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Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie II/01

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Gosselin (Tome IIp. 97-114).
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Deuxième partie


DEUXIÈME PARTIE.

LE MARIAGE.

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CHAPITRE PREMIER.

MADEMOISELLE DE MARAN.


Après la célébration de mon mariage avec M. de Lancry, en sortant de la chapelle du Luxembourg, quel fut mon étonnement de voir une voiture attelée de chevaux de poste ; madame Blondeau était assise sur le siège de derrière. Le valet de chambre de M. de Lancry ouvrit la portière.

— Où allons-nous donc ? — demandai-je à Gontran.

— Voulez-vous vous confier à moi ? — me répondit-il en souriant.

Je montai, heureuse de penser que, sans doute, je ne reverrais plus mademoiselle de Maran ; sa calomnie atroce et insensée contre ma mère avait mis le comble à mon aversion pour elle.

En vain Gontran m’avait fait observer que ce n’était plus de la méchanceté, mais de la folie, que de si odieux soupçons tombaient d’eux-mêmes ; je sentais qu’il me serait désormais impossible de me rencontrer avec mademoiselle de Maran.

La voiture partit rapidement.

Pendant trois heures que dura le voyage, Gontran fut pour moi rempli d’attention, de gracieuses prévenances ; il me parla peu ; ses paroles furent d’une bonté touchante, presque grave et recueillie.

Il sentait comme moi, sans doute, qu’on ne peut s’initier aux grandes félicités que par une sorte de méditation rêveuse et mélancolique.

Il n’y a rien de plus sérieux, de plus pensif que le bonheur, lorsqu’il arrive à l’idéal.

Je fus émue jusqu’aux larmes de l’expression de tendresse protectrice avec laquelle Gontran me regarda souvent. Jamais, je crois, je ne me sentis l’âme plus élevée ; jamais je n’eus d’aspirations plus généreuses.

Je songeais avec enchantement à tous les grands, à tous les pieux devoirs que j’allais remplir. Je contemplais l’avenir avec une sérénité calme et fière ; j’attendais avec une religieuse impatience le moment de prouver à M. de Lancry tout ce que valait mon cœur.

En pensant enfin que peut-être, à force d’amour, je deviendrais indispensable au bonheur de la vie de Gontran, un moment j’éprouvai la folle ardeur, le glorieux enivrement, le magnifique orgueil que l’ambition doit causer aux hommes. ......

Nous arrivâmes à Chantilly.

Nous étions à la fin d’avril. Le soleil à demi voilé répandait une lumière douce et tiède. À mon grand étonnement, notre voiture entra dans la forêt, côtoya les étangs si pittoresques de la Reine Blanche, et atteignit la lisière des bois qui bordent le désert.

M. de Lancry me fit descendre de voiture, il la renvoya avec son valet de chambre ; madame Blondeau restait seule près de nous.

Gontran, souriant de ma surprise, m’offrit son bras.

Nous suivîmes un petit sentier déjà tout parfumé de violettes et de primevères. Après quelques minutes de marche, nous arrivâmes devant une haie d’aubépine fleurie, très haute, très épaisse, au milieu de laquelle était une porte de bois rustique.

Blondeau l’ouvrit, nous entrâmes.

Je vis une maisonnette et un jardin qui auraient tenu dans le grand salon de l’hôtel de Maran.

Jamais chalet ne fut plus coquettement orné que cette maisonnette, son toit disposé en gradins était couvert de pots de fleurs cachés dans la mousse ; les massifs du jardin étaient tellement encombrés de rosiers, d’héliotropes, de jasmins, de gérofliers, de petits lilas de Perse, que ce parterre ressemblait à une immense jardinière ou à un gigantesque bouquet.

Notre maisonnette se composait d’un rez-de-chaussée ; en entrant, un petit salon où je vis, avec une douce surprise, mon piano, ma harpe, mes livres que j’avais laissés la veille à l’hôtel de Maran. Cela tenait du prodige.

À droite, deux petites chambres pour moi ; à gauche, celle de Gontran ; au fond du jardin, une chaumière en bois rustique renfermant la chambre de Blondeau et la cuisine.

Dire l’élégance incroyable, presque féerique, de ce petit Éden serait aussi impossible que de peindre ma reconnaissance envers Gontran, ou ma folle joie d’enfant en songeant que nous allions vivre là pendant quelque temps.

M. de Lancry demanda en riant à Blondeau si elle serait capable de nous faire chaque jour à dîner.

Ma gouvernante répondit très fièrement qu’elle nous étonnerait par son savoir-faire, car elle seule devait nous servir pendant notre séjour dans ce chalet.

