise volonté de la comtesse de Guiche et le pouvoir qu’elle a sur le roi. » Le seul prétexte mis d’abord en avant pour la retraite de Marguerite à Agen, c’était donc la crainte que lui inspirait la comtesse de Guiche. Au premier moment, Bellièvre le pensait ainsi ; mais à quelques jours de là, mieux renseigné sur ce qui se tramait dans l’ombre, il invita Catherine à prier son gendre, le duc de Lorraine, de détourner les Guises d’assister la reine de Navarre dans une guerre qu’elle entreprendrait contre le gré du roi. Cet avertissement arrivait trop tard. Déjà Marguerite avait fait partir d’Agen le chanoine Choisnin, attaché à sa maison, et elle lui avait confié une lettre de sa main et des instructions secrètes pour le duc de Guise. Ghoisnin remit la lettre, mais il garda les itisiructions, peut-être déjà avec la pensée de s’en servir contre sa maîtresse.

Appuyé par l’Espagne, Henri de Guise, dans les circonstances présentes, ne pouvait trouver un plus redoutable chef de parti à opposer au roi de Navarre. Le terrain était d’ailleurs bien préparé. Durant son preiniur séjour à Agen, Marguerite s’était attaché cette population éminemment catholique. Le bras qu’il lui fallait pour grouper autour d’elle des hommes d’armes, elle l’avait rencontré dans Lignerac, le bailli des montagnes d’Auvergne. Audacieux et entreprenant, Lignerac s’était jeté tête baissée dans une liaison où l’ambition devait jouer le principal rôle, et l’amour n’avoir que la seconde place. Il ne manquait plus qu’un prétexte sérieux pour agir fortement sur la population catholique d’Agen et la pousser à une prise d’armes. Marguerite le trouva dans la bulle d’excommunication lancée par Sixte-Quint contre le roi de Navarre et le prince de Condé. La voilà donc à la tête d’une armée improvisée à la hâte par Lignerac et recrutée en partie dans le Quercy ! La voilà se posant en belligérante vis-à-vis du roi son mari ! Elle ne l’appelle plus que le prince de Béarn et elle prend le titre de Marguerite de France.

Le succès ne répondit pas à ses espérances ; au mois de juillet, elle échoua dans deux tentatives sur Tonneins et Villeneuve-d’Agen. L’argent promis par l’Espagne ne venait pas. C’est en pure perte que le duc de Guise avait supplié Philippe II de secourir la reine en toute diligence, afin, disait-il, « que celle que nous avons établie comme obstacle à son mari ne soit abandonnée de ses gens. » Ses craintes se réalisèrent. Pressurés par Mme de Duras, dont Marguerite avait fait son lieutenant, les habitans d’Agen se lassèrent de cette lutte inégale et se mutinèrent. Prise entre une ville en pleine révolte et l’armée de Matignon qui s’avançait, exposée à être livrée à son mari ou à Henri III, Marguerite n’avait plus qu’un parti à prendre, s’enfuir, et sur l’heure. Ce fut une vraie déroute : filles et dames d’honneur, hommes d’armes, tous se sauvèrent. Mise en trousse derrière Lignerac et sans coussinet, Marguerite fit d’une seule traite la longue course d’Agen à Carlat, château-fort à deux lieues d’Aurillac, dont Marcé, le frère de Lignerac, était gouverneur. Elle y fut malade un long mois. Sans argent, sans lit de parade, « sans linge même pour se changer, » elle envoya Duras en Espagne solliciter un secours de Philippe II. Elle avait laissé à Agen le chanoine Choisnin. Il devait lui rapporter sa garde-robe et ses bijoux ; comme il ne se pressait guère, elle fît partir Marcé pour Agen. Lorsqu’ils revinrent tous deux à Carlat, Lignerac commença par retenir une partie des pierreries de la reine pour se couvrir d’une avance de 10,000 livres ; non moins exigeant, Choisnin réclama une indemnité de 6,000 livres. Marguerite l’ayant refusée, il souffleta l’huissier qui lui refusait l’entrée de l’appartement de la reine. Chassé de Carlat pour cette insulte et bâtonné au départ pour des propos injurieux contre la reine, il jura de se venger et n’en eut que trop tôt l’occasion.

Pour éviter de tomber dans les mains de Henri III ou dans celles du roi son mari, Marguerite s’était condamnée à une prison volontaire dans ce château inaccessible « qui sentoit plus la tanière du larron que la demeure d’une reine. » Mais il vint une heure où elle ne s’y crut plus en sûreté. Ne sachant où se réfugier, elle écrivit à la reine sa mère cette lettre lamentable : « Madame, si au malheur où je me vois réduite il ne me restoit la souvenance de l’honneur que j’ai d’être votre fille, et l’espérance de votre bonté, j’aurois déjà de ma propre main devancé la cruauté de ma fortune, mais je me jette à vos pieds et vous supplie très humblement d’avoir pitié de ma longue misère et faire en sorte que le roi veuille bien se contenter de mes maux. »

Mais, tout d’un coup, la situation tourne au tragique : d’abord, préface d’un drame plus terrible, Marcé, le frère de Lignerac, meurt subitement, et sa mort est attribuée au poison. A quelques jours de là, un matin, Lignerac entre dans la chambre de la reine ; elle était couchée, et, tout près d’elle, le fils de son apothicaire se tenait debout : pris d’un accès de jalousie féroce, sans prononcer un mot, Lignerac le poignarde ; l’homme tombe, et le sang rejaillit sur le lit, qui en est inondé. Il ne restait plus à Marguerite qu’à se tirer au plus vite des mains de cet Othello de rencontre, devenu son geôlier. En dépit de ses misères et de ses malheurs, elle était encore à l’apogée de sa beauté. Tout récemment, en la voyant pour la première fois à Agen, un homme s’était écrié, comme le Nubien de Cléopâtre : « l’admirable créature ! si j’étois assez heureux pour lui plaire, je n’aurois pas regret à la vie, dussé-je la perdre une heure après ! » Ces propos furent répétés à Marguerite. Les aurait-elle oubliés que des yeux ardens attachés sur elle les lui auraient rappelés. Cet homme se nommait Aubiac. La reine l’avait pris pour écuyer. Pour rabaisser encore plus la femme, Aubigné en a fait ce vilain portrait : « poil roux, peau tavelée, nez teint en écarlate. » Tout au contraire, un témoin plus impartial, l’ambassadeur toscan Cavriana, nous dit : « Il était noble, jeune, beau, mais audacieux et indiscret. » Qu’importe, après tout ? l’amour n’a-t-il pas ce merveilleux privilège d’idéaliser, de transformer un homme ? Aubiac était plus et moins qu’un amant, c’était un esclave. En toute confiance, Marguerite pouvait se fier à lui ; il avait offert sa vie, il la donna sans se plaindre.

Catherine avait invité sa fille à se réfugier dans son château d’Ibois, situé à deux lieues d’Issoire. Par une froide et obscure nuit de décembre, la reine et Aubiac partirent à pied de Carlat. Ses forces trahirent bientôt Marguerite ; elle fut mise sur un cheval de bât ; en traversant l’Allier, elle faillit se noyer. Un gentilhomme des environs d’Issoire lui avait donné une escorte pour gagner Ibois ; mais ce prétendu libérateur en avait prévenu le gouverneur d’Usson, le marquis de Canillac. Escorté de quarante cavaliers, Canillac vint surprendre la reine dans sa nouvelle retraite. Elle avait caché Aubiac, et, dans l’espoir de le sauver, elle l’avait fait raser. Précaution inutile ! Aubiac fut découvert et reconnu. Le jour même de cette double capture, Canillac envoya M. de Montmorin demander à Henri III et à Catherine ce qu’il devait faire de la reine et de son prisonnier.

Henri III avait dans ses mains les instructions envoyées par sa sœur au duc de Guise, que le chanoine Choisnin venait de lui livrer. Sa colère ne gardant plus de mesure : « Mandez à Canillac, écrivit-il à Villeroy, qu’il ne bouge que nous n’y ayons pourvu bien et comme il faut. Cependant écrivez-lui qu’il la mène au château d’Usson. Que de cette heure l’on arrête ses terres et ses pensions, tant pour rembourser le marquis que pour sa garde. Je ne la veux appeler dans les lettres-patentes que sœur et non chère et bien-aimée. La reine ma mère m’enjoint de faire pendre Aubiac et que ce soit en la présence de cette misérable en la cour du château d’Usson, Faites que ce soit dextrement fait. Mandez que l’on m’envoie toutes ses bagues et par un bel inventaire et qu’on me les apporte au plus tôt[2]. »

Cette première lettre à Villeroy fut suivie d’une seconde non moins dure : « Plus je vais en avant, disait le roi, plus je ressens et reconnais l’ignominie que cette misérable nous fait. Le mieux que Dieu fera pour elle et pour nous, c’est de la prendre. Quant à cet Aubiac, quoiqu’il mérite la mort et devant Dieu et devant les hommes, il seroit bon que quelques juges visent son procès, afin que nous eussions toujours par-devant nous ce qui peut servir à réprimer son audace, car elle ne sera toujours que trop superbe et maligne. Mandez au marquis qu’il ne bouge jusqu’à ce que je l’aye pourvu de Suisses et d’autres troupes. »

