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Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie IV/23

La bibliothèque libre.
Gosselin (Tome VIp. 145-168).
Quatrième partie


CHAPITRE XXIII.

CONFIDENCES.


Environ six semaines s’étaient passées depuis que j’avais surpris l’entrevue d’Ursule et de M. de Rochegune.

J’attendais ce dernier dans le parc de Monceaux, ou je l’avais déjà vu quelquefois ; il m’avait priée de m’y rendre ce matin-là, ayant quelque chose de très important à me dire.

Notre conversation résuma les faits importants qui se sont passés pendant un assez long intervalle.

En apprenant ces événements, et surtout ceux que notre entretien fera pressentir, on comprendra que je néglige les intermédiaires pour arriver plus vite à ces pages qui me consolèrent de bien des tourments, et qu’à cette heure encore je ne puis écrire sans un ressentiment de bonheur mélancolique.

M. de Rochegune m’avait précédée de quelques moments.

— Vous avez été mille fois bonne — me dit-il — de venir ; il n’y a que vous au monde que je puisse consulter sur ce qui m’arrive.

— À propos… et Ursule ? — lui dis-je…

Il fit un mouvement d’impatience dédaigneuse et reprit :

— Toujours la même ridicule poursuite….. Elle a encore, m’a-t-on dit, passé la dernière nuit entière dans un fiacre devant ma porte.

— Et cet amour ne vous touche pas ?

Il haussa les épaules.

— Ah ! — lui dis-je — je tremble encore… lorsque je songe qu’il y a six semaines… Je vous ai vu venir au rendez-vous qu’elle vous avait donné… prendre son bras… et disparaître avec elle…

— Ne connaissez-vous pas l’astuce de cette femme ? elle savait que votre nom était un talisman à l’aide duquel on pouvait toujours m’intéresser. Une première fois elle m’écrit et signe l’Inconnue de l’Opéra, disant qu’elle avait des choses des plus importantes à me communiquer… sur vous. J’accours à ce rendez-vous ; jugez de ma désagréable surprise en reconnaissant cette femme qui vous a causé tant de chagrins. Je lui ai d’ailleurs si peu dissimulé la répugnance qu’elle m’inspirait qu’elle en a pâli ; puis se remettant, elle m’a demandé pardon de m’avoir dérangé en vain. Elle ne pouvait me donner cette fois les renseignements qui vous concernaient et qu’elle m’avait promis ; mais si je voulais revenir le surlendemain, elle serait en mesure de me satisfaire… Je ne sais si elle le fit à dessein, mais quelques-unes de ses paroles me laissèrent soupçonner qu’elle attribuait à une cause mystérieuse votre retour auprès de votre mari… Alors, Mathilde, j’avais encore malgré moi conservé quelques lueurs d’espoir ; je consentis donc à revoir votre cousine, afin de pénétrer le secret qu’elle possédait peut-être.

— Je comprends son calcul, mon ami… le premier coup était porté… Vous aviez déjà presque vaincu votre antipathie à son égard… elle comptait sur son adresse et sur son esprit pour ménager une transition à son amour.

— Son calcul ne manquait pas d’adresse… car vous ne savez pas tout encore…

— Comment cela ?

— Veuillez m’écouter. Une seconde, une troisième entrevue furent aussi vaines que la première ; mais en remettant chaque fois à me donner ces prétendus renseignements qui vous intéressaient ainsi que moi, disait-elle, votre cousine trouva moyen de me ramener incessamment à cette cruelle vérité : que vous étiez plus éprise que jamais de votre mari… La connaissance qu’elle avait de lui et de vous ne donnait malheureusement que trop de vraisemblance à ses assurances ; s’il m’avait été possible de conserver la moindre illusion à ce sujet, Ursule l’eût à jamais détruite… Je ne sais pourquoi ce dernier coup, pourtant si prévu, me fut horriblement cruel et ranima toute ma colère contre vous… mais je dois rendre cette justice à votre cousine, elle ne m’a jamais parlé de vous qu’avec respect.

— Elle savait que vous n’auriez pas toléré un autre langage — dis-je à M. de Rochegune.

Il me regarda d’un air singulier, et me dit après quelques moments de silence :

— Peut-être… J’étais si malheureux… toutes les blessures de mon cœur venaient de se rouvrir.

