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Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie III/17

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Gosselin (Tome IVp. 317-332).
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Troisième partie


CHAPITRE XVII.

LE TESTAMENT.


Pendant ma maladie, les lettres suivantes de madame de Richeville étaient arrivées à Maran…

Blondeau, les voyant cachetées de noir, ne me les remit que lorsque je fus hors de danger. Craignant que leur contenu ne fût sinistre, elle n’avait pas voulu m’exposer à une émotion peut-être dangereuse.

Les pressentiments de cette femme si bonne et si dévouée ne l’avaient pas trompée.

Paris, deux heures, janvier 1831.

« Je vous écris un mot à la hâte, ma chère Mathilde, pour vous faire part d’un bien douloureux événement.

J’apprends à l’instant que M. de Mortagne a été hier gravement blessé en duel… On dit (et je ne puis le croire) que notre malheureux ami, dont vous connaissez le caractère et la loyauté, a été l’agresseur.

Les chirurgiens ne peuvent encore donner aucun espoir ; le premier appareil ne sera levé que dans la soirée ; je ne sais pourquoi je redoute que le duel de M. de Mortagne ne soit la suite de quelque odieux complot…

Tout-à-l’heure, j’étais allée moi-même savoir de ses nouvelles ; enfoncée dans ma voiture, j’attendais à la porte de la maison qu’il habite seul, comme vous savez, que mon valet de pied fût de retour : deux hommes de haute taille, bien vêtus, mais d’une tournure vulgaire, vinrent sans doute aussi pour s’informer de ses nouvelles. Avant d’entrer, ils se firent, en s’excusant de passer l’un devant l’autre, quelques révérences grotesques qui me surprirent ; après être un instant restés dans la maison, ils sortirent et se tinrent une minute devant la porte en regardant de côté et d’autre. Alors, l’un de ces hommes, le plus grand… (jamais je n’oublierai sa physionomie à la fois basse et sinistre, sa figure couperosée, encadrée d’épais favoris d’un roux ardent, et illuminée par deux petits yeux d’un gris clair), alors le plus grand de ces deux hommes dit à l’autre en riant d’un rire féroce : Quand je vous dis que le plomb sous l’aile vaut autant que le plomb dans le crâne ; je l’avais pourtant ajusté à la tête ! mais, moi qui ne manque pas une mouche à quarante pas, j’ai été obligé de cligner de l’œil devant le regard de cet homme-là : je n’ai jamais vu un pareil regard… C’est ce qui a dérangé mon point de mire. — Il n’y a pas de mal si le coup est tout-à-fait bon — reprit l’autre homme avec un accent étranger fortement prononcé ; — dans ce cas — ajouta-t-il — chose promise, chose tenue. Il n’a que sa parole… et…

Je n’entendis rien de plus, ces deux hommes s’éloignèrent, je ne puis vous dire combien cela m’inquiète. Quels sont ces hommes ? quels rapports ont pu exister entre M. de Mortagne et des êtres pareils ? que signifient ces mots : chose promise, chose tenue. Il n’a que sa parole ; Si le coup est tout-à-fait bon, c’est-à-dire, sans doute, si le coup est mortel ? Quel est ce mystère… »


Huit heures du soir.

M. de Mortagne est dans le même état, on lui a ordonné le silence le plus absolu ; j’ai fait prier M. de Saint-Pierre, qui a été l’un de ses témoins, m’a-t-on dit, de passer chez moi, je voulais l’instruire des propos que j’avais entendu tenir par ces deux hommes, il a été frappé comme moi de ces étranges paroles. Celui des deux qui a les cheveux roux a été l’adversaire de M. de Mortagne.

Voici les détails que M. de Saint-Pierre m’a donnés sur ce duel.

M. de Mortagne était venu chez lui vendredi soir, le prévenir qu’il avait eu une altercation violente avec un homme qu’il ne connaissait pas, mais qu’il avait souvent rencontré depuis quelque temps au café de Paris, où il dîne habituellement. Cet homme et son compagnon affectaient toujours de se placer à une table voisine de la sienne dès qu’ils en trouvaient l’occasion. Une fois établis de façon à être entendus de M. de Mortagne, ils commençaient à parler de l’empereur dans les termes les plus grossiers et les plus méprisants. Vous connaissez, ma chère Mathilde, l’espèce de culte d’idolâtrie que M. de Mortagne a conservé pour Napoléon, vous concevez donc avec quelle impatience il devait souffrir de ces entretiens, qui le blessaient dans l’objet de ses plus vives sympathies.