Suivant les ordres de Henri III, Aubiac fut conduit à Aigueperse, et, après un simulacre de procès, condamné à être pendu. Quel était son prétendu crime ? Bien des versions coururent à ce sujet : les uns prétendaient que c’était pour avoir été trop bien avec la reine ; d’autres, pour avoir trempé dans l’empoisonnement de Marcé, le frère de Lignerac. « Quoi qu’il en soit, écrit le Florentin Cavriana, de qui nous tenons ces détails, il y a là matière à plus d’une tragédie et de tous côtés j’entrevois des pièges et des mystères. »

En marchant au supplice, Aubiac tenait en ses mains un vieux manchon de velours bleu dont Marguerite lui avait fait présent. Il ne cessa de l’embrasser jusqu’au dernier moment. Son rêve audacieux s’était réalisé ; il pouvait mourir après. Une fosse avait été creusée sous le gibet, le cadavre y fut jeté : il respirait encore. Pendant ce temps, Marguerite était conduite et enfermée dans le château d’Usson. »

Bâti, si l’on en croit une vieille légende, avec les matériaux d’un temple païen, hardiment planté sur la crête d’un pic inaccessible, dominant de toute sa hauteur le village assis à ses pieds, le château d’Usson, ce géant de pierres, était le type le plus parfait de l’architecture militaire au moyen âge. Pris par les Anglais au XIVe siècle, Duguesclin n’avait pu le leur reprendre que par composition. Le minime Hilarion de Coste a donc eu raison de dire « que le soleil seul pouvoit y entrer de force. » Pour arriver jusqu’au doujon, il fallait passer par quatre enceintes bastionnées, hérissées chacune de huit tours. Quand Marguerite vit leurs lourdes portes de chêne se refermer sur elle, que du haut du donjon elle put mesurer des yeux la profondeur de l’abîme béant qui la séparait du monde, le désespoir la prit, et d’une main tremblante elle écrivit à M. de Sarlan, le maître d’hôtel de Catherine, cette lettre où se trahit le trouble de son âme : « Sur l’assurance de la reine ma mère et sur son commandement, je m’étois sauvée chez elle, et au lieu du bon traitement que je m’y promettois, je n’y ai trouvé que honteuse ruine. Patience ! elle m’a mise au monde, elle m’en veut ôter. Si sais-je bien que je suis entre les mains de Dieu ; rien ne m’arrivera contre sa volonté, j’ai fiance en lui, je recevrai tout de sa main. »

Lorsque le temps, le grand consolateur, eut rendu un peu de calme à l’esprit de Marguerite, elle commença par regarder attentivement autour d’elle. Il lui sembla que, de jour en jour, le marquis de Canillac, son geôlier, changeait de façons vis-à-vis d’elle : de sévère, il était devenu respectueux et peu à peu plus prévenant ; il se redressait dans sa petite taille, il soignait sa mise, sa personne, et s’endimanchant en marié de village, il attachait sur elle des regards significatifs d’un amoureux prêt à se déclarer. A quoi tenait cette métamorphose ? « A la seule vue, dit le naïf minime Hilarion de Coste, de l’ivoire blanc du bras nu de la reine. » — « Pauvre homme ! s’écrie à son tour Brantôme, que pouvoit-il faire ? Vouloir tenir captive celle qui, de ses yeux et de son beau visage, peut assujettir en ses liens et chaînes tout le reste du monde ! » — Dans une situation si périlleuse, la coquetterie est de bonne guerre. Marguerite fit habilement comprendre au marquis que la moindre faveur gagne à être accordée librement, et, le flattant de l’espoir d’une plus grande encore, de son geôlier elle fît son prisonnier. Il restait à gagner la marquise, lâche plus difficile. Marguerite passa ses bagues à ses doigts, la para de ses propres robes, s’extasiant sur sa manière distinguée de les porter : « Vous êtes faite pour la cour, disait-elle ; votre place y est marquée. » L’amour avait eu raison du mari, la vanité eut raison de la femme.

Si épris que fût le marquis, il ne perdait pas de vue les intérêts de sa propre fortune. En s’emparant de Marguerite, il avait agi sans ordre. Une fois la reine dans ses mains, il avait à choisir entre deux partis : rester son geôlier et gagner à ce triste métier quelque maigre abbaye, ou bien lui rendre, comme il venait de le faire, la liberté et se vendre au puissant chef de la ligue, à Henri de Guise. Il s’arrêta à cette dernière résolution. Il ne s’agissait plus que de trouver une occasion de conclure le marché ; elle s’offrit d’elle-même. M. de Foronne, un des agens du duc de Guise, était alors à Lyon, où les principaux chefs de la ligue s’étaient donné rendez-vous. Tous y venaient dans l’intention de rallier à leur parti Mandelot, gouverneur du Lyonnais, qui, jusqu’à ce jour, s’était tenu sur l’extrême limite de la réserve et de la fidélité. Prévenu de ce conciliabule, Canillac, dans les derniers jours de janvier 1587, partit d’Usson pour se rendre à Lyon. Le 30 de ce même mois, il écrivit de cette ville au duc de Guise : « Monseigneur, ce que vous dira M. de Foronne touchant la reine de Navarre est témoignage suffisant de l’affection que j’ai de ne jamais courir d’autre fortune que la vôtre. J’étois venu en cette ville pour prendre résolution avec MM. de Mandelot et de Lyon sur le fait de l’union qui se trame, mais pour que cela est encore remis, je m’en retournerai et attendrai jusqu’à ce que j’aie réponse du mémoire que M. de Foronne vous porte, vous suppliant que je reçoive cet honneur de l’avoir au plus tôt. »

À cette lettre était joint ce mémoire écrit de sa main : il commence par dévoiler les secrets desseins de Henri III et de Catherine. Tous deux sont d’accord pour se débarrasser au plus vite de Marguerite et remarier le roi de Navarre à la fille du duc de Lorraine. C’était, selon lui, le vrai but de la récente mission de d’Épernon en Béarn. Après cette entrée en matière, Canillac pose au duc de Guise des conditions : pour lui une pension de 4,000 écus et une forte somme pour la garnison du château d’Usson ; en outre, le commandement de toutes les villes qui, de gré ou de force, se donneront à lui. Le temps presse, le roi vient de lui envoyer M. de Mourettes pour traiter de la garde de la reine de Navarre. Enfin, il exige du duc l’engagement, signé de sa main, de ne faire ni paix ni trêve avec Henri III sans y comprendre la reine de Navarre et lui, Canillac. Si le duc ne croit pas devoir se lier par cette promesse, il le prie de ne pas trouver mauvais s’il ne se mêle plus de cette affaire. Il a dit le vrai mot, c’était une affaire qu’il traitait ; mais déjà, de son côté, Marguerite, profitant de l’absence du marquis, avait fait prévenir le duc de Guise. A son premier appel, une troupe d’hommes d’armes était partie d’Orléans et, la garnison d’Usson étant gagnée à l’avance, elle était entrée sans résistance dans le château. Quand le marquis revint de Lyon, il trouva porte close. Dans cette comédie si bien jouée de part et d’autre, Marguerite avait eu le mot de la fin, et son premier acte d’autorité avait été de chasser d’Usson la marquise de Canillac.


III

A partir du jour où elle est restée maîtresse absolue de la forteresse d’Usson, commence pour Marguerite de Valois l’existence la plus extraordinaire du XVIe siècle. Les vagues de cette mer en furie, la guerre civile, viendront se briser impuissantes contre ce rocher imprenable. Du haut de son donjon, elle suivra des yeux la fin de ce drame dans lequel elle a joué si longtemps le premier rôle, et dont elle verra disparaître un à un les principaux acteurs. Le duc de Joyeuse, le beau-ffère de Henri III, ouvre la marche de ce long défilé de la mort ; il tombe sur le champ de bataille de Coutras ; puis, c’est le tour de Henri de Guise, lâchement assassiné par Henri III ; elle perd en lui le seul homme qu’elle ait sérieusement aimé de cet amour pur et sincère qui date de la jeunesse, le seul de tous qui survive. Le même courrier lui apporte la nouvelle de la mort de sa mère ; puis, elle apprend que le roi son mari et Henri III se sont vus au château du Plessis-les-Tours. Ce rapprochement peut lui être fatal ; elle fait bonne garde, comme si elle avait eu connaissance de la lettre écrite le jour même de cette entrevue par son mari à Corisande : « Le roi m’a parlé de la dame d’Auvergne, je crois que je lui ferai sauter un beau saut. » Le coup de couteau de Jacques Clément la délivre de son plus mortel ennemi. Henri III mort, la voilà reine sans royaume, épouse sans mari. Elle est à l’abri d’une surprise, car on ne peut entrer dans la forteresse qu’à la suite d’un long siège, et elle a deux ans de vivres ; mais l’avenir est bien incertain. Deux années se passent encore, entremêlées de succès et de revers pour les armes de Henri IV. De loin en loin, le bruit en arrive jusqu’à elle. Enfin, une première éclaircie se fait dans son ciel si sombre ; une lettre de Brantôme vient la chercher dans sa solitude. À sa lecture, l’espoir lui revient et, prenant la plume, elle répond à cet ami fidèle : « Je connois que vous avez bien conservé l’affection que vous avez toujours eue à notre maison, à si peu qui reste d’un si misérable naufrage. J’ai choisi une vie tranquille à laquelle j’estime heureux qui s’y peut maintenir, comme Dieu m’en a fait la grâce, depuis cinq ans, m’ayant logée en une arche de salut où les orages de ces troubles ne peuvent me nuire. »

Un bonheur n’arrive jamais seul ; à quelques semaines de là, un homme frappe à la porte de la forteresse ; il se nomme : c’est Erard, le maître des requêtes de Marguerite. Quel message apportet-il ? La réconciliation, mais à une condition bien dure. C’est le divorce qu’il vient proposer à la reine.

