Aller au contenu

Marthe Baraquin

La bibliothèque libre.
Marthe Baraquin (1909)
roman
Illustrations par Albert Guillaume.
E. Flammarion.
Select-Collection
J.-H. ROSNY aîné
DE L’ACADÉMIE GONCOURT




Marthe
Baraquin


ROMAN






E. FLAMMARION, Éditeur, 26, rue Racine.

Marthe Baraquin



ŒUVRES DE J.-H. ROSNY aîné
DE L’ACADÉMIE CONCOURT


PUBLIÉES PAR LA LIBRAIRIE E. FLAMMARION


Collection in-18 à 3 fr. 50
Majoration temporaire de 1 fr. 25.


ROMANS


… ET L’AMOUR ENSUITE.

L’ÉNIGME DE GIVREUSE.

PERDUS ?

J. H. ROSNY aîné
de l’académie Goncourt




Marthe

Baraquin


ROMAN


PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, 26

Droits de traduction, d'adaptation et de reproduction réservés pour tous les pays,
y compris la Suède et la Norvège.

AVERTISSEMENT



Le lecteur trouvera dans Marthe Baraquin des scènes brutales et féroces : presque constamment le mâle amoureux s’y décèle plein de cruauté, d’hypocrisie et de lâcheté. C’est ici un sujet extrême que je devais fatalement traiter après avoir si souvent, seul ou en collaboration, dépeint la condition misérable et douloureuse des femmes isolées. Le sujet admis, il eût fallu être un artiste sans courage et sans conscience pour ne pas aller jusqu’au bout. Mais, si je n’ai pas redouté les scènes abominables, j’ai mis le plus grand soin à bannir tout appel direct ou indirect à la sensualité.

Ce roman se rattache intimement aux romans de mœurs tels que l’Indomptée, Nell Horn, Une Rupture, l’Autre femme, Contre le sort, etc., et même aux romans sociaux tels que le Bilatéral, l’Impérieuse bonté, Sous le fardeau, etc.

J.-H. Rosny aîné

Marthe Baraquin



Au sortir de l’atelier, Marthe Baraquin, dite « Lilas », se glissa par la cour et, descendant la rue Grange-aux-Belles, elle atteignit le canal. La peur lui piquait les chevilles. Mais lorsqu’elle eut traversé le pont, elle se sentit presque rassurée.

— Il m’a ratée ! murmura-t-elle.

Toutefois, elle jeta encore un long regard sur l’autre rive, puis elle se dirigea vers la rue des Écluses-Saint-Martin.

C’était un soir d’automne. Une vapeur cuivreuse stagnait sur le canal. L’air était saturé d’odeurs fortes. Le goudron, la fumée de houille, l’eau pourrissante, les peaux mal raclées, le bois de sapin, le pétrole, le poisson mêlaient leurs exhalaisons à des effluves de graisse bouillante, de vinasse, d’oignon et de viandes cuites. Il s’élevait aussi un charme. La lueur des fenêtres figurait des scènes qu’on pouvait croire délicieuses ; les barques dormantes, avec leurs fanaux d’escarboucle et d’émeraude, murmuraient l’invitation au voyage.

Marthe Baraquin ne pouvait échapper à l’attention d’un peuple où presque chaque homme est un chasseur d’amour. Elle agitait comme une torche ses lourds cheveux maïs et son visage vêtu d’une pulpe éclatante. Cette belle fille, pleine de sève, n’avait pas les traits rythmiques. Avec ses joues au contour un peu brusque, sa bouche grande et sensuelle, c’était un fruit de tentation. Par l’éclat, par la force de vie, par la flambée des lèvres, par les feux glauques et turquoise de ses yeux, elle devait exaspérer également le désir de la basse crapule et des vieux marcheurs. Elle le savait, et s’il n’est permis à aucune fille de haïr une telle séduction, elle en craignait le péril. C’est ce péril qu’elle fuyait, par un soir fuligineux d’automne, le long du canal Saint-Martin.

Depuis trois semaines, elle était poursuivie par Victor Huraud, dit Rouge, sinistre voyou du Sébasto, qui avait résolu d’en faire sa proie. C’était un long individu, au teint d’endive, avec des pustules dans le cou, des cheveux noirs très plats, nourris de pommade ; les yeux, situés à des hauteurs inégales, et tout ronds, vous fixaient sans avoir l’air de vous voir. Il montrait des lèvres comme des chiques de tabac, des dents énormes, qui lui enflaient les joues et puaient épouvantablement.

Rouge n’abordait pas la jeune fille devant l’atelier ; il surgissait au détour des rues, ou de la pénombre d’une charrette, avec un frétillement de lézard. C’était brusque, sournois, menaçant. Sa voix rauquait, détendue par l’absinthe et les pipes ; elle avait des inflexions ignobles et des tons réticents qui effaraient les filles. Elle le craignit tout de suite, et fila, silencieuse, sans tourner le visage. Il ne s’en émut point ; il la courtisait à sa manière, avec des interjections brusques et des promesses :

— T’es bath ! T’es gironde… on s’embêterait pas… on s’en foutrait jusqu’à pus soif. T’en as de la filasse… qu’on dirait un feu d’artifice… et mince de châsses, j’y allumerais mon brûle-gueule. Tu dis rien ? T’as tort. Faut toujours dire quelque chose. D’abord une politesse vaut une politesse : j’suis poli, peut-être ? Tu crois que j’ai pas de pèze ? Pige-moi ça. C’est-y une thune, ou que ce serait d’la peau de meulard ? Et ça, c’est pas un demi-sigue… même qu’il est tout frais ! J’en ai, que j’dis, et puis, chaque jour de la semaine… c’est pas du crédit, c’est rubis sur l’ongle… Ce qu’on s’en payerait, du caf’conce, des petits gueuletons et des refaites à Vincennes. Je me dégèlerais plutôt que de laisser manquer ed’ quèque chose à ma p’tite momoche !

Elle marchait plus vite, affadie par cette voix crapuleuse. Mais il ne se lassait point :

— De quoi ! As-tu bouffé ta bavarde ? Ou ça serait-y qu’on t’a coupé le fil ? Je te parle… Totor le Rouge… dont y faut pas s’foutre et qui n’a qu’à siffler pour faire rappliquer les fumelles… Je suis t’y poli, oui ou non ?

Elle connaissait déjà trop l’existence pour ignorer que toute parole serait plus dangereuse que le silence. Qu’elle suppliât ou se mît en colère, le long individu en deviendrait plus familier ; la moindre réponse indifférente paraîtrait une promesse. Elle savait aussi la lâcheté des honnêtes gens et qu’elle ne pouvait compter que sur elle-même ou sur la chance. Qu’un passant vint à son aide, le danger n’en serait que plus menaçant. Totor le Rouge ferait sa police lui-même. Il n’était besoin que d’entendre sa voix pour en être sûr : n’avait-il pas son couteau à cran et son revolver ? et, de plus, sa bande, autrement organisée que celle des artisans et des bourgeois ?

Ah ! oui, elle était seule. Sa ruse était aussi pitoyable que celle du lièvre dans les luzernes. Pourtant, une foule de braves gens vivaient autour d’elle ; pendant des lieues de rues, il y en avait d’autres et encore d’autres. Des lois, des mœurs, des coutumes, la propriété, la police, la magistrature les abritaient. S’il le fallait, ils iraient revêtir une capote, prendre un fusil et partiraient en bandes immenses pour combattre des inconnus. Ils représentaient, enfin, une force énorme ; et pourtant la jolie fille était aussi abandonnée que les chiens errants. Chaque passant n’était qu’une créature falote et craintive. Ronge pouvait la suivre, imposer ses propos et son haleine pourrie. Il pouvait l’atterrer, la pousser dans un bouge et la violer. Ensuite, peut-être, la force sociale interviendrait. Mais avant, il fallait se défendre seule.


Totor, pendant quelques jours, avait pris patience. De nature, c’était un animal cauteleux et il savait attendre. Il continuait à survenir brusquement et mystérieusement. Parfois, il laissait filer la petite. Il la suivait, la dépassait, ou bien, filant d’un trottoir à l’autre, il décrivait autour d’elle de longs circuits. C’est un jeu de fascination et de terreur qu’il pratiquait avec volupté et dont il tirait de nombreux bénéfices.

Marthe n’avait plus une pensée où ne fût la répugnante image. Dès qu’elle s’éveillait, elle sentait sa poitrine triste : le cœur battait à grandes volées ou semblait se rapetisser et disparaître ; elle avait les mains froides ; tout le jour, tandis qu’elle ourlait ou soutachait, elle entrevoyait une face livide, elle entendait une voix bourbeuse, elle sentait une haleine. Le soir elle avait des peurs d’enfant. Elle n’osait regarder sous son lit ; elle grelottait aux craquements du plancher et de la fenêtre. Elle était le condamné qui attend Deibler.

Ce fut pire quand il commença de la menacer.

— Tu diras pas que j’ai pas été chouette. J’t’ai fait la cour comme à une fumelle ed’la haute.

Pour ce qui est d’être patient, y a pas mieux que Totor, et doux comme des petits pois. Mais faudra pas que ça dure. On n’est pas un pavé, on est un homme. Faut pas marcher sur mes durillons. Y a six jours qu’on se fréquente, et c’est comme si que je chantais des Alleluia. On m’appelle pas le Rouge pour des prunes. Quand on m’embête, j’regarde pas à un coup de lingue ni à faire aboyer le rigolo. Et je tape pas pour amuser les mômes. Ça serait en plein palpitant, ma belle… sans menace !… Voillions ! faut se faire une raison. Tant qu’à avoir un béguin, pourquoi que ça serait pas pour mézigue ? J’suis avantageux, j’suis moelleux, j’suis mariolle… tu serais pas frusquée à la manque et ça serait la noce tous les jours.

Elle avait changé trois ou quatre fois d’itinéraire, mais il avait un flair diabolique. Presque toujours, il l’avait rattrapée en route.

— Ah ! non, grondait-il, tu m’as pas regardé ! Quand tu te cavalerais pour l’Algérie, j’te repigerais. Plus j’te vois, plus j’t’ai dans les sangs. Sûr, comme je suis Victor Huraud, le Rouge, tu y passeras… ou y giclera du sang. Tâche voir de ne plus te défiler !

Des compagnes, quelquefois, cheminaient avec elle. Mais ce grand voyou lugubre effarait les ouvrières. Elles préféraient qu’il ne se souvînt pas de leurs visages. Une à une, elles se dérobèrent.

— Tu comprends, disait la plus courageuse, je ne t’abandonne pas. Si ça pouvait te servir, j’irais même jusqu’à ta porte. Ma is tu vois bien que ça ne mène à rien. Il nous suit quand même. Et tu peux être sûre qu’y se mange les sangs. Avec c’te tête-là, ça doit être un vengeux. Il se gênerait peut-être de faire un sale coup ! Je ne peux te servir à rien ; je peux qu’attirer sa colère…

Ainsi se relâchait le dernier soutien, la fragile solidarité des sœurs de misère. La crise fut plus noire. Marthe regardait l’eau du canal Saint- Martin en comparant la mort à cet homme. Ah ! Que faire ? Quelle ruse sauvera la petite esclave faubourienne ? Quel abri la recevra ; quelle main se lèvera pour elle ? Elle rêvait la fuite lointaine, les pays inconnus, mais y trouverait-elle à vivre ? Puis, elle croyait aux paroles de la brute :

« Quand tu te cavalerais pour l’Algérie, je te repigerais ! »

Parce qu’il dominait effroyablement sa destinée, elle lui attribuait un pouvoir sans bornes.


Ce soir-là, il semblait bien qu’elle lui eût échappé. Pauvre succès. Mais au moindre sursis, les vaincus voient se rouvrir le vaste monde. La fuite parut moins impossible. Elle rêva de se cacher dans quelque rue de l’autre rive, près d’une amie, Céline Paran, dite Microbe, dite Mes Puces, la seule qu’elle eût aimée de tout son cœur, la seule aussi qui montrât résolument les dents à la mauvaise fortune et aux mauvais garçons. C’est Microbe qui, d’un coup de ciseaux dans le ventre, avait abattu Pierre Michalin, dit Scorpion ; le bandit, après trois mois d’hôpital, sans force, traînant la patte et devenu couard, se fit honnête homme.

— Oui, se dit-elle avec une sorte d’exaltation, j’irai chez Microbe. Ça me mettra du cœur au ventre !

La brume s’était accrue ; il tombait une poussière de fumée. Les réverbères devenaient rouges ; des rais de cuivre traînaient sur le canal. Soulevée par les projets, Lilas marchait comme une pouliche. Soudain, une ombre la dépassa. Et, sur la rive grisonnante, elle revit Rouge qui avançait sa bouche pourrie. Il riait à mi-voix, avec un bruit de friture :

— Hein ! tu croyais que tu avais semé Totor ! Tu te foutais de lui. Tu te disais : il est pas déjà ben méchant… on peut lui passer la jambe. Et tu savais pas que tu gambillais au bout d’une ficelle !… T’as pas seulement échappé deux minutes à mes clairs !

Il mentait. C’était le hasard seul qui l’avait ramené sur elle ; mais il connaissait les lois du prestige. Et Lilas, son rêve tranché d’un coup de hache, ne sentait plus le sol sous ses pieds raides.

— Acoute, ma belle ! reprenait le rauque malandrin… c’est la dernière fois que je le dis : si tu tiens à ta peau, essaye pas de te cavaler, essaye pas d’échapper à Totor. Un mauvais coup, c’est le temps de dire flûte ! Je réponds pas de moi, quand on m’fait arracher du chiendent ! J’ai ma bande, j’ai mes mouches ! Des fois que tu te crois ben seule, y a un poteau qui bat la filature. T’as passé à l’anthropométrie… ta fiche vaut mieux que chez papa Bertillon, car on sait où tu perches et où tu turbines. Et si tu sangeais de patelin, ça serait pas long à te repêcher, quand bien même tu couperais ton casque ou que tu le passerais à la suie. Je t’ai, je te veux, t’es marquée au rouge comme les animaux pour la Villette, et ça sera pas long. Vaut mieux pour toi, comme pour mézigue, d’en finir, et tu verras ous qu’est ton contentement.

Lilas avait repris non du courage, mais de la force. Elle allait, morne, appesantie, courbée, comme si la vieillesse s’était abattue sur ses vertèbres. Parfois, tournant à demi la tête, tout bas, obscurément, elle suppliait. Où est le prince aux poings rapides ? où sont les marquis, les ducs, les comtes de d’Ennery, de Richebourg et de Montépin aux bras puissants et aux cœurs généreux ? Les pages des livraisons à deux sous, les colonnes des journaux populaires palpitent dans les pénombres. Lilas n’est-elle pas l’héroïne aux cheveux d’or ? N’est-elle pas l’enfant perdue, la victime fragile et brillante ?

Mais il ne passe que des ombres furtives ; un couteau les ferait fuir jusqu’à Saint-Denis, pauvres bougres alcooliques, étriqués, maladroits et poltrons. Rouge poursuit son discours :

Voilà ! On va mettre une date. J’aime mieux faire les choses à la coule… C’est aujourd’hui mardi. J’te laisse jusqu’à la fin de la semaine. Ça sera samedi soir. À ce soir-là, n’y aura plus à faire des giries. Je t’emmènerai, et si t’es gentille, ça commencera par un gueuleton fendant, chez un bistro ous qu’on s’y connaît, puis on ira aux Bouffes-du-Nord, voir les Exploits de Mandrin.

Le cœur de la petite creva. Elle ne put retenir un gémissement :

— Qu’est-ce que j’ai fait !… Qu’est-ce que j’ai fait !

Il écoutait, comme le chasseur écoute la plainte du gibier. Même, il se mit à rire, orgueilleusement.

— De quoi ! Mais tu devrais rigoler. C’est comme si qu’un gosse chialait quand on lui offre du pain d’épice.

— Ah ! je ne vous connais même pas ! reprit-elle.

— Justement. C’est pour faire connaissance que j’ai causé… J’t’ai rien caché. Tu m’aurais vu pousser, t’en saurais pas beaucoup plus. Et pour se connaître tout à fait, y a plus qu’à y passer. C’est comme ça que font même les gonzesses miglionnaires… à part le maire et le ratichon. J’y crois pas, moi, à ces foutaises. J’prends ma môme où je la trouve. Et puis, c’est pas tout ça. J’t’ai tout espliqué comme y fallait. Ça sera pas vendredi… ça sera pas dimanche : ça sera samedi soir. Je m’ai mis la chose dans la caboche, tu peux compter qué n’en sortira pas, quand même j’aurais tous les flics de Pantruche à mes fesses… À la revoyure ! Bonne nuit, ma belle !

Il tourna le coin. Elle regarda autour d’elle, sa poitrine se dilata, mais l’oppression reparut vite. Elle était le condamné qui vient d’entendre sa sentence, et elle monta les trois étages de son escalier avec de l’horreur plein la chair.


Une vieille femme l’attendait, près d’un poêle menu comme un haut de forme, où barbotait une ratatouille aux rognures de bœuf, aux choux et aux pommes de terre. La mansarde était en triangle avec un retrait qui formait alcôve. Rousse, avec des îlots bleus, gris et jaunes, elle béait à travers ses plâtres, ses papiers de tenture et son plancher qui suait la vermoulure. L’odeur de la carcasse humaine y rôdait avec le fleur des fricots et d’innombrables générations de punaises. Des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants étaient morts dans cette caverne aérienne.

La vieille montrait une silhouette d’esclave grasse, Des bajoues obstruaient ses mâchoires ; les yeux viraient dans des paupières en tripes ; elle avait du poil de porc, jaunâtre, au bout du menton, et son nez s’écroulait, huileux, safrané, variqueux, sur une bouche mal fermée par deux rouelles violâtres. Cette femme circulait sur des pieds bosselés par d’énormes veines et des jambes prêtes à gicler leur sang ; elle portait des seins en forme de miches, et cependant, elle avait jadis offert aux mâles une belle femelle blanche, aux hanches luxurieuses, au visage plein de saveur. Mais la misère, des habitations humides, une nourriture malsaine arrosée d’alcools et, déjà sur le tard, une avarie bénigne, avaient rempli sa machine de rouilles, de détritus, de poisons et de graviers.

Elle tourna vers Lilas sa face pesante :

— T’arrives tard ! ronchonna-t-elle. Le fricot a trop mijoté.

