Aller au contenu

Maria Chapdelaine/2

La bibliothèque libre.
J.-A. LeFebvre, éditeur (p. 25-38).

II


L’heure du souper était venue que Maria n’avait pas encore fini de répondre aux questions, de raconter, sans en omettre aucun, les incidents de son voyage, de donner les nouvelles de Saint-Prime et de Péribonka, et toutes les autres nouvelles qu’elle avait pu recueillir au cours du chemin.

Tit’Bé, assis sur une chaise, en face de sa sœur, fumait pipe sur pipe sans détourner les yeux d’elle une seconde, craignant de laisser échapper quelque révélation importante qu’elle aurait tue jusque-là. La petite Alma-Rose, debout près d’elle, la tenait par le cou ; Télesphore écoutait aussi, tout en réparant avec des ficelles l’attelage de son chien. La mère Chapdelaine attisait le feu dans le grand poêle de fonte, allait, venait, tirait de l’armoire les assiettes et les couverts, le pain, le pichet de lait, penchait au-dessus d’un pot de verre la grande jarre de sirop de sucre. Fréquemment elle s’interrompait pour interroger Maria ou l’écouter et restait songeuse quelques instants, les poings sur les hanches, revoyant par la pensée les villages dont elle entendait parler.

— … Alors, l’église est finie : une belle église en pierre, avec des peintures en dedans et des châssis de couleur… Que ça doit donc être beau ! Johnny Bouchard a bâti une grange neuve l’été dernier, et c’est une petite Perron, une fille d’Abélard Perron, de Saint-Jérôme, qui fait la classe… Huit ans que je n’ai pas été à Saint-Prime, quand on pense ! C’est une belle paroisse, et qui m’aurait bien « adonné » ; du beau terrain « planche » aussi loin qu’on peut voir, pas de crans ni de bois, rien que des champs carrés avec de bonnes clôtures droites, de la terre forte, et les chars à moins de deux heures de voiture… C’est peut-être péché de le dire ; mais tout mon « règne », j’aurai du regret que ton père ait eu le goût de mouver si souvent et de pousser plus loin et toujours plus loin dans le bois, au lieu de prendre une terre dans une des vieilles paroisses.

Par la petite fenêtre carrée elle contemplait avec mélancolie les quelques champs nus qui s’étendaient derrière la maison, la grange de bois brut aux planches mal jointes, et plus loin l’étendue de terre encore semée de souches, en lisière de la forêt, qui ne faisait que laisser espérer une récompense de foin ou de grain aux longues patiences.

— Tiens, fit Alma-Rose, voilà Chien qui vient se faire flatter aussi.

Maria baissa les yeux vers le chien qui venait lui mettre sur les genoux sa tête longue aux yeux tristes, et elle le caressa avec des mots d’amitié.

— Il s’est ennuyé de toi tout comme nous, dit encore Alma-Rose. Tous les matins, il allait regarder dans ton lit pour voir si tu n’étais pas revenue.

Elle l’appela à son tour.

— Viens, Chien ; viens que je te flatte aussi.

Chien allait de l’une à l’autre, docile, fermant à moitié les yeux à chaque caresse. Maria regarda autour d’elle, cherchant quelque changement à vrai dire improbable qui se fût fait pendant son absence.

Le grand poêle à trois ponts occupait le milieu de la maison ; un tuyau de tôle en sortait, qui après une montée verticale de quelques pieds décrivait un angle droit et se prolongeait horizontalement jusqu’à l’extérieur, afin que rien de la précieuse chaleur ne se perdît. Dans un coin la grande armoire de bois ; tout près, la table, le banc contre le mur, et de l’autre côté de la porte l’évier et la pompe. Une cloison partant du mur opposé semblait vouloir séparer cette partie de la maison en deux pièces ; seulement elle s’arrêtait avant d’arriver au poêle et aucune cloison ne la rejoignait, de sorte que ces deux compartiments de la salle unique, chacun enclos de trois côtés, ressemblaient à un décor de théâtre, un de ces décors conventionnels dont on veut bien croire qu’ils représentent deux appartements distincts, encore que les regards des spectateurs les pénètrent tous les deux à la fois.