Gabrielle d’Estrées, « la maîtresse modèle, » avait succédé à la haute et fière Corisande. À plusieurs reprises et inutilement, Mornay avait tenté de détacher le roi de sa charmeuse. Un jour que, sans se lasser, ce sévère mentor le pressait trop vivement : « Que ne pense-t-on à me marier ? » répondit Henri IV. « C’est qu’il faut d’abord vous démarier, » répliqua Mornay ; que Votre Majesté me le commande, et j’oserai le tenter. » Le roi y avant consenti ; sans perdre une minute, Mornay avait fait partir Érard pour Usson. En échange d’une couronne, que venait-il offrir à Marguerite ? Une somme de 250,000 écus pour payer ses dettes, une rente viagère et une place de sûreté, sans la désigner. On demandait, en revanche, à la reine qu’elle donnât une procuration en blanc et qu’elle déclarât devant l’official que, son mariage ayant été contracté sans dispense, à un degré de parenté prohibé et sans libre consentement, elle en désirait la nullité, Mornay pensait pouvoir ainsi se passer du pape.

Marguerite fut lente à se décider. Venu en avril à Usson, Érard n’en repartit qu’en juillet. Il emportait une lettre de la reine pour Mornay. Marguerite l’invitait à poursuivre sans retard une négociation si bien commencée, et de laquelle elle attendait « le repos et la sûreté de sa vie. » À son arrivée à Paris, Erard eut une première conférence avec MM. de Bellièvre, de Sancy et Révol. Tous, d’après ses explications, jugèrent opportun et convenable que le roi écrivît à Marguerite une lettre de remercîmens. Séance tenante, ils en rédigèrent la minute. Loménie la remit au net, et le soir même le roi la recopia. « Dès que j’ai entendu, disait-il à Marguerite, ce qu’Érard a traité avec vous, ce m’a été un extrême contentement de la résolution que vous avez prise d’apporter au bien de nos affaires tout ce qui dépend de vous. Quant à ce que m’a dit Érard touchant votre pension et paiement de vos dettes, je vous en ferai bailler telles et si sûres expéditions et assignations que le sçauriez désirer. »

Un second voyage d’Érard à Usson ayant semblé nécessaire, il en reprit le chemin. Sans repousser en principe les conditions qu’il venait lui renouveler, Marguerite demanda une augmentation de 4,000 écus sur le chiffre de la pension de 12,000 qui lui était offerte. « Ce n’est rien pour Sa Majesté, écrivait-elle, le 12 novembre, à Mornay, et beaucoup pour moi, qui reste avec si peu de moyens. »

Mais, au mépris des promesses du roi et des assurances données par Mornay, aucune des assignations annoncées ne fut expédiée. Ne pouvant s’en passer pour vivre, Margueiite se plaignit amèrement. Pour tenir lieu de la pension qui avait été assignée sur Clermont, elle demanda que la nomination d’une charge vacante de président à Toulouse lui fût attribuée ; du moins, en la vendant, elle pourrait se procurer quelques ressources. Henri IV plaida dans sa réponse les circonstances atténuantes ; il attribua tous ces retards et ce manque de parole au malheur du temps plutôt qu’à sa mauvaise volonté. En fermant sa lettre, il n’oublia pas, toutefois, de demander à la reine la procuration qu’elle n’avait point encore envoyée. Elle ne refusa pas cette dernière preuve de confiance et l’adressa en blanc, ainsi qu’on l’exigeait.

Elle n’était pas au terme des humiliations et des difficultés. Ërard, auquel elle avait accordé une gratification de 10,000 écus, laissait depuis un an ses intérêts en souffrance et ne se donnait même plus la peine de lui écrire. Elle avait affecté à l’extinction de ses dettes le revenu de ses terres de Picardie. Le roi en avait disposé autrement, et la compensation promise étant encore à venir, ses créanciers la poursuivaient à outrance. Blessée au vif par de pareils procédés : « Mes affaires, écrivit-elle à Mornay, le 9 février 1597, sont au même état que lorsque vous les entreprîtes ; c’est toujours à recommencer. » À bout de ressources, elle se vit réduite à implorer l’assistance de Gabrielle d’Estrees. « J’ai pris tant de confiance en l’assurance, écrivit-elle, que m’avez donnée de m’aimer, que je ne veux avoir auprès du roi d’autre protection que vous en ce que j’aurai à requérir. De votre belle bouche je sais qu’il ne peut être que bien reçu. » Durant une longue année encore le projet de la dissolution de son mariage n’avança pas d’un pas. Les préoccupations de Henri IV s’étaient reportées sur les négociations engagées alors avec l’Espagne et qui aboutirent à la paix de Vervins. À la fin de mars 1598, il partit pour Angers. Le 13 avril, il entrait à Nantes, et le 19 il y signait l’édit qui en prit le nom ; puis il se rendit à Rennes, où il avait donné rendez-vous à Rosny.

Toutes les chances semblaient alors tourner en faveur de Gabrielle. L’année précédente, des lettres patentes, datées du camp d’Amiens, en avaient fait une duchesse de Beaufort. Tout récemment, à Nantes, le roi avait obtenu pour le jeune duc de Vendôme, son fils légitimé, la main de la fille du duc de Mercœur. Il se proposait de faire monter encore plus haut sa maîtresse et de poser sur sa tête la couronne royale. C’est à Rosny qu’il s’en ouvre le premier. Un matin qu’il était seul avec lui, il le fait entrer dans un grand jardin dont il referme soigneusement la porte, et il aborde ce délicat sujet. La paix de Vervins lui sert d’entrée en matière : « Du côté de l’Espagne, dit-il, le repos de la France est enfin assuré ; mais une chose m’inquiète, c’est d’être sans enfans ; après moi, le royaume pourroit retomber dans les mêmes calamités. » Puis, avec cette pointe d’ironie qu’il maniait si bien, il passe en revue toutes les princesses auxquelles il pouvait prétendre.

Rosny écouta sans sourciller. « Eh bien ! sire, dit-il, faites-vous amener les plus belles filles de France, causez avec elles, étudiez leur cœur, étudiez leur esprit ; pour le reste, remettez-vous-en à des matrones expérimentées en ces choses-là. » Le roi, l’interrompant brusquement : « Ah çà, vous voulez rire ! Qu’est-ce que l’on diroit d’une pareille assemblée de filles ? Mais sachez bien que la femme que je cherche avant tout doit être une femme douce, bien faite et de taille à espérer des enfans. N’en connaîtriez-vous pas une qui réunisse toutes ces qualités ? — Je n’y ai pas réfléchi, répondit Rosny. — Que diriez-vous alors si je vous nomnaois celle en qui je les ai toutes trouvées ? — Ce ne peut être qu’une veuve, répliqua Rosny. — Elle sera tout ce que vous voudrez, riposta le roi ; mais, si vous ne pouvez la deviner, je vous la nommerai. — Nommez-la donc, sire, car je n’ai pas assez d’esprit pour cela. — Ah ! la fine bête que vous êtes ! reprit le roi, vous ne faites l’ignorant que pour me forcer à vous la nommer. Confessez donc que toutes les conditions que je désire, je les rencontre dans ma maîtresse ; non pas que je veuille dire pour cela que je pense à l’épouser, mais pour savoir ce que vous en pensez si, faute d’autre, la fantaisie m’en venoit. »

L’inflexible raison d’état dicta la réponse du consciencieux ministre. Quel serait l’héritier de la couronne, le bâtard adultérin né pendant le mariage de la duchesse de Beaufort avec M. de Liancourt, ou celui qui viendrait après ? Le droit civil ne serait-il pas dans ce cas un obstacle plus grand encore que le droit politique ? Les princes de la maison de Bourbon ne feraient-ils pas, à leur tour, valoir leurs prétentions ? À ces sages réflexions Henri IV n’avait rien à répondre, mais, au fond de son cœur, il garda son espoir secret. Au mois de septembre, il réunit ses conseillers les plus intimes et les appela à délibérer sur la dissolution de son mariage. Tous reconnurent qu’il était indispensable de demander une nouvelle procuration à Marguerite, la première n’étant plus valable. Martin Langlois, l’homme de confiance de la reine, fut désigné pour cette mission, et Sillery choisi pour aller à Rome solliciter la dissolution du mariage ; mais il était indispensable, pour assurer le succès, qu’il eût en main la procuration de Marguerite. Son départ fut ajourné jusqu’au retour de Langlois.