Marthe lui jeta un long regard de détresse. Elle aimait encore sa mère, mais elle savait qu’elle n’en était plus aimée. La mère Baraquin avait pour ses petits l’âme des louves et des poules. Elle séchait de fièvre à leur naissance ; elle les élevait avec une passion féroce. Tant qu’ils ne savaient ni courir ni parler, elle aurait assommé pour leur donner la pâture ou pour les défendre. Et, dans ces mois, le mâle même, dont les approches l’exaltaient pourtant jusqu’à la folie, ne comptait plus. Toute beauté, tout mystère, tout ce qui pousse de puissant et de profond aux cœurs primitifs était pour ces petits êtres. Elle les aimait encore, plus tard, lorsqu’ils se dressaient sur leurs menus pieds et connaissaient la parole. Mais d’année en année, ils lui devenaient moins chers. Sa main était leste et rude. Elle frappait de la paume et du poing ; parfois, quelque vieux instinct montant en elle lui faisait une volupté d’être féroce ; elle tirait les cheveux, piquait avec des épingles, jetait de l’eau chaude ou faisait mine d’étouffer l’enfant, avec une lente concupiscence, comme les marchands étouffent le canard à la rouennaise. C’était rare, cependant. Plutôt était-elle indifférente, soignant mal leurs hardes et gardant pour elle le meilleur des fricots…


Elle vit de grosses larmes sur les joues de Marthe.

— Quoi qu’y gnia ? fit-elle, curieuse.

Il y a des heures où l’on se plaindrait aux arbres. La jeune fille s’assit devant la table disjointe et sanglota. De sanglot en sanglot, elle raconta la quinzaine sinistre. La vieille écoutait, la tête aux coudes, ses yeux entreclos fixés sur la lampe. Et cela ne lui semblait pas si terrible, L’histoire se disposait autrement dans sa cervelle que dans les paroles de Lilas. L’expérience lui avait appris peu de chose. Comme aux jours de sa jeunesse, elle était prompte à l’illusion : ce qui la frappa, c'est que Rouge parlait de thunes, de sigues, de frusques et de gueuletons.

Elle laissa longtemps couler la voix de Lilas tout en servant la ratatouille ; et elle avait avalé une demi-ration, lorsqu’elle dit, avec un air de tirer les cartes :

— Si qu’il avait pourtant de la galette, ce garçon ?

Lilas se repentit amèrement de sa confidence et souffrit dans son amour-propre :

— C’est une gouape, fit-elle doucement. Il n’est pas même propre. S’il a quelques pièces d’or, c’est le bout du monde. Et je n’aurais qu’une promenade à faire, si je voulais !

— Dis pas ça, ma fille ! rauqua la mère Baraquin. T’es gentille… c ’est pas moi qui irait contre : t’as de qui tenir. Mais les hommes se trouvent pas encore si facilement. Pour une couchée, oui…-et y s’croient déjà rudement chouettes quand y z’allongent vingt balles. Tant qu’à tenir une fille, faut l’avoir dans la peau. Peut-être bien que le type gagne plus qu’y n'en a l’air. Faut pas toujours regarder au costume. Une cravate et un faux col, qu’est-ce que ça prouve ?

— Y pue, s’écria Marthe avec dégoût. Il a la gueule pourrie. Et des boutons plein le cou. Je te dis que c’est un voyou.. qui ne doit pas même turbiner.

— Et si y te flanque un coup de couteau ?

La vieille avala une goulée de vin noir. Elle persistait dans son illusion. Elle crut avoir un pressentiment « et ses pressentiments ne la trompaient jamais » ! Totor dépenserait sans compter, non seulement pour Lilas, mais encore pour la pauvre mère Baraquin.

— Y a des fois qu’y faut se faire une raison ! déclara-t-elle.

Marthe la regardait avec navrement, mais sans surprise. Elle savait bien que la vieille avait laissé tous ses scrupules aux buissons ; elle ne comprenait plus qu’elle eût songé à se plaindre : un chien l’aurait mieux écoutée. Tandis qu’elle s’essuyait les yeux, un froid horrible lui glaça les omoplates. Elle chassa les dernières scories de foi filiale, elle vit clairement dans la pensée de sa mère, Et elle dit, presque brutale :

— Tu te trompes. Il n’y a aucun bénef à retirer de cet homme. Si tu l’avais vu, tu saurais que ça fait partie d’une bande… c’est maquereau et compagnie. Allez ! c’est pas lui qui rapporterait de l’argent : c’est moi qui devrais aller en chercher sur le trottoir : tant qu’à toi, tu n’en verrais pas un rond… Si t’as compté là-dessus pour faire la bombe !

La mère Baraquin, à travers ses peaux, darda un regard de matrulle. Elle avait ses rêves — inexaucés : cette chair brillante, cette torche blonde, c’est de la belle marchandise et d’une vente si commode ! Elle ne s’use pas, on peut remettre chaque jour en boutique. Ah ! si Lilas voulait ! Sa vieille mère connaissait les coins, les ficelles, les prix. Elle savait comment s’y prendre avec les vieux et quels asticots font sortir les truites, Pourquoi cette idiote s’y refusait-elle ? Est-ce qu’elle se croyait une bourgeoise ? Ne savait-elle pas que la vertu des pauvres vaut tout juste la corde pour se pendre ?

Penchée sur le marc, ou cherchant les volontés mystérieuses dans la figure des cartes, la vieille femelle geignait de n’être plus jeune. Certes, elle avait souvent vendu sa drogue, mais bêtement, sans savoir, à des prix de famine. Puis, Baraquin n’entendait pas la farce. Il avait le poing rude et la colère agile. Il fallait se terrer, profiter de hasards furtifs et lointains. Comme elle ne connaissait rien de la vie, elle n’eut que sur le tard une idée de la géographie parisienne ; longtemps, elle avait traîné des jupes de gnangnan qui relèvent sur le ventre ou gigotent à la ceinture et chaussé des savates de maçon ou de déménageur. Ses mains étaient rugueuses ; ses ongles bleus ; seule, sa chevelure, par la force, par l’éclat, surmontait de luxe sa misère. Quand elle avait compris la jupe bien collée, le corsage qui étincelle, les bottines fraîches, les ongles propres, il était bien tard : le ventre saillait, les joues retombaient en couenne, les yeux se couvraient de tripe. C’était fini. Elle ramassait quarante sous, au prix de telles randonnées que, avec ses jambes variqueuses, elle préférait moisir chez elle. Si c’était à refaire !

Et, dans la lueur rousse, elle détaillait Marthe. Oui, c’était une belle pièce. Bien servie, les hommes s’en pourlécheraient les moustaches. Là-bas, aux boulevards, avec des nippes et du chapeau, elle vaudrait ses vingt balles, et peut-être bien le fafiot. Pourquoi avait-elle les idées de ce sale Baraquin, tout juste bon pour claquer à l’hôpital.

La femelle flétrie, pour ces choses et pour d’autr e laissait pas de haïr sa fille. Elle détestait l’ordre, le travail, la conduite, qui mènent les pauvres à l’abattoir. Ce sont des trucs de riches, qui valent ce que valent les vobiscum des ratichons. Une belle fille, c’est de la galette ; celles qui ne le comprennent pas devraient être sous la coupe de celles qui le comprennent. La Baraquin ne l’aurait pas envoyé dire à Lilas ; mais Lilas ne voulait rien entendre, et sa poigne était, depuis longtemps, supérieure à celle de sa mère.

Marthe n’ignorait pas les principes de la vieille. Mais elle avait coupé court aux harangues. Quoiqu’elle ne manquât point de douceur, elle avait des brusqueries et un entêtement extraordinaires. Elle ne professait aucune vertu ; elle ignorait les préceptes : ce sont des haines et des désirs qui la guidaient. D’une part, elle les tenait de Baraquin, et d’autre part, les événements de sa vie avaient développé quelques dégoûts terribles.

— Ah ! soupira Antoinette Baraquin.… si t’étais pas une ostinée, une sauvage d’Amérique ! Y a pas que des gens pourris de la gueule.

— C’est tout ce que t’as à me dire ? fit plaintivement Lilas.

— Et quèque je te dirais ? Du moment que t’es comme Baraquin ? L’aiguille et la machine te casseront les yeux et les pattes. T’auras des varices comme ta pauv’mère. Et pis tu crèveras à l’hôpital. Tandis que si t’avais aussi gros de malice qu’un petit pois, tu saurais qu’y pousse du pognon dans les rues, mille fois plus qu’y ne pousse des navets chez les maraîchers. Y n’en pousse jusqu’au haut de la butte. T’as qu’à te baisser. Non ! t’aimes mieux pourrir avec les punaises. C’est dégoûtant…

Marthe ne s’impatienta pas. Le froid au cœur grandissait. Elle s’égarait en elle-même comme dans une solitude immense ; et, très loin, à l’autre rive du gouffre, elle revoyait le pays de l’enfance, le phare étincelant de la vie, une petite fille qui courait éperdument vers l’espérance claire, chaude, douce et mystérieuse comme les étoiles.

C’était dans une rue fumeuse. Les maisons élevaient des falaises jaunes ; il n’y avait guère d’espace, beaucoup de poussière, une boue huileuse, une effroyable multitude de pauvres gens.

Les corridors fleuraient l’urine, la peau chaude, avec des souffles brusques de ragoût, de graisse, de fumerons, de cochonnaille ou de choux. Toute la journée rôdaient des femmes en jupes de finette, de pilou ou de cotonnade ; il y en avait d’énormes, suantes d’embonpoint, qui traînaient leurs appas dans des enveloppes mal closes : des vieilles usées comme la margelle d’anciennes fontaines ; des maigres qui grouillaient avec vitesse dans les longs escaliers, et quelques créatures appétissantes dont la chair était pourchassée par des veneurs brutaux, mal vêtus, puant le vin, l’absinthe, l’échalote et le tabac de rebut, qui ne lavaient pas leurs dents, ne nettoyaient pas leurs ongles, laissaient la crasse générer des ferments sur leur épiderme.

Le logement des Baraquin prenait jour sur une cour quadrangulaire et comportait deux cabanons, quelques placards, une cuisine. C’était un lieu caverneux ; les murs suaient ; la vermine s’y réveillait aux premiers jours du printemps et ne prenait ses quartiers d’hiver qu’en décembre. En ce temps, la mère Baraquin était fraîche. Elle produisait une peau agréable et rassurante ; un beau buisson de poils lui poussait par le crâne ; elle ouvrait les lèvres sur des dents saines, où la carie avait à peine troué les dents de sagesse et une couple de grosses molaires ; son cou était savoureux, avec un pli qui, même souillé, avait du charme : elle étalait des épaules rondes et une poitrine fortement rembourrée ; et quelques hommes étaient renseignés sur la beauté de sa cuisse.

Cette femme molle ne cuisinait pas volontiers et s’était acclimatée aux ordures. Sa morale était sommaire et variable. Elle prêtait volontiers son sexe à ceux qui en sollicitaient l’usage, préférant que sa complaisance rapportât quelque don en nature ou en espèces. Toutefois, elle ne menait pas une vie très dissolue, par crainte de François Baraquin, dit Tournevis, ferblantier sanguin et brusque, élémentaire et crédule : il n’était pas difficile de le tromper, mais il rentrait souvent à l’improviste et n’admettait pas que la femme fût sortie. Sa colère était aveugle, Antoinette était sûre qu’il l’assommerait s’il apprenait son cocuage. Par surcroît, elle devait se méfier des enfants, surtout du petit Félix, qui était bavard, fureteur, plein de flair et doué d’une dangereuse mémoire. En sorte que les circonstances favorables étaient assez réduites,

Puis, Antoinette manquait d’imagination et avait la cervelle dure. Elle mit beaucoup d’années à comprendre le mécanisme de la prostitution parisienne.

C’est dans ce pays que Marthe vivait heureuse. Elle portait sa joie dans le rythme même de son être.

La nature l’avait construite avec soin. Tous ses organes connaissaient leur travail. Elle respirait à l’aise dans un air vicié ; elle était admirablement armée contre les microbes ; sa peau ne produisait ni acné, ni croûte, ni eczéma, ni furoncles, et le sang vif qu’elle avait hérité de François Baraquin lui refaisait continuellement des sensations neuves. De bonne heure, elle eut de l’éclat et cette indéfinissable atmosphère qui excite les hommes.

Avant la onzième année, elle avait subi plusieurs tentatives contre la pudeur. La chance seule la sauva du viol. Une autre chance voulut que les satyres fussent répugnants et farouches. Elle fut prise d’une méfiance que son agilité rendit efficace, car elle évita longtemps tout nouvel attentat.

D’autre part, elle eut des camarades parmi les garçons. Dans la cour comme dans la rue, presque tous connaissaient ce qui distingue les sexes et avaient des renseignements sur les actes que permet cette différence, Mais la plupart ne pouvaient dépasser un vague simulacre. Et des autres, Lilas concevait de la crainte et savait se défendre. En sorte qu’elle atteignit sa treizième année sans avoir subi autre chose que des manigances.

Il faut dire qu’elle n’était pas naturellement fort curieuse de ces choses : elle n’aimait pas les petits coins, mais les jeux en pleine cour, en plein pavé.

C’était la pure joie de vivre, comme un petit animal lâché sur la brande. Tout le mystère et toute la douceur de l’univers palpitaient dans l’air sale, dans les rais d’un soleil gêné par les toits, les façades, les poussières et les fumées, dans les lueurs d’aquarium des pluies et des brumes, dans la cinglée du vent d’hiver, La jeune faubourienne avait ses savanes, ses brousses, ses sources, ses bêtes et ses cataclysmes. Sur quelle prairie passent de plus nombreuses bandes de chevaux ? Quelle steppe est parcourue de loups, quel désert de chacals, autant que la rue de dogues, de barbets, de danois, d’épagneuls, de mâtins, de bordeaux ? De petites panthères bondissent sur les fenêtres, se glissent sur les égouts, explorent les caves et miaulent d’amour dans les nuits tièdes. Les moineaux roux et blonds tirent leur subsistance de l’homme, et ne sauraient vivre en tel nombre dans aucune solitude ; les hirondelles tranchent de l’aile une atmosphère pleine d’animalcules nourrissants : on aperçoit des pigeons picorant la crotte ; des merles, des ramiers, des bouvreuils poussent aux Buttes-Chaumont ; les mouches pullulent ; une pierre retournée découvre les cloportes : les cafards bruissent dans les boulangeries : les araignées tissent, sournoises ; les puces sautent, indestructibles ; les punaises ont des casemates dans la muraille ; les poux ne prennent même la peine de chercher un autre gîte que la tête humaine ; et il y a des faucheux, des bêtes à bon Dieu, des fourmis, des moustiques, des noctuelles…

Ainsi, dans la ville, où l’homme ne voit plus que lui-même et ses semblables, l’enfant aperçoit encore partout l’énigme de la bête.

Lilas connaissait des terrains vagues aussi sauvages que des landes ; elle rôdait à travers des marchés où voisinent tous les produits de la terre ; elle descendait dans des caves terrifiantes comme des cavernes. Certains jours, l’eau d’averse coule en torrents ; le matin, un ruisseau murmure contre le trottoir, les gouttières distillent des sources, chaque cuisine a sa fontaine qui bruit au gré de la ménagère, l’arroseur lance sa poussière humide dans la poussière sèche et les pavés chauds, Et partout passent des choses douces ou terribles : des violons roucoulent au coin des rues, deux hommes enseignent aux midinettes la chanson nouvelle, des odeurs magiques jaillissent de la boutique du rôtisseur, des voyous s’éborgnent, ou bien la femme du quatrième a été assassinée par son mari, un corbillard roule les morts mystérieux, la petite vérole est dans le quartier, une fillette est écrasée par un tombereau.

Pour Marthe, toute chose est à la fois très naturelle et incompréhensible. Elle flotte dans ce pays de moellons, de pavés et de briques avec une âme aussi neuve qu’une feuille d’avril. Elle a l’impression que tout a commencé en même temps qu’elle, et cette sensation ne reçoit aucun démenti de la différence des âges. Les choses sont. La vie palpite. Et c’est extraordinairement charmant lorsqu’elle mange, lorsqu’elle joue, lorsqu’elle regarde des choses joyeuses ou neuves. Elle connaît la souffrance : Antoinette a la main dure, Baraquin à des démangeaisons brusques dans la paume, et les soulage sur les joues de Lilas ; on bâille à l’école, quelquefois les grands ou les grandes cognent, on tombe sur la rotule ou sur l’épaule ; on a peur, on s’ennuie toute seule, ou encore il ne faut ni bouger, ni rire, ni parler.

Mais continuellement l’âme s’enchante. L’espoir est dans toute la chair. Il va toujours arriver quelque chose, et ce sera si bon ! Puis, par des livres qu’elle lit hâtivement, et qu’elle a la chance de mal comprendre, elle conçoit des prodiges ; elle sait qu’il y a des orphelines qui sont belles et qui rencontrent le marquis, le comte, le duc ou simplement l’explorateur qui a découvert une mine d’or. Elle pourrait bien être l’orpheline et elle attend, frémissante, dans le terrain vague ou sur le banc du square.

Il y eut la première communion, puis la mort de François Baraquin. Elle sentit tout à coup qu’une force l’avait protégée et que cette force disparaissait : Baraquin était capricieux et colérique, mais il aimait sa petite fille et il avait le courage des chiens ratiers. Après que Bricoux, dit « les Escarbilles », avait tenté de la violer sur l’escalier de la cave, Baraquin avait été le saisir dans son domicile. Il y avait eu une lutte frénétique. Le ferblantier traîna Bricoux vaincu dans la cour : et là, dansant sur sa carcasse et lui crevant le nez, il l’enduisit de boue, il lui pissa sur la face.

Ce châtiment avait impressionné les hommes. Beaucoup, qui eussent essayé de toucher à la petite, y renoncèrent par crainte.

Quand Baraquin fut mort, il n’y eut plus personne entre Lilas et les mâles. Antoinette était indifférente ; Félix avait le cœur lâche et les muscles mous. L’enfant dut se fier uniquement à sa ruse, à sa prudence, à son flair, à son agilité. Elle devenait toujours plus attisante, avec la bouche, les yeux et le genre de chair qui enragent le désir ; sa torche de cheveux et sa blancheur illuminaient ; elle était une lueur qui passe. On la voyait de loin ; on était déjà attentif quand on n’avait pas même pensé à regarder les autres filles, on passait d’un trottoir à l’autre pour la mieux considérer.

Elle eut quelques amoureux, presque malgré elle. Un seul lui plut. C’était un ébéniste. Sur sa face toute jeune poussait déjà du gros poil. Il s’entretenait avec soin, il se lavait les mains et, parfois, se nettoyait les ongles. Son haleine était propre, il portait un chapeau rond et un complet gris à petites raies carmin. C’était un bon chien, toujours prêt à rire, au porte-monnaie généreux. C’est peut-être avec lui que Marthe aurait succombé, il avait eu l’habileté et la patience ; mais l’habitude des conquêtes rapides le rendit imprudent, et il eut le tort de boire un coup pour se donner de l’estomac.

C’était un samedi. Il réussit à entraîner Lilas dans sa chambre. Il fut stupide et brutal ; il était sur le point de la contraindre, lorsqu’elle se mit à hurler. Elle hurlait comme une louve. Sa voix monta les étages et ricocha sur la chaussée, l’on entendit des hommes qui se ruaient dans le corridor. Alors, il lui cracha dans les yeux, il la jeta sur le palier.

