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Mars ou la Guerre jugée (1921)/31

La bibliothèque libre.
Éditions de la NRF (p. 69-70).

CHAPITRE XXXI

DE L’HISTOIRE

Qui écrira l’histoire réelle de cette guerre ? Mais premièrement le témoignage des officiers doit être rejeté, car ils n’ont vu que leur pouvoir. Et de plus il faudrait trop deviner, car presque tous les documents sont faux, et volontairement faux ; il faudrait donc exposer seulement les résultats qui sont de notoriété, et les rattacher directement à des causes supposées, mais d’ailleurs systématiquement niées. Ce ne serait qu’un pamphlet, et trop facile à réfuter ; sans compter que l’auteur de cette histoire réelle devant être étranger au monde militaire et académique, serait méprisé et même ignoré. Il vaut donc mieux s’en tenir à l’analyse des causes, d’après l’observation de la commune nature humaine, contre quoi les faits ne peuvent être allégués, puisqu’il s’agit de les expliquer tous, quels qu’ils soient. Et le fait tout nu ne décide rien ; par exemple des hommes courent ; mais s’ils fuient ou s’ils attaquent, c’est ce que le fait ne dit point. C’est pourquoi, au lieu d’essayer de prouver, je propose. Et que chacun, de bonne foi, lise les faits d’après cela.

Le trait dominant chez les chefs, autant que j’ai pu voir, c’est la paresse, fruit du pouvoir absolu. Faire travailler les autres, faire surveiller le travail, faire juger les surveillants et même le travail fait, tel est le métier de chef. Par exemple celui qui ordonne de creuser un abri, en tel lieu, ne saura jamais qu’on a rencontré du roc et usé des pioches ; il n’y pense même point. Et cette méthode, qui rend ingénieux, patient et obstiné celui qui exécute, produit les effets contraires en celui qui ordonne, car il ne s’exerce jamais contre le roc, ni contre l’eau ; il s’exerce seulement contre l’homme ; mais, par l’institution militaire, la discussion n’étant pas permise, et la révolte étant punie de mort, il n’y a point de vraie résistance ; le moyen est simple et toujours le même ; aussi fait-il des esprits enfants. Ainsi la volonté, l’esprit d’observation et de vigilance, le jugement enfin se retirent de ceux qui ordonnent. De là des erreurs incroyables, et qui même accablent l’esprit, tant qu’on ne remonte pas aux causes.

Une conséquence de cette Somnolence Essentielle, c’est que l’activité politique seule fait marcher la guerre, qui par elle-même tomberait à un massacre diffus, sans progrès et sans fin, comme on a vu en de longues périodes. Car le pouvoir suffit au chef ; il en jouit à chaque minute ; les signes l’occupent. Cet ordre rétabli, cette Importance restaurée sont aussitôt des fins, et la véritable fin est oubliée. J’ai vu de jeunes officiers, et qui ne pensaient pas assez aux Pouvoirs, chercher de bonne foi si une batterie ennemie était ici ou là, au lieu d’examiner si c’était un commandant ou un colonel qui disait qu’elle était ici ou là. Mais ces étourneaux n’avancent point. Aussi voit-on que la guerre est aimée pour elle-même par l’Ambitieux, qu’il ne songe jamais réellement à la terminer, et qu’enfin les moyens d’industrie et nouveaux qui ne tendent point à fortifier les Pouvoirs, mais à vaincre, inspirent à tous les chefs qui sont vraiment chefs une défiance et même une aversion qu’il faut comprendre. Sans quoi le citoyen reste accablé par le spectacle de la chose meurtrière, stupide, inhumaine ; dont inévitablement il accuse quelque Fatalité supérieure.