Au mois d’octobre suivant, Henri IV fut pris à Monceaux d’une violente fièvre. Le dévoûment que lui témoigna Gabrielle ne fit qu’augmenter l’affection qu’il lui portait. On peut en mesurer l’étendue au tendre billet qu’il lui adressa en quittant Monceaux : « Vous me conjurez, mes chères amours, d’emporter autant d’amour que je vous en laisse. Ah ! que vous m’avez fait plaisir ! car j’en ai tant que, croyant avoir tout emporté, je craignois qu’il ne vous en fût point demeuré. »

Tant de faveurs venant s’accumuler coup sur coup sur la tête de Gabrielle, il était à redouter que la défiance de Marguerite ne s’en éveillât et que, peu disposée à se sacrifier au profit d’une maîtresse, elle se montrât plus difficile et plus résistante. La lettre de Henri IV qu’emportait Langlois semble l’indiquer : « J’ai toujours cru, disait-il à Marguerite, que vous ne manqueriez nullement à ce que vous m’avez promis et que pour rien ne changeriez la résolution que vous avez prise. De ma part, je ne manquerai à rien de ce que je vous ai promis. » Ainsi que le craignait Henri IV, Marguerite cette fois fut plus longue à se décider ; tout en se regardant comme impropre à lui donner des enfans et tout en reconnaissant la nécessité de la dissolution de leur mariage, elle aurait voulu que le roi prît une femme digne de lui. Il me répugne, disait-elle, « de mettre à ma place une femme de basse extraction et de si vilaine vie comme celle dont on faisoit courir le bruit. » Elle finit néanmoins par céder aux instances de Rosny, en qui elle avait mis toute sa confiance. Le 7 février 1599, elle signa une procuration devant les tabellions d’Usson au nom de Martin Langlois et d’Ldouard Mole avec pouvoir de la transférer. Prise d’un singulier caprice, elle aurait désiré que l’on y insérât « que le roi ne l’avait jamais connue. » On lui remontra que le pape prendrait cela pour une moquerie, et que d’ailleurs la consommation du mariage n’était pas un empêchement à sa nullité. Elle n’insista pas. Nanti de cette pièce importante, Sillery partit en toute hâte pour Rome.

Vers le milieu du mois de novembre 1599, Henri IV était venu s’installer à Fontainebleau et demander à une vie plus calme et plus intime un repos si bien gagné. Il avait alors quarante-cinq ans ; sa barbe et sa moustache étaient entièrement grises ; ses joues s’étaient creusées et amaigries, son nez allongé, son dos un peu voûté. Les yeux seuls étaient restés jeunes et « tout pleins encore de convoitises amoureuses. » Entourée de ses trois enfans et grosse d’un quatrième, Gabrielle était auprès de lui. A chaque couche, la favorite avait gagné du terrain ; avec son air enjoué, sa fraîche carnation, ses yeux d’un bleu si doux, ses cheveux d’un blond si tendre, « vrai bouquet de lis et de roses, » elle était en avance de plus d’un siècle. C’était, avant l’heure, une délicieuse figure de Watteau. Elle retenait le roi par la séduction d’une persistante jeunesse, la puissance de l’habitude et la durée d’une liaison où elle avait su garder une sorte de dignité, traitée plutôt en reine qu’en maîtresse, « Il sembloit, dit naïvement un contemporain, qu’elle n’eût jamais bougé de la compagnie des vestales. » On commençait à parler publiquement de son mariage avec le roi. Jamais la favorite n’avait été si près du but ; les robes royales, disait-on tout bas, étaient déjà faites et attendaient la future majesté à l’hôtel de sa tante, Mme de Sourdis. L’époque des pâques approchant, par un sentiment de convenance, elle crut devoir s’éloigner. Au moment de quitter le roi, elle ne put se défendre des plus sombres pressentimens. Toute la nuit qui précéda son départ, Gratienne, sa femme de chambre, l’entendit se plaindre et gémir. Henri IV l’accompagna à cheval jusqu’à Melun. Émue et attendrie sans cause apparente, elle lui recommanda vivement ses enfans, comme si elle s’attendait à ne plus les revoir. Interrogée en chemin sur cette tristesse qui débordait : « Un devin, dit-elle, que j’ai consulté sur ma grossesse, m’a prédit que cet enfant m’empêcheroit de parvenir où j’espérois. »

Le mardi 6 avril, sur les trois heures de l’après-midi, elle descendit rue de la Cerisaie, à l’hôtel du financier Zamet. Après souper, elle se fit mener au doyenné de Saint-Germain-l’Auxerrois, chez sa tante. Mme de Sourdis, qui venait de partir pour Chartres. Le mercredi, elle alla entendre les ténèbres au Petit-Saint-Antoine. Durant l’office, prise de douleurs subites, elle se fit conduire chez Zamet. Se sentant plus souffrante et ramenée chez Mme de Sourdis en toute hâte, elle lui envoya un de ses laquais, la suppliant d’accourir si elle voulait la trouver vivante. La nuit fut plus calme. Le jeudi matin, elle eut encore la force de s’habiller et de se traîner à la messe de Saint-Germain l’Auxerrois. Vers la fin de l’office, une nouvelle crise la força de rentrer précipitammetit et de se mettre au lit. Sur les quatre heures du soir, les grandes douleurs de l’enfantement la prirent sans relâche jusqu’au lendemain. A deux heures de l’après-midi, le vendredi saint, les médecins, qui ne l’avaient pas quittée, s’accordèrent pour pratiquer l’accouchement. L’enfant était mort et ne vint qu’en morceaux. L’impitoyable médecine d’alors s’acharna sur ce pauvre corps. Sans trêve ni merci, quatre fois de suite, la malheureuse fut saignée. Elle voulait absolument écrire au roi ; une convulsion l’en empêcha, suivie d’autres plus violentes encore. Avec ses ongles, elle se meurtrissait le corps et le visage. A six heures du soir, l’agonie commençait. Vers cinq heures du matin, sans un ami, sans un parent pour l’assister, elle expirait entre les bras de La Varenne, ce valet sorti de l’office, dont le roi avait fait son indispensable confident. Mme de Sourdis n’arriva que deux heures après le décès. Au matin, la fatale nouvelle se répandit et les portes furent comme prises d’assaut. Vingt mille personnes défilèrent devant ce cadavre hideux, effroyable à voir. Dans les convulsions, la bouche s’était tordue jusqu’à la nuque. L’autopsie révéla de grands désordres et de graves lésions dans le cerveau, le foie et aux poumons, mais l’opinion publique persista à croire au poison.

Averti par La Varenne de l’état désespéré de sa maîtresse, Henri IV avait fait partir sur-le-champ pour Paris M. de Beringhen et le suivit de près. A Villeneuve-Saint-George, MM. d’Ornano et de Bellièvre lui barrèrent le passage et lui dirent que la duchesse était morte. Elle vivait encore, si l’agonie est encore la vie. Il se laissa ramener. A peine rentré à Fontainebleau, il demanda son fils, le jeune duc de Vendôme. A sa vue, il pleura abondamment. Sa douleur faisait mal avoir : « Mon affliction, écrivit-il à sa sœur, Catherine de Bourbon, est incomparable comme le sujet qui me la donne. La racine de mon amour est morte et ne rejettera plus. »

Le premier jour, il avait pris le deuil en noir et le porta trois mois. Son chagrin ne cédant pas, ceux de son entourage commencèrent à craindre pour sa santé. Les plus courtisans lui représentèrent qu’il n’y avait pas « de plus court remède que de refaire quelque nouvelle affection ailleurs ; » d’autres, plus sages, l’engagèrent à se marier dans l’intérêt de son propre repos et de celui de ses états. Il suivit les deux conseils à la fois ; mais il eut la mauvaise chance de s’amouracher de Mlle d’Entragues, « la mauvaise maîtresse, » comme on l’appela, et laissa à Rosny et sans réserve le soin de mener la négociation de son divorce. Sans perdre une heure, Rosny écrivit à Marguerite ; « Je vous supplie, Madame, de croire absolument le conseil de ceux qui sont tout à vous dans cette cour. »

Une fille de France, la dernière des Valois, avoir été réduite par le besoin à s’incliner devant la maîtresse de son mari et à implorer sa protection ! Le ressentiment de cette humiliation avait dû rester vivace au cœur de Marguerite. Pour avoir été si longtemps contenu, il ne se manifesta qu’avec plus de violence : « Si j’ai ci-devant usé de longueurs, écrit-elle à Rosny, vous en savez aussi bien les causes que nul autre, ne voulant voir en ma place une telle décriée bagasse, que j’estimois indigne de la posséder ni capable de faire jouir la France des fruits que vous désirés. Je m’accommoderai à tout ce qui sera convenable et que vous me conseillerez. »

La demande de la dissolution du mariage du roi s’était heurtée à Rome contre les lenteurs calculées du saint-siège. Irrité de la publication de l’édit de Nantes, qu’il traitait de « maudit, » Clément VIII n’ignorait pas que Gabrielle était l’intime amie de la duchesse de Bar, la sœur du roi, et de la princesse d’Orange, la veuve de Téligny, toutes deux obstinées protestantes. Croyait-il que, cédant à leur influence, Gabrielle avait poussé le roi à signer l’édit ? Lui répugnait-il de voir monter sur le trône des rois très chrétiens une seconde Anne de Boleyn ? Quel que fût le motif, de jour en jour il remettait sa décision ; mais le mariage d’Henri IV avec sa maîtresse n’étant plus à craindre, la négociation marcha rapidement. Vers le milieu de septembre, le pape eut avec Ossat un dernier entretien et, par un bref daté du 24 du même mois, il délégua l’archevêque d’Arles, le cardinal de Joyeuse et l’évêque de Modène, son nonce, a pour connaître de cette affaire. »