Le père et la mère Chapdelaine avaient leur lit dans un de ces compartiments ; Maria et Alma-Rose dans l’autre. Dans un coin, un escalier droit menait par une trappe au grenier, où les garçons couchaient pendant l’été ; l’hiver venu, ils descendaient leur lit en bas et dormaient à la chaleur du poêle avec les autres.

Accrochés au mur, des calendriers illustrés des marchands de Roberval ou de Chicoutimi ; une image de Jésus enfant dans les bras de sa mère : un Jésus aux immenses yeux bleus dans une figure rose, étendant des mains potelées ; une autre image représentant quelque sainte femme inconnue regardant le ciel d’un air d’extase ; la première page d’un numéro de Noël d’un journal de Québec, pleine d’étoiles grosses comme des lunes et d’anges qui volaient les ailes repliées.

— As-tu été sage pendant que je n’étais pas là, Alma-Rose ?

Ce fut la mère Chapdelaine qui répondit :

— Alma-Rose n’a pas été trop haïssable ; mais Télesphore m’a donné du tourment. Ce n’est pas qu’il fasse du mal ; mais les choses qu’il dit ! On dirait que cet enfant-là n’a pas tout son génie.

Télesphore s’affairait avec l’attelage du chien et prétendait ne pas entendre.

Les errements du jeune Télesphore constituaient le seul drame domestique que connût la maison. Pour s’expliquer à elle-même et pour lui faire comprendre à lui ses péchés perpétuels, la mère Chapdelaine s’était façonné une sorte de polythéisme compliqué, tout un monde surnaturel où des génies néfastes ou bienveillants le poussaient tour à tour à la faute et au repentir. L’enfant avait fini par ne se considérer lui-même que comme un simple champ-clos, où des démons assurément malins et des anges bons mais un peu simples se livraient sans fin un combat inégal.

Devant le pot de confitures vide il murmurait d’un air sombre :

— C’est le démon de la gourmandise qui m’a tenté.

Rentrant d’une escapade avec des vêtements déchirés et salis, il expliquait, sans attendre des reproches :

— Le démon de la désobéissance m’a fait faire ça. C’est lui, certain !

Et presque aussitôt il affirmait son indignation et ses bonnes intentions.

— Mais il ne faut pas qu’il y revienne, eh, « sa » mère ! Il ne faut pas qu’il y revienne, ce méchant démon. Je prendrai le fusil à « son » père et je le tuerai…

— On ne tue pas les démons avec un fusil, prononçait la mère Chapdelaine. Quand tu sens la tentation qui vient, prends ton chapelet et dis des prières.

Télesphore n’osait répondre ; mais il secouait la tête d’un air de doute. Le fusil lui paraissait à la fois plus plaisant et plus sûr et il rêvait d’un combat héroïque, d’une longue tuerie dont il sortirait parfait et pur, délivré à jamais des embûches du Malin.


Samuel Chapdelaine rentra dans la maison et le souper fut servi. Les signes de croix autour de la table ; les lèvres remuant en des « Benedicite » muets, Télesphore et Alma-Rose récitant les leurs à haute voix ; puis d’autres signes de croix ; le bruit des chaises et du banc approchés, les cuillers heurtant les assiettes. Il sembla à Maria qu’elle remarquait ces gestes et ces sons pour la première fois de sa vie, après son absence ; qu’ils étaient différents des sons et des gestes d’ailleurs et revêtaient une douceur et une solennité particulières d’être accomplis en cette maison isolée dans les bois.

Ils achevaient de souper lorsqu’un bruit de pas se fit entendre au dehors ; Chien dressa les oreilles, mais sans grogner.

— Un veilleux, dit la mère Chapdelaine. C’est Eutrope Gagnon qui vient nous voir.

La prophétie était facile puisque Eutrope Gagnon était leur unique voisin. L’année précédente, il avait pris une concession à deux milles de là avec son frère ; ce dernier était monté aux chantiers pour l’hiver, le laissant seul dans la hutte de troncs bruts qu’ils avaient élevée. Il apparut sur le seuil, son fanal à la main.

— Salut un chacun, fit-il en ôtant son casque de laine. La nuit était claire et il y a encore une croûte sur la neige ; alors puisque ça marchait bien, j’ai pensé que je viendrais veiller et voir si vous étiez revenu.

Malgré qu’il vînt pour Maria, comme chacun savait, c’était au père Chapdelaine seulement qu’il s’adressait, un peu par timidité et un peu par respect de l’étiquette paysanne. Il prit la chaise qu’on lui avançait.