Ai-je besoin de vous dire combien j’appréciai cette délicate attention de Gontran ?

Il était trois heures à peine ; je pris le bras de mon mari pour faire une longue promenade dans la forêt.

Le soleil avait peu à peu dissipé les nuages qui le voilaient ; l’air était embaumé, saturé des mille floraisons du printemps ; les feuilles, encore d’un vert tendre, frémissaient au léger souffle de la brise, des oiseaux de toute espèce gazouillaient, voltigeaient, se cherchaient dans ces arbres magnifiques, et troublaient seuls de leurs petits cris joyeux le profond silence de la forêt.

Mon cœur se dilatait avec force. J’aspirais avec une ineffable avidité tous les parfums, toutes les suaves émanations de la nature.

Je m’appuyai davantage sur le bras de Gontran… nous marchions lentement… À peine nous échangions de temps à autre quelques rares et distraites paroles.

Un moment, je voulus me rappeler quelques impressions de ma première jeunesse : chose étrange ! cela me fut presque impossible.

Le passé m’apparaissait comme vague, voilé ; mes souvenirs m’échappaient. Je n’ai jamais pu m’expliquer cette bizarre sensation. Était-ce donc que le bonheur présent envahissait, absorbait assez mes facultés pour m’ôter même la mémoire des anciens jours ?

Bientôt ces ressentiments devinrent si vifs que je fermai à demi les yeux, je ne pus faire un pas ; malgré moi ma tête appesantie s’appuya sur l’épaule de Gontran, et je joignis mes deux mains sur son bras…

Gontran, sans doute aussi ému que moi, s’arrêta, et ne troubla pas cet accablement ineffable.

— Pardon, — lui dis-je, après quelques minutes de silence ; — je suis bien faible et bien enfant, n’est-ce pas ? Mais que voulez-vous ? tant de bonheur est au-dessus de mes forces… Oh ! que vous devez être heureux d’inspirer autant d’amour !…

— Vous avez raison, Mathilde, car l’inspirer, c’est le ressentir ! C’est à moi de vous demander pardon de mon silence… et pourtant non… car c’est aussi un langage que le silence… il exprime tant de choses que la parole est impuissante à rendre !… Dites, Mathilde, quels mots pourraient peindre ce que nous éprouvons ?

— Oh ! cela est vrai ; il me semble aussi que la parole doit se taire lorsque la pensée s’entretient avec l’âme… Mais, mon Dieu ! — ajoutai-je en souriant, — vous allez trouver cela bien métaphysique, bien ridicule. Voyez combien vous avez raison… Je veux expliquer ces adorables impressions, et je dis des folies. Continuons notre promenade, et laissons nos deux cœurs s’entretenir silencieusement.

Le soleil commençait à s’abaisser lorsque nous rentrâmes au chalet, déjà presque noyé dans les ombres du soir, tant les arbres qui l’environnaient étaient touffus.

Nous trouvâmes avec plaisir dans le salon un feu de pommes de pin bien pétillant, que madame Blondeau nous avait allumé, car les soirées du printemps étaient encore froides. Un charmant petit couvert était mis près de la cheminée.

Gontran m’avoua naïvement qu’il était très disposé à faire honneur au talent de ma gouvernante : elle s’était surpassée. Notre dîner fut très gai ; nous nous servions nous-mêmes. Je voulais prévenir les désirs de Gontran, lui les miens ; de là, de folles discussions dans lesquelles il finissait toujours par céder.

Après dîner, il ouvrit la porte du salon ; il y avança un grand fauteuil où je m’assis.

— Voyez donc quelle belle soirée, — me dit-il.

Un clair de lune admirable jetait des flots de lumière argentée sur notre petit jardin et sur la cime des grands arbres qui l’entouraient.

Le silence le plus solennel régnait dans la forêt… Au-dessus de nous les étoiles brillaient dans les profondeurs du firmament ; autour de nous les fleurs épandaient leurs parfums.

Gontran s’assit à mes pieds. Son noble et beau visage était tourné vers moi ; un pâle rayon de la lune se jouait sur son front et sur ses cheveux. Il tenait une de mes mains dans les siennes et me contemplait avec une sorte d’extase…

Étrange contraste de notre nature ! À ce moment, je crois, j’atteignis l’apogée du bonheur : l’homme que j’aimais de toutes les forces de mon âme était à mes pieds. Le calme mystérieux d’une belle nuit ajoutait encore à mes ravissements. À ce moment pourtant, une indéfinissable tristesse s’empara de mon cœur… je pleurai.