Le côté délicat, c’était la condition imposée aux deux époux de répondre à certaines questions préliminaires et obligatoires. Interrogé le premier, Henri IV eut la générosité d’écarter tout ce qui pouvait porter atteinte à l’honneur de Marguerite, réserve dont Clément VIII lui sut gré. À cette première question : « Le mariage a-t-il été consommé ? » Aubigné lui prête une réponse que, certes, le vert-galant n’eût pas désavouée : « Jeunes tous deux, et du tempérament gaillard dont nous étions, la reine et moi, pouvait-il en être autrement ? »

Invitée à répondre aux mêmes questions, Marguerite écrivit à Mornay : « Je craindrois que mes larmes ne fissent juger à ces commissaires de quelque contrainte qui nuiroit à ce que le roi désire de moi. » Elle demanda donc à Mornay que l’archidiacre Berthier fût envoyé à Usson : « Vous m’obligerez, dit-elle, autant que si vous me donniez la vie, de faire que cela se passe ainsi. C’est le meilleur. » Henri IV y accéda, Berthier partit en poste pour Usson et, le 17 novembre 1599, il interrogea Marguerite : « Jamais je n’ai eu au cœur volonté de consentir à ce mariage, répondit-elle. J’y ai été forcée par le roi Charles IX et la reine ma mère. Je les ai suppliés à chaudes larmes ; mais le roi me menaça, si je n’y consentois, que je serois la plus misérable de son royaume. Il y alloit du péril de ma vie. Combien que je n’aye pu porter aucune aflection au roi de Navarre, j’ai dû obéir. » En terminant, elle ajouta : « À mon grand regret, l’amitié conjugale n’a pas été entre nous, comme le devoir le requéroit : durant les sept mois qui ont précédé la fuite du roi mon mari de la cour, ayant eu la même couche, nous ne nous sommes jamais entre-parlé. »

Henri IV, en recevant des mains de Berthier l’interrogatoire de celle qui était encore sa femme, ne put retenir ses larmes : « Ah ! la malheureuse ! s’écria-t-il, elle sait bien que je l’ai toujours aimée et honorée et elle point moi, et que ses mauvais déportemens nous ont fait séparer il y a longtemps l’un de l’autre. »

Toutes les formalités exigées ainsi accomplies, la sentence de dissolution fut prononcée le 17 décembre 1599. Dès le lendemain, Henri IV envoya M. de Beaumont à Usson l’annoncer à Marguerite : « Je ne veux pas moins, disait-il, vous chérir et vous aimer pour ce qui est avenu, que je faisois devant, au contraire vous faire voir en toute occasion que je ne veux pas être votre frère seulement de nom, mais aussi d’effet. Je suis très satisfait de l’ingénuité et candeur de votre procédure. » Nous ne détacherons de la longue réponse de Marguerite que cette phrase qui la résume : « Il ne me falloit en cette occasion moindre consolation. » Marguerite conserva le titre de reine et de duchesse de Valois. Henri IV l’avait ainsi voulu. Ce divorce, on l’a dit avec raison, fut donc vraiment royal. Le terrain ainsi déblayé, Rosny et les conseillers d’Henri IV, effrayés des projets ambitieux de la marquise de Verneuil, qui gardait en ses mains une promesse de mariage, rançon de son déshonneur, menèrent vivement les pourparlers engagés avec le grand-duc de Toscane. Le chiffre seul de la dot arrêta un instant la conclusion : Henri IV exigeait un million. Après avoir marchandé de part et d’autre, on finit par se mettre d’accord sur le chiffre de 600,000 écus, et le 6 octobre 1599, Roger de Bellegarde épousait officiellement, à Florence, Marie de Médicis. Reçue triomphalement à son arrivée à Marseille, la nouvelle reine entrait à Lyon le 2 décembre 1600. Avec la même plume qui venait de lui servir pour ses tendres billets à la marquise de Verneuil, Henri IV lui avait écrit : « S’il étoit séant de dire qu’on est amoureux de sa femme, je vous dirois que je le suis entièrement de vous, mais j’aime mieux vous le témoigner en un lieu où il n’y aura de témoins que vous et moy. » Il tint parole ; arrivé à Lyon dans la soirée du 9 décembre, sans attendre le sacrement, il demanda l’hospitalité à la nouvelle reine et partagea sa couche. Si l’on consulte les dates, c’est peut-être à cette galante précipitation que nous devons Louis XIII.

Déshéritée par sa mère au profit de Charles de Valois, le bâtard de Charles IX et de Marie Touchet, Marguerite avait attendu patiemment l’heure de la revanche. Le lendemain du jour où elle apprit que, compromis dans un complot avec la marquise de Verneuil et le vieux d’Entragues, il avait été arrêté et conduit à la Bastille, elle sollicita du roi l’autorisation de revendiquer devant le parlement son légitime héritage. « Je ne le tiens plus, écrit-elle, pour mon neveu, du moment qu’il s’est porté l’ennemi de Votre Majesté. » Henri IV l’ayant autorisée à plaider devant le parlement : « Tout mon bien, écrit-elle, me vient de Votre Majesté ; je le dédie à Monseigneur le Dauphin. » C’était la permission de rentrer à la cour qu’elle achetait à ce prix : « J’espère, lui écrit-elle, le 31 janvier, être bientôt à Villers-Cotterets ; je m’acheminerai, dès que je serai un peu remise des grandes et violentes maladies que j’ai eues l’année dernière. » Cette lettre étant restée sans réponse, elle s’ingénia à trouver un prétexte plausible et sérieux pour motiver son départ.

Depuis quelques mois, des meneurs invisibles cherchaient à soulever les provinces voisines de l’Auvergne et notamment le Limousin et le Quercy. Tous les mécontens, tous les amis de Biron disposés à venger sa mort s’étaient ralliés autour du duc de Bouillon. L’Espagne y était mêlée comme toujours. Avertie de ces coupables intrigues, Marguerite envoya des messagers habiles dans les provinces ainsi travaillées et dès qu’elle eut dans ses mains les noms des principaux conspirateurs, des renseignemens précis sur leurs moyens d’action et l’époque présumée de leur prise d’armes, elle fit savoir au roi par un de ses agens à la cour qu’elle avait à l’entretenir des choses les plus graves et qui intéressaient au plus haut degré la sûreté de l’état. Cette communication coïncidait avec d’autres rapports que le roi venait de recevoir et surtout avec les craintes que lui inspirait la prochaine assemblée générale des églises réformées, qui devait avoir lieu à Châtellerault. Il répondit au serviteur de la reine que sa maîtresse serait la bienvenue. Cette promesse verbale parut suffisante à Marguerite et ses préparatifs de départ étant faits de longue date, de crainte d’un contre-ordre, elle quitta Usson dans les premiers jours de juillet 1605.

Avant de la suivre à la cour, retournons sur nos pas et entrons après elle dans son inaccessible forteresse. Si on en croit les uns, Usson fut « un Thabor pour la dévotion, un Liban pour la solitude, un Parnasse pour les muses, un Caucase pour les afflictions. » Si on écoute les autres, Usson fut « une île de Caprée avec toutes ses secrètes débauches. » Des deux côtés l’exagération est égale. Le mieux, ce nous semble, c’est d’en appeler aux témoignages des rares visiteurs qui ont franchi le seuil de la mystérieuse demeure. L’auteur de l’Astrée, ce roman écrit sur les bords du Lignon et « la folie de l’époque, » Honoré d’Urfé, l’un des premiers, pénétra à Usson. Il était le principal chef de la ligue en Forez ; c’est sans doute à ce titre qu’il dut d’être admis auprès de Marguerite, enrôlée sous la même bannière. Sans en apporter aucune preuve, tous les biographes le mettent au nombre des amans de la reine. L’on prétend qu’il s’est peint sous les traits de Céladon et que dans Galatée il a désigné Marguerite. Dans les écrits de ses deux frères, nous retrouvons le souvenir de l’impression profonde qu’il ressentit en voyant Marguerite. Anne d’Urfé, l’aîné, a dédié à la reine son Hymne de sainte Susanne, et il l’appelle la perle de France ; Antoine, le cadet, qui, frappé d’une arquebusade près de Villeret dans le Rouannais, mourut si prématurément, a adressé à Marguerite ces quelques lignes qu’on dirait dictées par l’auteur de l’Astrée : « Madame, la première fois que le bruit de vos grâces me vint frapper les oreilles, j’entrai en la même curiosité que Socrate, qui, rencontrant un jeune homme de singulière beauté, après l’avoir contemplé longtemps, le pria de parler, afin qu’il le pût voir, comme s’il ne l’avait pas encore vu. »

Le château reçut d’autres visiteurs et, parmi les plus illustres, Scaliger. Né à Agen, il se qualifiait avec orgueil le vassal de Marguerite, et il a écrit d’elle : « libérale et docte, elle a des vertus royales plus que le roi. » Après Scaliger vint Brantôme. Il apportait à Marguerite le portrait si flatteur qu’il a tracé d’elle. C’est lui, n’en doutons pas, qui donna à la reine l’idée d’écrire ses Mémoires. Quelques années plus tard, se rappelant les bonnes heures dues à ce travail, Marguerite à son tour le lui dédiera, et cette dédicace sera un chapitre de plus ajouté à l’histoire de sa vie : « C’est un commun vice aux femmes, dit-elle, de se plaire aux louanges bien non méritées. Si j’ay eu quelques parties de celles que m’attribuez, les ennuis les effaçant de l’extérieur, en ont aussi effacé la souvenance de ma mémoire, de sorte que, me remirant en votre discours, je ferois volontiers comme la vieille Mme de Randan, qui, ayant demeuré depuis la mort de son mari sans voir miroir, rencontrant par fortune son visage dans le miroir d’un autre, demanda qui étoit celle-là. »

