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Mauprat (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 27

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Mauprat (illustré, Hetzel 1852)
MaupratJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 2 (p. 86-91).
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XXVII.

L’auditoire fut encore plus nombreux que la première fois. La garde fut forcée aux portes du prétoire, et la foule envahit jusqu’aux fenêtres du manoir de Jacques Cœur, aujourd’hui l’Hôtel de Ville. J’étais fort troublé cette fois, quoique j’eusse la force et la fierté de n’en rien laisser paraître. Je m’intéressais désormais au succès de ma cause, et les espérances que j’avais conçues ne semblant pas devoir se réaliser, j’éprouvais un malaise indicible, une fureur concentrée, une sorte de haine contre ces hommes qui n’ouvraient pas les yeux sur mon innocence et contre ce Dieu qui semblait m’abandonner.

Dans cet état violent, je fis un tel travail sur moi-même pour paraître calme, que je m’aperçus à peine de ce qui se passait autour de moi. Je retrouvai ma présence d’esprit pour répondre dans les mêmes termes que la première fois à un nouvel interrogatoire. Puis un crêpe funèbre sembla s’étendre sur ma tête ; un anneau de fer me serrait le front, je sentais un froid de glace dans mes orbites, je ne voyais plus que moi-même, et je n’entendais que des bruits vagues et incompréhensibles. Je ne sais ce qui se passa ; je ne sais si l’on annonça l’apparition qui me frappa subitement. Je me souviens seulement qu’une porte s’ouvrit derrière le tribunal, qu’Arthur s’avança soutenant une femme voilée, qu’il lui ôta son voile après l’avoir fait asseoir sur un large fauteuil que les huissiers roulèrent vers elle avec empressement, et qu’un cri d’admiration remplit l’auditoire lorsque la beauté pâle et sublime d’Edmée lui apparut.

En ce moment, j’oubliai et la foule et le tribunal, et ma cause et l’univers entier. Je crois qu’aucune force humaine n’aurait pu s’opposer à mon élan impétueux. Je me précipitai comme la foudre au milieu de l’enceinte, et, tombant aux pieds d’Edmée, j’embrassai ses genoux avec effusion. On m’a dit que ce mouvement entraîna le public, et que presque toutes les dames fondirent en larmes. Les jeunes élégants n’osèrent railler ; les juges furent émus. La vérité eut un instant de triomphe complet.

Edmée me regarda longtemps. L’insensibilité de la mort était sur son visage. Il ne semblait pas qu’elle pût jamais me reconnaître. L’assemblée attendait dans un profond silence qu’elle exprimât sa haine ou son affection pour moi. Tout à coup elle fondit en larmes, jeta ses bras autour de mon cou, et perdit connaissance. Arthur la fit emporter aussitôt ; il eut de la peine à me faire retourner à ma place. Je ne savais plus où j’étais ni de quoi il s’agissait ; je m’attachais à la robe d’Edmée, je voulais la suivre. Arthur, s’adressant à la cour, demanda qu’on fit constater de nouveau l’état de la malade par les médecins qui l’avaient examinée dans la matinée. Il demanda et obtint qu’Edmée fût de nouveau appelée en témoignage et confrontée avec moi lorsque la crise qu’elle subissait en cet instant serait passée. « Cette crise n’est pas grave, dit-il ; mademoiselle de Mauprat en a éprouvé plusieurs du même genre ces jours derniers et pendant son voyage. À la suite de chacun de ces accès, ses facultés intellectuelles ont pris un développement de plus en plus heureux.