— Comment ? vous eussiez permis à Ursule de m’attaquer… vous, mon ami ! je ne le crois pas.

— Tout ceci est passé maintenant, Mathilde ; je puis vous avouer ma faiblesse… ma lâcheté.

— Expliquez-vous, de grâce.

— Eh bien, lorsque, dans ma dernière entrevue, elle m’eut bien convaincu de votre redoublement de passion pour votre mari, je ressentis contre vous presque un mouvement de haine ; en vous comparant, vous si pure, à Ursule si corrompue, je me disais : — Peut-être que si je l’avais aimée, cette femme, malgré sa dépravation, m’aurait causé moins de chagrin que Mathilde.

— Ah ! mon ami, quel blasphème !

— Je vous dois la vérité tout entière, ce sera ma punition… J’étais sous le coup de l’indignation que me causait votre abandon ; je me disais encore : Après tout, le mal qu’Ursule a fait à Mathilde a cessé, puisque celle-ci aime son mari plus passionnément que jamais… Pardonner à M. de Lancry n’est-ce pas pardonner à Ursule ?… pourquoi serais-je envers celle-ci plus sévère que Mathilde ?

— Comment… vous, mon ami… avez-vous pu vous abuser par de tels paradoxes ?

— Le désespoir est un mauvais conseiller, Mathilde… Que vous dirais-je ! une fois dans cette méchante voie, ce fut avec une sorte de satisfaction odieuse que je dis quelques mots de bonté à cette femme, votre plus mortelle ennemie. Je me plaisais à me rappeler la causticité, le brillant de son esprit.

— Et Ursule… a, je pense, répondu à votre attente ? — dis-je à M. de Rochegune avec amertume.

— Heureusement — reprit-il — je l’ai trouvée stupide.

— Ursule !…

— Oui…

— Elle… si séduisante… si spirituelle… si fine… si rusée… c’est impossible…

— Je vous répète, Mathilde, que je l’ai trouvée stupide… Elle n’avait plus l’ombre de cet esprit qui m’avait frappé au bal de l’Opéra ; elle balbutiait des phrases sans suite ; rien de plus morne, de plus terne que son entretien dès qu’il n’a plus été question de vous… Elle a voulu se lancer dans de grandes dissertations métaphysiques sur l’amour passionné, sur les charmes de la constance et de la vertu, ce qui était aussi révoltant que grotesque dans sa bouche. C’était en un mot, à hausser les épaules de dégoût et de pitié ; sans compter que, pour une femme dans sa position, rien n’était plus maladroit que ce ridicule étalage de belles maximes… Cela m’indigna, tandis qu’au contraire j’aurais pu peut-être, dans les funestes dispositions où je me trouvais, me laisser étourdir par les saillies d’un esprit cynique, paradoxal, insolent et railleur comme celui qu’on lui prête… J’étais dans un de ces accès de découragement amer où l’on doute de tout ce qui est généreux et grand, où l’on sent vaguement le besoin de fouler aux pieds ce qu’on a vénéré… Pourquoi ne vous le dirais-je pas maintenant ? le péril est passé…

— Eh bien… — lui dis-je tremblante de ces ressouvenirs.

— Eh bien ! Mathilde, j’en conviens en toute honte… à ce moment, la parole audacieuse et perverse d’Ursule aurait pu avoir sur moi une fatale et puissante influence… Et qui peut prévoir les suites d’une première impression ?… Mais il aurait fallu pour cela que je rencontrasse une espèce de démon charmant d’esprit, de gentillesse et d’effronterie ; une jolie femme attrayante et hardie, et non pas une espèce de sotte pensionnaire psalmodiant de vertueux rébus, avec des yeux rouges, un teint pâle et une physionomie éteinte et flétrie…

— Et ce bouleversement complet dans les manières, dans le caractère d’Ursule — m’écriai-je malgré moi — ne vous a pas touché ?