Elle descendit lentement, soudain calmée, et elle dit à la foule qui s’assemblait :

— C’est pas utile… On s’a cogné, mais y a pas de casse.

Ils rirent et lui firent passage en proférant quelques farces.

Cette aventure la rendit plus circonspecte encore. Lorsqu’elle était seule, elle marchait très vite ; elle fréquentait de préférence les rues où l’on voit beaucoup de passants, de voitures, de boutiques. Tout de même, elle sentait l’absence de Baraquin. Antoinette était aigre ; depuis longtemps, elle ne s’intéressait plus à ses gosses ; elle rôdait pour son compte ; il lui arrivait de ramener des hommes. Mais déjà variqueuse, c’est en ce temps qu’elle prit la syphilis, et quoique le mal eût été très bénin, il la détériora : ses cheveux se raréfièrent, sa peau prit une teinte plombagineuse, puis ses yeux produisaient trop d’eau et un poids lui entravait les jambes. Il fallut, ou à peu près, renoncer à la retape. Et elle finit par se coller avec Nicolas Camouche, dit Paille-de-Fer, cordonnier en chambre.

C’était un boiteux, très court, avec un torse en cuve, une tête jaune énorme. La bile verdissait ses paupières, ses cheveux s’étalaient en charpie sale, il ouvrait de gros yeux creux que, durant son travail, il doublait de lunettes. Le pouce de sa main droite était d’une grosseur monstrueuse.

Cette créature basse et massive recélait une extraordinaire salacité. Au reste, par l’odeur, par des gestes brusques, il rappelait le bouc, dont il avait l’énergie.

Quoique faible sur ses jambes, il était redoutable par la vigueur de son étreinte, par l’emprise formidable de sa serre.

Il se régala d’abord de la chair arthritique d’Antoinette. Sa fureur de chauffe-la-couche, presque toujours repoussé, à moins qu’il ne soldât les caresses, se dépensait chaque nuit et souvent dans la journée. C’était un bon ouvrier. Il tapait sur les semelles ou tirait l’alène, assis contre la fenêtre jusqu’au coucher du soleil, ou bien dans la lueur d’un bocal d’eau posé devant une lampe.

Il gagnait de bonnes journées, Point avare et sans prévoyance, il dépensait le gain avec sa maîtresse. Elle connut plus de grimaces, plus de chansons, plus de vaudevilles obscènes, plus de drames furibonds, pendant quelques mois, que pendant tout le reste de son existence. Il ne la menait pas seulement aux Bouffes-du-Nord ou à la Gaîté-Rochechouart, mais jusqu’à l’Eldorado, l’Ambigu, Ba-Ta-Clan. D’ailleurs, il connaissait les bons trucs pour obtenir le billet de faveur ou l’entrée à prix réduit, et pouvait ajouter au spectacle un museau de bœuf, une choucroute ou une saucisse rôtie.

Antoinette mena ainsi « la grande vie », que le père Baraquin lui avait impitoyablement refusée. Il y eut des soirs où, faute d’omnibus, elle s’étendit sur le capitonnage des fiacres : elle ne voyait guère de différence entre son sort et celui des marquises et des duchesses, dont ses rares lectures lui décrivaient l’existence avec exactitude et minutie.

On emmenait Lilas. Rarement d’abord, Puis, malgré l’opposition hargneuse d’Antoinette, le savetier l’invita chaque samedi soir. Pour elle aussi, ce furent des heures admirables. Quand elle était assise sur la panne rouge, tandis que Lagardère marquait au front les assassins de Nevers, que le Régent protégeait l’innocence, que l’orpheline fuyait, poursuivie par ses bourreaux, elle concevait la joie de vivre et se faisait une idée précise des princes, des seigneurs, du grand monde, des bandits et de la richesse.

Elle ne pressentait aucunement les desseins de Nicolas Camouche : c’est qu’il était sournois et patient. Comme il n’avait pas encore fini de s’assouvir sur Antoinette, il cuisinait, à loisir, la « petite grive » en tirant sur le ligneul. Il espérait arriver à ses fins par la douceur. Car c’était un cerveau plein d’illusions. Encore que son expérience galante n’eût pas été heureuse, il n’en croyait pas les événements, et lorsqu’il voyait, au théâtre, les hommes traîtres et hideux, il n’y reconnaissait pas un trait de sa personne. Il s’attribuait opiniâtrément une sorte de charme, où il y avait de l’élégance, il ne doutait point que Lilas y fût sensible. Elle se jetterait dans ses bras ou, pour le moins, lui ferait des agaceries. Comme elle restait paisible, il décida qu’elle cachait son jeu. Parfois aussi, il pensait qu’elle avait des scrupules ; car, enfin, Antoinette était sa mère…

Tant qu’il ne fut pas rassasié de celle-ci, ces raisons le satisfirent. Puis l’heure vint où le nouveau désir domina ; il ne goûta plus Antoinette qu’avec indifférence ; souvent, il n’avait même plus le courage de se mettre à l’œuvre. Alors, il fut moins sournois. Lorsqu’il était seul avec Marthe, il s’arrêtait de taper ou de coudre, il ôtait ses lunettes et, de ses yeux creux, la regardait en face. Ce regard semblait venir de très loin, il y passait de petites traînées de phosphore. Et la bouche était épouvantable, avec sa lèvre supérieure en auvent, pareille à ces limaces orangées qui rampent dans les sentiers, au crépuscule.

Il parlait :

— Te v’là grande… oui, y a pas à dire, t’es une femme… t’es faite, ma gosse, c’est épatant c’que t’es faite. Et puis, sans blague, gironde !

Ses yeux creux scintillaient, une excitation crispait sa joue huileuse et Marthe s’inquiétait vaguement encore, ne redoutant guère le bonhomme. Il s’en tint longtemps à des paroles. Un jour, il caressa les cheveux de la petite :

— Des cheveux comme ça, j’en ai jamais vu ! s’exclamait-il… C’est des cheveux de princesse angliche.

Elle s’était retirée, vivement. Indécis, devenu vert, les lèvres couleur de vieux jambon, il la considérait.

— Y à pas d’injure ! chevrotait-il, Ça peut se dire, vu que c’est un compliment.

Mais elle savait bien qu’il ne proférait pas de compliments devant Antoinette,

Elle se méfia davantage ; malgré la cautèle de Camouche et les traîtrises du hasard, elle fut rarement seule au gîte, lorsque la mère n’y était point.

Lui, cependant, séchait de désir, Assis sur son trépied, les reins chauds, il ne pensait qu’à cette fille. Lorsque la lumière des cheveux envahissait le logis, il tremblotait, et quand il était seul, il embrassait les camisoles de Marthe. Une jeunesse navrée et violente tenailla sa moelle ; il se persuada qu’à force de la vouloir il la posséderait. Cependant, il hésitait à employer la force, car il n’aimait pas les tribunaux, et la petite romance continuait à lui chanter au cœur.

Il fit des économies. Un jour qu’Antoinette venait de sortir à l’improviste, il tira de sa poche une petite montre d’or, et la tendant à Lilas :

— C’est pour toi, dit-il d’une voix rauque. Cache-la. Ta mère te la reprendrait, Et puis, n’en dis rien à personne !

Elle jeta un regard sur la frêle mécanique. La boîte était plate, avec des gaufrures ; le cadran jaune montrait des heures d’émail. Un frisson de convoitise la secoua. Elle fut la fille sauvage devant la pierre rouge ou bleue, devant un collier de coquilles : le bijou a tracé dans nos atavismes un sillon impérissable ; pour le jeune enfant même, c’est un signe féerique. Elle ne la prit pas, mais elle fut attendrie :

— Merci, dit-elle doucement. Je ne pourrais pas la cacher.

— Ben ! fit-il tout tremblant, une petite bave aux lèvres, ne la cache pas… Tu diras que c’est un gigolo qui te l’a donnée, Ta mère n’est pas contraire à ce que tu fréquentes… Si elle gueule, tiens, v’là une pièce de cinq francs… tu auras qu’à la lui donner. Du coup, elle fermera sa malle !

C’était tentant. Une ivresse passa. Mais Lilas sentit bien que si elle prenait le cadeau, elle cesserait d’étre libre : quelque chose était en elle qui la forcerait à payer cette dette. Elle darda encore un regard sur la montre, elle refusa :

— Non ! dit-elle, j’ai rien fait pour l’avoir. Je peux pas !

— Bêtasse ! T’as rien fait, et puis ? Si ça me plaît de t’offrir ça !

— Et pourquoi que vous me l’offrez ?

— Tiens, parce que c’est mon idée… J’te gobe. Y a pas de casse…

— Si j’étais un garçon, vous n’auriez pas pensé à ça.

— Tu peux le dire. Mais t’es pas un garçon… t’es une fille, et une belle fille !

Il poussa un rauquement et, entraîné par une sensation trop forte :

— Je peux bien te le dire, après tout. J’en suis malade, je pense plus qu’à toi. Je tuerais quéqu’un pour t’avoir. Ça m’a pris… c’est pas ma faute… c’est « l’hydre de la nature !… » Vois-tu, ma gosse, j’en peux plus, j’en étouffe, je claquerai si je ne peux pas t’avoir. Écoute, c’est pas de la blague. Je suis un homme sérieux qui connaît l’existence… Tu sais comme je suis travailleur, comme je fais de bonnes journées et que je regarde pas à la dépense. Ben ! si tu veux, tout ça sera pour toi. Je travaillerai double et triple. Dis oui et on fout le camp tout de suite. Je m’acharnerai pour toi… Je me crèverai pour te faire heureuse !

Il pleurait presque ; il y avait des gouttes grasses sur ses tempes et au bord de ses cheveux ; Il était hideux et lamentable ; il ressemblait à un vieux chien, et son émotion le faisait suer. Elle, de songer à ce qu’il voulait, fut prise d’un dégoût qui lui levait le cœur ; mais comme il parlait avec humilité, elle avait aussi de la compassion :

— Faut pas ! répondit-elle. C’est des idées. Ça passera. Moi, c’est pas dans mes cordes… Je veux pas me coller !

— Ce n’est que ça ! cria-t-il. T’as qu’un mot à dire, on ira à la mairerie.

— Je veux pas non plus. Et puis, vous n’y pensez pas. Ça serait pas chic du tout. Vous êtes à ma mère. Voyons, une fille ne peut pas prendre un homme à sa mère !

— Cette réponse déconcerta un instant Paille-de-Fer. Puis, il répondit :

— D’abord, j’suis pas à ta mère. On est l’oiseau sur la branche ! J’ai pas fait de bail ni elle non plus. Elle peut bien faire ce qu’elle voudra… et moi itou… Et elle est pas déjà si chouette avec toi. Tu lui dois rien, t’as pas demandé d’y venir ; elle t’a posée comme une poule pose un œuf ! D’ailleurs, tu lui feras aucun mal, vu que je comptais bien la plaquer un d’ces quat matins : elle est trop crampon.

Il s’animait et, à mesure, il devenait moins pitoyable. La fin du discours choqua Marthe. Elle s’indigna de ce que ce sale savetier osât trouver une femme crampon ; il aurait dû être trop content d’avoir trouvé Antoinette.

— Et après ! s’exclama-t-elle avec goguenardise. C’est pas seulement pour elle, c’est aussi pour moi. Bien sûr que c’est pas propre, une fille qui va avec le type à sa mère. Je suis pas de cet omnibus-là !…

— Ah ! t’es pas de cet omnibus-là ! fit le cordonnier.

Une fureur enfla les pectoraux de Camouche et enfuma ses prunelles : il se jeta sur Lilas du même mouvement dont il aurait donné un coup de couteau. D’un crochet, elle l’évita, et comme ilse tournait pour revenir à la charge, elle empoigna un traversin sur le lit de fer et le lui lança de toutes ses forces. Il tituba, s’affala contre la muraille ; elle eut le temps de prendre la porte et de s’enfuir.


Lilas n’osa rien dire à sa mère. Elle était sûre que Camouche nierait. Elle se tut donc ; la vie continua, sournoise.

Paille-de-Fer semblait avoir tout oublié, il travaillait avec vigilance, il était même plus impassible, mais des rides de mauvais augure passaient par saccades au milieu de son front.

Sa résolution était prise. Une âme de criminel lui poussait, hypnotisée sur un désir invariable. Il méditait son coup, avec patience, et il voulait d’autant plus Lilas qu’il l’avait prise en haine.

Plusieurs semaines s’écoulèrent. Elle se tenait sur ses gardes ; elle barricadait chaque soir le cabinet noir où on avait étendu sa paillasse et jamais elle ne demeurait une minute seule avec le cordonnier. Mais lorsqu’on vit ensemble, l’occasion finit toujours par se produire.

Un après-midi, Antoinette se rendit au boulevard Richard-Lenoir, dans l’intention d’acheter une jupe d’occasion chez une revendeuse. Le cordonnier, pendant le déjeuner, annonça qu’il irait de son côté jusqu’à Saint-Denis, où il avait une « affaire de cuirs ».

Marthe rentra sans méfiance. Elle jeta toutefois un coup d’œil dans le logis avant d’entrer définitivement. Personne. Alors, elle referma la porte, et elle se dirigeait vers un placard, où elle comptait prendre un exemplaire dépareillé de la Petite Mionne, lorsque Camouche jaillit de derrière le lit de fer, Quand elle se retourna, il était trop tard, il la tenait acculée dans l’encoignure.

— Si tu pousses un cri… un seul petit cri, fit-il d’une voix d’assassin, je t’étrangle ! Et c’est pas des mots.

Il était immonde et épouvantable, on aurait dit que sa peau était devenue du plâtre sale : elle s’écaillait, elle n’avait plus de sang ni même de bile. Ah ! Marthe vit bien que ce n’était pas de la frime. Et, presque aussi pâle que lui, avec des battements de cœur qui semblaient lui monter jusque dans la gorge, elle supplia :

— Ne me faites pas de mal !

— C’est pas du mal que je veux te faire, rauquait-il… c’est du bien. T’as qu’à être gentille…

Il approchait son mufle et son pouce gigantesque. Dans l’excès de sa terreur, elle se précipita sur lui et tenta de se frayer passage. Les deux mains se refermèrent sur son cou, l’énorme pouce pesa :

— Pas un mot, j’te dis. T’es à moi, Tu peuxpas t’en sortir. J’te crèverais.

Elle eut une minute d’excessive faiblesse : sa volonté fondit, ses jarrets plièrent, elle ne résista plus. Il se mit à la pousser et brusquement il la bascula. Alors seulement, elle n’eut plus peur de la mort, elle ne redouta que la chose qui allait se passer, et cette odeur de chien galeux que répandait Camouche.

Ce fut une lutte frénétique. Il continuait à la tenir au cou, d’une poigne, et, de l’autre, il étreignait les mains qui, infatigablement, cherchaient à le griffer. Il aurait pu l’étouffer sans peine, mais cette extrémité le rebutait : il la voulait vivante. Aussi, pressait-il à petites secousses, tout en tenant très ferme. Il espérait la stupéfier, la jeter dans un demi-évanouissement propice.

Elle essayait de crier et n’exhalait qu’un grognement sourd, elle se roidissait et ne cessait de rebondir ; ses reins faiblissaient ; une torpeur envahissait ses tempes, il y eut une minute où son être plongea presque dans l’inconscience. Une sensation violente la réveilla, une douleur profonde, et la brutalité de cette souffrance lui rendit une énergie si soudaine qu’elle rejeta Camouche. Alors, elle le mordit au visage, elle lui planta ses griffes dans les yeux. Aveuglé, fou de rage, il ressaisit la gorge de la jeune fille, cette fois d’une main de meurtrier. Et il proférait des choses haletantes :

— Garce !… Salope !… Je te voulais que du bien… c’est comme ça que tu me récompenses ! De ce coup, tu vas voir !… Quand je devrais porter ma tête à Deibler… Attends ! attends !

Elle se débattait plus faiblement et, avec un han ! il la tordait, il l’asphyxiait. Il n’entendit pas qu’on introduisait une clef dans la serrure, il ne se retourna qu’au cri furieux d’Antoinette. Elle tenait déjà à deux mains le bocal du savetier et, de toutes ses forces, elle en versait le contenu sur l’homme et sa victime.

— Ah ! les salauds ! Les crapules ! glapissait-elle.

Camouche s’était dressé, refroidi par l’eau et par l’événement. Il se tenait là avec sa face de plâtre jaune où perlait l’huile de sa sueur, hagard, farouche, tremblotant, Antoinette lui cracha au visage, puis elle se précipita sur Marthe, qu’elle gifla à trois reprises, de toutes ses forces, en grondant comme une louve.

Elle savait bien pourtant que sa fille n’était point coupable, mais elle l’exécrait autant que si la trahison eût été réciproque, et elle ressentait aussi une indignation obscure parce que Lilas avait dédaigné Camouche,

— Petite rosse, c’est comme ça que tu chauffes les hommes ! J’vas t’en fiche, moi, de la coucherie… J’vas faire dégringoler tes puces le long de ton derrière.

Marthe sanglotait amèrement, Toute l’horreur des faibles criait au fond de sa chair, Enfin une révolte la redressa :

— Tu sais bien que tu mens ! Tu sais bien qu’il était en train de m’étrangler… il n’y a qu’à regarder sa gueule saignante… Et j’en ai assez ! Me touche plus !

Elle avait pris le marteau de Nicolas et le brandissait. Antoinette préféra ne pas vérifier la sincérité des menaces, Elle se retourna vers le savetier, lui cracha une seconde fois à la face et, ce geste exaltant sa rage, elle saisit une alène :

— Fous le camp, ou je te crève !

Il jeta autour de lui un regard vacillant, une folie passa sur son masque, puis il fut étrangement calme :

— Ben quoi ! fit-il d’une voix douce… C’était pas sérieux, c’était comme ça un petit jeu… Tu penses bien que j’aurais pas été faire des saletés avec une gamine !

— Fous le camp ! aboya la mère Baraquin… Je fais un malheur ! Et j’appelle les sergents de ville. Ah ! mon vieux, t’en ferais une tête devant les juges.

— Écoute, Antoinette, je te promets que j’ai rien fait.

S’il avait crié, et surtout s’il avait levé la main sur elle, Antoinette aurait cané. En le voyant tout vert d’épouvante, sa rage s’affola, elle se jeta sur lui pour le saigner. Mais il l’évita, et filant par la tangente, il gagna la porte :

— Je suis un honnête homme, et ça se passera pas comme ça !


Quand il fut sorti, les deux femmes se regardèrent en silence. Puis, la mère licha sa jalousie en invectives et en menaces :

— Vache à maquereau ! M… de trottoir ! Vadrouille ! Si tu l’avais pas aguiché, il t’aurait laissé tranquille. Tu tournais près de lui comme une chienne. T’as exposé ta viande… C’est aussi pire que si tu y étais allée carrément. Pour une rosse, t’es une rosse… et pour une carne, t’en es une fameuse. Ça ne fait rien. Je réglerai ton compte et ça sera aux petits oignons !

