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Mars ou la Guerre jugée (1921)/08

La bibliothèque libre.
Éditions de la NRF (p. 23-24).

CHAPITRE VIII

DU COMMANDEMENT

« Trop de paroles. Il s’agit de trouver un responsable, et de le punir. » Ainsi parlait un capitaine qui, par sa fonction, gouvernait une petite ville d’aviateurs et d’ouvriers. Il n’était pas aimé et je crois qu’il ne s’en souciait guère.

Cette méthode a de quoi étonner ; car l’amitié, la confiance et l’attention au beau travail peuvent beaucoup sur les hommes. Je suis, pour ma part, de ceux qui croient qu’une société d’hommes peut vivre et prospérer par le bon sens de chacun, à quelques exceptions près ; aussi voit-on que la crainte et la menace ne sont pour rien dans cet ordre plaisant des échanges et du crédit ; tout métier est honnête par soi. Il y a donc quelque chose de scandaleux en ce pouvoir militaire qui toujours menace, et toujours fait sentir la contrainte brutale et la mort à celui qui résisterait ouvertement. Les utopies que l’on peut concevoir à ce sujet, d’une armée agissant par la fraternité seule et par la compétence reconnue des chefs, viennent de ce que la guerre est toujours oubliée. La guerre dépasse toujours les prévisions et le possible. Au moment où les forces humaines sont à bout, il faut marcher encore ; au moment où la position n’est plus tenable, il faut tenir encore. L’art militaire s’exerce au delà de ce qu’un homme peut vouloir. Dans un homme écrasé par des forces inexorables, il y a encore de puissantes convulsions après le dernier éclair de volonté. La guerre s’achève par de telles convulsions, liées, coordonnées, armées ; ce dernier sursaut de l’animal collectif donne la victoire. Jusque-là, la guerre est un jeu brillant, et non sans risques. Mais, comme on sait, le plus brillant courage s’accommode avec la fuite ou la capitulation, dès que la partie est jugée perdue. Or c’est ici que l’art militaire produit ses derniers effets, à la stupeur du guerrier libre, qui dès lors est régulièrement battu. Le fameux Frédéric de Prusse est l’inventeur, dans les temps modernes, de cette guerre mécanique qui, outre qu’elle utilise l’enthousiasme, l’esprit de corps, la colère et la vertu, fait jouer toutefois la crainte par provision, et pousse par là un peu plus loin la pointe de son armée. Cette méthode retrouvée, toute armée devait l’adopter. Il n’y a aucun autre moyen de surmonter le plus haut degré de la terreur.

Non sans discours idylliques. Car il est pénible de se dire : « Comment savoir si la bonne volonté suffirait à ces actions sublimes, quand toutes les précautions sont prises au cas où elle manquerait ? » Cependant la tradition reste, assez soutenue par un esprit d’arrogance et de paresse ; ainsi tout est prêt pour le dernier effort ; et dès la première débandade, excusable mais funeste, chacun redescend par nécessité au niveau de la force mécanique. De là cette certitude des conseils de guerre, qui ressemble à la force des choses. Et il ne faut point demander ce que devient la conscience humaine, en ces sombres sacrifices ; car elle n’en est point touchée ; elle ne peut les saisir. Il y a une horreur de ce qu’on ne saisit point, mais inexprimable et presque physique. Aussi ne faut-il point tant de volonté pour être impitoyable ; au contraire il n’en faut point du tout ; mais seulement être poussé et pousser. Tel est ce métier terrible, et tellement au-dessous du jugement moral que les plus résolus n’en parlent qu’en badinant. Ce qui détourne de mépriser la gloire militaire, mais peut-être aussi de l’aimer. « Ne parlons pas de cela », dit le héros.