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Mars ou la Guerre jugée (1921)/91

La bibliothèque libre.
Éditions de la NRF (p. 189-190).

CHAPITRE XCI

VOULOIR

Relisant ces jours-ci l’immortel Phédon, je revenais à ces penseurs sans courage, qui sont toujours à attendre quelque preuve qui les dispenserait de choisir. Trop commode, si nous étions une mécanique à penser, et si la Justice et la Paix, aussi bien que les autres Idées pures et sans mélange, étaient de force à vaincre les doutes et à subjuguer l’âme. Mais Socrate ne voulait point d’une âme esclave ; et personne n’en voudrait, de ce triste penseur qui dirait : « La Justice est la plus forte ; la Vérité est la plus forte. »

À bien regarder, et comme le puissant Descartes l’a si bien dit, les Idées sont faciles à concevoir, mais difficiles à accepter. C’est que pendant que nous attendons leurs preuves, elles attendent notre choix. Nullement semblables à ces cailloux petits et gros qui s’imposent si bien par la blessure ; ceux-là existent terriblement ; oh oui ; ils n’ont pas besoin de notre consentement. Pesant sur nous, et nous faisant violence ; indiscrets, pressants. Et l’injustice de même, et la guerre de même ; par les faits innombrables, et par ce genre de preuves qu’on peut tirer des faits, elles se répètent et crient à nos oreilles que la Justice n’existe pas par elle-même. Cependant la Justice et les autres Idées, et le Droit, et la Fraternité et la Paix attendent comme suspendues. Elles attendent que nous les choisissions et voulions. Par notre volonté seulement elles seront ; le Verbe s’est fait chair, une fois. C’est un modèle. C’est un miracle qu’il faut refaire, et qu’il faut maintenir. Laissez aller les choses, vous aurez un mécanisme et une violence inévitablement. L’Esprit seul peut faire la paix ; toutefois non pas sans vouloir. Mais les hommes sont mal instruits. Instruits par les preuves de fait, qui certes n’ont pas besoin d’un consentement. Instruits de ce qui est, sous l’idée qu’on peut bien changer ce qui est par industrie, mais à la condition de l’accepter et de le servir d’abord. De là ces immenses progrès d’industrie, dont chacun pèse à son tour, et alourdit encore la chaîne. La mécanique est plus compliquée ; le pylône s’élève, et tombe de plus haut. L’an 1914 l’a assez montré.

Faute de vouloir. Par cette maladie de l’attente, qui fait que chacun attend le salut d’autre chose que de lui-même. Il suffit pourtant de vouloir. Le christianisme soumit les forces, seulement par un Vouloir décidé, par un choix, sans aucune violence. Mais quand cet ordre nouveau fut établi, quand on le proclama Chose, il devint aussi lourd de matière que les anciennes forces ; sans doute aussi par l’effet d’une métaphore mal comprise, qui trompa sur cette Autre Vie.

Mais nous, manquerons-nous de courage pour Juger ? Une parole, ce n’est pas beaucoup. Mais regardez bien. Ne pas consentir, ne pas adorer le mal ; ne pas l’accepter en esprit. Vouloir ferme ce qui n’est pas, afin qu’il soit. Saurons-nous comprendre cet immense effort des esprits faibles, qui depuis tant d’années nous ramène au fait ? Saurons-nous comprendre que tout cet appareil de l’expérience, partout avide, insolent et petit, nous conduisait à cette guerre qui devait être pour eux la preuve et pour nous la punition ? Saisirez-vous le sens de ce mauvais sourire ? Alors, mes amis, n’essayez plus de penser sans vouloir, mais commencez par faire un grand Serment. Car si vous observez et attendez, alors c’est Oui. Mais si vous dites non à la guerre, alors c’est Non.