Lilas était tombée sur une chaise. Elle écoutait cette voix crapuleuse qui était la voix de sa mère, et toute la misère du monde pesait sur ses épaules. Quelque chose brülait au centre de son corps. Elle n’apercevait ni le passé ni l’avenir ; elle était dans le présent comme dans une éternité affreuse et sans remède, À la fin, elle murmura :

— Je n’ai pas couru après lui. Je l’ai jamais écouté. Quand il était seul dans le logement, je filais dehors. Tu le sais bien… tu le sais bien ! Pourquoi que tu n’as pas compassion de moi ? Moi je t’aime bien, pourtant !

Ah ! qu’un peu de pitié lui aurait fait du bien. Ah ! rien que de lui passer la main sur le dos, comme on fait aux chiens et aux chevaux… elle se serait sentie presque heureuse, Mais la mère jalouse ricanait :

— De quoi, compassion ! Quand tu m’as pris mon homme !

Elle ne sortit pas de là.

Et l’horrible soir passa, puis la nuit et des jours.

Le savetier ne reparut point. Il fit chercher ses outils et ses cuirs, il partit pour l’autre rive, au fond de Grenelle. Ensuite, la vie se remit à tisser sa toile.

Lilas savait qu’elle avait perdu de sa valeur. Quoique Camouche ne l’eût point possédée, elle était de ces filles qu’on ne mène pas volontiers devant le maire ni à l’église. Elle était comme elles et pas comme elles. Comment l’expliquer ? « Un homme qui la croirait saurait bien qu’elle restait neuve tout de même ; mais qui la croirait ? »

Cette idée la rongea d’abord, elle en était honteuse : à la longue, elle s’y habitua. Les choses que son malheur avait partout mises en désordre reprirent leur place. Son sang bondissait, trop riche pour le pessimisme. Elle regardait à travers l’atmosphère pour découvrir la joie, et l’espérance coulait à pleins bords.

Le travail même, la petite aiguille ennuyeuse et monotone, la machine qui fatigue le dos, la patronne qui harcèle et gronde ne l’accablaient point. Au matin, la lumière était de nouveau créée, Lilas courait sur le trottoir d’un pied pétulant et gai, ses yeux se nourrissaient de la rue et des créatures, il y avait partout des scènes qui promettaient la délivrance : devant le bijoutier, elle conçoit des miracles, l’odeur du pain chaud et des pâtisseries réveille une convoitise qui la rend confiante, les viandes roses, les galantines, les boîtes de sardines, les saucissons, les chipolatas l’hypnotisent aux devantures des charcutiers.

Peut-être Marthe rêvait-elle d’amour, mais avec une extrême prudence. Sa défiance du mâle était encore accrue. La peur l’enveloppait et la rendait subtile, Pour la rassurer, il aurait fallu un homme à la fois très doux, très propre, très discret dans ses paroles, et qui pourtant n’eût pas l’air d’être d’une autre race.

Ces hommes croissent rarement dans les quartiers pauvres. Les ouvriers étaient trop souvent débraillés et leurs paroles manquaient de mesure, les employés ne se prenaient pas pour la queue de la poire et semblaient sournois ou goguenards. Tous d’ailleurs montraient trop vite où ils voulaient en venir ; le souvenir du pouce de Camouche et la brutale blessure avaient laissé une phobie à la jeune fille, Pas moins qu’une autre, elle n’était faite pour aimer ; mais celui-là seul aurait des chances qui saurait la séduire très lentement et lui inspirer une confiance profonde. Les discrets sont aussi les timides. Ils bafouillent : on ne sait pas ce qu’ils veulent dire et ils vous font partager leur gêne, Et quand on est irrésolue, d’être par surcroît gênée suffit à tout rompre.

Elle eut seize ans ; elle savait qu’elle était une belle fille, très attisante. Le hasard de quelques lectures, peut-être aussi l’atavisme du père Baraquin, qui était un animal social très régulier, lui firent décider que l’amour devait être précédé du mariage. Sans doute le dégoût où la jetait l’existence d’Antoinette aida à lui enfoncer cette idée dans la tête.

Antoinette vivait comme les chattes sur les gouttières. Quoiqu’elle fût usée et qu’elle fatiguât terriblement des reins, elle gardait une ardeur vaseuse. Et comme les amateurs ne foisonnaient point, il lui fallait faire la chasse. Sur ses jambes enflées, avec son cœur lourd, la besogne était incommode. Elle amenait des types ignobles qui la lâchaient aussitôt. Ces vadrouilles devenaient de plus en plus clairsemées, tant à cause de la rareté des amateurs que par l’accroissement de la lassitude. D’autre part, elles devenaient toujours plus ignobles et ancraient Lilas dans ses répugnances.

Mais les pièges qui entourent la créature sont innombrables et la créature est soumise aux rencontres obscures de l’énergie et de la matière. Puis, toutes les fictions ancestrales vivent en elle et l’aveuglent.

Marthe rencontra, près de Lariboisière, celui qui avait la parole aimable, avec la patience et la douceur. C’était un employé des Masses-Laborieuses. Il cachait une construction faible sous des vestons violemment carrés par l’épaulette américaine, et une santé indigente sous un teint frais. Ses yeux avaient la couleur des boules d’indigo, avec deux pupilles dilatées, d’une incertitude séduisante. Il portait une barbe noire en fer à cheval, ses cheveux frisottaient autour des oreilles, ses lèvres avaient un sourire rose sur des dents étincelantes, il lavait avec soin ses mains, son visage et même son cou. En outre, il lisait avec assiduité les romans populaires. Il connaissait même beaucoup de feuilletons d’un autre âge : Les coups d’épée de Monsieur de la Guerche, la Jeunesse du roi Henri, les Mystères de Paris, Monsieur Lecocq, le Tambour de la trente-deuxième, Marcof le Malouin, les Habits noirs. Ces récits étaient déposés dans sa mémoire par couches, comme le limon au fond des lacs. Il retrouvait tout de suite le nom des personnages et leurs exploits, citait les passages comiques avec un rire discret, se souvenait de la beauté des héroïnes et de leurs épreuves.

Sa voix était un peu basse, presque rauque, mais sympathique. Lilas reconnut que c’était un homme très supérieur aux autres. Son admiration s’accrut lorsqu’elle constata qu’il avait les mêmes opinions qu’elle sur la Petite Mionne et sur Fleur-de-Marie.

Il l’accosta au coin de la rue.

C’était un soir d’avril. Le ciel venait de chasser un grand nuage, et l’on voyait de petites étoiles, au-dessus de l’hôpital Lariboisière, Il lui parla avec distinction :

— Pardon, excuse, mademoiselle… Est-ce que je ne vous ai pas rencontrée aux Bouffes-du-Nord, un soir où on jouait Gigolette ?

Il avait soulevé son melon, esquissé quelque chose comme une révérence, Elle voulut d’abord le dépasser, mais elle ne put s’empêcher de se dire qu’il parlait très bien ; et puis, il descendait une brise molle, où l’on sentait une odeur de foin.

— Je ne m’en rappelle pas ! dit-elle. C’est bien possible… Des fois, je vais aux Bouffes-du-Nord.

— Il me semble bien vous reconnaître ! Et, d’ailleurs, ça serait difficile qu’on vous prenne pour une autre… Je n’ai pas souvent rencontré une personne qui était aussi jolie.

— Faut pas vous moquer ! fit-elle, confuse, et reconnaissant qu’il était tout à fait bien élevé.

— Je n’me moque pas. C’est la pure vérité. Vous devez bien le savoir, allez. Quand on est jolie comme ça, on ne manque pas de gens pour vous le dire. Si ça ne vous gênait pas, on pourrait faire quelques pas ensemble.

Ça ne la gênait pas. Que pouvait-elle craindre ? S’il lui déplaisait, il serait toujours bien temps d’en finir. Alors, il marcha près d’elle et il se présenta. Il se nommait Émile Aubert, était employé au rayon de la chapellerie, et se faisait 150 francs par mois. Il avait encore ses parents ; son père était garçon boucher et sa mère cardeuse de matelas. Lui n’avait pas voulu être ouvrier, mais il ne méprisait personne, Il espérait devenir à la longue chef de rayon, à moins qu’il ne gagnât un gros lot à la loterie :

— Dès qu’il y a une loterie, j’achète un billet. Jamais j’en laisse passer une, je veux dire quand je la connais. Chaque fois que je ne gagne pas, c’est une chance de plus de gagner une autre fois. Si jamais j’avais la veine, savez-vous ce que je ferais ? J’ouvrirais un joli restaurant, avec une salle de café et un billard. C’est mon rêve, quoi !

Ils dévalaient à pas menus le long des rues où l’araignée du soir tissait ses mailles. Les étoiles croissaient en éclat et en nombre, le croissant étalait une broche délicate, avec un petit diamant entre les pointes, une poudre de perles palpitait sur le Chemin de Saint-Jacques. Et les passants glissaient vers leurs tanières, avec des allures affamées. C’est ainsi qu’ils littérature et théâtre. Il venait de voir la Grande Famille. Il avait été très frappé de la rivalité du chef et du subordonné.

— C’est sûr que, pour les officiers, on n’est pas des hommes, remarqua-t-il. Des fois, pourtant, le soldat est plus mariolle que le chef. Ah ! j’aurais pas voulu me trouver à la place du sergent ; mais, si je m’y étais trouvé, je ne me serais pas laissé faire, quand même il aurait fallu passer à Biribi… Devant l’amour, on est tous égaux !

Ensuite, par une pente naturelle, ils parlèrent de Païllasse, que publiait le Conteur populaire. Là, c’était un pauvre bougre de saltimbanque qui avait épousé une fille de grand seigneur, au temps où elle était abandonnée. La famille venait de reprendre la jeune femme et, loin de son mari, elle languissait.

— Qu’est-ce qui va arriver ? demanda Marthe.

— Paillasse la rattrapera, affirma Émile. Et y faudra bien que le vieux cède ! Dame ! il est son mari, après tout, sans compter qu’elle est mère.

— C’est vrai, mais si on la fait disparaître ?

Cette hypothèse le rendit soucieux, Ils marchèrent quelques minutes en silence. Enfin, il dit :

— Qu’est-ce que vous feriez, si vous étiez l’héroïne ?

— Moi ? s’écria-t-elle avec véhémence. Ah bien ! ça ne serait pas long… Je dirais à mon grand-père : « Paillasse ou la mort, »

Il approuva énergiquement cette réponse et offrit une poignée de main à Lilas, disant :

— Je suis sûr qu’elle ne pouvait pas être plus jolie que vous.

Ces paroles embaumèrent le soir. Marthe n’en avait entendu d’aussi belles qu’à l’Ambigu, aux Bouffes-du-Nord et dans les romances. Elle était charmée aussi de la poignée de main, Quand il proposa de la retrouver le lendemain, elle ne refusa point.

Ils se revirent, Pendant plus d’une semaine, il ne tenta ni de l’embrasser, ni de la pincer quelque part, comme faisaient les autres hommes. Il aimait causer ; elle était stupéfaite de voir combien ils avaient d’idées communes : ainsi qu’elle, il préférait les héroïnes blondes, il s’enthousiasmait pour les personnages qui cachent une grande force et une bravoure surhumaine sous des dehors élégants ; il ne pouvait souffrir un récit qui finissait mal, — et, dans la vie, il aurait voulu être son propre maître, avoir des bagues, une montre, une chaîne en or, une grande armoire à glace biseautée, beaucoup de vêtements et de linge, passer ses soirées au théâtre et le dimanche à la campagne. Pour le reste, il croyait qu’il n’y a que l’honnêteté.

Tant de goûts conformes aux siens la ravissaient. Elle se mit à l’aimer d’un amour qui, d’abord mijotait tout doucement dans son cœur. À mesure sa prudence fondit, sa tendresse devint plus chaude. Le temps arriva où elle bouillonnait nuit et jour. Il s’en aperçut bien. Il lui proposa à plusieurs reprises de venir voir sa chambre, et, par deux fois, elle l’accompagna jusqu’à la porte de sa maison ; lorsqu’elle apercevait le corridor bas, aux murs suants et couleur de viande, elle se rappelait si vivement Paille-de-Fer et les autres qu’elle reculait, épouvantée.

Émile, prudent et mariolle, comprit qu’il fallait user d’une autre tactique. Il proposa une promenade au bois de Clamart, où il connaissait des fourrés propices. Elle accepta, et, le dimanche matin, dès 9 heures, ils prenaient le tramway Bastille-Porte Rapp, avec la correspondance Saint-Germain-des-Prés-Clamart. Le temps était moutonneux ; une bande de nuages blafards plana longtemps sur le zénith.

— Vous croyez pas qu’il pleuvra ? demandait-elle.

Il flairait l’air et se touchait la narine :

— Je ne crois pas. Quand il va tomber de l’eau j’ai le nez qui me démange. Un petit coup de soleil va bouffer le mauvais temps.

Au fond, il espérait la rincée, car les chambres d’hôtel valent mieux que les fourrés — et il avait emmené une belle pièce d’or avec deux écus de cent sous.

Près des fortifications, le ciel s’obscurcit encore, il y eut une odeur d’orage, les nues galopèrent en tourbillon.

Bah ! fit-il, c’est pas une affaire. Je connais un restaurant épatant où on peut déjeuner sous une galerie. Il est fameux pour la tête de veau.

Quand ils arrivèrent à Clamart, le bois était presque désert : les Parisiens attendaient la décision des nuages.

— Allons-y quand même, dit le jeune homme avec douceur. Le nez n’a toujours pas bougé : c’est bon signe.

Comme ils avaient chacun un parapluie, Lilas se laissa convaincre. C’était le temps où les feuilles n’ont pas fini de croître. Elles avaient la chair délicate et fraîche comme la jeune salade ; elles répandaient une âme trouble, et le clair des nuages jouait aux sous-bois pleins de finesse et de timidité.

Alors la romance chanta dans le cœur de Marthe. Elle accompagna le trille des petits oiseaux ; elle s’envola avec le merle, le pinson, la fauvette et la grive ; elle étincela sur les corolles et s’alanguit dans les parfums. Avec les refrains pâmés il y eut la « mignonne », la « charmante », la « cruelle », le lilas, le muguet, les roses et les étoiles. La Parigote vécut le luxe des rêves et comme elle ne pensait pas à la mort ni même au lendemain, elle eut la dangereuse fièvre du bonheur. La vie universelle fut, sous les chênes et les hêtres de Clamart, un grand garçon aux épaules matelassées par l’épaulette américaine, au torse débile, aux mains moites, et dont les yeux indigo distillaient une tendresse fade. Il traînait de longues bottines, où transpiraient des pieds blêmes et mal lavés. Mais ses culottes étaient fraîches ; il exhibait des manchettes ; une chaîne « titre fixe » protégeait sa montre en aluminium. Tel quel, il fut l’idéal, les songes innombrables ; il se para de tout ce que les romanciers populaires ont mis de prestige autour des amants magnanimes.

Elle aussi fut l’héroïne, mais le garçon faisait ses réserves. Il savait bien qu’elle était séduisante, il la devinait belle fille par tout le corps. Elle n’avait pas comme lui des os mal venus, une peau moite, des membres à demi rachitiques. La sève qui l’emplissait était, de toutes parts, généreuse ; les accessoires même n’avaient pas été négligés : dans les bottines trop fortes, on aurait trouvé de beaux pieds frais et secs ; le torse aux côtes bien construites comportait des seins presque parfaits, un ventre charmant de couleur et de forme ; quelque irrégularité dans le contour du visage n’enlevait rien à son attrait, à l’éclat des joues, au feu sain de la bouche, aux yeux d’enfant et de lionne… Mais il en avait possédé d’autres, presque sans peine. Alors la romance perdait de sa force ; et quoique Émile fût un fruit mal venu, il envisageait la belle fille, bâtie avec tant de soin, comme une chose passagère.

Le ciel s’était assagi ; de toutes parts des puits de lumière s’ouvraient dans les nuages. Émile se mit à chanter :

L’amour, vois-tu, chère mignonne,
S’accroît avec le frais lilas.
Sous le ciel d’avril qui rayonne,
L’amour est là, il est là-bas !

Elle répétait en sourdine :

Sous le ciel d’avril qui rayonne,
L’amour est là, il est là-bas !

Elle avait les yeux pleins de larmes. Alors, il la prit à la taille et l’embrassa à pleine bouche, Quoiqu’il fleurât le tabac et quelque peu le torchon rance, elle se sentit le cœur fou, elle rendit les baisers avec gaucherie.

— Je n’ai encore jamais aimé que toi ! dit-il, rauque et les yeux chavirés.

— On dit ça ! répondit-elle.

Mais elle n’avait aucun doute. Elle était crédule comme les petits enfants, ou comme la pinsonne perchée sur un rameau neuf.

— Je ne mens pas, reprit-il… De dire que je suis mascot, ça ne serait pas vrai, et tu ne voudrais pas ! Mais les autres, vrai, aucune n’était comme toi.

Il la poussait traîtreusement vers un fourré. Ils furent enveloppés de chair verte ; le silence était si profond qu’ils n’entendaient plus que la galopade de leurs cœurs. Émile était pâle, avec un regard fixe et furieux. Il cria :

— Dis pas non ! Dis pas non !

Il la poussait avec sauvagerie. Elle eut peur. De nouveau, le vieux Camouche jaune lui apparut, avec le pouce géant et la couchette de fer. Elle voulut s’enfuir, se retrouver dans les sous-bois clairs. Brutal alors, il la saisit à pleins bras et son haleine, à mesure, sentait davantage le torchon rance. Toute la douceur s’échappa de l’âme de Lilas ; elle fut loin de l’amour et de tout, il y eut, dans le bois, quelque chose d’épouvantable.

— Non, Émile, non que je dis… j’veux pas… pas maintenant !

— Pourquoi donc ? chevrotait-il. Maintenant ou tantôt… y a personne. On n’est pas venu pour les oiseaux. Sois sage… tu vois bien dans quel état tu m’as mis !

Elle ne cédait point ; ses beaux bras frais tenaient tête aux bras maigres du jeune homme ; tout à coup le mariage seul lui parut possible, et, comme elle y pensait, elle le dit :

— Je ne suis pas une traînée, Émile… j’peux pas faire ça sans être mariée !

Il fut si surpris qu’il faillit la lâcher. Le mariage ! Oui, si on lui apportait une boutique ou l’argent pour s’établir. Mais comme ça, pour faire le pierrot !… La prétention de cette fille le dégoûtait.

Il goguenarda :

— Tu crois encore au mariage ? Vrai, il te reste de la santé.

Elle le regarda en face :

— Alors, tu ne te marierais pas ?

Il hésita, puis, évasif :

— J’aime qu’on aie confiance.

— Confiance de quoi ? fit-elle en tremblant… Pour sûr, j’aurais confiance si tu me promettais.

Il se mit à rire, d’une voix cassée, et, cédant soudain :

— Pourquoi que je ne te promettrais pas… Tu veux… eh bien ! c’est dit !