Gontran vit mes larmes ; bientôt ses yeux se mouillèrent aussi. Je penchai mon front accablé sur le sien, et nos pleurs se confondirent.

Hélas ! hélas !… pourquoi ces larmes ? Sommes-nous donc si malheureusement doués, que la grandeur de certaines félicités nous écrase ? ou bien la tristesse involontaire qu’elles nous inspirent est-elle un pressentiment de leur peu de durée ?…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Que dirai-je de ces jours fortunés, si beaux, si rapides, de cette vie d’amour et de solitude que Dieu voulut environner de toutes ses splendeurs, car le temps fut toujours admirable ?

Un crayon de notre journée fera comprendre l’amertume de mes regrets lorsqu’il fallut abandonner cette existence enchanteresse.

Chaque matin, après avoir admiré ma corbeille de jasmin et d’héliotropes, qui ne m’avait jamais manqué à mon réveil, et que Gontran se plaisait à cueillir lui-même dans notre parterre, chaque matin nous allions de très bonne heure nous promener à pied dans la forêt, fouler avec joie les grandes herbes trempées de rosée, savourer les parfums des plantes aromatiques, et voir les cerfs et les biches se retirer dans l’épaisseur des taillis.

Lorsque le soleil commençait à s’élever, nous revenions déjeuner ; puis après les stores de notre petit salon baissés, jouissant de la fraîcheur et de l’ombre, nous nous reposions de notre promenade du matin en faisant quelquefois une sieste pendant la chaleur du jour.

Ensuite, je me mettais souvent au piano ; je chantais avec Gontran certains duos, certains airs auxquels nous attachions de tendres souvenirs. D’autres fois nous lisions. Le timbre de la voix de Gontran était charmant ; c’était pour moi un bonheur toujours nouveau que de lui entendre lire un de mes poètes favoris. Ces douces occupations étaient mêlées de longues causeries, de projets d’avenir, de doux regards déjà jetés sur le passé. Puis, à l’heure du dîner, nous allions nous habiller avec autant de coquetterie et de recherche que si nous eussions habité un château rempli de monde.

J’attachais un prix infini aux louanges, aux flatteries de Gontran ; je prenais plaisir à me coiffer moi-même, afin de ne devoir qu’à moi tous les succès que je voulais obtenir auprès de lui.

Malgré l’essai des talents de madame Blondeau, M. de Lancry, qui avouait franchement son goût pour la bonne chère, avait fait venir son cuisinier à Chantilly ; au moyen d’une cantine de chasse parfaitement organisée, notre dîner nous arrivait chaque jour avec de la glace, des fruits ; Blondeau n’avait qu’à nous servir.

Gontran avait aussi des chevaux à Chantilly. Après dîner, notre calèche venait nous prendre, et nous partions pour de longues promenades dans les magnifiques allées de la forêt. Nous revenions quelquefois à la nuit au clair de lune, bercés par les plus adorables rêveries, puis nous rentrions. La voiture s’en allait, et Blondeau nous servait le thé !

Oh ! que de longues soirées ainsi passées ! la porte de notre salon ouverte, et nous… jouissant de toutes les beautés de ces nuits de printemps, dont le silence n’était interrompu que par le léger bruissement du feuillage !

Oh ! que d’heures ainsi passées, pendant lesquelles j’écoutais Gontran me raconter sa vie, sa première jeunesse, les combats de son père, un des héros de la Vendée, bravement mort dans les landes sauvages de la Bretagne pour sa foi, pour son roi.

Avec quelle insatiable curiosité j’interrogeais Gontran sur la guerre qu’il avait faite, lui, sur les dangers qu’il avait courus. Plus je pénétrais dans le passé, grâce à sa confiance, plus je reconnaissais la vanité, l’injustice des accusations de madame de Richeville et de M. de Mortagne.

Ils m’avaient dépeint Gontran comme un homme d’un caractère inégal, égoïste, dur, profondément blasé, incapable de comprendre les délicatesses d’un amour élevé…

Quels étaient ma joie, mon orgueil ! je trouvais au contraire Gontran rempli de douceur, de prévenances, de tendresse, et doué surtout du tact le plus parfait, le plus exquis.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce bonheur durait depuis trois semaines.

— Un soir, en prenant le thé, Gontran me dit en souriant :

— Mathilde, j’ai une grave proposition à vous faire.

— Oh ! dites… dites, mon ami.

— C’est de prolonger encore quelque temps notre séjour ici… si cette solitude ne vous déplaît pas.

— Gontran… Gontran.

— Vous acceptez donc ?…

— Si j’accepte ? mais avec joie, mais avec ivresse !… Mais vous me gâtez ainsi la vie, Gontran ; une fois rentrée dans le monde… que de regrets !… quels sacrifices !… Eh ! pour qui ? et pourquoi ? mon Dieu !

— Vous avez raison, Mathilde, — dit Gontran en soupirant. — Pourquoi ? pour qui ? Il y a tant de charmes dans cette existence ! et il faut la quitter pour aller se rejeter dans ce gouffre étincelant qu’on appelle le monde.

— Mais qui nous y force, mon ami ? À quoi bon la fortune ? si ce n’est à vivre librement à sa guise… Mais non, vous dites cela par bonté pour moi, Gontran… Vous êtes trop jeune encore, trop brillant, pour renoncer au monde…

— Pauvre enfant, — dit Gontran en souriant doucement, — c’est vous au contraire qui êtes trop jeune, pour vous priver des plaisirs que vous connaissez à peine… Longtemps prolongée cette vie que vous trouvez charmante, vous semblerait monotone.

— Ah ! Gontran, vous dites que je suis belle… vous vous lasserez donc de ma beauté ?

— Mathilde, quelle différence !

Un bruit de pas et de voix inaccoutumé interrompit Gontran.

On parlait de l’autre côté de la haie. On frappa bientôt à la porte du jardin.

Il était onze heures du soir. Cela m’inquiéta.

— Je vais ouvrir, — me dit Gontran.

— Grand Dieu ! mon ami, prenez garde.

— Il n’y a rien à craindre : cette forêt est toute la nuit parcourue par les gardes de M. le duc de Bourbon.

— Qui est là ? — dit Gontran.

— Moi, Germain, monsieur le vicomte.

C’était un palefrenier de M. de Lancry. Mon mari ouvrit la porte.

— Que veux-tu ?

— C’est le chasseur de M. le comte de Lugarto qui apporte une lettre à M. le vicomte ; il est venu en courrier. Il savait où nous étions logés avec les chevaux à Chantilly, il est venu nous trouver, et nous a dit de le conduire à monsieur, ayant une lettre pressée à lui remettre.

— Où est cet homme ?

— Là, derrière la porte, monsieur le vicomte.

— Fais-le entrer.

À la clarté que jetait la lampe du salon, je vis un homme de grande taille vêtu en courrier. Je ne sais pourquoi sa physionomie me sembla sinistre…

Il ôta sa casquette et remit une lettre à Gontran.

M. de Lancry, depuis l’arrivée de cet homme, semblait vivement contrarié… presque abattu.

Il s’approcha de la lampe, prit la lettre et la lut rapidement.

Par deux fois Gontran fronça les sourcils ; il me parut réprimer un mouvement d’impatience ou de colère.

Après avoir lu, il déchira la lettre et dit au courrier :

— C’est bon, vous direz à votre maître que je le verrai demain à Paris. Puis s’adressant à son palefrenier, M. de Lancry ajouta : — Tu donneras l’ordre à Pierre d’amener demain matin ici la voiture de voyage. Vous autres, vous partirez ce soir pour Paris avec les chevaux et la calèche. En arrivant à l’hôtel, vous direz que tout soit prêt, car j’arriverai dans la journée.

Les deux domestiques partis, je dis à Gontran avec inquiétude :

— Vous semblez contrarié, mon ami… Qu’avez-vous ?…

— Rien, je vous assure… rien… un service assez important… que me demande un de mes amis qui arrive d’Angleterre. Cela m’oblige de me rendre à Paris plutôt que je ne le pensais.

— Quel dommage de quitter cette retraite ! — dis-je à Gontran, sans pouvoir retenir mes larmes.

— Allons… allons… — me dit-il doucement, — Mathilde, vous êtes une enfant !

— Mais nous y reviendrons. Oh ! n’est-ce pas ? Cette petite maison sera pour nous un souvenir vivant et sacré !

— Sans doute, sans doute, Mathilde ; mais je vous laisse. Il faudra que nous partions demain de très bonne heure ; j’ai hâte d’arriver à Paris… Vous devez avoir quelques ordres à donner à madame Blondeau. Je vais me promener ; j’ai un peu de migraine.

— Mon ami, permettez-moi de vous accompagner.

— Non, non, restez.

— Je vous en prie, Gontran, puisque vous souffrez.

— Encore une fois, je préfère être seul… — dit M. de Lancry avec une légère impatience. — Et il se dirigea vers la porte du jardin.

Je versai des larmes… larmes amères, cette fois…

Retirée chez moi, j’attendis le retour de Gontran.

Il revint une heure après, se promena longtemps encore dans le jardin d’un air agité, et rentra chez lui.