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Mars ou la Guerre jugée (1921)/02

La bibliothèque libre.
Éditions de la NRF (p. 11-12).

CHAPITRE II

LA GUERRE NUE

L’homme est flexible et gouvernable dans ses passions et ne s’en doute point. Tous nos maux humains sont en raccourci dans ces querelles de régiment à régiment, où c’est en vérité la veste bleue qui insulte, provoque, rosse et finalement hait la veste noire. Un hasard d’écritures pouvait jeter le même homme dans l’autre camp. Comment les choses se passent, en ces étranges guerres, chacun le devine sans peine. Une première bataille, dont les causes n’importent guère ; des vaincus, qui se croient méprisés ; des vainqueurs qui se savent menacés. Ces opinions sont dans les regards, d’abord supposées, et aussitôt vraies. Les passions ont cela de redoutable qu’elles sont toujours justifiées par les faits ; si je crois que j’ai un ennemi, et si l’ennemi supposé le sait, nous voilà ennemis. Et le naïf, en racontant ces guerres folles et ces imaginations vérifiées, dira toujours : « N’avais-je pas raison de le haïr ? »

Le plus étonnant c’est que cette haine, surtout collective, est aimée ; toute mauvaise humeur, toute colère, toute tristesse trouve là ses raisons, et aussi ses remèdes. Par un effet contraire, les alliés sont déchargés des aigreurs quotidiennes, parce que l’ennemi répond de toutes. Ainsi chacun aime bien, par cette haine mise en système. On voit que de telles guerres n’ont d’autres causes qu’elles-mêmes, et qu’ainsi elles iraient toujours s’aggravant si quelqu’un avait intérêt à les faire durer ; heureusement cela n’est point.

Les querelles de race n’ont point de causes plus sérieuses, mais durent souvent plus, parce que le teint, la forme des traits et le langage tiennent mieux à l’homme qu’une veste bleue ou noire. Observez qu’alors, par le même jeu des passions, la forme du nez et la couleur des cheveux sont comme des injures que l’on se jette aux yeux sans y penser. Si les luttes politiques s’y accordent, voilà une nation coupée en deux.

Sans compter que les luttes politiques elles-mêmes dépendent des mêmes lois ; l’imagination y fait la folle, et bientôt la méchante ; et l’ardeur des batailles ne dépend point seulement des intérêts. Si chaque parti avait son costume, nous serions condamnés à la guerre civile. Supposez une différence de langue, ou seulement d’accent, et quelques ambitieux fouettant les passions, ce sera une politique de fous. La paix par elle-même, sans autre expédient, supprimerait presque toutes les causes de conflits, surtout parce qu’au lieu de chercher à exercer le pouvoir, chacun travaillerait contre les abus du pouvoir ; ainsi s’organisera toute République, d’où l’on voit que le droit des races à se gouverner elles-mêmes est, de toutes les manières, directement contraire à la paix.

Par cette remarque, nous voilà ramenés à considérer ces peuples alliés et ces peuples ennemis, d’après les mêmes idées, qui trouvent alors leur pleine application. Et puisque la haine nourrit la haine, et la colère la colère, et la guerre la guerre, tout ce que l’on dit des intérêts inconciliables est à côté de la question. C’est comme si l’on disait que des plaideurs sont ennemis par les intérêts contraires ; mais ils sont ennemis parce qu’ils plaident, parce que les fatigues, les soucis, les dépenses de chacun sont inscrites au compte de l’autre. Chacun sait bien que celui qui plaide contre moi ne peut avoir le nez bien fait. Telle est bien notre situation après ce ruineux et sanglant procès entre deux peuples. Une passion, disait Spinoza, cesse d’être une passion dès que nous en connaissons adéquatement les causes.