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Massiliague de Marseille/p1/ch09

La bibliothèque libre.
Éditions Jules Tallandier (p. 183-203).


IX

L’HONNEUR DU CHASSEUR


— Señor, veuillez m’accorder quelques instants d’entretien.

C’est ainsi que le Parisien Cigale s’était présenté un beau matin chez le señor Fabian Rosales, hacendado de l’immense exploitation agricole de San Vicente, située au nord du Mexique, province de Cohahuila, en bordure du Rio Grande del Norte.

Rosales s’inclina courtoisement :

A la disposicion de usted, caballero. Vous êtes mon hôte, partant je vous appartiens.

À son tour, le Parisien salua :

— Señor, vous savez que le gouvernement français m’a autorisé à suivre la Mestiza Dolorès Pacheco dans sa recherche du Gorgerin inca-atzec d’alliance, disparu lors de la conquête espagnole, il y a quatre cents ans, Gorgerin dont la présentation entraînerait la confédération de tous les États du Sud-Américain.

— En effet.

— Mon gouvernement attache à la réussite de cette expédition un tel intérêt, qu’il a décidé de compter sur mon temps de service militaire les mois que j’y consacrerais.

— Vous me l’avez dit.

— Or, Scipion Massiliague, de Marseille, que la Vierge mexicaine — puisque l’on nomme ainsi Dolorès — avait associé à son entreprise, a été enlevé et est actuellement prisonnier des Américains du Nord, qui veulent empêcher par tous les moyens l’union des Sudistes.

— Leur suprématie sur les deux Amériques serait menacée.

— Naturellement. Vous connaissez la question mieux que moi, vous, señor. Vous êtes Français d’origine, mais vous habitez le pays depuis longtemps.

— Hélas !

— Vous ne vous étonnerez donc pas que moi, Parisien, Celte par conséquent, je parte avec la señorita Dolorès, et les chasseurs canadiens Francis et Pierre qui se sont offerts à suppléer Massiliague captif contre les Saxons du Nord.

— Je vous approuve des deux mains, mon cher hôte. 

— Merci. Tous, nous brûlons de mener à bien l’entreprise. Le succès sera le signal de la délivrance du brave Marseillais qui avait assumé le périlleux honneur de devenir le champion des Sudistes.

— Cela prouve la noblesse de vos sentiments.

Cigale eut un vague sourire et d’un ton insinuant :

— Alors, señor, si nous agissions autrement, nous vous paraîtrions moins nobles.

— Je ne dis pas cela.

— Mais vous le pensez certainement. Vous pouvez parler sans crainte de me froisser, puisque précisément j’ai adopté l’attitude que vous préférez.

— Vous avez raison, señor Cigale. Je vous dévoilerai donc ma pensée tout entière. Des Français qui demeureraient indifférents devant l’œuvre de la señorita Dolorès Pacheco, me sembleraient presque des traîtres à la cause de la civilisation. Moi-même, j’ai télégraphié à un mien ami. S’il peut prendre la direction de ma propriété, je suivrai la Doña.

— Parfait, s’exclama le Parisien, en se frottant les mains.

Une nuance d’étonnement parut dans le regard de l’hacendado.

— Ma confidence semble vous enchanter ?

— Elle m’enchante, mon cher señor, car elle facilite mon ambassade.

— Votre ambassade ?

— C’est le mot propre.

— Expliquez-vous.

— Ainsi fais-je. Une autre personne brûle également de faire partie de l’expédition. À ce point qu’elle m’a prié de l’accepter comme domestique.

— Un de mes vaqueros, sans doute… brave homme, je lui permets bien volontiers…

— Pas d’engagements téméraires, interrompit Cigale. Avant de vous prononcer, señor hacendado, sachez de qui je vous parle.

— De qui donc s’agit-il ?

— De la señorita Vera, votre seconde fille.

À ce nom, Fabian Rosales demeura stupéfait :

— Quoi, Vera, votre domestique…

— Le vêtement masculin est plus commode pour courir le désert.

— Elle quitterait ses sœurs : Inès et Annina ?

— Elles l’approuvent.

— Quoi ? Inès si raisonnable ?…

— Estime qu’il convient de tenter l’impossible pour délivrer un fiancé.

Cette fois, l’hacendado se prit le crâne à deux mains, et avec l’effarement comique de l’homme jeta brusquement en pleine charade :

— Un fiancé, maintenant. Vera a un fiancé !

— Oui, señor.

— Mais je ne le connais pas.

— Et lui-même, señor, ne soupçonne pas que la gracieuse enfant l’a distingué.

Rosales faisait de vains efforts pour démêler l’imbroglio.

Enfin il reprit d’un ton suppliant :

— Au nom du ciel, soyez clair.

— Voici. La gentille Vera a senti son cœur aller à Scipion Massiliague. L’auréole du champion, la verve du pauvre garçon, ont accaparé la pensée de la jeune fille. Et la dernière nuit que l’infortuné passa à l’hacienda, la señorita Vera, accompagnée de ses deux sœurs, alla porter sur la fenêtre de votre hôte le bouquet emblématique de sospiriano.

Les sourcils de l’hacendado se froncèrent.

Presque rudement il gronda :

— Vera vous a chargé de me faire ce récit ?

Mais Cigale secoua la tête.

