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Mars ou la Guerre jugée (1921)/51

La bibliothèque libre.
Éditions de la NRF (p. 109-110).

CHAPITRE LI

DE L’ANECDOTE

En écrivant ces souvenirs, je dois me garder de l’anecdote, qui est presque toujours ambiguë, et toujours annulée par une autre anecdote. Car ce sont des moments ; et, dans cette vie continuellement vulgaire et continuellement tragique, n’importe quel homme offre tous les aspects ; il n’est personne, je pense, qui n’ait été brave un jour ; il n’est personne qui n’ait été lâche un jour. Le même chef est indulgent, juste, féroce tour à tour ; et le même homme de troupe se montre révolté, discipliné et dévoué d’une heure à l’autre. Il faut comprendre cette variété d’après le changement et la puissance des conditions extérieures ; par exemple des blessés à secourir, cela change le cours des idées et des humeurs chez tous ; l’inégalité dans la boisson et la nourriture fait aussi des changements soudains, qui, du reste, instruisent beaucoup sur la nature humaine ; celui qui n’a pas éprouvé cet état de dépendance ne croit jamais assez que le cours des opinions dépend de ce que l’on subit, de ce que l’on fait, et de ce que l’on boit.

Il faut ajouter un trait qui est propre à la guerre, c’est que ces changements sont presque toujours tout à fait imprévisibles ; c’est pourquoi rien n’est en espoir ; et l’humeur n’est jamais modérée, comme elle l’est dans la vie ordinaire, par une continuelle anticipation. Aussi l’homme se livre naïvement à son humeur présente, bonne ou mauvaise ; et les manières d’être ont, par ces causes, un caractère de violence et aussi d’instabilité ; cette vie ramène exactement à l’enfance. De là résulte un comique sans mesure, ou bien un tragique digne des anciens, et souvent une profondeur de trait ; mais ce ne sont qu’émotions et en quelque sorte explosions ; les caractères s’effacent. Ni les actions, ni les paroles ne trouvent des hommes où elles puissent s’attacher ; ce sont toujours des feuilles volantes, ou des fragments. Je ne vois de composé, en ces propos de guerre, qu’un mécanisme frivole et voulu tel ; ainsi la guerre a bientôt fait, avec le tissu humain, une espèce de charpie informe. Et cet état, quand le souvenir le ravive, et surtout l’échange des souvenirs, produit un rire fixe qui est effrayant à voir ; les femmes, qui imitent si bien, n’arrivent pas à imiter ce rire-là. Si j’y joins les marques de la terreur et du désespoir, toujours et sans exception visibles au coin des yeux et sur les tempes, j’aurai dessiné à peu près le visage du combattant, heureusement passé à l’état de souvenir.

Ces marques ont disparu ; ce rire s’efface ; l’homme de nouveau se prévoit et se compose, de plus en plus inhabile à saisir comme réelles ces anecdotes de guerre qu’il récite encore. De là ces amitiés de guerre, fortes, indestructibles, et auxquelles nul ne peut pourtant donner aucune suite. Je dirai là-dessus que, par la prépondérance des causes accidentelles, la guerre est essentiellement anecdotique. Aussi n’écrit-elle par elle-même rien de durable ; et ceux qui ont écrit sous sa dictée, en quelque sorte, ont écrit en vain. Je dis même pour eux. Ainsi, comme il arrive toujours, l’erreur esthétique nous en signale une autre. Certes, c’est une tâche surhumaine que de faire revivre l’épopée par les relations vraies. Mais je vois clairement que l’anecdote grimace, et que les visages ne savent déjà plus se déformer comme il faut pour la conter.