— Pas le moins du monde, ma chère Mathilde. Ou ce bouleversement était réel, ou il était feint : s’il était vrai, il pouvait prouver de l’amour, soit ; mais il est assez peu flatteur d’inspirer même un véritable amour à madame Ursule Sécherin. Il est des préférences et des conversions extrêmement désobligeantes… Si ce trouble, cet embarras étaient simulés, c’était une ignoble hypocrisie… Non, je vous le répète, la seule chance de votre cousine aurait été de se montrer audacieusement ce qu’on dit qu’elle est, un type d’impudence et de perversité… Alors peut-être, encore irrité d’une douloureuse déception, entraîné par une curiosité chagrine, cherchant de tristes contrastes, j’aurais voulu lire dans ce cœur corrompu… comme on parcourt un mauvais livre, par désœuvrement… Mais une fois cette occasion manquée, tout fut dit pour cette indigne créature ; je rougis de ce moment d’égarement. Je revins à moi, et je sentis renaître pour toujours l’aversion qu’elle méritait… surtout pour son atroce méchanceté envers vous…

— Mon ami… il y a là un enseignement… une punition terrible… Cette femme pouvait être dangereuse… pour vous… même pour vous !!! en restant fidèle aux odieux principes qui l’avaient toujours guidée… et Dieu veut que pour la première fois elle ait honte de sa vie passée… qu’elle essaie de balbutier un noble langage… ce langage est peut-être sincère… mais dans sa bouche il perd toute sa vertu… Ah ! la malheureuse femme ! comme elle doit souffrir si elle comprend l’effrayante sévérité de cette leçon…

— N’allez-vous pas la plaindre ? — me dit M. de Rochegune d’un ton de reproche…

— La plaindre ?… non… mais j’ai tant souffert… que je ne puis songer à ceux qui souffrent sans émotion…

— Je m’apitoie moins facilement que vous, Mathilde. Si cette femme souffre, son châtiment est mérité ; je ne ferai rien pour l’aggraver, mais, sur mon âme, je ne ferai rien pour l’adoucir… Deux fois encore, elle m’a écrit pour me demander un nouvel entretien. J’ai toujours refusé. Maintenant elle se borne à venir faire de temps à autre quelques stations dans ma rue. Je ne puis l’en empêcher… Mais laissons cela, je vous prie, le souvenir de ces vilenies m’attriste encore ; et les noires idées viennent aux malheureux… comme l’or vient aux riches, dit-on — ajouta-t-il avec un profond soupir.

— Vous êtes donc toujours malheureux, mon ami ?

— Vous me le demandez !… Savez-vous quelle vie est la mienne ? Savez-vous ce que je souffre… quand je compare… Mais oublions, oublions le passé, il est mort… mort avec la Mathilde d’autrefois… Plus je vais, plus je trouve juste cette funeste comparaison… Oh ! oui, je suis bien malheureux… À cette heure rien ne m’attache à la vie… mes jours se passent dans une monotonie désespérante…

— Mais à quoi bon parler de cela ?… reprit-il en soupirant. — Parlons du sujet qui m’amène. — Puis M. de Rochegune reprit après avoir gardé quelques instants le silence : — Ce que j’ai à vous dire, Mathilde, est grave, très grave… J’ai toujours hésité à vous en parler… même encore maintenant… mais à vous seule je puis confier ce secret, qui, je le crains, n’est pas uniquement le mien.

En entendant ces mots, j’eus peur de me trahir ; car depuis quelques jours j’attendais cette confidence.

Pour mieux détourner encore les soupçons de M. de Rochegune, je l’interrompis en lui disant :

— Il faudra que je vous parle aussi d’une chose assez grave qui m’intéresse presque directement… car elle regarde notre meilleure amie…

Il fit un mouvement de surprise et me dit :

— Comment donc ? Expliquez-vous, Mathilde.

— Oh ! mon Dieu ! — répondis-je le plus indifféremment qu’il me fut possible — voici ce dont il s’agit : hier M. de Lancry me parlait d’un fils naturel d’un souverain du Nord qui vient d’arriver à Paris ; il est fort beau, fort riche ; il a, dit-on, le meilleur caractère et les plus charmantes manières du monde. Il sera nécessairement présenté chez madame de Richeville ; or, si par hasard il plaisait à Emma, et qu’il fût digne de ce trésor… il me semble que ce serait une excellente occasion de marier cette chère enfant… Ne le pensez-vous pas ?

Je l’avoue, je fis ce mensonge avec une assurance qui me surprit.

M. de Rochegune parut frappé de ces paroles, et me répondit avec un certain embarras :

— Vous ne croyez pas qu’Emma ait jusqu’ici manifesté… aucune préférence ?

— Tant que j’ai habité avec elle et avec sa mère… je n’ai rien remarqué de semblable — lui dis-je. — Et vous-même… à cette époque ?