— Je serai ta femme ?

— Oui ! oui !

Ah ! elle n’en avait pas plus de désir ! Le vide persistait et la méfiance contre la vie. Mais comme elle ne doutait pas de la parole d’Émile, elle ne vit aucun moyen d’esquiver sa promesse. Alors, elle baissa la tête, et tandis que des larmes coulaient sur ses joues, avec du dégoût et de la tristesse, elle se résigna. Ce fut sinistre. Elle se releva dans un étonnement immense. La « mignonne » était loin, la « charmante » et la « cruelle » avec les roses, les lilas, les muguets et les étoiles ! Et cette fille faite pour l’amour était tout hébétée par la simplicité grossière de l’amour. Lui, un peu tremblant sur les jarrets, le cou pesant, disait :

— Ce qu’on va s’aimer, Marthe !

— Ce qu’on va s’aimer ! répéta-t-elle tout bas.

Elle n’avait même plus de larmes. La journée fut morne. Car il l’entraîna une seconde fois par les fourrés, et lui, dont la sève était pauvre, devint morose. Il avait sommeil, sa mémoire était ralentie, il ne faisait plus aucun effort pour plaire à la proie conquise.

Il y eut un déjeuner gluant, arrosé d’un piccolo sans gaieté, puis une promenade alanguie. Un petit vent aigre rôdait dans les branches, la température était trop fraîche pour se coucher sur l’herbe : ils cherchèrent refuge dans un caboulot, au bord d’une route. Des culs-terreux y jouaient aux cartes, le patron ne cessait de faire l’éducation d’un sansonnet, à qui il apprenait la Polka des Canaris : Émile buvotait avec l’air de vouloir s’endormir.

Et il n’y avait plus de romance. Du paysage renflé qu’ourlait un ciel d’étain et de zinc, aucun mystère joyeux ne semblait devoir jaillir. Lilas se sentait mal au cœur, comme si elle avait longtemps oscillé en escarpolette ; une formidable monotonie emplissait les heures. Avec quelle impatience elle attendait le soir !

Il s’annonça. Les nues se parèrent de leur glorieux mensonge, les pourpres enflèrent des fanfares magnanimes, des lacs citron et des fleuves soufre se perdirent dans un océan de lazulite pâle ; il y eut une contrée hyacinthe, pleine de promesses féeriques.

Alors, comme ils se levaient pour partir, Marthe eut un petit élan et soupira :

— Tu m’aimes, Émile ?

— Bien sûr, dit-il avec un bâillement.

— Tu m’aimeras toujours ?

Il sourit, d’un air pauvre et narquois :

— Vous demandez toutes la même chose !

Cette réponse la transit ; elle reprit, terrifiée :

— Tu m’avais dit que ta m’aimais plus que les autres !

Cette insistance irrita le garçon ; dans son énervement, il répondit, trop vite :

— Tu comprends, on parle…

Elle lui lâcha le bras, elle se mit à trembler :

— C’était pas vrai ?

— Mais si, mais si, dit-il, en se reprenant avec mauvaise humeur. Faut pas te faire des idées.

— Je ne m’en fais pas, fit-elle, accablée. Je crois que t’es pas un blagueur, et comme tu as promis qu’on serait mari et femme…

EH se détourna pour cacher son visage, où passait de la colère. Puis, il se mit à rire :

— C’est pas des choses à dire maintenant, reprit-il, goguenard.

Le vent soufflait, plus aigre. Émile avait froid : à chaque bouffée, il grelottait un peu. Elle n’avait pas repris son bras ; elle pensait vaguement, misérablement.

L’omnibus fut là, le tramway qui les condusait vers l’énorme caverne de pierre et de brique d’où, au matin, elle avait emmené son rêve de pauvre fille : elle ne l’y ramenait pas !

Recroquevillée dans un coin, elle fit semblant de dormir, tandis qu’Émile fumait sur la plateforme. Des couples se pressaient, pêle-mêle avec de vieux hommes et des vieilles femmes ; il y eut une petite rousse, saoule comme une grive, qui se mit à chanter :

… Quand se meurt votre beau rêve,
Pourquoi pleurer les jours enfuis,
Regretter les songes partis,
Les baisers sont flétris,
Le roman vite s’achève.

Lilas, les yeux grands, avec une palpitation désespérée, accompagnait d’une voix basse et misérable :

On fait serment,
En sa folie,
De s’adorer longtemps,
Longtemps,
Il est charmant,
Elle est jolie,
C’est par un soir de gai printemps.
Mais un beau jour, pour rien, sans cause,
L’amour se fane avec les fleurs.

Une grande ombre sinistre passa sur Marthe.

Ils se revirent, mais l’homme avait perdu son charme. Un gros rhume, attrapé à Clamart, lui arrachait des quintes et le rendait maussade. Débile et nerveux, il ne supportait pas le mal, il se traînait une demi-heure à côté de Marthe, en geignant, et sans parler d’amour. Elle était sa conquête, il ne doutait point qu’elle attendait seulement un signe pour le suivre dans sa chambre. Mais il ne donnait pas ce signe ; il craignait d’aggraver son rhume.

Lilas, devant cet homme tousseux et d’humeur quinteuse, s’étonnait de l’avoir aimé. Elle venait fidèlement au rendez-vous, par une sorte de devoir ; elle attendait avec patience, car il arrivait en retard. Puis, elle écoutait ses plaintes. Il appartenait au peuple innombrable des geignards, il dévidait, d’un ton uniforme, ses déboires d’employé, ses ennuis, ses envies, ses envies, ses craintes.

Un soir, il vint, plus morose. Son rhume empirait ; il voulait prendre du repos. Il finit par dire :

— C’est à ce sacré Clamart que j’ai attrapé ça !… J’aurais pas dû y aller !

Elle ne répondit pas. Il la considérait de biais, avec rancune, en grommelant :

— Si tu ne t’étais pas ostinée… si t’étais venue dans ma chambre, j’en serais pas là… Avec les femmes, on n’a que des embêtements,

Elle devint un peu rouge. À l’idée qu’il se plaignait, une indignation sourde la parcourait, qu’elle ne savait comment exprimer : elle songeait à son dégoût, à l’odeur de torchon rance, à l’affreux après-midi, Elle se tut encore. Lui, la voyant d’humeur si commode, suivit sa pensée.

— C’est tout caprice… Il faut faire à leur tête ! Et avec ça, crampons !…

Alors, elle cria :

— Tu sais, faut pas te faire de bile, si que t’avais envie d’en finir. Moi, j’y tiens pas.

— Tu n’y tiens pas ! s’exclama-t-il, abasourdi.

Il cracha et se mit à rire.

— C’est des propos comme ça ! Les femmes font des façons avant, mais ensuite, c’est elles qui nous courent après…

— Pourquoi que je te courrais après ?

— Tiens donc ! ça se demande pas… tu sais bien !

— Non, je ne sais pas… et puis, pas du tout ! Peut-être pour l’amusement que tu veux dire. Ah ! mon pauvre Émile, ce que ça m’a embêtée !

— Ça t’a embêtée ? Alors, pourquoi que tu l’as fait ?

Elle demeura béante. Enfin, des larmes lui coulèrent sur la joue et elle dit :

— Alors, c’est toi qui me demandes pourquoi je l’ai fait ? C’est toi ?

— Dame ! si ça ne te disait rien…

— Ça me dégoûtait.

Une haine traversa l’âme d’Émile. Son amour-propre de mâle sautela à travers la demi-fièvre du rhume :

— Ah ! ça te dégoûtait. Ben ! tu sais, c’est pas moi qui te forcerai à recommencer.

— Pas à craindre, alors, qu’on recommence. Même que tu me le demanderais, puisque c’est comme ça, je ne marcherais plus avant le mariage,

— Comment que t’as dit ça, le mariage ?

— Oui, le mariage.

Ses larmes avaient tari. Une amère fierté gonflait sa poitrine :

— Tu ne l’as pas promis, peut-être ?

— Je te l’ai promis ? fit-il rageusement, en secouant les épaules… Tu trouves ! Tu ne vas pas me faire accroire que t’es une tourte ? Tu avais vu la lune avant moi. Et tu sais bien qu’il y a manière de parler. C’est un truc pour se donner une raison quand on demande la mairerie dans le bois de Clamart. Connu. Tu pensais bien que j’allais pas dire non… Ça n’aurait pas été poli. Quand on veut le mariage, sais-tu ce qu’on fait ? On ne se laisse pas faire. Et si on se laisse faire, faut pas pleurnicher.

Elle écoutait, calme et chagrine. Rien ne l’étonnait plus. C’était la suite de son existence. Elle avait été bête, voilà tout. À peine si elle concevait une faible rancune contre le jeune homme :

— On ne fera pas de giries, dit-elle à mi-voix. Et ça sera bonsoir pour la dernière fois.

Elle tournait vers lui sa tête lumineuse ; brusquement, il eut le sentiment qu’elle était de beaucoup la plus charmante des filles qu’il avait possédées. Puis, selon la règle banale et sûre, elle parut plus désirable.

— C’est toi qui le dis ! riposta-t-il. Parle pas à la légère. Tantôt il sera trop tard.

— Ça ne sera pas tantôt, mais tout de suite… Bonsoir !

Elle se retirait. Il hésita. Il fut sur le point de la poursuivre. Mais il avait son code et son manuel de l’amour ; il croyait fermement que l’homme doit céder sur tout, avant, et sur rien, après. S’il la poursuivait, c’était fini d’être le maître ; sinon, elle reviendrait d’elle-même.

— Tu l’auras voulu ! cria-t-il.


Elle ne revint pas. Et malgré son code, après une semaine, c’est lui qui l’aborda.

— On a fait la bête ! remarqua-t-il.

Il avait repris son ton tendre, Sa cravate était neuve, sa jaquette bien brossée. Elle eut un petit battement de surprise plutôt que d’émoi.

— Je n’ai pas fait la bête du tout ! fit-elle.

— Alors, c’est moi qui l’ai été ! riposta-t-il, presque humble, mais très vexé.

Elle leva les bras d’un air vague. Il se mit à marcher auprès d’elle.

— Tu m’en veux ?

— Je ne vous en veux pas !… Ça m’est égal.

Après une minute de victoire, ce retour ne lui faisait aucun plaisir. Le jour était passé où il pouvait effacer l’impression de Clamart ; le dégoût s’était consolidé, il salissait toute l’aventure : elle se méfiait d’Émile, avec force et simplicité.

— C’est pas possible, dit-il, câlin. On a eu de bons moments. Tu ne peux pas dire le contraire. Alors, quoi, c’est pas pour une petite fâcherie… D’ailleurs, les amoureux, ça se chamaille, c’est connu. Après, on se rabiboche. Pour sûr que je t’aime bien.

Elle secoua la tête.

— Tu ne me crois pas ?

— Non.

— Tu as tort. Je dis la vérité !

— Savoir quand tu la dis ! Est-ce à Clamart, est-ce l’autre jour, ou bien maintenant. T’as trop de manières de la dire.

— Qu’est-ce que tn veux ? Je ferai tout ce que tu voudras.

Elle se mit à rire, méchamment :

— Tout ! T’es sûr ?

— Pardi.

— Ben, v’là… Tu vas faire venir tes papiers, et quand tu les auras tous, tu me feras signe : on ira faire publier ses bans à la mairerie.

Il demeurait stupide, les bras brinqueballants, puis une petite fureur passa dans ses yeux indigo :

— Et l’amour, qu’est-ce que tu en fais ?

— Je sais pas. L’amour, tu l’as arrangé comme tu l’as voulu, et c’est pas mon idée. Je ne te crois plus. Y a que le maire et le curé pour me prouver que tu m’aimes.

— Mais si tu m’aimais, toi, tu ne parlerais pas comme ça ?

— Je n’en sais rien. Je t’aimais joliment quand on est parti pour Clamart. T’avais eu de si gentilles manières. Seulement, ça n’a pas été long. Tu peux dire que tu m’as dégoûtée. Enfin, c’est pas tout ça : je t’ai pas rappelé… t’es revenu. Tu dis que tu feras tout ce que je voudrai. Ben ! je te le dis. Et tu fais des réponses qui ne sont pas des réponses.

— Je te vois venir ! cria-t-il, indigné., Tu veux mettre le grappin sur moi. Et moi, bonne bête, qui croyais que tu m’aimais.

— T’avais pas tort de le croire. Tu m’avais empaumée. J’aurais mis ma main au feu que t’étais honnête.

— Et en quoi que je n’ai pas été honnête ?

Elle réfléchit. C’était difficile à dire. Les raisons étaient dans son instinct et dans ses impressions ; elle dut faire un grand effort pour exprimer à peu près ce qu’elle pensait :

— Tu le sais bien, va. Et si t’avais le cœur vrai, tu ne le demanderais pas. T’as pas été honnête, parce que tu blaguais… parce que t’étais tout plein caressant d’abord et que t’as promis tout ce que j’ai voulu pour que je fasse à ton idée. Puis quand c’était fait, t’es devenu tout autre ; tu faisais la tête, tu ne te donnais plus même la peine de dire une petite gentillesse, tu me traitais comme une servante ; et pas seulement ce dimanche à Clamart, mais les jours suivants. J’ai pas besoin d’en dire plus. Je sais ce que je sais et toi aussi. Faut pas me prendre pour une bête.

Il haussa les épaules. Ce n’est pas ainsi qu’il comprenait le jeu. Il savait bien qu’il faut être gentil avant, mais il croyait depuis longtemps que c’était inutile ensuite. L’homme doit courir après les filles, et quand il les a attrapées, c’est à elles de courir. Lilas trichait, elle venait avec des raisons que les filles n’emploient qu’à la fin des fins, quand leur amant ne veut plus d’elles. Mais puisqu’il voulait encore d’elle !

— C’est des bêtises ! fit-il. Tant qu’aux promesses, tu ne viens pourtant pas de Pontoise. Une Parigote sait ce que ça veut dire ! L’amour, c’est pas du commerce, c’est du plaisir.

Pour qui du plaisir ? Pas pour moi.

— C’est que t’es trop impatiente. Ça serait venu.

— Tu le dis. Et peut-être bien. Alors, fallait être d’autant plus camarades. Tu as agi comme un cochon… et j’ai pas du tout envie de savoir avec toi comment que ça serait plus tard. C’est tout ce que t’as à me dire ?

— J’ai à te dire que je t’aime.

— Tu y tiens ! Alors, tu me mèneras à la mairerie ?

— C’est à savoir si tu seras gentille.

— Comme je l’ai été à Clamart ?

— Dame !

— J’ai dit après le mariage.

— Alors, je ne croirai jamais que tu m’aimes.

— Je ne t’aime pas non plus…

Il eut envie de la gifler. Et ils marchèrent pendant cinq longues minutes en silence. Une bruine tombait comme une fine poussière d’eau, la rue était fauve, les façades suintaient et le troupeau des hommes filait dans une lumière caverneuse.

— C’est pas ton dernier mot ? reprit-il enfin.

Il tendit le bras pour la saisir à la taille, sa voix s’abaissa, dans un murmure tendre :

— Sois mignonne, Lilas !…

— Faut pas me toucher ! fit-elle avec un rire amer. Je n’ai pas parlé pour des patates ; tes caresses ne me font pas envie… Faut d’abord que je te croie.

— Tu ne peux pas savoir ce que je te gobe !

Elle sentait bien qu’il la désirait autant que naguère, dans le bois, et cela lui était agréable. Mais elle sentait aussi qu’il voulait la duper et même elle s’exagérait la fausseté de sa voix et de son visage.

— Tu me gobes parce que je ne veux plus ! Enfin, suffit. V’là le canal. Faut me quitter ou faire comme je veux.

Il eut une faiblesse. Dans la lueur diffuse, la tête claire, le visage argentin, le troublèrent jusqu’à l’ivresse ; il balbutia :

— Alors, tu irais à la mairerie sans m’aimer ?

— Je n’irais pas si ça m’ennuyait autant que je me suis ennuyée ce soir. Mais si je te croyais, probable que ça m’ennuierait moins.

— Écoute, fit-il… je ne dis pas non…

— Faut dire oui.

— Pas encore. Je ne dis pas non.

Elle fut touchée, malgré tout ; une petite douceur emplit son âme. Elle dit, presque apitoyée :

— Réfléchis. Si c’est oui, tu viendras m’attendre demain. Si c’est non, tu ne viendras pas. Ça sera très simple.

Il n’hésitait plus. Son visage marqua une décision tranquille.

— C’est tout réfléchi. Je t’attendrai demain.

Le lendemain, il déclara qu’il rassemblait ses papiers :

— Dès que ça y sera, nous irons publier nos bans !

Il n’en parla plus et se montra exactement comme avant Clamart. Il semblait presque ne plus se souvenir de l’aventure ; il reparlait de Richebourg, de Ponson du Terrail, d’Ernest Capendu, de Montépin et il se parfumait au lubin ; il apporta successivement un flacon de lavande ambrée, une broche d’argent doré et même une petite bague de fiançailles, Elle se méfia d’abord, puis elle s’amollit et se fia à la destinée. Non que la romance chantât dans son âme, mais elle escomptait des joies rassurantes. D’ailleurs, il n’y avait pas à se tromper à l’ardeur d’Émile : il la désirait plus encore qu’auparavant, les yeux indigo se brouillaient au frôlement de Marthe, et lorsque, à l’arrivée et au départ, il obtenait un baiser, il chavirait, les pommettes rouges, les articulations tremblantes.

Il vint un soir, l’air trouble, et dit :

— Ça y est, j’ai les papiers… il n’y a plus qu’à passer à la mairerie.

— Ah ! fit-elle attendrie et prise d’une excessive confiance, c’est gentil, ça… t’as tenu parole !

— J’ai tenu parole, oui… et toi, est-ce que tu vas encore te méfier de moi ?… Ça me rend triste. Il faut que tu montres que tu ne me garde pas rancune.

— J’en garde pas.

— Faut me le montrer. Viens prendre un verre de banyuls chez moi… je te montrerai les pièces.

Elle hésitait, reprise de doute. Comme ils tournaient le coin, ils virent un groupe de filles, d’hommes et de gosses qui écoutaient des chanteurs. C’était un petit gros, armé d’un violon, et un grand frisé, la raie bien faite et des manchettes longues d’une aune, qui poussaient la note. Un troisième accompagnait en sourdine et faisait pleurer la chanterelle.

L’amour est doux comme les fleurs
Et brillant comme les étouelles !
Il faut laisser parler les cœurs
Lorsque le ciel lève ses vouelles !

Les filles chantaient à mi-voix, une langueur se levait de la poussière, et de ces pauvres créatures, laides ou peu désirables, sourdait une espérance naïve et opiniâtre. Lilas, à qui ces chœurs rappelaient les plus belles bouffées de rêve, chantait avec une palpitation :

Il faut laisser parler les cœurs.

