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Matelot (Loti)/40

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Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 184-187).
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XL


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Près d’une année que Jean était là. Ses joues avaient jauni comme celles des petits personnages félins d’alentour et ses forces musculaires avaient décliné beaucoup.

Il avait essayé de travailler, pendant ses loisirs de la Gyptis ; mais cette continuelle chaleur d’étuve, qui ne cessait ni jour ni nuit, causait une fatigue particulière, autant intellectuelle que physique, et il était resté pendant des heures devant ses chiffres, ses formules, incapable d’application, se sentant le cerveau vide.

Et les pauvres petits cahiers de collège, de plus en plus inutiles, remplis de choses qui de plus en plus lui échappaient, avaient beaucoup vieilli d’aspect, attaqués par la moisissure, par les fourmis blanches, par la légion des infiniment petits, dont les moyens destructeurs sont mille fois plus rapides, en ces pays de mort.

Mais un grand acte avait été accompli dans son existence. Elle était enfin écrite et partie, cette lettre pour Madeleine, qui depuis si longtemps le torturait à ses réveils. Dans sa tête déjà touchée par les influences mortelles de l’air, la petite figure délicieuse avait peu à peu pris une place souveraine ; il en était venu, à force de solitude et de nostalgie, à vivre dans un tel rêve de France, et de France avec elle, qu’il avait tout admis, qu’il s’était résolu à cette seule chose possible : l’épouser. Cela compliquerait l’avenir, assurément ; cela rendrait bien plus difficile ce retour à Antibes — qui restait le but de sa vie, malgré des défaillances et des oublis dans le plan d’exécution… Mais, une fois qu’elle serait là-bas en Provence, se douterait-on jamais de son passé d’ouvrière, quand on la verrait si jolie, si distinguée, si charmante à son bras…

Ce qui l’épouvantait depuis quelque temps, c’est que ce retour, ce rêve suprême d’une rentrée à Antibes avec Madeleine et sa mère, lui apparaissait dans un lointain qui, au lieu de se rapprocher, fuyait toujours ; vraiment ce rêve semblait de moins en moins réalisable ; on eût dit qu’il allait s’éteindre, d’une mort infiniment lente, sous toute cette verdure ennemie, sous cette incessante pluie chaude, dans cet air trop chargé de parfums… Et un jour, tout à coup, il s’était senti pris d’une angoisse, d’une angoisse déjà un peu maladive d’exilé et d’anémié, à l’idée que Madeleine avait dix-neuf ans, que depuis dix ou douze mois, se croyant abandonnée, elle avait si bien pu se promettre à un autre. — Alors, vite, vite, il avait pris cette décision qui traînait depuis le départ ; dans la fiévreuse inquiétude de manquer un courrier qui allait passer, il avait écrit à sa mère et au père de Madeleine.

Sa mère, il la suppliait d’intervenir elle-même tout de suite et de demander formellement pour lui cette petite fiancée.