— Oh ! alors, non ; certainement… non — reprit-il.

Il y eut dans ce mot un accent de conviction qui me fut bien précieux.

— Et depuis quelque temps Mathilde, n’avez-vous rien trouvé de singulier dans la conduite d’Emma ?

— Rien… absolument rien… mon ami… Mais, vous le savez ; malheureusement pour moi, je vois maintenant beaucoup moins madame de Richeville… Vous seriez-vous donc aperçu qu’Emma eût quelque préférence ? — demandai-je d’un air étonné.

M. de Rochegune parut faire un violent effort sur lui-même, et me dit :

— Après tout, je suis fou d’avoir des scrupules… Je ne voudrais pas par une fausse modestie causer un jour quelque chagrin à notre excellente amie.

— En vérité, je ne vous comprends pas.

— Voici ce qui m’arrive… Mathilde… Depuis que je vous ai perdue… je suis allé presque tous les jours chez madame de Richeville… souvent deux fois dans la même journée ; dans mon malheur, je trouvais un cruel plaisir à parler de vous… La duchesse avait la bonté de me recevoir aux heures où sa porte est habituellement fermée… Emma, qui très rarement quitte sa mère, assistait à nos entretiens… Cette pauvre enfant vous regrette autant que nous. Elle était tellement accoutumée à m’entendre parler de vous, comme j’en ai toujours parlé, que je n’avais rien à taire devant elle. Plusieurs fois, je trouvai ses regards attachés sur les miens avec une expression et une fixité singulières… Cela me parut d’abord étrange, mais bientôt je n’y pensai plus… Une fois j’entrai sans être annoncé ; elle était seule dans le salon de sa mère ; elle poussa un léger cri et devint pourpre. « Emma, je vous ai effrayée — lui dis-je en souriant. » — Non, oh ! non… Tenez — dit-elle — voyez comme mon cœur bat… vous verrez que ce n’est pas de frayeur… — Et prenant ma main avec un geste de naïveté charmante, elle la posa sur son sein. Son cœur en effet, battait violemment.

— Je la reconnais bien là… ses premiers mouvements sont toujours d’une adorable ingénuité. Mais que trouvez-vous d’étrange ?…

M. de Rochegune me regarda très surpris ; il croyait sans doute m’avoir mise sur la voie…

— Je ne trouve là rien d’étrange… précisément… quoique ce mouvement… cette rougeur subite…

— Vous le savez… c’est une enfant… elle aura eu peur…

— Sans doute… elle aura eu peur… Néanmoins cette circonstance me rendit plus attentif. J’observai, et je remarquai, par exemple, sa rougeur subite dès que j’entrais chez sa mère, l’espèce de contemplation avec laquelle elle me regardait presque continuellement. Tant que je fus seul à m’apercevoir de ces singularités, je n’y attachai qu’une importance relative ; mais lorsque j’eus repris l’habitude de venir le soir chez sa mère, Emma, à mon grand étonnement, a manifesté pour moi, et souvent en présence d’étrangers, des préférences tellement significatives, qu’elles m’ont embarrassé… Enfin, voici ce qui m’a décidé à vous faire cette confidence… Avant-hier, au moment où je sortais de chez madame de Richeville, je trouvai Emma à la porte du salon d’attente. Elle me dit d’un air mystérieux, en me donnant un petit portefeuille : — « C’est aujourd’hui l’anniversaire de ma naissance ; voici ce que j’ai fait pour vous. N’en parlez pas à madame de Richeville ! c’est mon secret… »

— Et dans ce portefeuille, qu’y avait-il ?

— Mon portrait peint par elle à l’aquarelle, d’une ressemblance frappante, quoiqu’il fût fait de souvenir… Vous comprenez, ma chère Mathilde, que je ne m’abuse pas sur ces apparences, bien qu’elles paraissent significatives ; c’est un enfantillage ; mais je dois à madame de Richeville, à moi-même, à Emma, dont mieux que personne j’apprécie les inestimables qualités… de mettre un terme à cette folie, et c’est de cela que je veux causer avec vous…