Cette circonstance la rendit confiante, elle dit :

— J’irais bien chez toi. Mais c’est juré que tu seras sage.

— C’est juré ! fit-il hâtivement.

Dans le corridor bas, aux murs couverts de sueur, elle eut un sursaut ; l’escalier, à cause d’un mince tapis rouge, la rassura. La chambre d’Émile n’était pas malpropre. Il y avait une commode en noyer, un lavabo à dessus de marbre, un lit de pitchpin couvert d’une courtepointe, une épaisse table ronde, un fauteuil et deux chaises. L’odeur du lubin, du savon à l’extrait de rose artificiel se mêlait à un relent vieillot. Par comparaison avec la turne des Baraquin, ça sentait frais et respirait le confort.

Emile tira d’un placard une bouteille de banyuls et des petit-beurre, disposa deux assiettes et des verres à bordeaux. Ensuite, il sortit quelques feuillets d’un tiroir et dit :

— Comme preuve, voilà les actes de naissance.

Il versait du vin tout en mettant les papiers devant Lilas. Elle y jeta un regard, mi-confuse et mi-contente. Comme elle professait pour les pièces officielles un respect fétichique, le doute lui devenait impossible.

— Ben, fit-il câlin, tu me crois, maintenant ?

— Je te crois. C’est à mon tour de faire venir mes actes.

Il prit un air étonné :

— Comment ! Je croyais que c’était fait.

— Non ! fit-elle en rougissant, je les ai pas demandés… parce que…

Elle tourna vers Emile un regard hésitant :

— Je peux bien le dire, maintenant que j’ai confiance… Eh bien ! j’étais pas sûre que tu tiendrais ta promesse… Faut m’excuser !

— C’est pas bien… mais je t’excuse tout de même.

Il avait rapproché sa chaise. Son bras se glissait, sournois et tiède ; peu à peu, il attirait Lilas.

— Ecoute, disait-il, tu ne vas pas être cruelle avec ton ami ? Il y aura du retard… et par ta faute. Je ne suis pas un capucin. Et puisqu’on sera mari et femme ?

Ses joues vacillaient ; la senteur de torchon rance sortait de ses dents, à petites bouffées, son ardeur rendait Marthe chagrine. Elle ne savait que dire.

— Tu ne réponds pas, fit-il, c’est-y que tu consens ?

— Pas ce soir, dis ? supplia-t-elle. Faut me laisser réfléchir. J’étais pas venue pour ça |

— Qu’est-ce que ça fait. Si tu m’aimes seulement un tout petit peu, tu n’as pas besoin de réfléchir… Tu ne penses plus que je vais te 1àcher.

Elle détourna la tête, contrariée et malheureuse. Depuis les disputes, elle ne séparait plus l’amour du mariage. Elle n’espérait aucun plaisir, elle pensait seulement que ce serait supportable lorsque ce serait honnête,

— Non, fit-elle avec accablement… je ne pense pas ça. Seulement je ne voudrais pas être comme les chiens et les chats.

— Alors, tu crois au maire et au curé ?

— J’y crois et j’y crois pas. Je voudrais qu’on soit mari et femme bien gentiment… et qu’on n’ait à rougir devant personne.

Une ombre se creusait entre ses sourcils. Puis elle eut un sourire craintif, elle entrevit un logement clair, tiède et d’une extrême douceur. Et elle balbutia :

— Je t’aimerais mieux aussi. Je ne suis pas une romanichel ; je suis comme mon père Baraquin — c’était un homme d’intérieur…

Il s’impatientait, une ruse courut autour de ses paupières, et comprenant qu’il ne fallait pas la contrarier :

— Je te comprends ! dit-il tout bas. C’est ton idéal, faut respecter un idéal ! On ne fera pas la noce… on attendra, c’est juré ! Seulement si t’as eu de la méfiance, j’en ai aussi et je ne peux pas la chasser. Sais-tu quoi ? Eh bien ! une fois encore… Une seule fois. Ça ne changera rien à ce qui est, après Clamart… Si tu veux bien, ça me donnera du courage… tu ne peux tout de même pas dire non à ça ?

Non, elle ne le pouvait pas. Pourtant son instinct s’épouvantait, elle était le petit oiseau au bord du nid : il voit l’abîme, il agite ses ailes neuves, il sent sa force et sa faiblesse…

Ses yeux s’emplirent de larmes :

— Ça me fait beaucoup de peine !

Elle était là, bête charmante et fraîche comme les sources ; la lumière fumeuse se rallumait à la torche des grands cheveux : ses yeux recélaient les pathétiques légendes de la femme et de la beauté, son cou résumait la volupté des siècles, et pour cueillir ce fruit délicieux, le hasard et les circonstances députaient un jeune homme aux épaules débiles, au sang pauvre, aux mains humides :

— Viens ! viens ! chuchotait-il.

Ah ! qu’elle était triste ! Mais le sort était là, sa raison mal nourrie, le code des faubourgs, une loyauté trouble. Elle crut qu’il le fallait… comme à Clamart, avec plus de détresse encore, elle subit la loi.

Ensuite, avec un grand soupir, elle se mit à refaire ses cheveux. Lui, la regardait, les paupières et les joues flageolantes, très vexé :

— C’est tout de même drôle ! remarqua-t-il, en allumant une cigarette. T’es donc en boïs ?

Elle leva les yeux, étonnée.

— Bé oui ! ça n’a pas l’air de te faire plus d’effet que d’enfiler une bottine !

— Je ne sais pas ! dit-elle avec douceur.

— C’est pas rigolo, tu sais ! À te voir, on croirait pas ! Ça serait plutôt le contraire…

Elle leva légèrement les mains en signe d’ignorance. Il tira quelques bouffées ; il méditait. Puis il dit :

— Je t’inviterais bien à dîner… mais on m’attend, On se reverra demain, Une froideur hostile éclatait dans son attitude. Elle acheva de se coiffer, rajusta son corsage et dit :

— Alors, je m’en vas.

Elle lui tendit la joue ; il l’embrassa à peine, Avant de sortir, elle eut une petite hésitation.

— Pourquoi tu n’as pas l’air content ? J’ai fait ce que t’as voulu.

— Je ne te reproche rien.

— Non, mais tu as l’air de m’en vouloir. Alors, pourquoi que tu l’as demandé ?

Et elle ajouta avec amertume :

— Il aurait mieux valu attendre.

Il eut un petit sifflotement gouailleur :

— Faut jamais attendre… Et pour qu’il n’y ait pas d’erreur, je ne te fais pas dire que je n’attendrai plus ! Ce n’est pas mon système de faire les volontés des femmes.

Elle ne comprit pas bien d’abord, puis ce fut l’impression d’une gifle ou d’un crachat en plein visage :

— Tu n’attendras plus ? Je ne comprends pas.

Il feignit de se mettre en colère :

— Ah ! tu ne comprends pas. Tu crois peut-être que tu vas continuer à te fiche de moi ? Je ne veux plus de giries. Quand ça me dira, faudra que tu veuilles… ou alors, bernique !

Elle demeura quelques secondes courbée, comme si elle avait reçu un moellon sur la tête. Des mots obscurs et douloureux la parcouraient, et son âme simple ne pouvait concevoir l’horreur et la brusquerie de cette nouvelle défaite. Elle porta la main à sa gorge et vacilla. Mais son corps était vaillant ; elle ne tomba pas. Elle cria d’une voix rauque :

— Et ce que tu m’as promis ?

— Cette bêtise ! Tu as voulu me faire grimper… J’ai voulu te montrer que je n’étais pas une moule. En v’là des histoires ! Du moment qu’on y a passé une fois, y a pas de raison pour ne pas y passer des mille et des mille. Ton histoire de papiers et de mairerie, je m’assois dessus.

Elle était devenue très pâle ; elle sentait le déni de justice qui la griffait comme un tigre, et elle dit :

— Ça veut dire que tu ne te marieras pas ?

— Ça veut dire ce que tu voudras ! Je m’en fous !… Je t’ai déjà dit que je ne croyais pas au mariage. C’est des comédies ! N’en faut plus… Ce qui est sûr, c’est que je ne te prendrais pas les yeux fermés. Faut d’abord que je sache de quoi t’es faite. Je veux une femme, moi !… Et pour ça, il faut qu’on se fréquente.

Elle secouait la tête, dans un rêve, et c’était le vide d’une cave glacée qui ne finissait nulle part. À la fin, relevant sa jupe, elle murmura avec une douceur étrange :

— Adieu, salaud !


Son sens de la fatalité s’élargit, Elle sut que la loi de misère s’étend plus haut et plus loin qu’il n’est concevable ; elle déchiffra mieux les restrictions que le feuilleton apportait à la loyauté de ceux qui sont instruits, propres et élégants. Et la leçon s’imprima dans son instinct. Ce fut une volonté opaque, dont elle n’avait pas bien conscience, qui devait l’empêcher de se fier à aucune promesse ou de faiblir devant aucune supplication du mâle,

Il y eut ainsi deux amertumes affreuses dans sa vie : l’amour et l’atelier,

L’atelier, parce qu’il est monotone et servile, parce qu’il faut demeurer sur sa chaise, comme un objet, parce que la patronne est criarde, âpre, avare, tatillonne. Lilas ne redoute pas l’ouvrage. Elle est vive ; elle aimerait finir d’un élan sa tâche, s’échapper, courir, lire une livraison ou un journal. Mais si elle se hâtait, on lui mettrait double tâche et ses compagnes l’exécreraient,

Il faut demeurer accroupie, le dos impatient et l’œil triste, pousser l’aiguille avec mesure ou perdre du temps devant la machine. Et c’est horrible. Elle sent sa vie qui coule comme une eau sale ; elle sent la rouille, l’usure, le vide ; elle est éternellement la captive qui regarde vers la fenêtre.

Du moins, est-elle libre le soir, ou de grand matin, et il y aurait des heures bénies, mais alors, c’est l’amour, Il la menace tout le long des rues. Toujours un visage brutal ou souriant se glisse vers Marthe : elle voudrait tant flâner, elle aime tant sa forêt de boutiques. Hélas ! qu’elle s’arrête, ou même qu’elle marche avec lenteur, voici la bête menaçante. Douce ou rude, elle a le même but sinistre, elle veut s’assouvir : Marthe revoit tout de suite Nicolas Camouche ou Emile. Un pouce s’abat sur sa gorge, un corps puant s’approche, elle halette, elle étouffe, ou bien elle se soumet avec une affreuse tristesse, et c’est morne, fade, avec la senteur du torchon rance. Ah ! que l’amour est laid, Iugubre et féroce ; comme les rues seraient belles si ces hommes n’y passaient point !

À la maison même, elle n’est pas tranquille. Parfois, la mère Baraquin n’y tient plus : elle descend sur ses jambes pourries, elle rôde jusqu’à ce qu’elle en ait ramassé un. Alors apparaît une tête de voyou, de voleur ou de chemineau ; un regard sale couvre Lilas qui, de dégoût, lâche le feuilleton ou la brochure.

Tout de même, durant six mois, à force de ruse et d’énergie, elle a su éviter toute aventure. Puis, Victor Huraud, dit Rouge, est venu peser sur son existence, et la misère a recommencé, plus épouvantable.


À la lueur de la petite lampe de fer-blanc, ainsi Lilas voyait repasser ses jours. Elle avait laissé choir ses mains et ses épaules, elle se tenait penchée, les veux sur la flamme rousse, et se répétait :

— Je ne veux pas y passer… je ne veux pas !… je ne veux pas !…

La mère Baraquin, ayant réchauffé un bol de café-chicorée, buvotait en silence. Elle consultait le marc : jadis, une vieille femme de Carcassonne lui en avait révélé le langage.

Elle murmurait : — Ça, c’est du pognon !… Y va venir des nouvelles… V’là une contrariété !

Ou bien elle fixait ses yeux noyés sur sa fille. La paupière droite lâchait des gouttes : Antoinette les essuyait du bout de l’index, en songeant :

— C’est pourtant une belle fille. Si elle m’écoutait, maintenant que je connais le truc !… Non, faut qu’elle fasse la bête et moi que je colle des sacs… Ah ! la vache !

Marthe se disait tout bas :

— Faut que je file… faut que je voie Microbe !

Sa mémoire s’attendrissait devant l’image de Céline Paran, dite Microbe, dite Mes-Puces. Menue comme une Nipponne, bondissante comme une sauterelle, sombre, vaillante, mariolle, Céline avait été la plus sûre amie de Lilas. Elle savait rabrouer les hommes, sa langue distillait des mots froids et méprisants, elle ne craignait pas de leur cracher au visage, et elle les menaçait d’une fiole, en disant d’un air sinistre :

— V’là du vitriol ! Celui qui veut que je lui cuise la figure, y n’a qu’à m’embêter.

Elle exhibait aussi une boîte en fer-blanc :

— Ça, c’est du poivre ! Si tu l’attrapes dans l’œil, tu ne rigoleras pas !

En parlant, elle levait ses yeux de houille, très petits, mais aussi vifs que des souris. Son geste était net, sa voix hardie : les hommes la respectaient.

C’était un homme pourtant qui l’avait emportée là-bas, au faubourg Saint-Jacques, près de Sainte-Anne. Elle revenait parfois, à l’improviste, surprendre Marthe. Tout à coup, on la voyait surgir d’une porte cochère ou d’entre deux fiacres. Un chapeau rouge flamboyait sur ses cheveux, son corsage aussi était rouge ou vert sapin. Avec son nez en lame, ses pommettes fortes, on eût dit une Corse. Et elle tendait à Lilas un bâton de nougat ou un cornet de berlingots, en criant :

— T’as pas trop d’embétements avec ces salauds d’hommes ?

Car elle savait que Marthe ne les aimait point.

— Pour sûr… faisait-elle d’un ton strident, y’z’ont dû te scier les côtes. T’es trop gentille aussi. Ah ! vrai, t’es trop gentille…

Alors, elles s’en allaient jupe contre jupe, bien serrées, et Lilas avait moins d’ennui et de crainte.


Dans la nuit, la résolution de la jeune fille s’accrut. Elle résolut de quitter la mère Baraquin, quitte à envoyer, de temps en temps, si c’était possible, un mandat de cent sous : Microbe la cacherait et lui procurerait de l’ouvrage. Cet espoir la rendit joyeuse. Mais en allant à l’atelier, elle s’aperçut qu’elle était suivie : un seigneur à rouflaquettes, petit et crapuleux, la veste ouverte sur le chandail, lui emboîtait le pas, ostensiblement. Il revint à midi. Le soir, il y en eut un autre qui exhibait un pantalon de cotonnade carrelée, une antique redingote, dont un pan avait presque disparu, des espadrilles limoneuses ; ses joues formaient deux trous. Ce marlou s’étendait en hauteur et boitillait, Pour qu’elle n’en ignorât point, il la frôla en susurrant :

— On a les châsses sur toi !

Il l’escorta tout au long du canal et resta planté sur le trottoir lorsqu’elle rentra dans sa maison. D’abord glacée d’épouvante, elle ne songeait qu’à se terrer. Puis il lui fut impossible de rester au logement : l’instinct plutôt que la volonté la portait à fuir ce soir même. Elle toucha à peine au gras-double, prit un vieux châle qui la protégeait l’hiver, et déclara :

— Je sors !

Antoinette cligna de l’œil : elle espéra, comme elle l’avait espéré cent fois, que la petite se décidait enfin à négocier ses flancs.

— Ben ! sors, fit-elle… Ça te sangera !

Lilas s’émut ; une confuse tendresse voletait en elle, son cœur criait et elle aurait voulu embrasser la mère ; mais celle-ci en eût été trop surprise. Avec un soupir, elle se décida à sortir comme si elle allait faire une promenade.

L’homme à la redingote, dès qu’elle parut, se leva d’une table de bistro où il achevait d’étrangler un perroquet. Il suivit d’abord de loin. Lorsqu’elle fut près du canal, il hâta le pas et vint chuchoter :

— Acré l Je n’ai pas les châsses dans mes godillots.

Elle ne répondit point ; elle fila jusqu’à la gare de Lyon, puis elle se mit à suivre la ligne des tramways mécaniques. Le fleuve parut. Elle se retourna, elle vit l’homme qui avançait en traînant la patte.

— Faudra voir à ne pas se payer ma fiole ! s’écria-t-il. Ça fera du mauvais. Vaudrait mieux rappliquer à la turne.

Avec un grand frisson, elle traversa le pont d’Austerlitz et fila le long du Jardin des Plantes et de la Halle aux Vins. Le silence de l’endroit, la froide étendue du fleuve, le mystère du jardin, plein d’animaux sauvages, gelaient le cœur de Marthe. Elle avançait avec une obstination de bête fugitive, et elle remonta la rue des Fossés-Saint-Bernard en hâtant progressivement le pas. Au coin de la rue des Ecoles, elle avait vingt mètres d’avance. Elle obliqua à droite, puis, au lieu de continuer par la grande voie, elle se jeta dans la petite rue d’Arras, traversa un bout de la rue Monge, galopa éperdument par la rue des Boulangers. Au tournant, elle s’arrêta, haletante, elle jeta un long regard derrière elle. L’apache avait disparu : sûrement il avait suivi la piste par la rue des Écoles.

Elle attendit une minute encore. Rien ! Ses artères bruissaient comme un essaim de moustiques ; un immense espoir la soulevait, et elle se remit en route, lentement cette fois, en épiant les deux trottoirs.

— Je suis sauvée !

Et, la main sur son cœur, qui battait encore terriblement, elle entrait dans la rue Linné. Ses jarrets fléchirent : l’apache était devant elle. Il avançait, la main haute, mais il ne frappa point ; un rire sardonique courait dans ses joues creuses.

— Ah ! T’as voulu me semer ! gloussait-il. Ben ! tu sais, ça sera pas à faire une seconde fois… t’auras un pain su’la gueule ! Allons, file et droit |

Elle baissa la tête, désespérée. Le destin fut plus lourd ; une chape étouffait Marthe, dont elle n’espérait plus sortir. Elle ne voulut cependant pas redescendre vers le fleuve ; elle avançait vers la rue Geoffroy-Saint-Hilaire.

— C’est pas le bon chemin, gronda l’homme aux espadrilles…

Néanmoins, il n’insista pas. Son intention était de la forcer à prendre le tramway de retour, au boulevard Saint-Marcel, car il commençait à sentir la plante de ses pieds.

Elle, cependant, courbée avec une amertume affreuse, continuait sa course par la rue miteuse et torve. Elle atteignit le boulevard Saint-Marcel.

— À gauche ! cria l’apache.