— Le temps est doux ; c’est tout juste s’il ne « mouille » pas. On voit que les pluies de printemps arrivent…

C’était commencer ainsi une de ces conversations de paysans qui sont comme une interminable mélopée pleine de redites, chacun approuvant les paroles qui viennent d’être prononcées et y ajoutant d’autres paroles qui les répètent. Et le sujet en fut tout naturellement l’éternelle lamentation canadienne ; la plainte sans révolte contre le fardeau écrasant du long hiver.

— Les animaux sont dans l’étable depuis la fin d’octobre, et il ne reste quasiment plus rien dans la grange, dit la mère Chapdelaine. Hormis que le printemps n’arrive bientôt, je ne sais pas ce que nous allons faire.

— Encore trois semaines avant qu’on puisse les mettre dehors, pour le moins !

— Un cheval, trois vaches, un cochon et des moutons, sans compter les poules, c’est que ça mange, dit Tit’Bé d’un air de grande sagesse.


« Viens, Chien ; viens, que je te flatte aussi ».


Il fumait et causait avec les hommes maintenant, de par ses quatorze ans, ses larges épaules et sa connaissance des choses de la terre. Huit ans plus tôt il avait commencé à soigner les animaux et à rentrer chaque jour dans la maison sur son petit traîneau la provision de bois nécessaire. Un peu plus tard, il avait appris à crier très fort : « Heulle ! Heulle ! » derrière les vaches aux croupes maigres, et : « Hue ! Dia ! » et « Harrié ! » derrière les chevaux au labour, à tenir la fourche à foin et à bâtir les clôtures de pieux. Depuis deux ans déjà il maniait tour à tour la hache et la faux à côté de son père, conduisait le grand traîneau à bois sur la neige dure, semait et moissonnait sans conseil ; de sorte que personne ne lui contestait plus le droit d’exprimer librement son avis et de fumer incessamment le fort tabac en feuilles. Il avait encore sa figure imberbe d’enfant, aux traits indécis, des yeux candides, et un étranger se fût probablement étonné de l’entendre parler avec une lenteur mesurée de vieil homme plein d’expérience et de le voir bourrer éternellement sa pipe de bois ; mais au pays de Québec les garçons sont traités en hommes dès qu’ils prennent part au travail des hommes, et de leur usage précoce du tabac ils peuvent toujours donner comme raison que c’est une défense contre les terribles insectes harcelants de l’été : moustiques, maringouins et mouches noires.

— Que ce doit donc être plaisant de vivre dans un pays où il n’y a presque pas d’hiver, et où la terre nourrit les hommes et les animaux. Icitte c’est l’homme qui nourrit les animaux et la terre, à force de travail. Si nous n’avions pas Esdras et Da’Bé dans le bois, qui gagnent de « bonnes » gages, comment ferions-nous ?

— Pourtant la terre est bonne par icitte, fit Eutrope Gagnon.

— La terre est bonne ; mais il faut se battre avec le bois pour l’avoir ; et pour vivre il faut économiser sur tout et besogner du matin au soir, et tout faire soi-même, parce que les autres maisons sont si loin.

La mère Chapdelaine se tut et soupira. Elle pensait toujours avec regret aux vieilles paroisses où la terre est défrichée et cultivée depuis longtemps, et où les maisons sont proches les unes des autres, comme à une sorte de paradis perdu.

Son mari serra les poings et hocha la tête d’un air obstiné.

— Attends quelques mois seulement… Quand les garçons seront revenus du bois, nous allons nous mettre au travail, eux deux, Tit’Bé et moi, et nous allons faire de la terre. À quatre hommes bons sur la hache et qui n’ont pas peur de l’ouvrage, ça marche vite, même dans le bois dur. Dans deux ans d’ici nous aurons du grain et du pacage, de quoi nourrir bien des animaux. Je te dis que nous allons faire de la terre…

Faire de la terre ! C’est la forte expression du pays, qui exprime tout ce qui gît de travail terrible entre la pauvreté du bois sauvage et la fertilité finale des champs labourés et semés. Samuel Chapdelaine en parlait avec une flamme d’enthousiasme et d’entêtement dans les yeux.