— Je crois en effet qu’il ne s’agit que d’une folle exaltation de jeune fille… Aussi, mon ami, si vous écoutez mon avis, avant que cette exaltation n’ait amené un sentiment plus réfléchi, plus profond, vous vous résignerez à faire un voyage de quelque temps… Peut-être cela contrarie-t-il vos projets ; mais vous êtes trop des amis de madame de Richeville pour hésiter… Votre absence calmera la tête de notre pauvre Emma. Pendant ce temps-là je saisirai cette occasion de parler à madame de Richeville de ce jeune étranger ; s’il est aussi agréable qu’on le dit, s’il est présenté à Emma comme un homme qui peut devenir son mari, il y a tout lieu de croire qu’elle l’acceptera ainsi ; alors le sentiment qu’elle a pour vous reprendra son niveau, car je crois qu’il s’agit d’une amitié très vive que son imagination s’exagère un peu… Que pensez-vous de mon conseil ?

— Il me paraît plein de raison… Quoiqu’il m’en coûte beaucoup de le suivre, je le suivrai.

— Qu’avez-vous donc à regretter ici ?

— Tout et rien… Maintenant le moindre dérangement m’est pénible, et puis je trouve un charme mélancolique à habiter les lieux où je vous ai aimée. C’est avec un triste plaisir que je parle de vous avec nos amis, je l’avoue… Il me chagrine de renoncer pendant quelque temps à ces dernières consolations.

— Je le comprends, mon ami, mais pouvez-vous balancer ? Songez combien Emma est impressionnable : réfléchissez aux funestes conséquences d’un pareil attachement pour elle, s’il prenait de la gravité. Pauvre malheureuse enfant ! quel serait son sort ?… Tandis que votre absence, peut-être l’espoir d’un prochain mariage suffiront, je n’en doute pas, pour la guérir de cette exaltation passagère… Et puis, je lui parlerai, elle a en moi toute confiance ; mais, je vous le répète, mon ami, si pénible que vous soit ce sacrifice… il faut partir.

— Vous avez raison… le repos, le bonheur à venir d’Emma dépendent peut-être de mon départ… Puis-je hésiter quand je songe à tout ce que je dois à sa mère, à tout l’intérêt que cette enfant m’inspire elle-même ? est-il une créature plus angélique, plus digne de bonheur ? que ne mérite-t-elle pas !

— Vous avez raison, mon ami, c’est un vrai trésor… et il se peut qu’à votre retour vos vœux pour elle soient comblés. Si les convenances se trouvaient réunies dans le mariage dont je vous ai parlé, il pourrait avoir lieu dans deux ou trois mois : alors vous nous revenez, et vos amis tâchent d’alléger un peu cette vie que vous trouvez si triste et si pesante.

— Ne l’est-elle pas en effet ? que me reste-t-il, quels sont mes liens ? quel est mon avenir maintenant ? Ah ! Mathilde… des parents, des amis, si chers qu’ils soient, ne remplaceront jamais un sentiment qui était toute ma vie ; ces succès dont j’étais si fier sont à cette heure pour moi sans attrait ; vous étiez au fond de toutes mes ambitions, de tous mes orgueils. — Et il ajouta en tâchant de sourire : — À cet égard, je suis comme ces pauvres femmes qui avaient l’habitude de se faire belles et d’être jolies pour leur amant… il n’est plus là ; elles se demandent à quoi bon la beauté, la parure !

— Jusqu’à ce qu’un nouvel amour leur donne encore l’envie d’être jolies et de se faire belles — lui dis-je en souriant.

Il secoua la tête et me dit :

— Vous savez bien que tout véritable amour est fini pour moi… Le reste est-il du bonheur ?… Et j’ai trente ans, et j’ai peut-être encore une longue vie à parcourir dans cette indifférence morne et glacée. Ces questions… que ferai-je ? que deviendrai-je ? me sont insupportables, j’accepterais je ne sais quel avenir, pourvu qu’il fût stable, pourvu qu’il m’épargnât la stérile fatigue de songer au lendemain… Quelquefois j’envie l’existence machinale des cloîtres, cette obéissance muette et passive qui vous débarrasse d’une volonté dont on ne sait que faire…

— Pouvez-vous parler ainsi, vous, jeune, libre !

— Et c’est justement cette liberté qui m’effraie. Je chercherai vainement à sortir de l’apathie où je suis plongé. Ce seront des agitations inutiles.

