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Mars ou la Guerre jugée (1921)/74

La bibliothèque libre.
Éditions de la NRF (p. 155-156).

CHAPITRE LXXIV

LA COURONNE

Quand l’homme oublie, néglige, ou méprise la partie supérieure de lui-même, il ne vaut plus rien du tout. Le médiocre n’est pas son lot. Il le dit, pourtant, que le médiocre est son lot ; c’est un des axiomes du méchant ; c’est proprement l’orgueil de l’homme découronné. Mais non ; il n’est point médiocre ; il ne peut l’être. Il ne sait pas l’être.

Je vois des hommes diminués, humiliés, annulés par un cercle de femmes qui n’ont point de méchanceté naturelle ; et ce ne serait que demi-mal ; mais je vois naître aussi en ces petites sociétés, qui n’ont plus de gouvernement d’aucune sorte, des aigreurs et même des fureurs sans aucune mesure, et ridicules par la violence. Ne visant plus en haut, tous retombent en bas ; et le mécanisme est laissé à lui-même, réglant tous les sentiments et toutes les pensées, qui ensemble sont de rancune et de haine, on ne sait pour quoi ni contre quoi. Les sottes et vides conversations sont alors une délivrance ; et le mécanique jeu de cartes délivre enfin des conversations. Tout retombe ainsi à un mécanisme réglé, non sans sursauts de colère, mais courts.

Comment dire cela ? Peut-être la vie n’est plus alors abordable. Avec de si pauvres armes. Quand tout est réduit au plus bas par trente ans d’efforts et de persévérance. Quand le poulailler a couvert tous les bruits humains. Quand la tête pensante répète comme il faut, et s’emploie seulement au jeu de paroles ; mais le jeu de paroles lui-même, s’il est découronné, retombe au mécanisme des paroles aussi. La vie humaine alors a perdu sa forme. Ces vieilles et nobles sentences, qui les rappellera ? Où est l’humanité dans les cercles ? Dans ces cercles où je vois que la sincérité, dès qu’elle s’essaie, découronnée elle aussi, tombe au mal d’estomac, à la colique, à l’échange des misères. Toutes les choses ici symbolisent ensemble, et il est vrai qu’il n’y a plus que du papier-monnaie et que l’or humain ne se montre plus. Vanité, alors, de tous les échanges. Et comme la mauvaise monnaie chasse la bonne, ainsi le plus vil occupe la place, dans le cercle des apparences d’abord, et aussi en chacun.

Transportez à la grande société cette folie mécanique. C’est peut-être par là qu’on peut le mieux comprendre la guerre folle et adorée. Comme l’humain, dans la vie domestique, tombe à la crise de nerfs, qui est convulsion pure, ainsi toute vie mécanisée va à la guerre mécanique dont l’excès devrait étonner. Mais étonner qui ? Il n’y a plus d’hommes. Les discours mécaniques règnent sur la violence mécanique. Et il est bien plaisant de surprendre des essais de pensée encore, qui tentent de s’élever ; mais l’inférieur tire ferme et ramène à lui. Je le vois à deux signes ; d’abord à ceci que l’expression revient dans les mêmes chemins après des essais incohérents ; la première difficulté et contradiction est comme un rappel à la condition désormais inférieure irrévocablement ; et aussi d’après le ton irrité, comme si toute pensée, même en essai et esquisse, était par elle-même douloureuse. Avertissement assez clair ; il faut jouer aux cartes. Contemplez la vie privée de ceux qui veulent être l’élite ; c’est le jeu de cartes et la violence mécanique des passions. Aussi dans la vie publique, un jeu de cartes sans aucune réalité ; et si l’on revient au réel, la guerre aussitôt.

Un homme qui porte encore la couronne, mais malgré lui elle tombe, il passe son temps à la remettre de travers sur sa tête, cet homme, donc, disait que la cause des guerres c’est l’ennui. Mais la cause de l’ennui ? Cela ne peut être que le silence et l’abdication de ce qui est humain devant ce qui est animal et sera finalement mécanique. Abdication dans le cercle et en chacun. Et considérez qu’en une mécanique à visage humain il y a invincible apparence de fermeté et de courage.