C’était sa passion à lui : une passion d’homme fait pour le défrichement plutôt que pour la culture. Cinq fois déjà depuis sa jeunesse il avait pris une concession, bâti une maison, une étable et une grange, taillé en plein bois un bien prospère ; et cinq fois il avait vendu ce bien pour s’en aller recommencer plus loin vers le nord, découragé tout à coup, perdant tout intérêt et toute ardeur une fois le premier labeur rude fini, dès que les voisins arrivaient nombreux et que le pays commençait à se peupler et à s’ouvrir. Quelques hommes le comprenaient ; les autres le trouvaient courageux, mais peu sage, et répétaient que s’il avait su se fixer quelque part, lui et les siens seraient maintenant à leur aise.

À leur aise… Ô Dieu redoutable des Écritures, que tous ceux du pays de Québec adorent sans subtilité ni doute, toi qui condamnas tes créatures à gagner leur pain à la sueur de leur front, laisses-tu s’effacer une seconde le pli sévère de tes sourcils, lorsque tu entends dire que quelques-unes de ces créatures sont affranchies, et qu’elles sont enfin à leur aise ?

À leur aise… Il faut avoir besogné durement de l’aube à la nuit avec son dos et ses membres pour comprendre ce que cela veut dire ; et les gens de la terre sont ceux qui le comprennent le mieux. Cela veut dire le fardeau retiré : le pesant fardeau de travail et de crainte. Cela veut dire une permission de repos qui, même lorsqu’on n’en use pas, est comme une grâce de tous les instants. Pour les vieilles gens cela veut dire un peu d’orgueil approuvé de tous, la révélation tardive de douceurs inconnues, une heure de paresse, une promenade au loin, une gourmandise ou un achat sans calcul inquiet, les cent complaisances d’une vie facile.

Le cœur humain est ainsi fait que la plupart de ceux qui ont payé la rançon et ainsi la liberté — l’aise — se sont, en la conquérant, façonné une nature incapable d’en jouir, et continuent leur dure vie jusqu’à la mort ; et c’est à ces autres, mal doués ou malchanceux, qui n’ont pu se racheter, eux, et restent esclaves, que l’aise apparaît avec toutes ses grâces d’état inaccessible.

Peut-être les Chapdelaine pensaient-ils à cela et chacun à sa manière ; le père avec l’optimisme invincible d’un homme qui se sait fort et se croit sage ; la mère avec un regret résigné ; et les autres, les jeunes, d’une façon plus vague et sans amertume, à cause de la longue vie assurément heureuse qu’ils voyaient devant eux.

Maria regardait parfois à la dérobée Eutrope Gagnon, et puis détournait aussitôt les yeux très vite, parce que chaque fois elle surprenait ses yeux à lui fixés sur elle, pleins d’une adoration humble. Depuis un an elle s’était habituée sans déplaisir à ses fréquentes visites et à recevoir chaque dimanche soir dans le cercle des figures de la famille sa figure brune qui respirait la bonne humeur et la patience ; mais cette courte absence d’un mois semblait avoir tout changé, et en revenant au foyer elle y rapportait une impression confuse que commençait une étape de sa vie à elle où il n’aurait point de part.

Quand les sujets ordinaires de conversation furent épuisés l’on joua aux cartes : au « quatre-sept » et au « bœuf » ; puis Eutrope regarda sa grosse montre d’argent et vit qu’il était temps de partir. Le fanal allumé, les adieux faits, il s’arrêta un instant sur le seuil pour sonder la nuit du regard.

— Il mouille ! fit-il.

Ses hôtes vinrent jusqu’à la porte et regardèrent à leur tour ; la pluie commençait, une pluie de printemps aux larges gouttes pesantes, sous laquelle la neige commençait à s’ameublir et à fondre.

— Le « sudet » a pris, prononça le père Chapdelaine. On peut dire que l’hiver est quasiment fini.

Chacun exprima à sa manière son soulagement et son plaisir ; mais ce fut Maria qui resta le plus longtemps sur le seuil, écoutant le crépitement doux de la pluie, guettant la glissade indistincte du ciel sombre au-dessus de la masse plus sombre des bois, aspirant le vent tiède qui venait du sud.

— Le printemps n’est pas loin… Le printemps n’est pas loin…

Elle sentait que depuis le commencement du monde il n’y avait jamais eu de printemps comme ce printemps-là.