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Maria Chapdelaine/Préface française

La bibliothèque libre.
J.-A. LeFebvre, éditeur (p. xvii-xix).

PRÉFACE

(française)


En tout temps la lecture de ce récit, d’une réalité si saisissante, d’une rare délicatesse morale, nous eût vivement touchés. À cette heure, où nos frères du Canada viennent, avec enthousiasme, mêler leur sang au nôtre pour défendre la mère commune, nous en ressentons une émotion profonde. Les Canadiens français, ai-je appris, se reconnaissent très particulièrement dans ces pages simples et sincères. Mais n’y retrouvons-nous pas, nous aussi, la cordiale bonne humeur, le mélange d’esprit aventureux et d’attachement à la terre, la sensibilité honnête et tendre, le bon sens aiguisé, le parler pittoresque de nos populations de l’ouest ? Français et Canadiens, nos âmes communient dans cette œuvre de bonne foi. Nous y percevons la réalisation de cette maxime, par laquelle l’auteur termine son récit : « Au pays de Québec rien ne doit mourir et rien ne doit changer. »

Rarement aussi, il faut le dire, auteur fut mieux approprié à son ouvrage. C’était une nature peu commune que Louis Hémon. Deux passions avaient rempli son âme d’adolescent : les sports et la méditation. Il se livrait avec fougue aux exercices physiques ; et il passait de longues heures, seul, au creux d’un rocher, à suivre d’un œil rêveur le mouvement des vagues. Il avait soif de vie active, de luttes, de risques, de dangers ; et, replié sur lui-même, il entendait chanter dans sa mémoire les vers de ses chers poètes français ou anglais, ou il s’offrait amoureusement aux inspirations de la nature.

Il était diplômé de l’École des langues orientales et licencié en Droit. Mais, s’il se mit à écrire, c’est simplement parce que ses observations et ses réflexions se traduisaient spontanément, dans son esprit, en récits fidèles et en rythmes harmonieux. Rien de convenu chez cet indépendant, qui fuit les villes pour demeurer lui-même. Mais, à travers l’aisance et la familiarité du style, une parfaite justesse d’expression, une élégance discrète et soutenue, une proportion heureuse des développements, une fusion intime du mot, de l’image, du fait et de l’idée, qui révèlent à chaque pas l’écrivain doué et l’artiste diligent.

Il publia de nombreux articles dans le journal « L’Auto ». Il y réalise, en se jouant, cette alliance de la gymnastique et de la musique, dont un Platon faisait l’essence de l’éducation humaine.

Il publia dans le journal « Le Temps » une nouvelle anglaise : Lizzie Blakeston, qui est une merveille d’observation.

Le présent récit diffère assez des précédents pour montrer que le talent de Louis Hémon était riche et varié. Mais nulle part il n’a traité son sujet avec autant de curiosité et de sympathie. Rien, dans cet ouvrage, qui paraisse destiné et mettre en lumière la personnalité de l’auteur. C’est, ici, la nature qui se décrit elle-même, ce sont les personnages qui vivent à leur manière, et qui s’expriment dans leur langue délicieusement naïve. Et l’on observe, avec une émotion étrange, l’union intime de ces vies humaines avec la nature au sein de laquelle elles s’écoulent. Comment l’homme pourrait-il se détacher d’une nature aussi rude, aussi inclémente, qui ne lui laisse pendant l’année que quelques jours de libre action en plein air ? La neige, le froid, le vent, les torrents déchaînés l’assiègent, l’isolent, et lui imposent une lutte presque sans trêve. Sa vie s’emploie à vivre. Et pourtant, dans son cœur, jaillit la poésie, et, parmi les soucis les plus matériels et les plus pressants, l’idéal amour s’épanouit.

L’intention bien arrêtée de Louis Hémon est de s’effacer constamment devant son sujet ; mais, dans son œuvre, l’homme de sentiment et de réflexion se trahit malgré qu’il en ait. Le livre fermé, on songe avec ravissement à cet art subtil qui a tracé dans votre imagination des tableaux désormais ineffaçables. On partage la sympathie qui a permis à l’auteur de pénétrer si profondément dans l’âme de ces enfants de la douce France, transportés en de si rudes pays. Et, peu à peu, non sans quelque étonnement, on voit surgir d’une simple nouvelle ce redoutable problème : Quelle fin, hommes d’aujourd’hui, devons-nous donner à notre vie ? Il en est au moins trois entre lesquelles nous pouvons choisir : la lutte et les aventures du pionnier, la jouissance du progrès dans le confort des villes, l’attachement à la terre natale et à ses traditions. De ces trois fins, laquelle est la plus digne d’être poursuivie ?

Cher jeune ami, qui nous fûtes enlevé, en pleine jeunesse, par un destin brutal, vous mêlez nos cœurs à ceux de nos frères canadiens, vous nous faites réfléchir sur les destinées de l’humanité, vous nous laissez pénétrer dans votre âme inquiète et généreuse. Soyez trois fois remercié ; recevez l’hommage de nos regrets affectueux et de notre souvenir reconnaissant.

Émile BOUTROUX
de l’Académie française.

Paris, 12 juillet 1916.