Tous ces témoignages à décharge n’infirment-ils pas ceux de ces écrivains qui n’ont vu Marguerite qu’avec les yeux de la haine et en ont fait une Messaline se donnant à tout venant ? N’est-ce pas la meilleure réponse à cette injure grossière mise par Aubigné dans la bouche d’Henri III : « Les cadets de Gascogne n’ayant pu soûler la reine de Navarre, elle est allé trouver les muletiers et les chaudronniers d’Auvergne ? » Mais, tout en écartant tous ces Ruy Blas auvergnats, nous sommes néanmoins forcé de faire la part des faiblesses de la femme. À trente-deux ans, on ne renonce pas facilement à des habitudes prises et invétérées de galanterie, à moins que la religion, providentielle auxiliaire, ne vienne retremper et redoubler la force de résistance. Quels furent les heureux privilégiés de ces années d’exil ? Nul ne sait leurs noms, la porte de la forteresse était si bien close ! Il en est un cependant que tous les contemporains s’accordent à lui donner : ce nouvel amoureux se nommait Pomini. Sa belle voix lui avait fait une sorte de réputation à la cathédrale de Clermont. La reine voulut l’avoir pour sa chapelle d’Usson ; du chantre elle fit bientôt un secrétaire, place intime et privilégiée qui rapproche insensiblement de l’alcôve. Si l’on s’en rapporte à cette mauvaise langue d’Aubigné, Marguerite en était si jalouse » qu’elle avait fait rehausser tous les lits des femmes attachées à son service, afin de voir, sans trop se baisser, si le trop recherché chanteur ne s’était pas couché dessous. » Elle le perdit à Usson. Était-il mort à la peine ? C’est la destinée de bien des ténors. Nous ne pouvons le dire. Toujours est-il qu’à l’occasion de sa perte, Aubigné attribue à Marguerite des vers bien médiocres, surtout si on les compare aux brûlantes strophes qu’elle adressa à Chanvalon lors de leur première séparation :

Nos corps sont désuniz, nos âmes enlacées ;
Nos esprits séparez et non pas nos pensées.
Nous sommes éloignés, nous ne le sommes pas.


IV.

Tous les conseillers d’Henri IV redoutaient la rentrée de Marguerite à la cour ; les courtisans n’en étaient pas moins inquiets. « Il y a encore une autre nouvelle, écrivait M. de Nançay à sa sœur, que je trouve bien étrange, qui est que la reine de Navarre revient à la cour se remettre bien avec son mari. » Henri IV lui-même ne pouvait se défendre de certaines défiances. Rosny étant à la veille de partir pour l’assemblée de Châtellerault, il devait se rencontrer en chemin avec Marguerite, qui venait par la route d’Orléans. Le roi l’invita à tirer d’elle quelques éclaircissemens. C’est à Cercottes qu’eut lieu leur entrevue. Marguerite entretint longuement Rosny ; mais elle eut beau lui nommer les chefs de la conspiration, entrer dans les détails les plus circonstanciés, après avoir tout entendu : « Je crois, écrivit-il au roi, qu’il peut y avoir autant de faux que de vrai. »

Henri IV aurait désiré que Marguerite s’arrêtât à Chenonceaux et qu’elle s’y fixât désormais ; mais, après avoir parlé dans une première lettre d’aller à Villers-Gotterets, elle avait bien vite, dans une seconde, démasqué ses véritables intentions : « Mes ambitions se sont bornées à Boulogne, écrit-elle au roi. L’habitude que j’ai prise d’aimer le repos, ne me permettoit, ayant trouvé une demeure en bel air, de désirer autre changement. »

En quittant Rosny, Marguerite prit donc la route d’Étampes, où elle entrait le 15 juillet. Le 18, elle écrivit au roi : « Je repartirai demain, et je m’avancerai le plus avant que je pourrai pour donner moins de peine à M. de Vendôme, que Votre Majesté envoie au-devant de moi. » Diane de France, cette douce et sympathique créature, dont toute la vie ne fut qu’un long dévoûment, était venue au-devant d’elle à Longjumeau. « J’ai trouvé en bonne santé la reine de Navarre, écrivait-elle au connétable de Montmorency, et je l’ai emmenée jusqu’au faubourg Saint-Jacques, où elle a pris le chemin de Madrid. »

Debout sur la dernière marche du perron du château, un homme attendait l’arrivée de Marguerite. Il lui offrit la main pour descendre de son coche : cet homme, c’était Chanvalon. Après vingt-deux ans de séparation, la destinée les replaçait en présence. Henri IV l’avait exigé ; unique vengeance qu’il voulût tirer du passé. Accompagné de MM. de Roquelaure et de Châteauvieux, le jeune duc de Vendôme, le fils légitimé de Gabrielle d’Estrées, souhaita, au nom du roi, la bienvenue à Marguerite, et en si bons termes, d’une façon si gracieuse, que, restée sous le charme de ce sympathique enfant, elle écrivit le lendemain au roi ; « On voit bien qu’il est d’une royale naissance, tant en corps, parfait en beauté, qu’en l’esprit, qui surpasse son âge. »

Henri IV s’était annoncé à Madrid pour le 26 juillet ; il tint parole. S’il ne s’était pas attendu à revoir Marguerite, il aurait pu faire la même question que ce diplomate russe, le baron de M.., qui, séparé de la baronne, fixée à Paris depuis plus de vingt ans, et la voyant entrer dans un salon de Pétersbourg, dit tout bas à la maîtresse de la maison : « Quelle est donc cette vieille et grosse femme ? — C’est la vôtre, » répondit-elle en souriant. Hélas ! il ne restait plus rien de la Marguerite d’autrefois. Au lieu de cette taille svelte et souple, faite pour danser les gaillardes et les branles les plus rapides, une épaisse et lourde carrure élargie encore par l’ampleur démesurée de son corps de jupe. « Il y avoit des portes par où la reine ne pouvoit plus passer. » Au lieu de ces abondans cheveux d’un noir d’ébène, qu’elle avait si prématurément perdus, une perruque d’un blond de filasse blanchie sur l’herbe et d’un demi-pied plus haut que les coiffures d’alors. Les yeux seuls avaient conservé leur éclat, l’esprit sa vivacité. Le temps passe vite à causer du passé. Venu à sept heures du soir à Madrid, Henri IV n’en repartit qu’à dix heures. D’un ton amical, « Ma sœur, dit-il en la quittant, soyez meilleure ménagère, et ne faites pas du jour la nuit, et de la nuit le jour. — Que voulez-vous ? répondit-elle, cela me sera très mal aisé, à mon âge on ne se réforme guère. »

Le 28 juillet, Marguerite vint au Louvre rendre sa visite au roi, Henri IV alla jusqu’au milieu de la cour d’honneur pour la recevoir. Marie de Médicis se borna à l’attendre sur les marches du grand escalier. Henri IV lui en fit reproche. Marguerite avait demandé à voir le dauphin. Le samedi 6 août, le roi le lui envoya. Ce jour-là, elle avait été se promener en litière sur la route de Rueil ; le dauphin vint l’y rejoindre dans le carrosse de Marie de Médicis. Du plus loin qu’il aperçut la reine, il descendit, et, venant à sa rencontre : « Soyez la bienvenue, maman fille, » dit-il. Mme de Monglat lui avait recommandé de l’appeler ainsi. « Pourquoi ? avait demandé l’enfant. — Parce que maman le veut. » Le lendemain, Marguerite vint à Saint-Germain, où elle entendit la messe aux côtés du roi. Elle avait apporté un superbe présent pour le dauphin ; un petit Cupidon, aux yeux de diamans, assis sur un dauphin. L’intimité s’établit et se continua entre elle et le roi, qui l’invita à venir passer quelques jours au château de Saint-Germain. Héroard, dans son curieux Journal, raconte qu’il vit un matin Marguerite à genoux devant le lit de la reine, et Henri IV dessus avec le dauphin, qui jouait avec un petit chien.

