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Mars ou la Guerre jugée (1921)/20

La bibliothèque libre.
Éditions de la NRF (p. 47-48).

CHAPITRE XX

DES PASSIONS

Il faut que j’explique encore de plus près l’idée essentielle de ce livre, qui est que ce sont les Passions, et non les Intérêts, qui mènent le monde. Et je suis surtout disposé à y revenir lorsque je pense à ces descriptions si incomplètes de la Nature Humaine qui ont cours maintenant, d’après lesquelles toutes nos actions s’expliqueraient par un intérêt personnel plus ou moins dissimulé. Si l’on prend les choses ainsi, il y a un tel contraste entre l’homme de ces livres et l’homme des tranchées, que l’on veut imaginer quelque miracle surhumain, par où revient l’idée toujours si puissante de la guerre décrétée surhumainement, et par conséquent inévitable. C’est pourquoi je ne pourrais jamais expliquer trop longuement le mécanisme des Passions et ses redoutables effets. Il faut d’abord que vous sachiez que le dernier secret de la chose est dans le Traité des Passions, de Descartes, et assez caché, malgré l’apparence. En attendant que vous ayez saisi le sens de ce profond ouvrage, j’explique ici la même doctrine surtout par des exemples, et sans venir au détail de la structure du corps humain.

Je dois dire d’abord là-dessus que cet homme si souvent décrit, qui suit en toutes ses actions les calculs de l’intérêt, je ne l’ai jamais rencontré. Chacun a éprouvé plus ou moins les étranges fureurs de l’amour ; on peut mourir d’amour, vouloir mourir d’amour, vouloir tuer et tuer ce qu’on aime, ce qui revient à se jeter, par convulsion et révolte, dans un malheur plus profond et plus irrémédiable encore. Observez bien en quel sens ces fureurs sont guerrières, au sens entier du mot. Oui le jaloux s’élance intrépidement contre son propre intérêt, comme s’il prenait plaisir à se déchirer lui-même. Je n’insiste pas sur les farouches plaisirs de la vengeance, dont je ne puis guère parler que par ouï-dire ; mais il est assez connu que ce sentiment fait accepter de grandes souffrances, avec l’espoir d’en inspirer de pires. Il est assez clair aussi qu’en toutes ces passions, il y a, dans le fond du cœur, un pressentiment de l’acte redoutable, et une sorte de fatalité qui fait horreur. C’est moi, et pourtant c’est plus fort que moi, ce que le mot Passion exprime si bien.

La colère est la forme commune des passions dans leur paroxysme ; de toutes, même de la peur. Et c’est là qu’on peut voir comment l’homme arrive vite à oublier son intérêt prudemment calculé, et même sa propre conservation. Il est ordinaire qu’une colère, même née de petites causes, nous porte à des actes extravagants, comme de frapper, de briser, et même d’injurier des choses. Et j’ose dire que le plus profond de la colère est la colère d’être en colère, et de savoir qu’on s’y jettera, et de la sentir monter en soi comme une tempête physique. Le mot Irritation en son double sens, explique assez cela, si l’on y pense avec suite. L’enfant crie de plus en plus fort principalement parce qu’il s’irrite de crier, comme d’autres s’irritent de tousser.

Je veux encore vous rappeler quelques folies des passions, toujours contraires à l’intérêt et souvent à la conversation ; parmi lesquelles les folies de la peur ne sont pas les moindres, car la peur augmente toujours le danger, comme on voit dans une barque. Les discuteurs s’irritent presque toujours jusqu’à lancer des mots qu’ils regrettent. Le joueur, le parieur, le buveur se jettent bientôt à leur passion comme au gouffre, avec l’idée, il me semble, qu’ils sont destinés à cela, condamnés à cela, et qu’il vaut mieux y courir. C’est un vertige à proprement parler. N’avez-vous pas connu aussi des plaideurs qui plaidaient par fureur, presque sûrs de perdre, mais avec la joie de ruiner aussi l’autre ? Certes on pourrait bien dire, et non sans vraisemblance, que les procès naissent de la rapacité. Mais il y a une poésie aussi dans les procès ; et quand on aurait médité comme il faut sur l’huître et les écailles, on ne serait pas encore protégé contre l’obstination plaideuse, qui se noie en noyant l’autre. N’est-ce pas la guerre en petit ?