Elle obéit. Un tourbillon de fièvre bourdonnait dans son crâne ; son dos était étrangement glacé et roide. Sur cette voie spacieuse, il ne craignit pas de lui laisser prendre une légère avance…

D’ailleurs, elle ne songeait plus à fuir. Elle considérait, dans un rêve sinistre, le grand œil topaze d’un tramway qui venait de la gare d’Orléans. Un lourd camion s’était engagé sur les rails, et comme le cocher ne se hâtait point de faire place, l’omnibus dut ralentir. Lorsqu’il passa près de Lilas, il marchait à si petite allure qu’elle n’eut qu’à sauter. Là-bas, à trente mètres, l’apache poussa un jurement et prit son élan : il se heurta à une vieille femme, s’accrocha, tituba, bascula. Comme la voie était maintenant libre, le tramway repartit à toute vitesse. Marthe vit l’homme se relever ; il boitait et, après une vaine tentative de course, il ralentit, avec un cri de rage douloureuse.

Le tramway faisait du vingt à l’heure. À peine s’il s’arrêta aux Gobelins ; il brûla presque toutes les étapes jusqu’à la station de l’Observatoire.

Là, la jeune fille descendit. Ses yeux perçants explorèrent le boulevard du Port-Royal, où aucune silhouette suspecte n’était visible, et comme le tramway Montrouge-Gare de l’Est venait de s’arrêter, elle s’y réfugia jusqu’au croisement des boulevards Arago et Saint-Jacques. Néanmoins, elle n’osa suivre directement sa route : elle descendit le boulevard Arago, puis rebroussa chemin par la rue Leclère. Cette rue était complètement déserte ; elle s’y arrêta plus de cinq minutes, attentive, haletante, les jarrets si faibles qu’elle dut s’appuyer à la muraille, La certitude monta d’abord lentement ; ensuite, elle palpita, elle remplit la tête et la poitrine de Marthe :

— Y a pas ! Il est semé ! murmurait-elle.

Et, cheminant par le boulevard, avec des haltes fréquentes et de longs regards, elle parvint à la hauteur de la rue Ferrus.

Sous la voie aérienne du Métropolitain, elle considéra les boulevards pleins d’ombres. C’est un lieu formidable, Son large lit est creusé entre deux quartiers de pauvres, d’hôpitaux, d’asiles et de prisons : il y a l’Observatoire, Sainte-Anne, la Santé, la Maternité. Des maisons neuves surgissent parmi les vieilles cavernes ; partout des réduits vermineux, des impasses, des passages, des cours pourries, des jardins vétustes ; des boutiques du vieux temps persistent, aux petits vitrages, aux portes sonnantes, aux rideaux rayés ou quadrillés comme les rideaux de l’Auberge des Adrets : on aperçoit des cabarets branlants comme de vieilles mâchoires, des savetiers accroupis devant une lueur rousse, des épiceries qui ressemblent à des caves, des marchands de bric-à-brac qui fleurent la crypte, le champignon et le cimetière. Les maisons de rapport modèrnes élèvent leurs cubes de casernes ; une boutique étincelante et monotone succède aux négoces de pénombre, et la misère ronge une population hâve, affamée, alcoolique et tuberculense.

Quand Lilas eut, de toutes parts, scruté l’ombre et la lumière, elle se détacha du pilier où elle s’était accotée, considéra avec un vague étonnement le Métro encore dans les limbes, et marcha vers la rue Ferrus.

Tout de même, elle n’osa pas y entrer directement. Elle prit par la rue Dareau et longea le mur grisonnant de Sainte-Anne. Rassurée maintenant, elle songeait aux fous qui dormaient au fond des cellules ; elle croyait entendre des soupirs, des râles, des rires frénétiques.

De nouveau la rue Ferrus. Elle n’hésita plus ; elle entra vivement dans la petite voie pouilleuse, franchit une porte grillée, traversa un vague terrain où deux acacias faméliques figuraient une allée, et monta au galop les quatre étages de Microbe.

— Pourvu qu’elle ne soit pas sortie ! songeait-elle en tirant la sonnette.

Mais Céline vint ouvrir tout de suite :

— C’est toi, Marthe ? J’peux bien dire que je t’espérais pas !

Elle tenait à la main droite une petite lampe de faïence, ses yeux parcouraient l’arrivante avec une vivacité excessive :

— Sûr qu’y t’est arrivé quelque chose ! s’exclama-t-elle en saisissant la taille de Lilas. Et tu t’es dit qu’y avait encore que moi, C’est bien vu. Entre !

Une chambre basse, assez longue, se montra ; Marthe vit un homme aux cheveux moutarde, orné d’une barbe en copeaux, qui s’était levé et qui saluait maladroitement.

C’était un grand diable, plutôt efflanqué, les veux calmes, le visage rose jambon.

— V’là Marthe Baraquin !… fit Microbe. Tu diras pas que je t’en ai pas parlé ! Tu vois, Lilas, c’est lui mon homme…

Il y eut un petit silence. L’homme avait souri, un peu timide, et Marthe se demandait si elle n’avait pas fait une sottise en venant les déranger à cette heure tardive. Peut-être Microbe devina-t-elle :

— T’es la bienvenue !… cria-t-elle de son air sombre et passionné, s’pas, Alfred ?

— Y a pas d’erreur ! répondit l’homme.

La chambre était à peu près confortable. Il y avait un buffet de faux noyer, une grosse table carrée, bien d’aplomb, plusieurs chaises de paille, un lavabo de bois jaune et un lit couvert d’une courtepointe blanche. Lilas eut un frisson de bien-être.

— Assois-toi, fit Microbe en l’installant sur une chaise. Hein ! Alfred, c’est ça, une belle fille ! Moi, je connais pas mieux… Et alors, qu’est-ce qui t’amène ?

Marthe balbutia, génée.

— Je suis bête ! reprit la petite créature. C’est Alfred qu’est dans le chemin, Ecoute, mon vieux, va faire un petit tour sur le boulevard. Paye-toi un bock ou une mominette, et reviens dans une petite heure.

Marthe voulut protester ; Microbe lui mit la main sur la bouche :

— Et allez donc ! Y connaît son chemin… Y s’embêtera pas…

Alfred s’était levé docilement et, ayant pris son melon, il remarqua :

— On sait bien que les femmes ont toujours quelque chose à se dire. C’est dans la nature. Vous gênez pas, allez, mamzelle Baraquin ! J’ai justement besoin de me secouer les pattes…

Ayant donné une petite tape sur les cheveux de sa maîtresse, il disparut.

— Un bon type, fit Microbe, Le genre gros chien ! J’ai eu la main heureuse. Alors, ma petite Lilas, t’as des embêtements ?

Marthe n’hésita point. Un irrésistible besoin de confiance l’emportait et, à chaque parole, il lui semblait rejeter une pierre de sa poitrine. Céline l’écontait avec un visage farouche et des veux durs.

— Ça ne te serait jamais arrivé si t’avais porté une fiole de vitriol et un cornet de poivre ! dit-elle. Avec ces salauds d’hommes, faut toujours être prête à vie et à mort…

Elle parlait haineusement, les mâchoires saillantes :

— C’est vrai que c’est pas ta manière ! continua-t-elle. T’as de la mollesse… tu te figures qu'on peut s’arranger à la douce ! Y a pas d’erreur : on ne peut pas ! Faut toujours montrer les dents, comme les roquets et les bouledogues. Enfin, c’est pas la peine de se faire des cheveux. Qu’est-ce que tu comptes faire ?

Marthe hésitait ; son projet lui paraissait tout à coup impossible. Elle se séntit une intruse :

— Je voulais d’abord te demander un conseil.

— Les conseilleurs, c’est pas les payeurs ! répliqua rudement Microbe. Moi, je suis pas pour les conseils : d’abord, on ne les suit pas. T’es venue avec ton idée. Dégoise-la… Et puis, ne te gêne pas, ma gosse. Tu me connais. J’suis pas liante ; je ne jette pas mon argent par les fenêtres ; je me fous de ceusses que j’aime pas, mais ceusses que j’aime, y peuvent compter sur moi. Y ne sont pas nombreux, du reste : c’est Alfred et puis c’est toi. Les autres ne me regardent pas… Qu’y se tiennent au chaud si y peuvent…

— Ben voilà ! fit Marthe avec décision. D’abord, je veux pas retourner me faire saigner ou exploiter là-bas… Je suis partie pour ne plus revenir, quand je devrais travailler la terre avec mes ongles ! En attendant, il faut m’enterrer… sortir très peu pendant quelque temps… et gagner mon pain quand même. Sûr que c’est difficile,

— Pas tant que ça ! fit Microbe, Comme tu vois, j’ai une Singer. Ma patronne donnerait sûrement des chemises et des pantalons à faire chez soi. Ça ne serait pas payé cher, mais tu gagnerais facilement ton fricot et le loyer d’une petite chambre qu’est au fond du couloir. Tu ne devrais rien à personne, pas même à moi… ça vaut mieux ! Je compte que tu pourrais te faire cinq sous de l’heure. À dix heures par jour, c’est deux francs cinquante. Mettons soixante-dix francs par mois, en ôtant le repos du dimanche après-midi. Tu me donnerais trente francs pour ta pension, le prix coûtant, quoi ! Dix francs pour la chambre. Cinq de faux frais. Dix pour ta toilette. Cinq pour tes amusemcnts. En te montrant un peu regardante, y te resterait de huit à dix francs par mois.

— T’es sûre ? demanda Lilas.

— Si t’es encore aussi leste que dans le temps, oui, je suis sûre !

— Mais, j’vas te donner beaucoup d’ennuis.

— T’occupe pas de moi. Si c’était nécessaire, je te nourrirais pour rien, et ça serait de bon cœur. Mais, rapport à Alfred et rapport à toi-même, faut pas ! D’ailleurs, ça ne serait pas à faire. Chacun doit turbiner quand il le peut… et c’est pas la santé qui te manque.

— Tu penses si je n’demande pas mieux ! s’écria Marthe. Tont de même, y aura des jours où je vous embêterai.

— Puisque t’auras ta chambre !… C’est pesé et réglé… y a plus à s’en occuper ; ça marchera ce que ça marchera… Moi, je suis sûre que tu ne m’embêteras pas… Tant qu’à Alfred, il n’est pas mauvais, il a de la patience, et si ton portrait Iui revient, tu peux être sûre qu’y se montrera bon zigue…

Une grande douceur pénétrait Marthe. Devant la petite femme énergique, entre les murs tendus d’un papier fleuri de coquelicots, la vie recommença. Lilas sentit sa jeunesse ainsi qu’une éternité ; il y eut dans toute sa chair une coulée de sensations puissantes et libres.

— Je suis contente ! fit-elle. J’ai bien fait de venir ! Elle saisit brusquement la tête noire de Microbe et y posa deux gros baisers.

— T es rudement bonne, Céline !

— Ça, c’est pas vrai ! répliqua Céline en lui rendant un baiser. Je ne suis pas très bonne. Et je ne tiens pas à l’être, C’est trop dangereux, on se fait flouer et on ne rend pas service. Faut de la dureté pour faire aller soi-même et les autres. Tant qu’à ses amis, on doit être prête. Je la suis. À condition qu’on ne me prenne pas pour une bête.

Elle secoua ses cheveux de poix et de suie :

— Voyons voir le programme. D’abord, tu ne bouges pas d’ici… tu ne mets pas même le nez à la fenêtre. Demain matin j’irai voir ma bonne femme. Une fois l’ouvrage trouvé, je loue la chambre et j’y fais mettre mon vieux lit d’avant Alfred… Je te prête une chaise. Pour quarante sous on trouvera bien une petite table, et pour vingt sous un pot à l’eau et une cuvette. Tout ça ne sera pas long !… C’est bien vu ? Bien entendu ?

— Oui. Ah ! t’es rien chouette !

Elle considérait la petite femme sombre avec la confiance qu’elle aurait eue dans le père Baraquin. Et Céline, sentant cette confiance, était plus décidée à la lutte.

— Vois-tu, dit-elle en s’accoudant à la table, si y avait pas tant de froussards et de froussardes, les gens seraient moins embêtés. Mais c’est bien vrai que les honnêtes gens n’ont pas souvent de la moelle…

Elle reprit deux ou trois fois ce thème, puis la causerie dévia. Elles se racontèrent ces menus évènements qui captivent les âmes simples. Ils sont moins vains qu’ils ne paraissent. Le peuple y met confusément sa philosophie des êtres et des choses, et les tableaux qu’ils évoquent sont, après tout, l’expression même de la vie humaine : nous avons beau affiner notre développement, tout est vide, si le souvenir est vide. Celui que n’éveillent plus ces images qui intéressent les petites ouvrières est bien près de ressembler aux morts.

— Pour cette nuit, tu dormiras dans le cabinet, fit enfin Céline… On va dresser le lit.

Lilas dormit bien, Elle se leva de bonne heure et, se souvenant qu’elle était chez Céline Paran, elle connut une sécurité merveilleuse,

— T’es debout ? cria Microbe, de la chambre voisine. Je t’entends grouiller… Attends, je fais de la lumière.

Elle ouvrit la porte ; une lueur grise pénétra dans le cabinet. Lilas vit les coins pleins de loques, de paquets, de ferrailles, de ferblanterie ; autour, deux planches supportaient les débarras. Ce spectacle misérable l’enchanta. Elle fut la biche réfugiée dans son gîte et, sachant qu’aucun péril ne la menaçait, le matin l’emplit de béatitude.

— T’as bien dormi ? continua Microbe. Mets tes frusques et viens te laver. Après, on prendra le café au lait.

Lilas revêtit hâtivement son jupon, sa jupe et son corsage, noua ses cheveux en meule et parut dans la chambre.

Alfred y terminait ses ablutions. Il s’essuya le visage avec méthode, tout en considérant Marthe à la dérobée. Et, comme il avait de l’expérience, il pensa qu’elle était vraiment jolie puisqu’elle résistait à cette épreuve du lever qui rend les peaux maussades. Lui, Alfred, se levait avec un nez luisant et des joues de papier ; Céline avait le visage safran.

« Pas d’erreur, se dit-il, la camarade est fraîche comme une gosseline. »

Cette constatation le porta à une grande bienveillance.

Quand il fut essuyé, Céline renouvela l’eau de la cuvette, et Marthe se rinça vivement le visage, le cou et les mains. Par politesse. Alfred lui tournait le dos, tandis que Microbe achevait de faire le café. Quoique ce fût du mélange à trente-six sous la livre, il répandaït cette odeur si forte et si douce qui s’est associée aux scènes heureuses de notre existence.

— Grouillons-nous ! fit Microbe. Faut être à l’heure.

Elle servit vivement le breuvage et l’additionna d’un lait successivement anémié par les soins du nourrisseur, du laitier et de la crémière. Un beurre dur, qui sentait l’huile de palme, passa sur 1e pain aigre, et ce hâtif repas parut délicieux à Marthe.

— Ouste ! cria Céline en avalant sa dernière gorgée. À tout à l’heure… je viendrai déjeuner avec toi. Alfred peut pas, y travaille à Guernelle,

Elle filait précipitamment, entraînant son mâle. Et Lilas, quand elle fut seule, eut un petit frisson. Il lui sembla que Rouge allait apparaître, le couteau au poing : pendant toute une demi-heure, elle ne put rejeter cette image. À la longue, elle se rassura. Assise auprès de la fenêtre, elle considéra la rue où elle allait vivre. C’est une rue miteuse, presque sinistre, très courte : elle contient encore des bicoques dn temps de la barrière Saint-Jacques, des réduits caverneux où gîtent des débits de cidre, de poiré, de vinasse, de charbon ; des cahutes de pauvres, des cabarets creusés dans un rez-de-chaussée sanguinolent, et elle aboutit à ce formidable enclos où la ville députe ses déments.

Mais Lilas ne trouvait pas l’endroit triste. À cause de quelques arbres, de quelques façades nettes, d’un rais de soleil mordant le pavé, elle avait des bouffées de joie. Une harmonie s’élevait du jeune corps, où tous les organes marchaient à l’unisson et qu’irriguait un sang luxueux. Pourvu que Rouge sortît de sa vie, Marthe ne voyait qu’un avenir sans limites et, la nature ne lui ayant donné du temps qu’une notion sommaire, la mort qui pourrit le présent des sages se perdait pour elle dans un lointain d’éternité.

Aussi rêva-t-elle pleinement devant la fenêtre et crut-elle une fois de plus au bonheur. Tandis que de courts refrains lui chantaient aux lèvres, elle nettoya et mit la chambre en ordre, elle fit reluire les meubles et briller quelques ustensiles.

Ensuite, ayant déniché une livraison, elle se gorgea de fable.

Vers midi et demi, Céline reparut avec six sous de frites, deux saucisses chaudes et un pain.

— V’là la briffe ! cria-t-elle en riant.

L’odeur des saucisses rayonnait. La lecture des romans est un apéritif énergique et Marthe, par surcroît, venait de finir un chapitre où les héros affamés rôdaient sinistrement à travers des rues encombrées de boulangers et de rôtisseurs.

— Il fait faim ! disait Microbe en disposant des assiettes et tirant un litre de l’armoire.

Elles mangèrent d’abord en silence, tirant de chaque bouchée un plaisir pur et plein.

— Tout de même, dit Lilas, on n’en demande pas plus pour être contente. Et dire qu’y en a tant qui ne peuvent pas se le payer.

— Y en a beaucoup que c’est leur faute ! riposta Céline. Des geignards et des poivrots…

— Pour sûr. Mais y en a aussi qui ne peuvent pas. J’en ai connu qu’avaient vingt-huit sous pour s’abîmer les yeux jusqu’à ménuit… puis d’autres qu’ont pas de force ou qui sont maladroites ! Et les vieux, les infirmes et les malades ?

Elle avait de l’indulgence et, parfois, de la compassion. Céline était plus âpre. Son énergie, son adresse, son économie et sa prévoyance lui faisaient une cuirasse. Elle imaginait diffoilement qu’on ne pût se tirer d’affaire, Puis, les inconnus ne l’intéressaient point ; d’instinct, elle aurait divisé l’humanité en amie et en ennemie. Penchée sur l’aiguille ou la machine, en chasse pour le travail, c’était encore une demi-sauvagesse qui n’eût point crié grâce au vainqueur et qui fût demeurée au poteau, roide, méprisante, taciturne.

— Je ne dis pas non, répliqua-t-elle. Mais, vois-tu, c’est pas la peine d’y penser. Faut que tout un chacun soye avec sa famille et ses amis. Alors, ça ira, on n’aura pas besoin d’appeler la garde. Mais y a les fricotenrs et ceux qui veulent que les autres s’occupent de leurs malades et de leurs infirmes… faudrait voir à les faire marcher droit.

Elle s’enfourna une fourchetée de frites, but un coup de vin noir et déclara :

— Ça ne nous regarde pas ! Occupons-nous de nos affaires. Tant qu’à ce qui te regarde, j’ai déjà marché, La patronne ne demande pas mieux que de te faire faire des chemises et pantalons demi-fins, avec du gros linge pour remplir les trous. J’ai discuté les prix et tu pourras, pour le moins, te faire des journées de cinquante à soixante sous. J’apporterai une fournée à ce soir. Tu vois, ça n’a pas été long.

— Tu diras ce que tu voudras, t’as du cœur, Microbe… et t’es mariolle !