Mais, d’humeur changeante, Marguerite en eut bien vite assez de la résidence de Madrid. A la fin de décembre 1605, elle s’installait à l’hôtel des évêques de Sens. Ce vieux manoir, durant toute la ligue, avait été habité par le fougueux cardinal de Pellevé. Passer des mains des graves évêques de Sens à celles de Marguerite, abriter sous son toit ses galanteries secrètes, le contraste était assez piquant pour exciter la verve railleuse de tous les rimailleurs du temps ; ils s’en donnèrent à cœur-joie. « La punition des hommes qui ont trop aimé les femmes, a dit le moraliste Joubert, c’est d’être condamnés à les aimer toujours. » Cette maxime ne peut-elle pas s’appliquer avec la même vérité aux femmes d’un âge mûr qui s’immobilisent dans la galanterie, jeu dangereux, disait si finement Henri III à la duchesse d’Uzès, « qui s’apprend assez tôt et s’oublie trop tard ? » Ces respectables matrones, dès qu’elles voient les hommes trop experts aux choses de l’amour se retirer insensiblement d’elles, se rabattent alors sur les naïfs adolescens, dont l’éducation est à faire. C’est triste à dire, mais Marguerite de Valois en était arrivée là. La succession du trop regretté Pomini était échue à un tout jeune favori, Dat de Saint-Julien. Cet amoureux de vingt ans avait un rival de dix-huit dans la personne du jeune de Vermond, élevé à Usson sous les yeux de la reine, et à la mère duquel elle avait laissé la garde de son château. Affolé de jalousie, furieux de voir les faveurs de la reine se retirer des siens et se reporter sur un autre, il résolut de se venger. Le 5 avril 1606, la reine était allée de bon matin entendre la messe aux Célestins. Vermond attendit son retour, et, lorsque le carrosse s’arrêta devant la porte de l’hôtel, il tira à bout portant un coup de pistolet sur Saint-Julien, qui tomba raide mort. Marguerite rugit comme une lionne : « Tuez-le ! » dit-elle à ses serviteurs ; et comme ils étaient sans armes et restaient immobiles : « Prenez mes jarretières, cria-t-elle, et étranglez-le. » Ils se contentèrent de le garrotter et de l’enfermer dans une chambre de l’hôtel.

Elle avait juré de rester sans boire ni manger tant que justice n’aurait pas été faite. Le lendemain, un échafaud fut dressé devant l’hôtel de Sens. D’un pas assuré, Vermond en monta les degrés. Au moment de placer sa tête sur le billot : « Je meurs content, dit-il à voix haute ; mon ennemi est mort avant moi. » D’une des fenêtres de l’hôtel, Marguerite assistait au supplice ; elle avait trop présumé de ses forces, elle se trouva mal, et, dans la nuit, prise de terreur, elle quitta l’hôtel pour ne plus y rentrer. Elle se réfugia dans une maison de campagne à Issy, qui appartenait à de La Haye, l’orfèvre du roi. Les libelles et les épigrammes l’y poursuivirent de leurs pointes les plus acérées. Terrifiée par ce drame sanglant, elle écrivit à M. de Loménie : « J’ai rendu grâce au roi de la justice qui m’a été faite, et je le supplie, pour l’assurance de ma vie, que ces méchantes personnes menacent encore (elle faisoit allusion à la mère et au père de Vermond), qu’il lui plaise de faire exécuter l’arrêt de bannissement. »

Le chagrin qu’elle avait ressenti de la fin de Saint-Julien ne lui fit pas perdre de vue le procès qu’elle soutenait contre le comte d’Auvergne. Dans toutes ses lettres à Henri IV, elle lui représente que cette cause est la sienne et qu’elle n’entend rentrer dans cet héritage que pour en faire don au dauphin. A la fin de mai, le parlement se prononça en sa faveur. M. de Rieux, son chancelier, lui apporta cette bonne nouvelle à la messe des Gélestins. Se levant tout aussitôt, elle alla faire chanter le Te Deum aux Cordeliers.

A l’exemple de Catherine de Médicis, elle se complaisait aux grandes constructions, aux embellissemens des résidences royales. Redevenue maîtresse d’une fortune, elle se hâta d’acheter à La Haye sa maison d’Issy et de la rendre digne d’elle : « Je mène, écrivait-elle au roi, à cette heure une existence semblable à celle de Votre Majesté à voir planter mon parc en cette saison. » Un rimeur peu connu, Bouderoue, a décrit les merveilles de cette résidence. Mais Paris attirait Marguerite ; c’était là qu’elle voulait désormais vivre. En face du Louvre de l’autre côté de la Seine, elle acquit un vaste terrain dont une partie appartenait à l’Université et l’autre aux frères de la Charité. Sur cet emplacement, elle jeta les fondemens de l’hôtel qui portera son nom. Mais voir bâtir son hôtel, surveiller ses architectes ne pouvait longtemps suffire à Marguerite. Vivre sans amant, pour elle, ce n’était pas vivre. « Qu’elle se console, s’était écrié Henri IV, au plus fort de ses regrets pour Saint-Julien, nous lui en trouverons une douzaine qui vaudront mieux que lui. » Mais déjà et d’eux-mêmes, de nombreux prétendans à cette succession étaient sur les rangs. Le poète Maynard y fait allusion dans ces vers qu’il a mis dans la bouche de Marguerite :

En vain tant de muguets cherchent à me reprendre ;
On’ne verra jamais ma liberté se rendre
Sous un second vainqueur.
Comment aux lois d’amour veut-on que je me range,
Si la tombe a mon cœur !

C’était là un de ces sermons que l’on ne tient guère. Dès le mois de mai 1607, le jeune Bajaumont, dressé par Mme Roland et introduit auprès de la reine par Mme d’Anglure, avait pris la succession de Saint-Julien, et peu après Marguerite suppliait le roi de faire passer sur la tête de ce nouveau favori une riche abbaye devenue vacante.

La construction de son hôtel fut menée grand train. Au mois de mai 1608, elle y reçut la visite du dauphin. C’est là désormais qu’elle va tenir ses grands jours. L’auteur de ce livre estimé, l’Histoire de la société polie, a oublié de nous parler de ce premier salon ouvert à Paris, qui précéda celui de la marquise de Rambouillet. Sous ce toit hospitalier vinrent se grouper tous ceux qui survivaient encore des hommes de la renaissance. Tous les grands poètes étant morts et Malherbe se tenant à l’écart, Marguerite en était réduite à Garnier, qui, dans une ode à Desportes, a chanté son retour à Paris, à Porchères, à Vauquelin des Yveteaux, à Maynard, devenu son secrétaire et qui plus tard se rappellera cet heureux temps :

L’âge affaiblit mon discours.
Et cette fougue me quitte
Dont je chantois les amours
De la reine Marguerite.

Chaque jour elle réunissait à sa table des savans, des poètes, des moralistes dont Pitard était le plus renommé, leur soumettant des thèses à résoudre, prenant part à leurs discussions avec une supériorité d’intelligence à laquelle l’âge n’avait rien pu enlever de sa grâce et de sa vivacité. Elle avait fait deux parts bien distinctes de sa vie, l’une toute mondaine, l’autre consacrée à des pratiques religieuses, à des visites aux hôpitaux, à l’audition de plusieurs messes. Elle avait bâti à ses frais le couvent des jésuites d’Agen et celui des augustins attenant à son hôtel, et pris pour aumônier saint Vincent de Paul. Mais il ne pouvait décemment vivre sous le même toit queBajaumont ; il échangea cette lucrative aumônerie contre la cure de la pauvre paroisse de Clichy.

La cour de Henri IV, si brillante qu’elle fût, ne pouvait faire oublier les splendeurs de celle des Valois. De Fresnes-Forget, l’habile diplomate, écrivait le 6 février au connétable de Montmorency (Henri de Damville) : « On parle de faire quelques galanteries à ce carême prenant, et l’on se vantoit de carrousels, mais il s’est trouvé que personne de nos courtisans n’en savoit la cadence. Ils sont tous nés dans un siècle de fer. » Aussi Marie de Médicis ayant à recevoir don Pedro de Tolède, venu en ambassade extraordinaire, eut-elle recours à Marguerite, qui avait conservé la tradition des grandes réceptions de Catherine de Médicis. Elle s’y prêta avec beaucoup de bonne grâce. C’est à son esprit inventif que revient tout l’honneur du célèbre ballet dont Malherbe rima les récitatifs. Ce ballet devait être donné le 25 janvier, mais, Marguerite s’étant trouvée indisposée ce jour-là, comme elle en était l’âme et la directrice absolue, il fut remis au premier dimanche de février. « On le dansera d’abord à l’arsenal, écrivait Villeroy à La Boderie, notre ambassadeur en Angleterre, et après au palais de la reine Marguerite, car on ne danse plus au Louvre. » Les branles, les gaillardes se prolongèrent jusqu’à une heure avancée de la nuit. Le roi et la reine assistèrent au souper, où s’étala dans toute sa magnificence la vaisselle de Marguerite. Mais si Marguerite avait si bien retenu les grandes leçons de Catherine de Médicis, elle n’avait pas eu le courage de renoncer aux toilettes de sa jeunesse, à ces corsages ouverts qui alors attiraient tous les regards. Elle partageait en cela les faiblesses de la reine Elisabeth d’Angleterre, qui, plus âgée qu’elle, n’en persistait pas moins à faire parade des tristes restes de sa beauté flétrie. L’exemple venu de haut est toujours contagieux : faisant remonter jusqu’à la reine l’abus de ces nudités de gorge, le père Suffren osa dire en pleine chaire, « qu’il n’y avoit pas à Paris de petite coquette, de petite bourgeoise qui, à l’exemple de la reine Marguerite, ne montrât ses tétons. » Mais, s’apercevant qu’il avait été peut-être un peu loin, il se reprit et ajouta, ce qui sembla une aggravation : « que les princesses et les reines avoient certains privilèges et certaines licences que les autres n’avoient pas. » Un jeune carme, plus naïf ou plus courtisan, ayant osé « comparer le sein de la reine à celui de la vierge Marie, » Marguerite, à laquelle on le redit, lui envoya cinquante pistoles.

