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Mars ou la Guerre jugée (1921)/48

La bibliothèque libre.
Éditions de la NRF (p. 103-104).

CHAPITRE XLVIII

L’ESPRIT THÉOLOGIQUE

Le vieil esprit théologique est au fond l’esprit politique dans le sens plein du mot ; c’est l’esprit qui s’applique plutôt aux hommes qu’aux choses. Ainsi le tailleur de pierre a pour métier de tailler la pierre ; et il n’obtiendrait rien par prière, tromperie, menace. Mais le gouvernant, à quelque degré qu’il soit gouvernant, a pour métier de persuader, d’amuser, de détourner, d’effrayer ; car c’est dans la masse des hommes qu’il taille ; et comme la matière est ici capricieuse, un jour grondant et résistant, le lendemain chantant, ainsi se développe l’esprit de finesse, si souvent opposé depuis Pascal à l’esprit géométrique, mais sans qu’on ait toujours aperçu comment l’un et l’autre se forme. Et je suis assuré aussi que l’envie de plaire aux puissances, si naturelle à l’écrivain, fait que l’esprit de finesse est toujours traité avec faveur, comme si modération, sagesse, indulgence en étaient les suites nécessaires. Mais, l’appelant Esprit Théologique, et le jugeant d’après son éducation propre, je le caractérise surtout par ce préjugé qu’un grand désir peut tout. L’expérience politique fait assez voir qu’ambition mène plus loin que science ; et l’esprit théologique consiste à juger des choses d’après les hommes, comme Xerxès faisant fouetter la mer ; car invoquer et supplier la mer et le vent, c’est la même erreur que de les menacer.

Remarquez que, dans la pratique du commandement, cette idée singulière est presque continuellement vérifiée ; car les obstacles qui viennent des choses sont aisément surmontés, dès que la masse des hommes obéit. Napoléon a passé le Saint-Bernard comme le Pharaon a construit les Pyramides, en fouettant seulement des hommes ; et sous cette idée du fouet j’entends la menace, la promesse et la récompense. Quand cet esprit théologique ne s’égare point il fait fouetter les pontonniers, et les ponts tiennent.

Ce n’est donc nullement par hasard que les meneurs d’hommes sont religieux. Inversement, et par la nature même de ses travaux, l’artisan n’est point théologien du tout. Deux idées, l’Intrigue et le Travail, forment deux classes d’esprits, l’Ambitieux et l’Industrieux. L’Ambitieux espère, prie, promet, menace ; l’Industrieux observe, mesure, pèse, invente. Le premier règle ses opinions sur ses désirs, et l’autre sur l’objet. Le premier compte sur sa gloire, sur son autorité, sur sa majesté ; ce sont ses armes et ses outils. L’autre nettoie sa pioche.

Dans un grand médecin, un grand chimiste, un grand mathématicien, il y a toujours quelque chose de la simplicité ouvrière ; c’est que leur pouvoir est bien déterminé, et sur des choses. Mais en revanche celui qui a suivi la voie ambitieuse, et qui est puissant sur les hommes, perd le jugement dans ce mauvais métier, faute de ce précieux objet matériel qui ne flatte point et ne craint point. Et ce n’est pas non plus par hasard que ces esprits intrigants, confus et colériques se resserrent autour du pouvoir militaire, car ce pouvoir a porté au plus haut point l’art d’observer et d’agir par procuration. C’est pourquoi, dans cette guerre totale, le bureaucrate fut soudain porté à la perfection qui lui est propre, par ce képi dont on le coiffa. À partir de là, les erreurs d’enfant, la folle imprévoyance, la négligence, l’infatuation développèrent tous leurs effets. Un bon calculateur, sans aucun grade, fit dire au capitaine que l’avion ennemi n’était pas à quatre mille, mais bien à six mille mètres. « Je tire quand même », s’écria l’artilleur théologien.