— Non, señor. Au surplus, je vous phonographie notre conversation de tout à l’heure :

— Voici notre dialogue :

Elle. — Je vous joindrai au bord du Rio Grande. Je serai censément un garçon de San Vicente que vous aurez engagé pour le voyage. Mon nom sera Coëllo. Consentez, car je mourrais d’ennui, d’inquiétude, si je restais ici.
xxxxMoi. — Mais, mademoiselle, ce serait fort mal reconnaître l’hospitalité de votre père.
xxxxElle. — Je lui ferai tenir une lettre qui vous dégagera.
xxxxMoi. — Impossible, mademoiselle. Les convenances les plus élémentaires me créent le devoir d’avertir le señor Rosales.
xxxxElle. — Il refusera.
xxxxMoi. — J’en suis persuadé.
xxxxElle. — Bien. Je comprends. Vous jugez indigne d’un hôte de prêter assistance à une señorita qui pleure. Parlez à mon père, parlez-lui. S’il ne comprend pas ma souffrance, je trouverai bien un moyen de vous rejoindre, sans que votre responsabilité soit engagée.

À ce point de son récit, le Parisien reprit sa voix naturelle pour achever :

— Telles sont les répliques que nous avons échangées, señor. Vous le voyez. Je n’ai rien dit qui ne fût conforme au respect, à la reconnaissance, que je devais à votre hospitalière maison.

L’hacendado pressa les mains du jeune homme et doucement :

— Pardonnez-moi d’avoir douté de votre loyauté. Au Mexique, nous laissons la jeune fille se choisir son fiancé. La démarche de Vera n’est donc pas irrespectueuse. Mais pour un père, les enfants restent toujours petits, j’ai eu une surprise douloureuse en apprenant que la femme apparaissait chez ma Vera. Je répare comme il convient l’injure en vous donnant la plus grande marque de confiance que puisse donner un caballero. Je vous dis : Señor Parisien, acceptez la proposition de mon enfant. Veillez sur elle et faites que le domestique Coëllo soit toujours digne de redevenir Vera Rosales.

Il y avait tant de chevaleresque grandeur dans l’accent de l’hacendado, que Cigale se sentit ému.

— Merci, señor, dit-il d’une voix qui tremblait. Vous venez de doter cette enfant d’un frère, je veillerai sur elle de même que si j’étais votre fils.

Il s’arrêta. L’hacendado était devenu atrocement pâle.

— Qu’avez-vous señor ?

— Un souvenir… Je pourrais avoir un fils à peu près de votre âge… bon et brave comme vous.

— Je regrette d’avoir éveillé votre mémoire.

— Ne regrettez rien… Comme un fils, avez-vous dit… et mon trouble m’a fait vous dévoiler le secret du passé. Peut-être le destin veut-il que vous sachiez tout. Écoutez donc.

Jusque-là les deux hommes avaient causé debout.

À cet instant, Fabian avança un siège à son interlocuteur, et s’étant assis lui-même :

— Il y a vingt ans, j’étais le plus heureux des hommes. Marié à une douce créature, je me nommais Fabian Roseraie. Je venais d’être père… j’avais un fils, âgé de quelques jours à peine. J’étais fou de bonheur. Sur le bambin vagissant, je formais des projets d’avenir, je le voyais déjà général, ingénieur, magistrat… Chimères adorables que connaissent tous les pères. Le vôtre, señor, a dû éprouver les mêmes ivresses.

Avec mélancolie, le Parisien murmura :

— Je ne crois pas, señor.

— Vous blasphémez en exprimant un pareil doute.

— Ma foi, riposta Cigale, je blasphème par ignorance, car je n’ai jamais connu mes parents.

— Jamais ?

— Non. Je suis un enfant trouvé, j’ignore même par qui, car lorsque j’ai commencé à me souvenir, je devais avoir de sept à huit ans. Aujourd’hui encore, je serais un pauvre diable, ignorant et miséreux, si ma bonne étoile ne m’avait fait rencontrer le prince Rundjee, un noble et bienveillant seigneur hindou, qui m’a en quelque sorte adopté, et auprès de qui est celle dont je ferai ma femme : Anoor, une mignonne fille du Pendjab, que nous avons arrachée aux mains des brahmes.

— Ah ! soupira l’hacendado ; mon Fabian a-t-il eu dans sa détresse le bonheur de rencontrer pareille affection ?

Le Parisien sursauta :

— Votre fils est donc vivant ?

Avec un geste désolé, Rosales balbutia :

— Je ne sais pas. Plus vite, comme s’il avait eu hâte d’achever :

— On me l’a enlevé. Sa mère est morte de chagrin. Le coupable, mon frère, oh ! honte, m’écrivit d’Amérique où il s’était enfui. Il se vantait de son crime. Il me haïssait parce que, à son avis, j’avais une chance supérieure à la sienne. Il me haïssait parce que, jeune fille, ma compagne m’avait préféré à lui. Ce lui avait été une sinistre joie de renverser notre bonheur. Ton Fabian, écrivait-il, tu ne le reverras jamais. Je l’ai condamné à l’existence des misérables. Enfin je suis vengé de ton insolente prospérité.

L’hacendado poussa un long soupir.

— En vain je cherchai, je mis la police, les agences de recherches sur pied. Tout fut inutile. Mon frère mourut peu après à la Nouvelle-Orléans pendant une épidémie de fièvre jaune, sans que j’eusse pu le voir, le supplier d’avoir pitié. Enfin désespéré, seul, ayant horreur des êtres et des choses que me rappelaient le passé, je quittai la France. Je vins au Mexique, j’acquis l’exploitation de San Vicente, et dans un labeur acharné je cherchai un dérivatif à ma tristesse. J’avais refait ma vie. Mes filles adoucissaient le souvenir de la disparition de mon fils. Il a fallu la démarche de Vera, démarche qui m’avertit qu’à leur tour elles quitteront ma maison. Il a fallu un mot de vous pour raviver ma blessure, pour m’arracher une plainte que mes lèvres avaient retenue jusqu’à ce jour.

Les mains unies, les deux hommes se regardaient, les yeux humides, unissant en un même regret l’adolescent privé de son père, le père privé de son fils.

— Comme votre Fabian, dit enfin Cigale d’une voix lente, je veillerai sur Vera.

Mais secouant son émotion.

— D’ailleurs vous nous accompagnerez sans doute, et nous serons deux pour écarter le danger de sa route.

Rosales inclina la tête :

— Oui, peut-être… Ne dites rien à cette pauvre petite de ce que je vous ai avoué… Apprenez-lui seulement que je ne m’oppose pas à ce qu’elle devienne Coëllo, le domestique. Elle a manqué de foi en moi. Ce sera sa punition de voyager en inférieur, au lieu de posséder l’équipage qui conviendrait à ma fille.

Il marqua une pause et acheva :

— Pour vous, señor Cigale, oubliez Roseraie. Roseraie est mort. Rosales seul existe.

Dans l’après-midi de ce jour, l’hacendado prévint le jeune homme que lui-même ferait partie de l’expédition. Un télégramme lui avait apporté la réponse de son ami. Celui-ci consentait à diriger l’exploitation du domaine de San Vicente, en l’absence de Rosales.

C’est ainsi que le lendemain matin, au milieu des souhaits des peones assemblés, la Mestiza s’était mise en route, suivie des chasseurs Francis et Pierre, de Fabian et du chef le Puma avec ses Indios Mayos. Cigale fermait la marche avec Vera.

La jolie fillette avait pris son déguisement au sérieux. Veste soutachée, pantalon mexicain, large sombrero, lui donnaient l’apparence d’un gentil jeune homme, un peu frêle, aux mains trop blanches, aux pieds mignons.

Mais elle se tenait droite en selle. Sa carabine accrochée à l’arçon, son revolver, son machete, composaient un ensemble très martial.

— Un peu opéra-comique, avait confié le Parisien à Fabian.

— Bah ! avait répondu l’hacendado, j’espère qu’elle renoncera à sa folle équipée avant que nous ayons quitté le territoire mexicain.

Il se trompait. La tendresse éclose dans le cœur de la jeune fille lui assura le courage de supporter les fatigues d’interminables chevauchées, sous un soleil de feu.

La petite troupe foula le sol mexicain le plus longtemps possible, remontant la rive droite du Rio Grande. Au Paso del Norte, il fallut cependant l’abandonner, le fleuve coulant à partir de ce point au milieu du chaos montagneux de l’ouest de l’État du Nouveau-Mexique.

Évitant les presidios (bourgades), dissimulant leur marche, Dolorès et ses amis s’enfoncèrent dans les gorges de la Sierra Bianca, et par le lit asséché du Rio Rondo parvinrent au Rio Pecos, dont les eaux peu profondes coulaient lentement vers le sud. Jusque-là, aucun danger, n’avait menacé les voyageurs, mais au bord de cette dernière rivière, une découverte, sans importance en apparence, les avertit que l’heure de la lutte allait bientôt sonner.

En approchant du gué, grâce auquel la caravane pouvait traverser le rio Pecos, le Puma, qui marchait en avant, revint brusquement vers le gros de la troupe.

— Qu’est-ce, chef ? questionna Dolorès.

Le Mayo répondit seulement :

— Apaches !

Un frisson courut sur l’épiderme des aventuriers. Au seuil du désert, on ne prononce jamais sans émotion, le nom des terribles Indiens bravos. Leur férocité, leurs ruses, leur haine implacable de la race blanche, les terrifiants récits qui remplissent les veillées, comme les contes de revenants dans notre pays, pénètrent les habitants d’une crainte mystérieuse.

Tomber aux mains des Apaches ou de leurs rivaux les Comanches, c’est la mort certaine après les plus horribles supplices.

Les chasseurs, en gens accoutumés à la vie du désert, furent seuls exempts de ce trouble passager.

Francis s’approcha du Puma :

— Nombreux ?

L’Indien haussa les épaules.

— Impossible à dire. Piste de guerre. Peut-être vingt. Peut-être cent.

— Dans la piste de guerre, expliqua le Canadien, les Peaux-Rouges se suivent à la file, chacun posant le pied sur l’empreinte de celui qui le précède. De cette façon ils dissimulent leur nombre.

Puis revenant au chef mayo.

— Le chef a-t-il au moins reconnu si les Apaches ont passé depuis peu ?

— Lever du soleil.

— Il y aurait donc deux heures environ ?

— Oui.

— Pas de traces de chevaux ?

— Aucune. La manada (troupe de chevaux libres guidés par une bête montée) a dû prendre une autre route, elle attend sans doute les guerriers en un point déterminé.

Francis parut réfléchir un instant, puis son expérience du Llano lui donnant en quelque sorte le commandement, il se tourna vers Dolorès :

— Doña, dit-il, veuillez faire halte en ce lieu. Pierre et moi, nous passerons le fleuve et reconnaîtrons la piste.

— Mais, c’est vous exposer.

— Bah ! fit-il, les Indiens et nous sommes de vieilles connaissances. La poudre a souvent parlé entre nous, selon l’expression de ces coquins rouges, et nos carabines ont toujours protégé nos scalps.

Il souriait. Sa gaieté rassura la Mestiza…

— Voyez-vous, nous serions seuls avec vous, même avec vos Indios mayos, je vous répondrais de passer entre les doigts des Apaches ; mais il y a parmi nous trois personnes qui n’ont pas l’habitude des ruses de la prairie. Elles laisseront une trace qu’un enfant suivrait sans peine.

— Le seigneur Fabian, murmura Dolorès.

— Oui, et aussi le seigneur Cigale, son domestique Coëllo. Voilà pourquoi je recommande les plus minutieuses précautions.

La Mestiza inclina la tête :

— Faites donc comme vous l’entendrez. Je vous ai accepté comme champion et j’ai toute confiance en vous.

À ces dernières paroles, le Canadien rougit ; pour dissimuler son trouble, il fit volter son cheval, et adressant un signe à son engagé, il poussa l’animal vers le gué, tandis que Dolorès et son escorte mettaient pied à terre.

Un moment après, les chevaux faisaient jaillir autour d’eux, l’eau qui leur montait à peine aux genoux.

— Dites donc, chef, plaisanta alors Pierre, voilà que vous dirigez l’expédition.

Gairon affirma du geste.

— Elle place bien sa confiance, la Doña.

Un éclair brilla dans les yeux du chasseur.

— Oui, fit-il d’une voix rude, elle la place bien, car je donnerais ma vie pour elle sans hésiter… et la tienne aussi.

— Vous pouvez, chef…, vous pouvez. Je suis votre engagé, ma peau est à vous. Seulement vous me paraissez avoir changé d’idée.

— Moi, pourquoi ?

— Dame, il y a six mois d’écoulés, depuis que vous vous êtes vendu à Joë Sullivan.

— Après ?

— Pendant six mois, encore, vous devez enlever le fameux Gorgerin, si la Doña le découvre.

Francis eut un mouvement si brusque que son cheval se cabra. Le chasseur l’apaisa aussitôt et d’un ton sourd :

— Voilà pourquoi la présence des Indiens me réjouit.

— Oh ! déclara insoucieusement l’engagé en frappant de la main sa carabine qui résonna sous le choc. Moi, elle me réjouit toujours, cette vermine des prairies.

— Je compte sur elle pour retarder notre marche.

— Bah !

— Et au besoin, acheva le chasseur d’un air sombre, je les attirerais sur nous.

Cette fois Pierre éclata de rire :

— Vous leur offrirez le scalp de la Doña ?

— Non, gronda Gairon avec une tristesse rageuse. Je la tuerais plutôt que de l’exposer à la torture. Mais j’ai engagé mon honneur à Sullivan et mon être se soulève à la pensée de trahir la Vierge mexicaine… Après tout, on ne meurt qu’une fois. Nous disparus, d’autres reprendraient la recherche du joyau inca-atzec. C’est une noble créature que la douce Dolorès… elle préférerait échouer dans son expédition à voir le Gorgerin au pouvoir des Yankees.

Puis, après un silence, le Canadien acheva :

— Et puis, elle mourrait sans me mépriser…, sans m’accuser d’une trahison dont j’ai horreur, et que, cependant, ma signature d’engagement m’obligerait à accomplir.

Tant de douleur vibrait dans l’accent du chasseur, alors qu’il exposait sa terrible situation morale, que Pierre, en dépit de sa nature grossière, comprit.

Nourri d’ailleurs des mêmes idées, des mêmes principes d’honneur, il lui semblait, comme à Gairon, que celui-ci ne pouvait se dégager de la promesse de servir Sullivan pendant le laps d’une année.

Trop simpliste pour se dire : s’engager à servir, n’est point s’engager à agir en brigand. Dès l’heure où l’action malhonnête est commandée, le pacte se trouve ipso facto déchiré ; il croyait fermement que, durant la période stipulée par l’acte, l’homme devenait la chose du chef accepté.

Aussi fut-ce avec un organe adouci qu’il reprit :

— Alors, chef, tâchons de nous mettre à dos tous les Apaches du Llano… Au demeurant, c’est une campagne de six mois à tenir, nous avons fait plus fort que ça. Allons-y, chef… Pour commencer, tâchons de savoir ce qui attire les diables rouges par ici.

Les chevaux gravissaient la pente douce de la rive gauche du rio. Là, les traces reprenaient sur une longueur de plusieurs milles ; les Canadiens les suivirent. Ils arrivaient dans un vallonnement étranglé entre deux monticules peu élevés, quand Francis arrêta brusquement sa monture.

— Ils ont campé ici.

— Et même ils ont fait du feu, comme s’ils n’avaient rien à craindre.

— La manada les a rejoints.

— En effet.

Les Canadiens s’entre-regardèrent. Pour des routiers du llano comme eux, il y avait une anomalie incompréhensible dans la conduite des Apaches, effectuant la marche de guerre et allumant des foyers.

Contre quel ennemi s’étaient-ils donc levés ? À coup sûr un ennemi peu redoutable, puisqu’ils dédaignaient de prendre la précaution élémentaire d’éviter la fumée.

Rien du reste n’éclaira les Canadiens.

De guerre lasse, ils reprirent la piste. 

Maintenant les Indiens étaient montés. Ils s’étaient groupés en un peloton compact, mais les traces des sabots permettaient d’évaluer à une centaine le nombre des cavaliers.

Tous étaient partis dans la direction de l’est.

Éperonnant leurs montures, Francis et Pierre parcoururent encore quelques kilomètres, sans que les traces déviassent à droite ou à gauche.

— Oh ! remarqua enfin Pierre, leur but est éloigné, car ils ont mis leurs bêtes à un trot modéré.

— Signe qu’il doit être soutenu longtemps.

— Précisément, chef.

— D’autre part, l’absence de toute précaution indique que ce parti d’Indiens ignorait notre présence sur le Rio Pecos.

— C’est aussi mon avis.

— Cependant, ils pourront nous gêner dans l’avenir. D’après les indications de la doña, je pense qu’elle veut tenter de gagner le territoire indien. Les Apaches vont de ce côté ; ils nous barreront donc la route à un moment donné.

— Tant mieux… cela nous retardera comme vous le souhaitez, chef.

— Oui. Revenons au camp.

Tout le monde les attendait avec inquiétude ; aussi leur retour provoqua-t-il une véritable explosion de joie.

Les renseignements qu’ils rapportaient démontraient qu’aucun danger immédiat ne menaçait la petite troupe. Dès lors, rien n’empêchait les voyageurs de poursuivre leur route.

C’est ce qui fut décidé dans un conseil rapide, ou le Puma avait été admis.

Le chef mayo avait pris un air anxieux à l’audition du récit des Canadiens.

Ceux-ci lui demandèrent la raison de son souci.

— Piste de guerre, jamais de feux de campement.

— Pourtant nous les avons vus.

— Oui, oui, le Puma en est sûr… il sait que les chasseurs ont l’œil perçant de l’aigle et qu’ils ignorent la peur qui obscurcit les regards.

— Que supposez-vous donc, chef ?

— Guerre pas ici… beaucoup plus loin… Apaches se rendent à conseil des tribus. Marche de guerre, par respect pour le conseil. Foyers, parce que rien n’est à redouter encore de l’ennemi.

Oui, ce devait être cela. La netteté de l’explication fournie par le Mayo frappa tous les assistants.

— Mais, Puma, questionna alors Dolorès, ne soupçonnez-vous pas à quels adversaires les Apaches vont chercher noise ?

Quien sabe (qui le sait ?), Doña… Là-bas dans l’est est la puissante confédération des Séminoles. Elle compte des milliers de guerriers qui combattent comme les blancs, en rangs serrés. Jamais les Apaches n’oseraient attaquer pareille puissance. Peut-être, ces pillards projettent-ils une expédition contre un presidio mal défendu. Quien sabe ? répéta-t-il avec un haussement d’épaule… Quand le coyote (loup des prairies) quitte son terrier, il a soif de sang. L’Apache est comme le coyote. Il y aura des flaques rouges sur la terre, et des chevelures flotteront à l’arçon des selles.

Malgré ces prédictions funèbres, la petite troupe continua sa marche à travers le désert. Car à présent, au dédale des montagnes, avait succédé là plaine aux herbes jaunies.

Au moindre souffle de vent, des tourbillons de poussière s’élevaient, et la poudre, impalpable pénétrait dans les narines, la bouche des voyageurs, desséchant les muqueuses, infligeant aux hommes et aux animaux la torture de la soif ardente.

Personne ne se plaignait pourtant.

Dolorès Pacheco, droite en selle, indifférente en apparence à la fatigue, les yeux obstinément fixés vers l’est, comme si un invisible aimant attirait ses regards de ce côté, entraînait ses compagnons par son exemple.

Cigale et Rosales avaient pour Coëllo des prévenances qui ne surprenaient aucun de leurs compagnons.

Le déguisement de Vera avait été deviné par tous, et souvent le faux domestique trouvait à l’étape une hutte d’herbes entrelacées, ouvrage des Mayos envoyés en éclaireurs devant la caravane.

Elle était courageuse du reste, la gentille Vera. Elle avait maigri un peu. Son visage délicat s’était hâlé, mais sa bouche rose souriait, ce qui remplissait de fierté Fabian Rosales.

— La brave enfant ! disait parfois l’hacendado à Cigale. Pour un peu, je la prendrais dans mes bras.

— N’en faites rien, señor, répondait le Parisien. Une part de son courage lui vient de son déguisement. C’est pour le soutenir qu’elle trouve la volonté de ne pas se plaindre. Apprenez-lui que tous connaissent son identité, elle redeviendra femme et perdra toute sa vaillance.

— Pourtant la doña Mestiza…

— Oh ! celle-là, señor est une exception. Une jeune fille qui voue sa vie à l’émancipation d’une race est une héroïne, partant une exception.

— Vous l’admirez profondément ?

— Oui, señor, je ne suis pas éloigné d’imiter nos Indiens qui l’appellent, non pas la Doña, mais la Madona mexicana.

Cependant, chaque jour, les visages s’assombrissaient. Des indices nombreux indiquaient que bientôt les périls venant des hommes s’ajouteraient aux difficultés naturelles.

Les Mayos, qui remplissaient le rôle d’éclaireurs, annonçaient que de nombreuses tracés d’Indiens sillonnaient le désert.

Des partis de Peaux-Rouges avaient suivi, souvent à quelques heures d’intervalle seulement, des routes, parallèles à celles de la troupe de la Mestiza.

Et détail étrange, dont tous cherchaient vainement la raison, les maîtres du désert se dirigeaient sans exception vers l’est.

Puis ce furent des trouvailles singulières. Une cartouchière de la milice américaine ; un sac de peau de daim contenant plusieurs dollars ; des bouteilles brisées ayant contenu de l’eau-de-vie.

Lorsqu’on lui présentait ces objets, Dolorès fronçait les sourcils. Enfin un matin, à l’heure où finissait la marche de nuit, elle appela ses compagnons qui, de même que les autres jours, allaient se reposer.

Le Puma, les Canadiens, Rosales, Cigale, entourèrent aussitôt la jeune fille.

— Mes amis, dit-elle, tenons conseil.

Et s’adressant au Mayo :

— Chef, parlez le premier. Que pensez-vous des objets ramassés sur le sol par vos guerriers ?

L’Indien garda le silence pendant une minute, puis lentement :

— Cartouchière, argent, flacons d’eau-de-feu ?

— Oui.

— Apaches et Comanches ont quitté leurs territoires de chasses. Ennemis toujours, ils paraissent réconciliés.

— En effet.

— Et ils ont liqueurs, monnaie, ustensiles des blancs, et ils ne s’enfuient pas vers les plaines sauvages où l’on ne peut les atteindre. Ils ne craignent donc pas les blancs, ils n’ont donc pas volé ces choses.

Dolorès approuva du geste.

— Si pas volé… on a donc donné à eux. Les blancs ont fait des présents d’amitié aux hommes rouges. Et les hommes rouges se sont élancés vers l’est, à l’opposé du pays qu’ils parcourent à l’ordinaire.

— Voudriez-vous exprimer qu’ils sont enrôlés par les autorités américaines ? demanda Francis qui avait écouté avec une attention non dissimulée les explications du Mayo.

— Main-Sûre a bien compris la pensée du Puma.

Mais se reprenant :

— Tu ne sais pas. Les Mayos t’appellent Main-Sûre, parce que ta carabine ne manque jamais son but.

Gairon sourit à l’éloge et oubliant un instant le motif de la réunion :

— Et mon brave Pierre a-t-il aussi un sobriquet ? C’est probable, hein, chef, car vous autres Indiens, avez la manie de décerner des surnoms.

Sans sourciller, le Puma répliqua :

— Lui est l’Ombre.

— L’Ombre ?

— Car il te suit partout. On ne saurait te rencontrer sans lui.

Les chasseurs se prirent à rire, imités par les assistants. Mais la Mestiza mit fin à cet accès d’hilarité :

— Puma, murmura-t-elle, je crois, de même que vous, que les Américains ont engagé les guerriers de la Prairie. Vous parlez avec la sagesse d’un grand chef. Il me reste à vous adresser une question.

— Que la Madone fasse entendre sa voix, le Puma écoute.

— Contre qui a-t-on levé ces Apaches, ces Comanches ?

Sans un mot, le Mayo étendit la main vers la jeune fille.

— Contre moi, contre mon œuvre, contre tous ceux qui veulent les Sudistes libres du joug du Nord.

Et s’exaltant par degrés, un voile rose montant à ses joues, Dolorès continua :

— Mais les temps prédits sont proches. Celle que la liberté guide est sur la voie tracée par les ancêtres. Les Incas, les Atzecs ont tressailli au fond de leurs sépultures séculaires ; leurs esprits flottent dans l’air, pénètrent le mien. Ils m’inspirent.

Elle se calma soudain d’un brusque effort de volonté. Puis baissant la voix :

— Les Nordistes prétendent barrer notre chemin. Des nuées de guerriers sont épars entre nous et le territoire indien, où je veux pénétrer. Mais il nous reste une route que les ennemis de la liberté ne sauraient tenir.

Tous avaient tressailli. Leurs regards avides se fixaient sur le visage de Dolorès.

— Nous allons abandonner la direction de l’est, où nos adversaires ont préparé leurs embuscades. À quinze jours de marche environ, nous rencontrerons la rivière Canadienne. Ses rives sont occupées par les Séminoles, guerriers valeureux, incapables de traîtrise. Parmi eux, nous cheminerons sans peine et, avant un mois, nous serons là où je vous conduis.

— Avant un mois, répéta Francis d’une voix si basse que personne ne l’entendit.

Ses yeux s’étaient troublés. Une angoisse intérieure contracta ses traits.

Les paroles de Dolorès l'avaient atteint en plein cœur.

— Dans un mois, avait-elle dit, on parviendrait au but du voyage.

Mais dans un mois, il serait l’engagé de Joë Sullivan. Dans un mois, sous peine de forfaire a l’honneur, il devrait enlever le Gorgerin d’alliance à la Doña ; il devrait le porter a son engageur, désespérer celle qui avait pris, à ses yeux, l’apparence d’une divinité, à qui, dans son cœur, il dressait un autel.

Il fallait dissimuler pourtant.

Comme les autres, il feignit de se rallier au projet de la jeune fille. Mais, le conseil terminé, il alla se coucher à quelques pas de ses compagnons, après avoir étendu son sarape (couverture rayée), au-dessus de sa tête, au moyen de piquets plantés en terre.

Pierre le rejoignit :

— Chef, votre situation va devenir mauvaise.

— Pourquoi me le dire ? gronda Francis avec humeur… je ne le sais que trop.

— On pourrait partir en reconnaissance et ne pas revenir.

— Impossible, j’ai promis à Joë de ne pas quitter la doña Dolorès.

— Diable ! Alors vous serez près d’elle dans un mois.

Gairon ne répondit pas.

— Et si elle trouve son satané collier, continua l’engagé, vous serez forcé de le lui prendre.

Le Canadien grinça des dents. Ce lui était une souffrance aiguë d’entendre affirmer par son compagnon ces choses qui déjà hantaient son cerveau.

— Jamais je n’agirai ainsi, fit-il avec une colère concentrée.

— Alors vous adopterez mon premier moyen, fuir.

— Ma signature me le défend.

— Il faut cependant choisir, chef.

Gairon tourna le dos à Pierre et fit mine de s’endormir. Vers le soir seulement, quand le signal du départ fut donné, le chasseur qui était resté en arrière, appela son engagé d’un signe.

Celui-ci rapprocha aussitôt.

— Pierre, commença lentement le chef, je t’ai brutalisé ce matin. J’ai eu tort, excuse-moi.

— Bon, s’exclama son interlocuteur en riant, c’est oublié. L’Ombre ne peut en vouloir à la Main-Sûre.

— Merci. À cette heure du reste, tu n’es plus lié à moi, je déchire ton engagement.

— Pourquoi donc ? Vous le déchirez, et si cela ne me plaît pas, à moi ?

— Je le déchire parce que j’ai pris une résolution désespérée. Tu m’accompagneras, s’il te convient, mais si tu préfères t’en aller, tu es libre. Il ne serait pas juste que tu fusses victime de ma folie.

— Allez toujours, bougonna Pierre. Vous êtes bien certain que je ne m’en irai pas d’un côté, tandis que vous vous dirigerez de l’autre. Elle n’est pas difficile à deviner, votre résolution… Vous n’abandonnerez pas la Mestiza, parce que vous avez donné votre parole au Sullivan… je vous approuve. Vous ne voulez pas que la Doña trouve son colifichet avant que les douze mois de votre engagement soient écoulés. Je vous approuve encore. Et pour lui faire perdre les six mois qui restent, vous êtes décidé à tout, même à attirer sur nous tous les Indiens, à nous envoyer dans l’autre monde. Eh bien ! chef, ça me va. On poussera son cri de guerre en même temps que vous… Si mon heure est venue, mon chant de mort répondra au vôtre. Un brave chasseur, qui n’a jamais manqué à l’honneur et a couché pas mal de vermines rouges sur le sol du désert, peut quitter la vie sans crainte. Il est assuré d’être bien reçu sur les territoires de chasse du Grand Esprit, comme disent les Indiens.

Dans sa forme naïve, le discours de Pierre était poignant. L’homme qui, sans y être contraint, fait le sacrifice de sa vie, inspire une sorte de respect. Gairon éprouva ce sentiment et il tendit la main à son compagnon.

— Merci, Pierre, j’accepte ton dévouement. Dans la situation affolante où je me débats, je sais que mon projet est presque un suicide. Je te suis profondément reconnaissant de vouloir mourir avec moi.

L’engagé eut un gros rire :

De profundis… Amen… On se croirait à l’église de Québec, vous allez bien, chef. Nous ne sommes pas encore en terre.

— Non, mais peut-être ne tarderons-nous pas… 

— Ce n’est pas la première fois qu’on aura déclaré la guerre aux diables rouges.

— Certes ! seulement, cette fois, mon esprit ne m’appartient plus…

— Oui, oui… je conçois. Il est auprès de la Doña ; il s’est brûlé, ainsi qu’un papillon, à la lumière de ses yeux. Vous vous dites : Je ne puis penser qu’à elle. Rien ne me la fera oublier, et cela ne m’intéressera pas de lutter de ruses avec les Apaches et les Comanches.

Francis affirma tristement du geste.

— Ce ne serait que demi-mal d’ailleurs ; je n’ai pas une figure de femme dans le cœur, moi, et les ruses m’amuseront… mais un vrai chasseur ne devient pas bête comme un bison tout d’un coup. Attendez seulement que les guerriers ennemis approchent… Les vieilles haines se réveilleront aussitôt, et vous n’aurez plus d’autre idée que de les fusiller. L’écho des Prairies répétera encore les détonations des carabines de Main-Sûre et de l’Ombre, ainsi que les cris d’agonie des hommes rouges.

— Puisses-tu avoir raison ! soupira Gairon.

Mais désignant la caravane qui, durant ce colloque, avait pris une avance assez considérable :

— Rejoignons nos compagnons, reprit-il. Avant huit jours, tout doit être décidé.

Et d’un ton sombre :

— Me tuer serait une solution… Hélas ! non, mon engagement est formel : Ne pas quitter la Doña Dolorès… Allons, Gairon, redeviens toi-même… Crée le danger qui te fera gagner du temps et tâche de t’en tirer.

Les Canadiens rejoignirent la troupe de la Mestiza et avec elle remontèrent vers le nord.

À l’aube on s’arrêta près d’une source, autour de laquelle une douzaine d’arbres formaient une minuscule oasis.

Là, un incident favorisa les projets de Francis. Près du bassin naturel où sourdait l’eau limpide, le sol détrempé avait conservé des traces d’Indiens. Toutes fraîches, elles indiquaient que les Peaux-Rouges étaient partis depuis une heure à peine.

Gairon le fit remarquer à Dolorès.

— Doña, dit-il à la jeune fille, je veux suivre cette nouvelle piste. Vois. La direction est différente des autres. Ce n’est plus vers l’est, mais vers le nord-est que marchent les guerriers.

Et comme elle le remerciait, touchée de ce qu’elle croyait être de la sollicitude à son égard, il s’éloigna brusquement :

— Reposez-vous. Je vous rapporterai des nouvelles.

Un moment plus tard, il s’éloignait à grandes enjambées, suivi par son inséparable engagé.

— Pourquoi avoir laissé les chevaux ? demanda ce dernier.

— Ils sont las, répondit le Canadien… Puis, des cavaliers ne surprennent pas l’ennemi.

— Seulement ils peuvent le fuir, grommela Pierre, entre ses dents.

Ce fut tout. Les deux hommes continuèrent à s’enfoncer côte à côte dans le désert.

Le soleil montait vers le zénith, criblant la terre de ses rayons ardents. Les herbes clairsemées craquaient comme si leurs fibres se fussent racornies à la chaleur. Les chasseurs allaient toujours, longeant la piste qui se déroulait interminablement devant eux.

Soudain, ils se trouvèrent en face d’un espace dénudé parsemé de petites éminences coniques ressemblant à de minuscules huttes de terre.

— Un camp de chiens des prairies, murmura Francis.

En effet, les chiens des prairies, curieux mammifères, plus proches des rongeurs que de la famille canine, vivent par troupes nombreuses. Chaque famille se creuse un terrier dont l’entrée est indiquée par une protubérance du sol. Ces cités souterraines couvrent parfois de vastes espaces et sont dangereuses pour les cavaliers ; la surface de la prairie, qui cache d’innombrables galeries, s’effondre souvent sous les pieds des chevaux.

Partout apparaissaient les chiens de prairie. Assis sur leur train de derrière, ils regardaient venir les chasseurs ; mais, à leur approche, ils s’enfonçaient vivement dans leurs terriers.

Francis et son engagé, accoutumés aux choses du désert, ne prêtaient aucune attention aux animaux. La piste des Indiens, zigzaguant parmi les huttes, les préoccupait seule.

— Ma foi, fit tout à coup Pierre, ou bien j’ai la berlue, ou bien, en haut du monticule que nous gravissons en ce moment, nous apercevons les lacs que l’on appelle les Lagunas Salinas.

— Dont l’eau contient autant de sel que l’océan, acheva Gairon. Je crois que tu as raison. Aussi bien, le chemin parcouru depuis le Rio Pecos, a dû nous conduire à peu près aux environs des Salinas.

— Alors, attention, car ceux que nous pourchassons se sont certainement arrêtés au nord d’un des lacs salés, pour y attendre que la grande chaleur soit passée.

— Oh ! les Peaux-Rouges, se moquent du soleil.

— Ils le disent, chef, ils, le disent. Seulement quand il ne s’agit pas de parader devant un blanc, ils se mettent volontiers à l’ombre.

Sans doute, Francis partageait cette manière de voir, car en approchant du sommet de la hauteur, il ralentit le pas, se courba, et finit par s’allonger sur la terre brûlante pour ramper jusqu’à la crête.

L’engagé l’imitait de point en point.

Leur tête dépassa le sommet. Ils eurent une même exclamation :

— Les Salinas !

Une dépression se creusait, parsemée de mares, de lagons, aux eaux d’un gris d’acier sous la clarté du soleil. Des arbres aux racines aériennes, de l’espèce des palétuviers, croissaient sur la bordure marécageuse des nappes liquides, leur formant une ceinture verdoyante.

Juste en face d’eux, la ligne des arbres s’interrompait, laissant libre une plage de sable aux tons d’or, et là, étendus dans l’étroite bande d’ombre courant parallèlement à la lisière du taillis, une vingtaine de guerriers indiens semblaient se livrer aux douceurs du sommeil.

— Comanches, souffla tout bas l’engagé.

C’était exact. Aux ornements de leurs manteaux, à la disposition de leur scalp, les farouches coureurs de la prairie ne pouvaient être confondus avec les guerriers d’une autre tribu.

À cent pas du camp environ, un factionnaire debout, appuyé sur son fusil, veillait, séparé de ses compagnons par une pointe de buissons qui s’avançait ainsi qu’un cap entre la berge du lac et la plaine environnante.

Sans nul doute, les Peaux-Rouges se croyaient à l’abri de toute surprise. Leur tranquillité, l’attitude nonchalante de leur sentinelle, le démontraient surabondamment. Un instant, les chasseurs restèrent silencieux :

Enfin Gairon arma sa carabine et d’un ton pénétré :

— Si je me trompe, que la miséricorde divine soit sur moi, car je crois bien faire, et mon intérêt ne me guide pas.

Sans un mot, Pierre apprêta également son arme.

Ces deux hommes qui, mus par un respect religieux de la parole engagée, allaient provoquer la haine des plus cruels ennemis de la race blanche, revêtaient une sauvage grandeur.

Lentement, Francis épaula. Pas un frisson n’agitait son corps athlétique. Lui qui naguère semblait près de succomber à l’angoisse morale, recouvrait ses précieuses qualités de sang-froid, de décision, en présence du danger matériel.

La détonation résonna, roula sur la plaine, enflée par les échos, et le factionnaire comanche, frappé en plein front, s’abattit lourdement la face contre terre.

Au bruit, tous les Peaux-Rouges avaient bondi sur leurs pieds.

Mais une seconde explosion retentit, et l’un des guerriers s’affaissa. Au même instant les deux chasseurs se dressaient au sommet de l’éminence. Se tenant par la main, ils lancèrent un cri prolongé aux modulations bizarres.

Selon la coutume de la prairie, ils se désignaient à leurs adversaires par leur cri de guerre.

— La Main-Sûre !… l’Ombre !…

Ces noms éclatèrent, rugis par vingt voix. Comme une volée d’oiseaux troublés par un chasseur, les Comanches bondirent dans le taillis et disparurent, laissant leurs morts sur le terrain.

— Regagnons le camp, dit alors Francis. C’est la vermine rouge qui maintenant suivra notre piste.

À grandes enjambées, ils dévalèrent la ponte du monticule, traversèrent la cité des chiens et reprirent le chemin du campement.

La journée était avancée, lorsqu’ils rejoignirent leurs compagnons. Déjà la caravane se préparait au départ.

— Eh bien, mes amis ? interrogea Dolorès.

Avec effort, Francis répondit :

— Nous n’avons rien vu.