Vendredi dernier, il vint dîner à son habitude ; à peine était-il assis à sa table, que les deux inconnus arrivèrent, et la même scène se renouvela, le même entretien continua. Notre malheureux ami eut d’autant plus de peine à se contenir, qu’il lui sembla que ces deux hommes échangèrent un signe d’intelligence en regardant de son côté ; pourtant il conserva assez d’empire sur lui-même pour se lever et sortir sans dire un mot, n’ayant aucun motif réel d’agression. Ces deux voisins étaient parfaitement libres d’émettre entre eux leurs opinions ; d’ailleurs, ils ne s’adressaient pas à lui…

En sortant de dîner, M. de Mortagne alla à la Comédie-Française, il y avait peu de monde, il prit une stalle ; au bout de quelques instants, les deux inconnus vinrent se placer à ses côtés et reprirent leur conversation où ils l’avaient laissée. M. de Mortagne crut voir une provocation dans l’étrange persistance avec laquelle on le poursuivait, il perdit malheureusement patience, son caractère bouillant l’emporta, et il dit à l’homme aux favoris roux qu’il n’y avait qu’un misérable qui pût oser parler ainsi de l’empereur.

Cet homme, au lieu de répondre à M. de Mortagne, redoubla d’injures sur Napoléon en continuant de s’adresser à son compagnon. Notre malheureux ami, que ce sang-froid mit hors de lui, s’oublia jusqu’à secouer violemment le bras de l’inconnu, en lui demandant s’il ne l’avait pas entendu.

Celui-ci s’écria vivement : Vous m’avez appelé misérable, vous avez porté la main sur moi, je ne vous ai pas adressé la parole, vous êtes l’agresseur, vous me devez satisfaction. Voici mon adresse, demain matin mon témoin sera chez vous, et il remit une carte à M. de Mortagne.

Sur cette carte il y avait : le capitaine Le Blanc. Le soir même de cette altercation, M. de Mortagne alla chez M. de Saint-Pierre, lui avoua qu’il avait eu tort, mais qu’il n’avait pu s’empêcher de s’emporter en entendant injurier la mémoire de l’homme qu’il admirait le plus au monde ; il pria M. de Saint-Pierre de s’entendre avec le témoin du capitaine Le Blanc, ajoutant qu’il était prêt à donner toute satisfaction.

Le lendemain, à huit heures du matin, le témoin du capitaine Le Blanc, un Italien qui se qualifia du titre de chevalier Peretti, vint trouver M. de Saint-Pierre et réclamer le choix des armes pour le capitaine Le Blanc, qui voulait combattre au pistolet, à vingt pas, et tirer le premier, étant l’offensé.

M. de Saint-Pierre, voulant égaliser davantage les chances du combat, demanda que les deux adversaires tirassent ensemble, mais le témoin du capitaine Le Blanc n’y voulut jamais consentir. Malheureusement, M. de Mortagne était l’agresseur sans provocation ; M. de Saint-Pierre fut donc forcé, me dit-il, d’accepter le combat tel qu’il était proposé.

Lorsque M. de Mortagne apprit le résultat fâcheux de cette entrevue, il parut soucieux, préoccupé. Avant que de partir, il remit à M. de Saint-Pierre une clef, en le priant d’envoyer à leur adresse les papiers qu’il trouverait dans un coffre qu’il lui indiqua.

M. de Saint-Pierre connaissant le courage de M. de Mortagne, qui avait fait les plus brillantes preuves dans des circonstances pareilles, attribua à un sinistre pressentiment l’espèce d’accablement qu’il montra avant le combat.

Notre ami regretta plusieurs fois de s’être laissé emporter jusqu’à insulter cet homme, comme si la mémoire de l’empereur ne se défendait pas d’elle-même. Plusieurs fois il répéta : « Cela m’eût été à peine pardonnable si ma vie m’eût appartenu à moi seul, mais en ce moment me conduire comme je me suis conduit, c’est pis qu’une folie, c’est presque un crime… »

À midi, M. de Mortagne et ses deux témoins, le capitaine Le Blanc et les deux siens, arrivèrent dans le bois de Ville-d’Avray. Tout fut réglé comme il avait été convenu.