— Allez donner vos soins à la malade, dit le président. Elle sera rappelée dans deux heures si vous croyez que ce temps suffise pour mettre fin à son évanouissement. En attendant, la cour entendra le témoin à la requête duquel le premier jugement n’a point reçu d’exécution. »

Arthur se retira, et Patience fut introduit. Il était vêtu proprement ; mais, après avoir dit quelques paroles, il déclara qu’il lui était impossible de continuer si on ne lui permettait pas d’ôter son habit. Cette toilette d’emprunt le gênait tellement et lui semblait si lourde qu’il suait à grosses gouttes. Il attendit à peine un signe d’adhésion, accompagné d’un sourire de mépris, que lui fit le président, pour jeter à terre ces insignes de la civilisation, et, abaissant avec soin les manches de sa chemise sur ses bras nerveux, il parla à peu près ainsi :

« Je dirai la vérité, toute la vérité. Je lève la main une seconde fois, car j’ai à dire des choses qui se contredisent et que je ne peux pas m’expliquer moi-même. Je jure devant Dieu et devant les hommes que je dirai ce que je sais, comme je le sais, sans être influencé pour ni contre personne. »

Il leva sa large main et se tourna vers le peuple avec une confiance naïve, comme pour lui dire : « Vous voyez tous que je jure, et vous savez que l’on peut croire en moi. » Cette confiance de sa part n’était pas mal fondée. On s’était beaucoup occupé, depuis l’incident du premier jugement, de cet homme extraordinaire qui avait parlé devant le tribunal avec tant d’audace et harangué le peuple en sa présence. Cette conduite inspirait beaucoup de curiosité et de sympathie à tous les démocrates et Philadelphes. Les œuvres de Beaumarchais avaient, auprès des hautes classes, un succès qui vous expliquera comment Patience, en opposition avec toutes les puissances de la province, se trouvait soutenu et applaudi par tout ce qui se piquait d’un esprit élevé. Chacun croyait voir en lui Figaro sous une forme nouvelle. Le bruit de ses vertus privées s’était répandu ; car vous vous souvenez que, durant mon séjour en Amérique, Patience s’était fait connaître aux habitants de la Varenne et avait échangé sa réputation de sorcier contre celle de bienfaiteur. On lui avait donné le surnom de grand-juge, parce qu’il intervenait volontiers dans les différends, et les terminait à la satisfaction de chacun avec une bonté et une habileté admirables.

Il parla cette fois d’une voix haute et pénétrante ; il avait dans la voix plusieurs belles cordes. Son geste était lent ou animé selon la circonstance, toujours noble et saisissant ; sa figure courte et socratique était toujours belle d’expression. Il avait toutes les qualités de l’orateur, mais il ne mettait à les produire aucune vanité. Il parla d’une manière claire et concise qu’il avait acquise nécessairement dans son commerce récent avec les hommes et dans la discussion de leurs intérêts positifs.

« Quand mademoiselle de Mauprat reçut le coup, dit-il, j’étais à dix pas tout au plus ; mais le taillis est si épais dans cet endroit que je ne pouvais rien voir à deux pas de moi. On m’avait engagé à faire la chasse. Cela ne m’amusait guère. Me retrouvant près de la tour Gazeau, que j’ai habitée pendant vingt ans, j’eus envie de revoir mon ancienne cellule, et j’y arrivais à grands pas quand j’entendis le coup. Cela ne m’effraya pas du tout ; c’était si naturel qu’on fit du bruit dans une battue ! Mais quand je fus sorti du fourré, c’est-à-dire environ deux minutes après, je trouvai Edmée (pardonnez-moi, j’ai l’habitude de l’appeler comme cela, je suis avec elle comme qui dirait une sorte de père nourricier), je trouvai Edmée à genoux par terre, blessée, ainsi qu’on vous l’a dit, et tenant encore la bride de son cheval qui se cabrait. Elle ne savait pas si elle avait peu ou beaucoup de mal, mais elle avait son autre main sur sa poitrine et disait : Bernard, c’est affreux ! je ne vous aurais jamais cru capable de me tuer. Bernard, où êtes-vous ? venez me voir mourir. Vous tuez mon père. Elle tomba tout à fait en disant cela et lâcha la bride de son cheval. Je m’élançai vers elle. Ah ! tu l’as vu, Patience ? me dit-elle, n’en parle pas, ne dis pas à mon père… Elle étendit les bras, son corps se roidit ; je la crus morte, et elle ne parla plus que dans la nuit, après qu’on eut retiré les balles de sa poitrine.

— Vîtes-vous alors Bernard de Mauprat ?