Vingt fois je fus sur le point de dire à M. de Rochegune : Épousez Emma, elle vous aime ; votre existence aura un but, un terme. Mais je craignis de compromettre par trop de précipitation le succès d’une œuvre qui m’avait coûté tant de larmes, tant de soins : je lui dis :

— Courage ! courage ! peut-être ce voyage suffira-t-il à vous sortir de cet engourdissement passager. Comptez sur moi : je vous écrirai le résultat de mes observations au sujet d’Emma, et j’espère vous annoncer bientôt que votre absence a eu sur elle l’effet salutaire que nous en espérons…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La veille du jour où j’avais cet entretien avec M. de Rochegune Emma m’écrivait cette lettre, qui résume pour ainsi dire notre correspondance depuis que j’avais cessé d’habiter avec madame de Richeville.

EMMA À MADAME DE LANCRY.

« J’ai suivi vos conseils, mon ange sauveur et tutélaire… Je vais vous raconter ce qui s’est passé depuis ma dernière lettre.

« Vous me dites que bientôt il n’aura plus de raison pour me cacher son amour : je vous crois : j’ai toujours été si bien inspirée de vous croire ! vous m’avez révélé tant de choses !…

« Ainsi que vous me l’avez conseillé, je n’ai dissimulé aucune de mes impressions… J’étais heureuse de le regarder… je le regardais… Quand ses yeux rencontraient les miens, je ne les détournais pas, et il devait y lire toute la joie que me causait sa présence…

« Je me sais si vous m’approuverez, cela est peut-être bien bizarre… mais je lui ai donné le portrait que j’avais fait de lui… de souvenir… vous savez… Ce n’était pas que je m’attendisse à lui causer un grand plaisir en lui donnant sa propre image, mais je pensais que peut-être il verrait dans cette offre une preuve que sa pensée est toujours en moi ; et puis je ne sais, mais, dès que j’ai eu terminé ce portrait, il m’a semblé qu’il ne m’appartenait plus, que je n’avais plus le droit de le garder, que je devais le lui rendre… Et puis encore, j’étais si fière de mon ouvrage ! si vous saviez comme il était devenu ressemblant ! car j’y ai beaucoup travaillé depuis que vous ne m’avez vu… Il n’y a là rien d’étonnant. Une fois seule devant ma table de dessin, chaque fois que je voulais le voir, je fermais les yeux et il m’apparaissait ; oui, c’était une véritable apparition.

« M. de Rochegune est toujours bien triste quand il parle de vous… il est comme madame de Richeville, comme moi… Nous ne pouvons pas nous consoler de votre départ, nous qui avions la douce habitude de vous voir chaque jour.

« Je m’aperçois bien qu’il m’aime : il ne me traite plus en petite fille. Avant-hier, quand je lui ai donné le portefeuille, il m’a regardée avec une émotion qui m’a fait venir les larmes aux yeux.

« Quand je pense qu’il y a six semaines j’étais à l’agonie ! que c’est vous qui m’avez appris quel était le mal dont je me mourais ! que c’est vous qui m’avez guérie ! Je me jette quelquefois à genoux pour vous bénir, pour vous prier comme une sainte… D’un mot, vous m’avez sauvée… ce mot était son nom

« Il y a une question que je me fais sans cesse : Comment ai-je mérité qu’il m’aimât, qu’il me choisît, moi, parmi toutes celles qu’il pouvait choisir ? Cela ne vous semble-t-il pas à la fois bien heureux et bien inespéré pour votre Emma ?

« Je voudrais savoir si je l ai aimé avant qu’il m’aimât… Oh ! oui… je l’ai aimé la première… Il me semble que le contraire serait de l’ingratitude de ma part.

« N’allez pas me gronder, me trouver très importune : mais croyez-vous qu’il soit obligé de garder encore bien longtemps le silence ? Quand me dira-t-il qu’il m’aime ? vous m’annoncez dans votre dernière lettre que ce sera bientôt. Mais les distances ne sont peut-être pas les mêmes pour nous deux.

« Allons, mon bon ange gardien, je serai patiente, je ne ferai plus de questions indiscrètes. D’ailleurs, maintenant que je puis lui laisser voir combien je l’aime, il y aurait de l’égoïsme de ma part à être impatiente.

« Adieu… adieu… Vous voyez que je suis exactement vos conseils. Venez nous voir ; vous savez combien vous êtes toujours chérie par madame de Richeville, par lui et par… votre Emma. »