Les deux adversaires se placèrent à vingt pas ; M. de Mortagne redressa sa grande taille, et, tout en tenant son pistolet de la main droite, il croisa ses bras sur sa poitrine, jeta un regard si ferme et si perçant sur le capitaine Le Blanc, que celui-ci baissa un moment les yeux, et M. de Saint-Pierre vit distinctement son poignet trembler, pourtant son coup partit ; hélas !… il fut bien fatal… M. de Mortagne tourna une fois sur lui-même et tomba à genoux en portant la main droite à son côté gauche… puis il se renversa en arrière en s’écriant : Ma pauvre enfant ! Vous le voyez… il pensait à vous, Mathilde…

Ses témoins le reçurent presque expirant dans leurs bras. La balle avait pénétré dans la poitrine. On le transporta à Paris avec les plus grands ménagements et, depuis hier heureusement, quoique très alarmant, son état n’a pas empiré.

Voilà, ma chère Mathilde, le triste récit que m’a fait M. de Saint-Pierre.

D’après les paroles atroces que j’ai entendu prononcer aux adversaires de M. de Mortagne, M. de Saint-Pierre pense comme moi que, sans doute, ces hommes avaient calculé leur opiniâtre et pourtant insaisissable provocation de telle sorte qu’elle fît sortir M. de Mortagne de sa modération habituelle, et qu’il se mît par une imprudente agression à la merci de ces deux spadassins, dont l’un ne semblait que trop sûr de son adresse.

Mais quel est le mystérieux moteur de cette atroce vengeance ? Sans aucun doute ces misérables n’ont pas agi d’eux-mêmes, ils ne sont que les instruments d’une horrible machination…

Je reçois à l’instant un mot de M. de Mortagne, il se sent mieux ; il a, dit-il, les choses les plus graves à me communiquer, je ne manquerai pas à ce triste et pieux devoir ; je vous quitte pour revenir bientôt, ma chère enfant. »


Paris, onze heures du soir.

« J’arrive de chez notre ami… Remercions Dieu, Mathilde, et implorons-le !.. il reste encore quelque espoir… Il vivra !.. oh ! il vivra pour le bonheur de ses amis et pour le châtiment de ses ennemis, car les paroles que j’ai entendues l’ont mis sur la voie d’une trame horrible…

Quel abîme d’infamie !… Mais parlons de vous d’abord… Son premier cri a été : «  Mathilde ! » ses premières paroles ont été pour me supplier de vous dire que de graves devoirs l’avaient assez absorbé pour qu’il ne pût vous consacrer quelques jours, depuis la scène de la maison isolée (il a confié à mon amitié tous les détails de cette nuit horrible… vous verrez bientôt pourquoi).

Les crises politiques qui amenèrent la révolution de l’an passé et le triomphe de la cause dont M. de Mortagne était l’un des plus ardents partisans vous indiquent assez quels intérêts l’occupèrent presque exclusivement pendant quelques mois.

Il a reçu la lettre que vous lui avez écrite au sujet des prodigalités de votre mari ; selon son habitude, il voulait vous répondre en vous rassurant ou en vous donnant un conseil efficace, mais il lui a fallu plusieurs consultations de ses gens d’affaires, et il n’a pu se procurer qu’avant-hier et avec les plus grandes difficultés une copie de votre contrat de mariage. Hélas ! ma pauvre enfant, vous avez été victime d’une trame bien perfide et bien complète… vous ne pouvez disposer de rien… votre mari peut tout engloutir et ne léguer que la misère à celle qui l’a si généreusement enrichi !…

« Mais que Mathilde se rassure — a dit M. de Mortagne — quoiqu’il arrive, que je vive ou que je meure, son avenir, celui de son enfant, seront assurés et à l’abri de la dissipation de son mari… »

Je lui ai tout appris, malheureuse femme !… et vos justes sujets de jalousie, et sa dureté ; il ne voit qu’un moyen possible de vous arracher à cette tyrannie… je n’ose écrire ces mois, car je connais votre tendre aveuglement… enfin, selon lui, ce moyen est… une séparation !… et il n’y a pas une année que vous êtes mariée !… malheureuse enfant !…

Écoutez notre ami… écoutez-moi, réfléchissez… habituez-vous à cette pensée… qu’elle ne vous effraie pas… Sans doute l’isolement est pénible, mais il vaut mieux encore qu’une douleur de tous les instants… Enfin si, comme je n’en doute pas, Dieu nous conserve M. de Mortagne, il ira lui-même, et devant votre mari[1], vous donner les conseils qu’il me prie de vous donner.

Maintenant, je viens aux soupçons que lui ont donnés les paroles que j’ai surprises. Savez-vous quel est celui qu’il accuse… toutefois avec les restrictions d’une âme juste et loyale ?… c’est le démon qui avait semblé s’acharner à votre perte, M. Lugarto enfin !… C’est pour me faire comprendre le sujet de la rage de ce misérable que M. de Mortagne m’a raconté la scène de la maison isolée et les menaces de vengeance que ce monstre proféra en s’éloignant… Il n’aura que trop tenu parole ! Des spadassins soudoyés, renseignés et dirigés par lui, auront épié M. de Mortagne et, exécutant les infernales instructions de leur maître, ils auront exaspéré la colère de notre malheureux ami, en outrageant devant lui une mémoire qu’il vénérait.

Une fois l’agression de M. de Mortagne bien constatée, et le choix et le mode du combat ainsi laissés forcément à son adversaire, il ne pouvait que tendre sa poitrine désarmée aux assassins payés par M. Lugarto…

Malgré cette interprétation si naturelle d’un fait inexplicable sans cela, malgré son mépris pour cet homme, M. de Mortagne répugne à le croire capable d’une si sanglante infamie ; avec la rude franchise de son caractère il n’admet que les réalités, les preuves matérielles lorsqu’il s’agit d’accuser un homme d’un crime peut-être plus exécrable encore que l’assassinat, parce qu’il est infaillible et impunissable… Pourtant il consent à… »

Cette lettre de madame de Richeville était interrompue…

Un billet accompagnant un volumineux paquet cacheté de noir était ainsi conçu et écrit d’une main défaillante par madame de Richeville.


Une heure du matin.

« Il me reste… à peine la force de ces mots terribles… Il est mort… une suffocation vient de l’emporter… Ce n’est pas tout… je crains de devenir folle de terreur. À peine m’avait-on annoncé cette affreuse nouvelle qu’un inconnu a apporté une boîte pour moi… Emma l’a ouverte… en ma présence… qu’ai-je vu… un bouquet de ces fleurs vénéneuses d’un rouge de sang que l’an passé vous portiez à ce bal du matin… et qui vous avaient été envoyées à votre insu par M. Lugarto, démon… à figure humaine… Ce bouquet est ceint d’un ruban noir… Comprenez-vous cette épouvantable allégorie… N’est-ce pas à la fois dire quelle est la main qui a frappé… et nous menacer de nouvelles vengeances… Si cela est, mon Dieu, grâce… grâce pour Emma, grâce pour ma fille… frappez moi, mais épargnez-la… Mathilde… prenez garde… un génie infernal plane au-dessus de nous… Notre ami n’est peut-être que sa première victime… Adieu, je n’ai que la force de vous dire mille tendresses désolées,

« Verneuil de Richeville. »

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Un paquet cacheté, à mon adresse, accompagnait cette lettre.

Il contenait les dernières volontés de M. de Mortagne… le don qu’il me faisait de tous ses biens… et la révélation d’un mystère sacré qui doit rester enseveli au plus profond de mon cœur…

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Je n’ai pas besoin de dire si mes regrets furent cruels… La seule main ferme et amie qui aurait pu peut-être me retenir sur le bord de l’abîme… venait d’être glacée par la mort.

Tous les soutiens me manquèrent à la fois…

La fatalité semblait s’appesantir sur moi…

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Un jour donc, je me trouvai seule… le cœur vide et désolé… l’âme remplie d’amertume et de haine…

Dans ma révolte impie contre la destinée que Dieu m’imposait sans doute comme épreuve, lasse d’être victime, insultant à ma résignation et âmes vertus passées, je songeai enfin à rendre le mal pour le mal.

Me pardonnerez-vous jamais, mon Dieu !

Que mes fautes retombent sur l’homme qui m’a jetée dans cette voie orageuse et désespérée !

Non, non, pas de pitié… pas de pitié pour lui… Du ciel il m’a rejetée dans l’enfer, il m’a ravi ma dernière espérance.

Haine… haine immortelle à celui qui a tué mon enfant.

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  1. M. de Mortagne ignorait alors le départ de M. de Lancry pour Paris.
    (Note de l’auteur.)