Décidément elle avait le mauvais œil et portait malheur à ses amans. Attaqué dans le chœur des Augustins par Loué, le fils d’un procureur de Bordeaux, Bajaumont fut obligé de tirer l’épée pour se défendre. De crainte que son nouveau favori n’eût le sort de Saint-Julien, Marguerite, prudemment, fit enfermer l’agresseur au For-l’Évêque. Précaution inutile ! Au mois de mars 1609, Bajaumont tomba gravement malade. S’il s’en tira cette fois, il le dut, disait-on, « plus à la charité de la reine qu’à l’habileté de son médecin. » Elle en prit un tel chagrin que Henri IV vint lui faire une visite de condoléance. En passant dans la pièce où étaient les filles d’honneur de la reine : « Priez pour la convalescence de Bajaumont, leur dit-il en souriant, et je vous donnerai votre foire, car s’il venoit à mourir il me jetteroit dans des dépenses bien plus considérables : la reine prendroit cet hôtel en horreur et je serois obligé de lui en acheter un autre. »

V

Remis d’année en année, le sacre de Marie de Médicis fut enfin fixé au 13 juillet 1610. Loin de se sentir humiliée d’y paraître, Marguerite discuta gravement les questions d’étiquette. Elle tenait à porter le diadème royal. Comme reine, c’était son droit. Cette prérogative ne fut pas contestée ; mais comme elle exigeait que son manteau royal fût recouvert tout entier d’un semis de fleurs de lis d’or, celui de Madame Elisabeth ayant été limité à une bordure de deux rangs de fleurs de lis, la même étiquette lui fut appliquée. Précédée par la future reine d’Espagne, habillée d’une robe de toile d’argent et d’un surcot d’hermine, la longue traîne de son manteau de velours violet portée par les comtes de Curson et de La Rochefoucauld, Marguerite prit place à son rang dans le cortège. De la haute tribune où il s’était placé, Henri IV vit passer ses deux femmes.

Le soir du sacre, Marguerite reprit la route d’issy. L’anniversaire de son jour de naissance tombait au lendemain, elle tenait à le célébrer avec une certaine pompe, ainsi qu’elle le faisait chaque année. Dans la soirée de ce fatal jour, l’historien Dupleix lui rappelait combien, à toutes les époques de notre histoire, le quatorzième jour de chaque mois avait été favorable à la France. Parmi les dates les plus récentes il citait la levée du siège de Metz, le 14 janvier 1553, la victoire d’Ivry, le 14 mars 1590. De grands cris interrompirent brusquement l’orateur ; c’était la nouvelle de la mort de Henri IV qu’on apportait à Marguerite. Rendons-lui cette justice, elle en fut profondément affectée et, prenant à cœur de découvrir les complices de Ravaillac, elle se donna tout le mal possible pour faire entendre juridiquement La Comans, qui désignait de bien hauts coupables.

« A part la folie de l’amour, a dit d’elle Tallemant des Réaux, elle étoit fort raisonnable. » Elle s’étoit tenue prudemment à l’écart des querelles si vives engagées entre les deux dernières maîtresses du roi, la marquise de Verneuil et la comtesse de Moret. Elle se tint également en dehors des luttes des premières années de la régence. Marie de Médicis lui en sut gré et le témoigna en l’admettant à toutes les grandes cérémonies. Elle assista donc à la déclaration de la majorité de Louis XIII et au grand carrousel de la place Royale ; elle fut la marraine de Gaston d’Orléans, et c’est à elle que la reine réserva la coûteuse faveur de recevoir le duc de Pastrana, le fils de don Ruy Gomez et de la célèbre princesse d’Eboli, venu pour demander la main d’Elisabeth de France. Vêtue d’une robe de toile d’argent, aux longues manches ouvertes en arcades, dans ses cheveux des perles enroulées avec des diamans, à son cou une rivière éblouissante, Marguerite fut la vraie reine de cette fête. Suivant l’usage, le bal commeoça à six heures et demie du soir. Le jeune roi mena le premier branle avec la princesse sa sœur ; après lui, le duc de Guise dansa une courante avec Mlle de Vendôme, et le marquis de Belbeuf les Canaries avec Madame Elisabeth. Ce fut la dernière grande fête donnée par Marguerite.

Qu’était devenu Bajaumont ? Avait-il eu la destinée de Pomini ? Brantôme, qu’il faut toujours consulter, car ses récits sont toujours exacts, a dit de Marguerite : « Elle a eu ce malheur, que cinq ou six des serviteurs que je lui ai vus de mon temps sont tous morts les uns après les autres. Elle n’a jamais changé ni abandonné aucun de ses amis vivans pour en prendre d’autres, mais eux venant à mourir, elle s’est toujours voulu remonter de nouveau pour ne pas aller à pied. » Tenons donc Bajaumont pour bien mort. Son remplaçant fut le jeune Villars, dont la belle voix avait charmé Marguerite et qu’on surnomma le roi Margot. « Elle a mené Villars, écrivait Malherbe à Peiresc, le 14 mai 1614, dans le jardin des Tuileries pour le faire entendre par la reine. »

Marguerite ne séparait jamais la galanterie des pratiques religieuses. Lors de l’une de ses dernières maladies, elle avait fait vœu d’aller en pèlerinage à Notre-Dame de Senlis si elle en échappait. Elle partit donc en litière, et de son côté Villars, qui s’était associé au vœu de sa maîtresse, partit à quatre heures du matin et fit le chemin à pied.

Jusqu’à la dernière heure, elle avait gardé le goût des grandes représentations. Mal lui en prit d’avoir voulu assister à la procession des états et à leur séance d’ouverture : atteinte d’un refroidissement, elle ne put se remettre et ne fit plus que languir. Dans les premiers jours du mois de mai 1615, on tenait son état pour désespéré, ce qui ne retarda pas d’une heure le ballet de la cour. A la fin de ce même mois, une amélioration sensible se manifesta, et Malherbe put écrire à Peiresc : « La reine Marguerite commence à se porter mieux ; comme elle a été hors d’espérance, on la tient aujourd’hui hors de crainte. » Ce mieux n’était que l’illusion trompeuse qui précède la fin. Le 26 mars, l’évêque de Grasse, son grand aumônier, l’avertit que la mort était proche ; elle reconnut ce dernier avis par le don de son argenterie. Le 27, elle signait un dernier codicille en faveur du couvent des Augustins, qu’elle avait fondé, et, après avoir reçu les derniers sacremens, elle mourait à onze heures du soir. « M. de Valves a été la voir, écrivait Malherbe à Peiresc. Pour moi, je la tiens pour vue, car il y a une presse aussi grande qu’à un ballet et il n’y a pas tant de plaisir. La reine a dit qu’elle veut payer ce que légitimement elle devra. Ce matin, la chambre de la reine étoit si pleine de créanciers que l’on n’y pouvoit tourner. »

Déposé provisoirement dans la chapelle des Augustins, son corps fut porté à Saint-Denis et placé dans le tombeau construit par Catherine de Médicis. Vendu le 11 mai 1622 pour désintéresser ses créanciers, son hôtel fut divisé en trois lots. Il ne reste presque plus rien aujourd’hui de celui du milieu, mais son pavillon d’Issy est encore debout. Allongé de deux ailes, il est devenu la succursale du grand séminaire de Saint-Sulpice. Le parc, chanté par le poète Bouderoue, seul n’a pas changé. M. Ernest Renan, dans ses Souvenirs de Jeunesse, a décrit mieux que nous ne saurions le faire l’étrange transformation qu’a dû subir le manoir de la reine, pour s’approprier à sa pieuse et nouvelle destination : « Les Vénus sont devenues des Vierges ; avec les Amours on a fait des anges ; les emblèmes à devises espagnoles qui remplissaient les espaces perdus ne choquaient personne, on les a respectés. »

Nous voici arrivé au terme de l’étude que nous nous sommes proposée ; nous avons suivi Marguerite pas à pas dès son commencement jusqu’à sa fin. Jamais jugemens plus contradictoires n’ont été portés sur la même femme. Dans le camp de la défense, tous les grands poètes de la renaissance, depuis Ronsard jusqu’à Desportes. Brantôme l’a portée aux nues ; les trois frères d’Urfé se sont passionnés pour elle ; Hilarion de Coste, ce panégyriste enthousiaste des femmes du XVIe siècle, en a fait une victime et une sainte ; Bassompierre l’a énergiquement défendue contre Dupleix, « ce chien qui mord la main du maître qui l’a nourri. » Dans le camp de l’attaque, Aubigné, entraîné par la passion religieuse, l’a accusée d’inceste avec ses trois frères ; Dupleix, un ingrat, Bayle, un froid sceptique, Tallemant des Réaux, un graveleux conteur, Mathieu, Mézeray, de Thou, de graves historiens, l’ont sévèrement jugée. Le blâme l’emporte sur l’éloge. Qu’en conclure ? C’est que l’histoire, volontiers indulgente pour les femmes qui ont loyalement et sincèrement aimé, ne l’est guère pour celles dont la galanterie seule a rempli la vie. Pour n’en demander que deux exemples à deux siècles de mœurs si différentes, on a dit et on dira toujours avec un sentiment de sympathie qui se rapproche de l’estime : Mlle de La Vallière ; on a dit et l’on dira toujours avec un sentiment de dédain qui touche au dégoût : la Dubarry. Les trois frères de Marguerite de Valois l’ont appelée Margot, et ce surnom familier lui est resté et lui restera.


Hector de La Perrière.

  1. Voyez la Revue du 1er octobre.
  2. Bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg.