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Massiliague de Marseille/p2/ch09

La bibliothèque libre.
Éditions Jules Tallandier (p. 357-369).


IX

Le Resinero


Don Ramon Saltarado y Delideaça Fœderer del Campiriadini dirigeait une exploitation de caoutchouc ; dans la langue du pays texien, il était resinero.

Il surveillait d’une façon spéciale sa propriété et si les lianes, dont la sève fournissait le caoutchouc, prospéraient en courant sur les arbres qui leur servaient de support, elles devaient leur santé à Cristobal, un intelligent mulato, — mulâtre, — intendant du propriétaire.

Naturellement, don Ramon s’attribuait tout le mérite.

La tête en poire, de gros yeux à fleur de tête, des favoris noirs, une panse arrondie portée par des jambes arquées, le noble Ramon avait passé, comme dit le populaire, à côté de l’intelligence. Il était lourd, stupide, fat et ridicule.

Dans son cerveau épais, réfractaire à tout effort, la religiosité atavique s’était transformée en superstition.

Armé d’un énorme chapelet qu’il égrenait sans cesse, le resinero se complaisait aux récits de revenants, d’apparitions. Le naufrage d’un navire, l’incendie d’une habitation, une explosion de grisou dans un charbonnage lui apparaissaient comme choses sans importance, sans intérêt.

Mais si le hasard lui mettait sous les yeux une histoire étrange d’hallucination, de télépathie, de spiritisme ou d’hypnotisme, alors son cœur palpitait, ses méninges se dilataient agréablement.

Avec cela, paresseux au possible, ce singulier personnage aurait considéré comme un blasphème le vers célèbre de La Fontaine :

Aide-toi, le ciel t’aidera.

À son avis, le ciel devait tout faire, le rôle de l’homme se bornant à la prière.

Et comme Cristobal, actif, débrouillard, faisant sa fortune sans diminuer celle de son maître, travaillait beaucoup, que le rendement de la propriété augmentait chaque année, Ramon répétait complaisamment :

— Ma vie est un exemple de sagesse humaine. J’égrène mon chapelet, Dieu fait le reste, et mon caoutchouc croît et multiplie.

C’est chez ce bizarre resinero que nous retrouvons le révérend Forster, escorté par Joë Sullivan et toute la garnison du fort Davis.

Dans le salon, — ainsi nommé parce que l’on y recevait les voyageurs d’importance, — dans le salon, meublé de sièges grossiers fabriqués à Arispe et dont les murs blancs n’avaient pour décoration que d’innombrables emblèmes de piété, Forster parlait :

— Oui, noble resinero, cette Dolorès Pacheco était enfermée au fort Davis.

— C’est que le ciel l’avait permis, glissa onctueusement Ramon.

— Évidemment, reprit le pasteur. Nous croyions avoir mis fin à l’exécrable esprit de guerre qui souffle sur le Sud de l’Amérique. Or, un soir, des colporteurs sollicitèrent l’hospitalité. On la leur accorda. Le lendemain, ils avaient disparu et la prisonnière avec eux.

— Le Seigneur est le Lion de Juda, psalmodia le propriétaire. Il dévore le coupable et délivre l’innocent.

Forster fronça les sourcils :

— Ah çà ! voilà tout ce que vous trouvez à dire ?

— La vertu consiste à se confier à l’incommensurable, monsieur le gouverneur. Ce qui n’empêche pas que je vous livrerais ceux que vous cherchez, s’ils étaient dans ma demeure… Car, par le seul fait qu’ils y seraient venus, le Tout-Puissant aurait indiqué qu’ils devaient retomber entre vos mains. La maison d’un fidèle Nordiste ne saurait devenir un asile pour un rebelle du Sud.

En dépit de sa tournure biblique, la déclaration n’avait rien qui pût déplaire au révérend Forster.

Il s’inclina donc devant l’hidalgo, dont le visage inintelligent lui garantissait la sincérité.

— En ce cas, il me reste à vous remercier de votre hospitalité, don Ramon ; mes cavaliers sont reposés, nous allons reprendre la poursuite de cette misérable Mestiza.

— Je vais dire un chapelet, señor gobernador, à l’intention du succès de votre entreprise.

Forster haussa légèrement les épaules.

— Je vous en serai reconnaissant, fit-il toutefois avec une nuance de raillerie. Je solliciterai en outre une autre faveur de votre courtoisie.

— Parlez, señor.

— Si les fugitifs se présentaient de ce côté…

— Je les ferais aussitôt arrêter par mes serviteurs.

— Et vous donneriez avis de la chose au fort Davis.

— Pour vous servir, señor gobernador. Sur ce, l’épais resinero accompagna ses hôtes jusque dans la cour, où déjà les miliciens étaient rassemblés.

Il les regarda monter à cheval, les salua obséquieusement et suivit des yeux la petite troupe aussi longtemps qu’elle demeura visible.

Lorsqu’elle eut disparu derrière les « bois à résine », c’est ainsi que l’on désigne les enchevêtrements d’arbres et de lianes à caoutchouc, Ramon fit glisser rapidement entre ses doigts les grains de son chapelet.

Santa Maria, sine peccado concebida.
xxxx« San José.
xxxx« San Jacomo.
xxxx« San Hieronymo
.

Il s’interrompit soudain :

— Il y avait longtemps que je n’avais invoqué mes saints patrons. Ces visiteurs m’avaient détourné de mes devoirs. Heureusement, les nobles esprits que j’implore comprendront qu’un maître de maison, un honnête resinero, ne saurait se dispenser de recevoir l’hôte envoyé par le hasard !

Et, de plus belle, il reprit :

Santa Cecilia.
xxxx« Santissima Guadalupe.
xxxx« San Pedro.
xxxx« San Pablo
.

Puis sa voix devint moins distincte et le long défilé de tous les bienheureux du calendrier continua sous la forme d’un murmure inarticulé.

Il ne fallut pas moins d’une demi-heure à l’hidalgo pour mener à bien cette revue des élus.

Enfin, il arriva au bout de sa tâche. Alors, son visage s’épanouit.

— Là, dit-il, me voici en règle avec le ciel qui fait prospérer mon caoutchouc ; à présent, songeons à ce que j’ai promis aux hommes.

Et, à un peone qui s’était tenu constamment à quelques pas de lui :

— Andreï !

— Señor ?

— Amène-moi une mule, je vais sortir.

— Ne suivrai-je pas Votre Grandesse ?

— Non, je vais visiter mes braves resineros, que la bonté divine dirige… je n’ai pas besoin de tes services.

Le serviteur se précipita aussitôt vers les écuries, et don Ramon, afin de prendre patience, tira de sa poche une brochure sur la couverture de laquelle on lisait :

L’APPARITION DU TAMBO DE ILIQIUL
Santa Magdalena et Tomaso Vaquero.

— Incompréhensible ! grommela-t-il. Jamais les apparitions ne favorisent la noblesse. Les bienheureux seraient cependant mieux reçus par des gens du monde que par d’obscurs employés. Quelle idée a eue Magdalena de se montrer à ce vaquero Tomaso, un bouvoir… fi !…

Mais soudain il saisit son chapelet.

— Je suis fou, j’ai l’air de critiquer ceux que je dois révérer. Pardon, santa Magdalena, Magdalena santissima. Ta sagesse est supérieure à la mienne et je m’incline sans comprendre devant tes décisions.

À ce moment, Andreï revenait, tirant après lui une mule, dont les harnais, selon la mode espagnole, étaient ornés de pompons rouges et de cuivres incrustés.

— Voici, señor, j’ai sellé Suavita ; c’est la bête la plus douce.

— Tu as bien fait, Andreï ; aide-moi à me mettre en selle.

Le peone s’agenouilla aussitôt, dans une position à peu près identique à celle du tireur à genou.

Le gros hidalgo utilisa l’homme comme un tabouret et réussit non sans peine à se hisser sur l’échine de Suavita, qui remuait ses longues oreilles d’un air résigné.

Verga me dios, fit-il une fois affermi sur ses étriers.

Amen, répliqua le serviteur.

Et, à douce allure, don Ramon gagna la campagne.

Bientôt il atteignit un petit bois. On eût dit un coin de forêt vierge. Sur les branches, des lianes s’entre-croisaient, s’enroulaient, laissant pendre des rejets vers la terre.

Il semblait que le fourré fût impénétrable. Mais en regardant mieux, on s’apercevait que des sentes étroites étaient pratiquées dans l’épaisseur des feuillages. C’était par ces brèches étroites que les travailleurs se glissaient parmi les lianes et recueillaient le caoutchouc. Car le bois était une resineria.

Aux alentours, des massifs de verdure analogues se montraient de toutes parts, tachant la plaine d’une multitude d’oasis.

Ramon allait toujours.

Parvenu à l’extrémité de la resineria, il arrêta sa monture et, portant à ses lèvres un sifflet d’argent retenu par une chaînette de même métal à la boutonnière de sa blouse soutachée, il en tira un son aigu.

Un coup de sifflet lui répondit. Un bruit de branchages froissés s’éleva sous bois, puis les feuillages de la lisière s’écartèrent pour livrer passage à un superbe mulato, dont le visage brun, les yeux vifs, dénotaient l’intelligence.

Le nouveau venu s’inclina avec la grâce innée des habitants du pays et, d’une voix douce :

— Don Ramon a appelé son fidèle Cristobal. Cristobal est heureux de voir son maître vénéré.

Le regard ironique du mulato démentait peut-être un peu l’inflexion respectueuse des paroles, mais le resinero ne s’en aperçut pas.

Il se rengorgea, enfla ses joues et, d’un ton protecteur :

— Je sais, Cristobal, que je puis compter sûr toi. Quand je te confiai la surveillance de l’exploitation de ma propriété, la Madone de Guadalupe m’était apparue durant mon sommeil. Elle m’avait dit : « Un surveillant fidèle est en route pour se présenter devant toi. Aie confiance en lui. » Quand tu es venu, je t’ai accueilli avec empressement, j’ai refusé de voir tes certificats. Quel certificat aurait valu la recommandation de la noble Dame de Guadalupe ? Aucun, n’est-ce pas ? Et la Madone m’a récompensé de ma confiance en triplant la récolte de mes resinerias.

Le mulato aurait pu répondre que son activité, son intelligence étaient bien pour quelque chose dans cet heureux résultat ; mais sans doute il avait étudié son maître et il se borna à prononcer respectueusement :

— Notre-Dame de Guadalupe est le plus habile des resineros.

— Bien pensé et bien dit ! s’écria joyeusement Ramon. Des présomptueux ne manqueraient pas d’affirmer qu’eux seuls méritent l’éloge ; j’ai connu des gens de cette trempe.

— En est-il vraiment ? soupira Cristobal d’un ton pénétré.

— Oui, honnête mulato, oui, il y en a pour le malheur des hommes et des nations. L’esprit du mal a mis en eux son orgueil. Mais laissons ces êtres gonflés de vanité et écoute-moi bien.

Alors, Ramon, avec une prolixité rare, raconta à son intendant la visite reçue par lui.

— Le révérend Forster, gouverneur du Texas, conclut-il, tient à reprendre les captifs évadés du fort Davis. Si la bonté divine les amenait par ici, nous pourrions acquérir des droits à la reconnaissance du gouverneur. Or, remarque qu’il n’y a rien d’impossible. Nous sommes pieux et la Madone, dans sa grâce, songe peut-être à nous les livrer. Donc, veillons.

— Je veillerai, señor, promit Cristobal.

— Parfait. Maintenant, passons aux affaires. Tu recueilles la sève dans cette resineria ?

— Oui, señor.

— Quand as-tu commencé ?

— Il y a une heure environ.

— Alors, les premières calebasses sont à peine remplies ?

— En effet.

La question du resinero, étrange dans sa forme, était cependant parfaitement justifiée.

La récolte du caoutchouc s’opère, en effet, de façon primitive. On incise la liane productive ; sous l’ouverture, on place un récipient, naguère une calebasse, — le nom est resté, — la sève coule goutte à goutte. Un récipient empli, on le remplace et ainsi de suite. Tout l’art de la récolte consiste à extraire la plus grande quantité de sève possible sans nuire à la santé de la plante.

— Et la « résine » est-elle de belle qualité ? demanda enfin l’hidalgo.

— J’allais m’en assurer, quand votre signal a retenti, señor.

— Bon, nous allons voir cela ensemble.

Et, portant derechef son sifflet à ses lèvres, don Ramon en tira plusieurs sons brefs, modulés de façon particulière.

Cristobal n’avait pu réprimer un mouvement nerveux. Sur son visage apparut une soudaine inquiétude. On eût dit qu’il voulait s’élancer sous bois, qu’il n’osait quitter son maître.

— Tu as huit peones occupés ici ? reprit l’Espagnol au bout d’un instant.

Le trouble du mulato augmenta encore à cette question si simple.

— Oui, señor, balbutia-t-il, oui.

— On dirait que tu n’en es pas certain ?

— Si, si, j’en demande pardon à Votre Seigneurie ; mais l’interrogation m’avait surpris au moment où je supputais en moi-même le rendement probable et…

— C’est bon, c’est bon… ne te défends pas. Je connais ton zèle, dont la Madone s’est portée caution… je plaisantais.

Deux travailleurs sortaient à cet instant du fourré.

Sur une claie, brancard primitif, étaient alignés des récipients de bois où tremblotait un liquide sirupeux.

L’hidalgo regarda. Il eut un cri :

— Mais il y a plus de huit calebasses !…

Et, les comptant :

— Huit, dix, douze, quatorze, seize… seize en une heure… mais, malheureux, vous allez tuer les lianes !

— Non, non, señor, dit l’un des ouvriers, on a incisé avec précaution…

— Alors, comment se fait-il qu’en si peu de temps chacun de vous ait pu remplir deux calebasses… Car vous êtes seulement huit dans cette resineria.

Le peone regarda Cristobal ; puis, avec un accent bizarre :

— En effet, señor, huit.

— Seulement, s’empressa d’ajouter le mulato, j’ai constaté une surabondance de sève vraiment miraculeuse…

Il n’avait pas achevé que don Ramon levait les bras au ciel :

— Miraculeuse, avez-vous dit ? Oui, cela doit être. La faveur de la Madone est sur moi. C’est elle qui a chargé les lianes de tant de sève, afin d’enrichir son féal et dévoué.

Il empoigna son chapelet, toujours fixé à sa ceinture, et l’égrena rapidement.

— Oui, un miracle… c’est bien cela… la multiplication du caoutchouc… ; qu’est une pareille misère pour la Dame du ciel ? Rien… un jeu d’enfant. Elle a voulu marquer son estime particulière, voilà tout… Cristobal, tu feras porter une brassée de cierges à l’autel de la très Sage… Il ne faut pas marchander la cire à qui ne marchande pas le caoutchouc.

Tout joyeux, le resinero lança un retentissant :

— Continuez, braves gens !

Et, piquant des deux, se dirigea vers la resineria la plus voisine.

Le mulato le suivit des yeux, respira fortement comme un homme qui vient d’échapper à un danger. Après quoi, s’adressant aux peones :

— Lopez, Felipe, remettons-nous au travail. Le miracle explique tout.

Sans doute ses interlocuteurs comprirent le sens de ces paroles énigmatiques, car un sourire éclaira leurs faces bronzées. Se chargeant de leur claie, ils rentrèrent dans le fourré.

Un moment encore, Cristobal parut se consulter. Enfin, il eut un geste insouciant et, à son tour, il s’enfonça dans l’une des sentes ménagées à travers la resineria.

Le chemin affectait une forme droite, coupée de distance en distance par des sentiers perpendiculaires. L’exploitation devait, en plan, figurer assez exactement un échiquier.

Grâce à cette disposition, les resineros pouvaient sans peine atteindre toutes les lianes à caoutchouc et la récolte devenait facile.

L’intendant se dirigeait dans ce dédale avec une aisance qui indiquait sa parfaite connaissance des lieux.

Soudain, il fit halte.

À quelques pas de lui, une femme, en costume mi-parti indien, mi-parti mexicain, était assise sur un tronc d’arbre, surveillant le mince filet de sève qui coulait d’une liane dans un vase de terre.

De la dextre, cette dernière tenait une baguette dont elle se servait pour agiter de temps à autre le liquide ainsi recueilli.

Cristobal mit le chapeau à la main, puis, d’une voix respectueuse :

— Doña, murmura-t-il. La femme se retourna et montra le doux visage de Dolorès.

— Ah ! c’est vous, mon ami.

— Oui, doña.

— Y aurait-il quelque chose de nouveau ?

— Don Ramon vient de passer près de la resineria.

— Ah !

La jeune fille se dressa sur ses pieds. Dans ses yeux, l’anxiété se lisait.

Comme hésitante, elle reprit :

— Aurait-il des soupçons ?

— Non, non, doña, rassurez-vous. Quoique, pour dire toute la vérité, le soupçon aurait pu germer dans sa tête.

— Qu’entendez-vous par là ?

— J’entends ce que je vais vous faire entendre à vous-même.

Comme il prononçait ces mots, un nouveau personnage parut, vêtu en peone et portant une écuelle de terre où tremblotait le caoutchouc liquide.

— Pécaïre ! s’exclama-t-il, mon petit pot est rempli ; il m’en faudrait un autre.

C’était Scipion Massiliague.

En apercevant le mulato, il s’arrêta net, mais, se remettant aussitôt :

— Té, bonjour, moussu Cristobal, et autremain, la santé va bien ?

— Avec une pointe d’inquiétude, répondit l’interpellé.

Sans laisser au Marseillais le temps d’interroger, Cristobal continua :

— Oh ! ne doutez pas de mon bon vouloir.

— Nous ne doutons pas, s’empressa d’affirmer Dolorès.

— Lorsque cette nuit vous êtes arrivés, ayant été obligés d’abandonner vos chevaux épuisés, je n’ai pas hésité à vous cacher.

— C’est vrai.

— Je suis un mulato, moi, et par conséquent Sudiste de cœur. Ma conduite n’avait donc rien que de naturel et je ne la rappellerais pas si…

L’intendant semblait hésiter.

— Si ?… questionna curieusement Scipion.

— Si ce qui s’est produit n’était pas arrivé.

— Mais encore, de quoi s’agit-il ?

— Voici. Lorsque ceux qui vous poursuivaient se présentèrent à leur tour à l’hacienda, je les surveillai, je fis causer les soldats tout en leur offrant des rafraîchissements.

— Vous nous l’avez dit.

— En effet. J’appris ainsi que le télégraphe avait joué entre les différents postes frontière, que de tous les côtés des détachements battaient la campagne.

— Et vous nous avez invités à demeurer ici.

— Jusqu’au moment où vos ennemis, découragés, se relâcheraient de leur surveillance.

— Ce dont je vous remercie, articula doucement la Mestiza.

Scipion eut un haut-le-corps.

— Té, mademoiselle, vous ne prétendez pas dire que je sois un ingrat ?

— Non, sans doute.

— À la bonne heure, car Massiliague, il est connu pour sa mémoire. Vous arrêteriez n’importe qui sur la Canebière et vous demanderiez : Té, l’ami, est-ce que Scipion, il est capable de gratitude ? On vous répondrait : Bien sûr, pauvre, bien sûr, c’est un caniche pour la fidélité, un terre-neuve pour le dévouement, un chien de chasse pour le flair…

Le bouillant Marseillais s’aperçut à ce moment qu’il se comparait à une multitude d’individus de la race canine.

Tout autre eût été interloqué ; lui, éclata de rire et, avec la plus absolue bonhomie :

— Eh ! oui, je suis une véritable meute à moi tout seul… J’ai tort de le dire, car on ne doit pas chanter ses louanges pour ne pas paraître un chien savant.

« Ce n’est pas cela, d’ailleurs, que je voulais exprimer. Mon intention était tout uniquement de prier ce brave M. Cristobal de m’expliquer pourquoi il nous récite ce qui s’est passé hier. Hier, c’est de l’histoire ancienne, mon bon.

Et tranquillement :

— Certes, en accueillant, la señora Dolorès, Francis et Pierre, l’hacendado Rosales, le jeune Cigale, Coëllo, mon fidèle Marius et moi-même, vous avez été un délicieux couquinasse. Mais si vous le regrettez vous n’êtes plus délicieux du tout…

Le mulato découvrit ses dents blanches. La faconde du Marseillais l’amusait.

— Je ne regrette rien.

— C’est une bonne note, repartit du tac au tac l’incorrigible bavard.

— Mais je crains…

— Quoi donc ?

— Que mon maître don Ramon ne découvre la supercherie.

— Lui, comment cela ?

Très gravement, Cristobal laissa tomber ces paroles :

— Señor, si vous me permettiez de parler, vous le sauriez déjà, car je ne suis venu ici que pour vous avertir, vous et vos compagnons.

Incapable de renoncer à avoir le dernier mot, Massiliague allait riposter. Dolorès ne lui en donna pas le temps :

— Parlez, Cristobal, nous écoutons.

Usant de l’autorisation, l’intendant redit rapidement son entretien avec don Ramon, l’inspiration grâce à laquelle il avait momentanément détourné les soupçons, nés chez le propriétaire, de l’abondance des « calebasses » garnies de sève.

— Je vous ai mis au travail, conclut Cristobal, par prudence. S’il avait pris fantaisie à vos persécuteurs de visiter la resineria, ils vous eussent trouvés à la tâche tout comme les autres peones et ne se seraient pas doutés que vous êtes ceux qu’ils cherchent.

— Alors, tout est au mieux, mon bravonnetto ! s’exclama Scipion.

Mais le mulato secoua la tête.

— Jusqu’à présent, tout a bien marché, j’en conviens.

— C’est heureux.

— Seulement…

— Ah ! il y a un seulement.

— Extrêmement grave.

— Exposez votre seulement. Je gage que cet adverbe en ment, ment ou mentira sûrement.

Cristobal ne sembla pas remarquer la plaisanterie.

— Ma crainte vient d’une coutume de don Ramon.

— Et cette coutume ?

— Le maître est très superstitieux. Volontiers, il proclame que les esprits, élus ou non, s’immiscent dans les affaires des hommes.

— Tout superstitieux en est là.

— Or, tout à l’heure, embarrassé par ses questions, j’ai affirmé que la production de sève, dans cette resineria, était positivement miraculeuse.

— Bon ! vous en serez quitte pour vous déjuger.

— Avec lui, impossible. Il a conclu de mes dires que la Madone le protégeait visiblement et, pour rien au monde, il ne renoncera à une idée aussi agréable.

— Pourtant, si l’on ne rapportait ce soir que le nombre de calebasses strictement habituel ?…

— Il jurerait que l’équipe placée dans ce bois est composée de paresseux…

— Cela m’est égal

— … De paresseux qui luttent contre Notre-Dame de Guadalupe, insista le mulato.

— Bon, et après ?

— Après, il vous enverrait tous chez le juge pour être punis.

— Chez le juge, diable !

Cette exclamation de Scipion était claire pour tous. Être conduits hors de la plantation équivalait pour les fugitifs à être reconnus.

Avec cela, étant donnée la disposition des constructions réservées aux peones, il était impossible de dissimuler huit personnes, si une ronde sérieuse du maître avait lieu.

Toutes les cases, en effet, se trouvaient disposées en carré, formant une place ouverte à une extrémité, et les cabanes n’avaient de portes et de fenêtres que sur cette place.

Enfin, en cas d’aventure, les peones ne consentiraient pas sans doute à être punis à cause d’étrangers et livreraient les voyageurs.

Certes, ces braves gens, Espagnols de langue et d’atavisme, ressentaient une réelle sympathie pour la cause sudiste.

Sans difficulté, ils avaient consenti à se serrer quelque peu, afin de laisser une case libre pour les fugitifs.

Mais, après tout, ils appartenaient aux États-Unis. Quoi qu’il advînt des Sud-Américains, eux demeureraient rivés à l’Union des Nordistes. Dès lors, on pouvait leur demander une neutralité bienveillante, un secours platonique, mais non une aide effective, dangereuse pour leurs intérêts et leurs personnes.

Tout à coup, Massiliague se frappa le front :

— Té, mon brave, nous nous alarmons à tort.

— Que voulez-vous dire ?

— Attendez. Vous avez annoncé un miracle.

— Oui.

— Eh bien ! continuons-le.

— Mais…

— Et s’il survient une anicroche, laissez-moi prendre la parole.

Le Marseillais semblait sûr de lui. Ses auditeurs se sentirent gagnés par sa confiance. Toutefois, ils voulurent l’interroger.

— Rien, répliqua-t-il en riant… faisons le miracle du caoutchouc… et vous, mon digne Cristobal, souvenez-vous que vous employez seulement huit personnes dans cette resineria.

Sur ces mots, il salua et retourna à son poste sans consentir à s’expliquer davantage.