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Mars ou la Guerre jugée (1921)/36

La bibliothèque libre.
Éditions de la NRF (p. 79-80).

CHAPITRE XXXVI

QU’AS-TU APPRIS ?

Dis-moi, qu’as-tu appris à la guerre ?

J’ai appris d’abord à mieux compter sur cette mécanique vivante, que je croyais fragile. Aussi je n’écoute plus ses faibles plaintes et réclamations, comme je faisais ; car je me suis assuré par une longue expérience que la crainte d’être malade est la cause principale des maladies.

Encore, qu’as-tu appris à la guerre ?

J’ai appris encore à mieux goûter la joie d’être vivant. Je mange, je bois, je respire, je dors avec bonheur. Par cette précieuse bonne humeur, je suis disposé à ne pas m’inquiéter beaucoup des petites choses.

Encore, qu’as-tu appris à la guerre ?

J’ai appris à aimer les chaussures larges et les cols mous, parce que j’ai porté longtemps la livrée du pauvre. Enfin j’ai perdu cette habitude bourgeoise que j’avais de vouloir imposer par l’extérieur. C’est un souci de moins.

Encore, qu’as-tu appris à la guerre ?

J’ai appris à décider vite et à exécuter avec réflexion, parce que l’expérience m’a fait voir que la destinée de chacun dépend moins de l’action décidée que du chemin suivi. Autrefois je délibérais avant de commencer, ce qui est craindre avant de savoir.

Encore, qu’as-tu appris à la guerre ?

J’ai appris que les choses ne nous veulent ni mal ni bien, et que, si dangereuses qu’elles soient, on peut toujours compter sur elles, ce qui fait que chacun surmonte à chaque instant la destinée par attention et prudence.

Encore, qu’as-tu appris à la guerre ?

J’ai appris que rien n’est plus utile à l’homme que l’homme, et que rien n’est meilleur pour l’homme que l’homme.

Étrange ! Mais encore, qu’as-tu appris à la guerre ?

Aussi que les plus grands maux viennent de l’homme, mais que la menace humaine, continuellement perçue pendant des mois, n’affaiblit nullement cette amitié universelle, mais au contraire, à ce que j’ai éprouvé, la fortifie.

Ces choses ne vont pas ensemble. En ton abri, tu as eu le loisir de penser. Allons, sérieusement qu’as-tu appris à la guerre ?

J’ai appris que tout pouvoir pense continuellement à se conserver, à s’affirmer, à s’étendre, et que cette passion de gouverner est sans doute la source de tous les maux humains. Non que l’esclave en devienne plus mauvais ; tout au contraire, il apprend à dominer les vifs mouvements de l’orgueil, et il s’approche malgré lui de l’heureuse égalité. Mais c’est le maître qui devient méchant par l’exercice du pouvoir absolu. Méchant d’abord parce qu’il prend ses inférieurs comme instruments et outils. Méchant enfin par la colère, qui lui gâte l’estomac. Et selon mon opinion tous les sentiments guerriers viennent d’ambition, non de haine ; jusqu’au plus haut degré du pouvoir, qui se trouverait être bientôt le plus haut degré de dépendance, si la guerre et la menace de guerre n’imposaient une obéissance sans discussion. En sorte que tout pouvoir aime la guerre, la cherche, l’annonce et la prolonge, par un instinct sûr et par une prédilection qui lui rend toute sagesse odieuse. Autrefois, je voulais conclure, trop vite, qu’il faut être assuré de la paix pour diminuer les pouvoirs. Maintenant, mieux instruit par l’expérience de l’esclave, je dis qu’il faut réduire énergiquement les pouvoirs de toute espèce, quels que soient les inconvénients secondaires, si l’on veut la Paix.