— Je suis pas bête !… répliqua Céline avec satisfaction, Et pour bonne camarade, je m’en vante. Seulement, dame, c’est à charge de revanche. Si jamais que j’avais besoin de toi, compte que je ne me génerais pas ! Et pendant qu’on y est, on va arranger l’affaire de ta chambre. Veux-tu la voir ? J’ai pris la clef chez la pipelette.

Elle n’attendit pas la réponse de Lilas, elle l’entraîna au fond du corridor.

C’était une petite chambre carrée, blanchie au lait de chaux, avec une fenêtre sur la rue. On y pouvait tout juste glisser un lit, un étroit lavabo, deux chaises, une commode, une table, une Singer et un fourneau. À cause de la lumière qui se faufilait jusqu’aux encoignures du fond, Marthe la trouva charmante.

— J’aurai jamais été aussi bien ! s’exclama-t-elle en songeant au taudis obscur, poisseux et puant de la mère Baraquin.

— C’est vrai que tu n’y seras pas mal, approuva Céline. Tu t’y crèveras pas les yeux d’abord : on y voit clair ! Pour vivre seule, n’en faut pas plus. Ça serait un peu court si tu te collais avec un type !

Marthe eut un rire âcre :

— Moi, avec un type ! Je ne suis pas folle, peut-être ! Ah ! j’en ai soupé par tous les bouts de ces crapules d’hommes.

— Faut pas cracher dessus… fit Microbe avec philosophie. On ne sait jamais. Y a qu’à tirer un bon numéro. Puis, je connais des moments où on n’y tient plus… Ça vous pince, quoi !

— Je ne l’ai jamais senti ! fit sombrement Marthe. Paille-de-Fer et les autres m’ont dégoûtée. Moi, ça aurait été pour être gentils ensemble.

— Moi aussi, pour sûr… l’un va pas sans l’autre. Mais quoi ! on n’est pas des pavés !

— Je te promets que j’en suis un ! Si je peux seulement gagner mon fricot, vivre tranquille et avoir une amie comme toi, c’est tout ce que je demande à Dieu et à ses saints.

Les jours coulèrent. Maille à maille, la sécurité se tissait dans le cœur de Marthe Elle travaillait avec patience, assise près de la fenêtre, un rideau levé. Comme elle était preste, elle pouvait s’accorder des pauses. Et elle observait, en bas, la vie de l’humanité. Dès le matin, la lutte commençait : elle se décelait dans la casquette, la blouse et la veste de l’ouvrier, elle était aux jupes lâches des femmes, aux caprices du gamin et de la gamine, chez le marchand de cidre, de vin et d’apéritifs, dans la grotte noire du charbonnier et la petite épicerie branlante ; elle courait avec le fiacre furtif ou titubait avec la lourde charrette ; elle haletait avec l’automobile, et elle palpitait encore, fiévreuse, saccadée, pitoyable, derrière les grands murs de Sainte-Anne.

Comme Lilas était naïve, elle n’en voyait que la surface : ainsi ne voyons-nous qu’une nuance rouge ou jaune, au lieu des trillions de vibrations qui se cachent sous la lumière. Et elle se figurait beaucoup de menues joies. La ménagère qui rapporte le pain ou les pommes de terre, l’homme qui vide un verre sur le zinc, l’enfant qui mordille une tablette de vieux chocolat, ou simplement une chevelure qui luit, nette et bien échafaudée, une table servie de bols, de cafetières et d’une miche avaient des significations séduisantes.

Quant à Marthe même, elle fut heureuse. C’était une griserie d’oubli, le renouveau, la liberté, la douceur de n’être tourmentée ni par les hommes ni par la mère Baraquin. Dans les repas qu’elle faisait, à midi, avec Céline, à sept heures avec Céline et Alfred, il y avait un charme extraordinaire. Au lieu d’Antoinette maussade, des soupes charbonneuses et des ragoûts au suif, elle eut des compagnons qui causaient sans aigreur et des plats qui lui faisaient chaud au cœur. Alfred était gourmand : il lui fallait des escalopes, du gigot, des côtelettes, de la saucisse fraîche, du boudin cuit au four, des tripes choisies ; il aimait à faire lui-même son café dans une cafetière de terre vernie, où il versait l’eau bien bouillante, à petits coups. Cette gourmandise impatientait Céline, mangeuse rapide et sommaire qui, l’appétit une fois satisfait, ne tenait guère à la nourriture. Mais il est toujours un point où le fort cède au faible : Microbe cédait sur la cuisine, exigeant, en retour, qu’Alfred ne dépassât pas seize sous par jour pour le cabaret et le tabac.

Alfred Chaigneux, dit Gaufre, était un homme bonasse, qui racontait beaucoup d’anecdotes. Comme Céline ne l’écoutait guère, il s’adressait à Lilas.

Lent et presque pensif, les mots demeuraient souvent tapis dans sa cervelle. Alors il devenait très rouge, sa barbe en copeaux avait des oscillations, il faisait de la main un geste bizarre, comme s’il cherchait à attraper une puce. D’ailleurs, il observait avec justesse ; au fond de son œil se fixaient des images précises.

— L’écoute pas ! riait Microbe. Il en a jusqu’à demain matin.

Il n’ennuyait pas Marthe. Elle aimait qu’on lui racontât les actes des gens qu’elle n’avait jamais vus ; elle s’en faisait tout de suite une idée — et cette idée était si nette qu’elle éprouvait une grande surprise lorsque les circonstances lui faisaient connaître la réalité, car jamais l’une et l’autre ne coïncidaient. De même, sans doute, éprouverions-nous un étonnement excessif s’il nous était donné de voir en vie les Grecs, les Romains ou les hommes de Ninive.

Après le dîner, ils faisaient une promenade le long du boulevard Auguste-Blanqui. Lilas éteignait ses cheveux sous un fichu noir et brunissait ses sourcils au cosmétique. Tous trois, doués d’yeux perçants, épiaient l’étendue. Les premiers soirs, la jeune fille avait grand’peur ; elle croyait partout reconnaître Huraud ou ses acolytes.

— T’es bête ! faisait Microbe.. Qu’est-ce qu’ils viendraient fiche par ici ?

— Tant qu’à ça, disait Alfred, c’est du monde qu’est organisé. Ils ont leur police. Y se passent des signalements de quartier à quartier. Mais, avec ce fichu et ces sourcils noircis, y n’y verraient que du feu !

Pour plus de sûreté, Marthe imagina de passer un petit châle entre son corsage et son épaule droite.

— Ça, c’est très bien vu ! approuva Alfred. Mademoiselle a quasiment l’air d’une bossue.

En ce temps, on achevait le Métro : posé sur de vastes piles, il franchissait la vallée qui se creuse de la place Saint-Jacques à la place d’Italie. Les promeneurs admiraient ce tas énorme de ferraille et de pierres, la gare aérienne, le profil impressionnant du monstre… À droite, on entr’apercevait un district encore sauvage qui s’étend, coupé de terrains vagues, entre la Butte-aux-Cailles, le boulevard et la rue de Tolbiac : à gauche, apparaissaient des fabriques, des habitations caduques, des clôtures de planches vermoulues, rongées, détraquées.

Il y avait un terrain clos auquel tous trois s’intéressaient. Par les brèches, on discernait des wagons et des roulottes, rangés parmi des gravats ; une végétation sauvage et des blocs calcaires. Plusieurs de ces roulottes décelaient la vie : des lueurs transsudaient par leurs petites fenêtres. Mystérieusement, un homme, une femme, un gamin filaient entre les roues, dans la pénombre. Chaigneux et ses compagnes s’arrétaient, Dans leurs âmes populaires, ils retrouvaient quelque réminiscence atavique, et l’un d’eux disait :

— Y sont peut-être heureux !

Ils étaient enclins à le croire. Alfred ajoutait :

— Pourquoi pas ? Moi, d’abord, je vivrais très bien là dedans… Je voyagerais… Figurez-vous, mam’zelle Marthe, que j’aime ça. Oui, j’irais voir des patelins… et je serais content d’emporter ma maison.

— Faudrait pas demander si ça ferait mon affaire ! disait Microbe ; j’ai déjà l’air d’une romanichel ! Seulement, il faudrait de la galette.

— On la gagnerait comme les saltimbanques ! reprenait Alfred. Faut pas grand chose. Avec un cinématographe ou des poupées mécaniques, on s’en tire déjà !

L’idée les entraînait ; ils construisaient leur baraque, ils se démontraient qu’on y gagnait des cent et des mille. Et ça devait être gai de faire sa popote au coin d’un village ou près d’un bois.

— Pour sûr, je marcherais bien, si on voulait, faisait l’homme.

Les lèvres de Microbe se pinçaient :

— On doit commencer jeune ! affirmait-elle. Sans ça, on fait des gaffes… Y a un tas de micmacs ! On vous embête aux maireries, les concurrents vous jouent des sales tours, et y faut savoir faire le boniment. J’aurais pas renâclé devant cette vie-là, pas plus que devant une autre, mais tant qu’à sortir du nid qu’on s’a bâti, tu ne m’as pas regardée… On n’est pas malheureux !

Alfred n’insistait pas. Et ils s’arrêtaient avant d’atteindre la place d’Italie : au loin, on entendait quelque musique, les tramways cornaient, des lueurs brasillaient sur la chaussée. Pour leurs cœurs simples, le luxe et le plaisir étaient tapis au café-concert et au théâtre ; ils palpitaient de rêves et de désirs innombrables.

II

L’hiver passa, le printemps parut, parmi les toits et les cheminées ; les arbres produisaient des feuilles et des fleurs de cuir vert, d’argent, de peluche rose, de velours jaune. Comme d’une cuve énorme, les vapeurs montaient au firmament. Elles s’y roulaient pendant des semaines, se massaient en murailles pâles, en blocs de fer, de zinc et de nickel, s’ouvraient brusquement aux jeunes lueurs. Les boues stagnèrent, sournoises et tenaces. Ou bien des vents frais descendaient du Nord. Parfois le ciel se creusait jusqu’aux nébuleuses, Et toute la nuit une lune tranchante fauchait les étoiles, ou, dans leur gouffre de velours bleu, Orion, le Cocher, le Cygne, Wega, Sirius, Procyon, Aldebaran, allumaient leurs lampes précieuses, suspendaient sur l’infini des croix, des colliers, des pendentifs, des couronnes, des bracelets et des ceintures.

Lilas demeurait heureuse. Elle continuait à pousser la pédale et à tirer l’aiguille, elle regardait, du même regard insatiable, passer les chariots, les gamins, les artisans et les ménagères. Son salaire était égal et lui sufhsait. Chaque mois elle courait à quelque bureau lointain — à Gre-

nelle, à Passy, et jusqu’aux Ternes — jeler bon de poste à l’adresse d’Antoinette E

C’est à peine si elle songeait encore à iG Huraud, dit Rouge, qui lui-même, croyaïit-e devait l’avoir oubliée. |

Ellene prenait plusles mêmes précautions sortir. Cependant, elle portait une sorte de peron et, sur sa chevelure tassée, elle € des mèches fauves. Même, elle s’était | deux ou trois fois au théâtre des Gobelins” avait dîné chez un marchand de vin, avec Alf et Microbe, et, dès avril, ils s’en furent voir ® tenay, les bois de Verrières, les bords de l’Yvet Bellevue. Suivant le conseil impérieux de sa co pagne, Marthe faisait des économies : elle ay cinquante francs dans le tiroir de sa comme C’était une grande force. L’avenir reculait, Y ver avait été tiède, au coin du poêle nourri coke et d’anthracite.

— Ceux qui ne font pas d’économies sont idiots, disait Microbe.. Y n’ont pas de fe Quand on à une petite réserve, on peut se t droit, on ne dépend de la mauvaise humeur personne, D’ailleurs, tu ne te prives de rien 1"

Marthe en convenait, Elle faisait ses repas, et comme Alfred payait le Journal, crobe, le Conteur populaire, elle donnait tous samedis deux sous pour une livraison des Gra Romanciers. Ainsi avait-elle sa pleine proveni de feuilletons. Elle y trouvait le dessert de la w elle y développait ses songes.

A l’existence même, elle ne demandait qu travail régulier et pas exténuant, trois repas, chambre, son lit, le spectacle de la rue, quelq promenade, une partie de bavardage avec M crobe et Gaufre, Elle n’attendait plus l’amour la richesse, ni des personnages prodigieux, # gnifiques ou grandiloquents : elle s’en content dans les feuilletons. Ils les donnaient sans cor ter.

Lilas ne s’impatientait pas de voir étert ll ment réparaître les mêmes héros, les RARES times et les mêmes amours. Elle les re naissait sans les reconnaître. De faibles nuanc lui suffisaient pour les différencier, Ils étaie trop selon son cœur pour qu’elle les désir autres ; même elle se fâchait presque, qui Fa teur introduisait des personnages dont on nec cernait pas nettement le caractère, Elle aima pourtant la nouveauté des péripéties, et nes plaignait jamais qu’elles fussent trop com quées ; quelque obscurité ne lui déplaisait pi dans l’enchaînement des circonstances : ale les dénouements revétaient un aspect myst rieux dont elle demeurait longtemps émue :

Ce qui la charmait par-dessus toutes chos : c’était a’ être délivrée des mâles, Comme ge tait toujours avec Alfred et Microbe, et vait la poursuivre, Une telle paix it pre

gieuse. Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/35 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/36 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/37 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/38 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/39 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/40 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/41 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/42 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/43 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/44 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/45 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/46 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/47 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/48 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/49 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/50 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/51 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/52 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/53 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/54 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/55 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/56 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/57 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/58 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/59 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/60 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/61 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/62 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/63 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/64 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/65 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/66 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/67 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/68 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/69 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/70 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/71 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/72 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/73 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/74 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/75 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/76 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/77 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/78 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/79 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/80 Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/81 78 MARTHE une marche, ensemble furtive et clapotante, puis la voix rouillée de Rouge chuchota : — C’est pas trop tôt, la môme. On va régler ses comptes. Elle s’arrêta, jeta un rapide regard sur le visage blafard et dit avec douceur : -Je vous prie de passer votre chemin. Elle parlait bas ; il crut qu’elle avait peur ; il darda sur elle ses yeux inégaux et circu- laires. — J’t'ai dit qu’on allait régler ses comptes ! Tu sais bien que je parle pas pour les bœufs. V’là ce que tu vas faire, tu vas venir avec mézigue ; on s’enfilera dans un taxi, et fouette pour la turne. Là, on s’espliquera. Si tu ne rouspètes pas, eut-êt’bien que je me contenterai de quèques ains su’la gueule, mais si tu rouspètes, ah ! m de Dieu ! quelle purge ! Allons, ouste, déca- llons ! Elle avait reculé jusqu’au mur ; elle baissait la tête. — Je vous en prie, murmura-t-elle, ne me sui- vez plus ! Je vous pardonne d’avoir été mon bourreau, mais je suis résolue à me défendre. Il ricana ; un rire sourd et sinistre secouait sa pomme d’Adam. — Ah ! bien, t’avais pas la bavarde si bien pen- due dans le temps ! Mais c’est pas tout ça, j’suis pressé : c’est-y que tu veux venir, gy ou non ? Si c’est non, j’vas peut-êt’me gêner pour semer tes tripes. Plus un mot, marche devant et ne traîne pas. Il avait sa face d’assassin ; les doigts. crispés dans la poche intérieure de son veston, tenaient déjà le couteau. D’autre part, au coin de la rue, Double-Pince venait d’apparaître. Marthe eut un court frisson, son visage devint de pierre ; d’un mouvement précis, elle tira le revolver du man- chon, au moment où le couteau jaillissait au poing de Rouge, et tira une balle. Huraud tres- saillit, frappé au flanc : -Ah ! vache… tu m’as… Il chancelait, et toutefois, ouvrant le couteau, il frappait avec énergie. La lame disparut entre les côtes de Marthe, tandis qu’une seconde balle trouait la tête du souteneur. Alors, proférant des menaces caverneuses, il croula, il enfonça ses ongles dans la boue et trépassa. Une tache rouge s’élargissait sur le corsage de la jeune femme ; pâle, les jarrets fauchés, elle s’appuyait à la mu- raille avec un étrange sourire. Des têtes émer- geaient des fenêtres, une bonne fuyait éperdue, un concierge et un typographe approchaient en se courbant, et Double-Pince, dardant son cou- teau, accourait à grands bonds. Elle l’avait vu venir, sa main affaiblie s’éleva… Une dernière BARAQUIN détonation et Brivat, laissant son couteau dans le ventre de Marthe, poussa un cri d’agonie. Marthe s’éveilla dans une lueur de cendre et de lait. Elle avait dans la bouche un goût métal- lique, elle se sentait excessivement lasse et comme planante sur un air très épais ou sur une eau très subtile. D’abord, sa vue et sa pensée errèrent ; un nuage était dans son crâne, une fu- mée où se tordaient des herbes, des roseaux et des pétales, puis une ouverture se fit et elle aper- çut les joues creuses, les yeux de poix, la barbe grisonnante de Plessys. Elle ne s’étonna point, une existence imprécise continuait. dont elle ne voyait pas le commencement et qui la remplissait d’une merveilleuse quiétude. Peu à peu, comme des gouttes d’eau qui s’assemblent dans une vas- que, ses souvenirs se reformèrent. Il y eut un flot- tement de pigeons et de corneilles, des campaniles, une route flasque et fangeuse, le profil sinistre de Victor Huraud. Elle vit une lame de feu blanc, elle entendit la détonation grêle du revolver, et surprise d’être encore vivante, elle dit à voix basse : P — Est-ce que je les ai tués ? Une épouvante virait au fond de sa prunelle ; Marcel se hâta de répondre : Oui, ils sont morts ! — Ah ! soupira-t-elle. Et il vint un léger vertige. Elle entendit chan- ter la voix des cloches au-dessus d’un jardin excessivement long, où des bouvreuils se pour- suivaient à travers des ramilles d’écarlate, où des œillets pleuvaient parmi des essaims de guê- pes, de moustiques et de vanesses. Ce fut court. Marthe se retrouva dans la réalité, très débile, très légère, extraordinairement heureuse. Elle demanda : — C’est bien vrai ? Ils ne reviendront plus ? — Ils ne reviendront plus ! répondit-il avec passion. Elle sut, de tout l’instinct de sa chair, que Marcel était sauvé, et dans son âme où la ten- dresse coulait à pleins bords, le monde renaquit plus frais, plus brillant, plus vaste qu’il n’avait jamais été. Comme elle était une créature simple, l’amertume passée s’effaça sans retour, le présent seul exista, semblable à l’éternité. Alors, tour- nant son faible visage, où l’éclat allait refleurir, et ses yeux créés pour l’amour, vers l’homme aux tempes argentées, elle chuchota : — Maintenant, c’est bon de vivre ! Et lui aussi, devant la jeune maîtresse ressus- citée, il eut sa minute magnifique, où la pré- voyance était assoupie, où il voyait la vie avec les/yeux d’un petit enfant. FIN