— Je le vis sur le lieu de l’événement, au moment où Edmée perdit connaissance et sembla rendre l’âme ; il était comme fou. Je crus que c’était le remords qui l’accablait ; je lui parlai durement, je le traitai d’assassin. Il ne répondit rien et s’assit à terre auprès de sa cousine. Il resta là, abruti longtemps encore après qu’on l’eut emportée. Personne ne songea à l’accuser ; on pensait qu’il était tombé de cheval, parce qu’on voyait son cheval courir au bord de l’étang ; on crut que sa carabine s’était déchargée en tombant. M. l’abbé Aubert fut le seul qui entendit accuser M. Bernard d’avoir assassiné sa cousine. Les jours suivants Edmée parla ; mais ce ne fut pas toujours en ma présence, et d’ailleurs, depuis ce moment, elle eut presque toujours le délire. Je soutiens qu’elle n’a confié à personne (à mademoiselle Leblanc moins qu’à personne) ce qui s’était passé entre elle et M. de Mauprat avant le coup de fusil. Elle ne me l’a pas confié plus qu’aux autres. Dans les moments bien rares où elle avait sa tête, elle répondait à nos questions que certainement Bernard ne l’avait pas fait exprès, et plusieurs fois même, durant les trois premiers jours, elle demanda à le voir. Mais quand elle avait la fièvre, elle criait : Bernard ! Bernard ! vous avez commis un grand crime, vous avez tué mon père ! C’était là son idée ; elle croyait réellement que son père était mort, et elle l’a cru longtemps. Elle a donc dit très-peu de chose qui ait de la valeur. Tout ce que mademoiselle Leblanc lui a fait dire est faux. Au bout de trois jours elle a cessé de dire des paroles intelligibles, et au bout de huit jours sa maladie a tourné à un silence complet. Elle a chassé mademoiselle Leblanc depuis sept jours qu’elle a retrouvé sa raison, ce qui prouverait bien quelque chose contre cette fille de chambre. Voilà ce que j’ai à dire contre M. de Mauprat. Il ne tenait qu’à moi de le taire ; mais, ayant autre chose à dire encore, j’ai voulu révéler toute la vérité. »



Edmée était étendue par terre, roide et baignée dans son sang.
(Page 76.)

Patience fit une pause ; l’auditoire et la cour elle-même, qui commençait à s’intéresser à moi et à perdre l’âcreté de ses préventions, restèrent comme atterrés d’une déposition si différente de celle qu’on attendait.

Patience reprit la parole. « Je suis resté convaincu pendant plusieurs semaines, dit-il, du crime de Bernard. Et puis j’ai beaucoup réfléchi à cela ; je me suis dit bien des fois qu’un homme aussi bon et aussi instruit que l’était Bernard, un homme dont Edmée faisait tant d’estime, et que M. le chevalier de Mauprat aimait comme son fils, un homme enfin qui avait tant d’idées sur la justice et sur la vérité, ne pouvait pas du jour au lendemain devenir un scélérat. Et puis il m’est venu l’idée que ce pouvait bien être quelque autre Mauprat qui eut fait le coup. Je ne parle pas de celui qui est trappiste, ajouta-t-il en cherchant dans l’auditoire Jean de Mauprat, qui n’y était pas : je parle de celui dont la mort n’a pas été constatée, quoique la cour ait cru devoir passer outre et en croire M. Jean de Mauprat sur parole.

— Témoin, dit le président, je vous ferai observer que vous n’êtes ici ni pour servir d’avocat à l’accusé, ni pour réviser les arrêts de la cour. Vous devez dire ce que vous savez du fait, et non ce que vous préjugiez du fond de l’affaire. — Possible, répondit Patience. Il faut pourtant que je dise pourquoi je n’ai pas voulu témoigner la première fois contre Bernard, n’ayant à fournir que des preuves contre lui et n’ayant pas foi à ces preuves mêmes. — On ne vous le demande pas pour le moment. Ne vous écartez pas de votre déposition. — Un instant ! j’ai mon honneur à défendre. J’ai ma propre conduite à expliquer, s’il vous plaît. — Vous n’êtes pas l’accusé, vous n’avez pas lieu à plaider votre propre cause. Si la cour juge à projos de vous poursuivre pour votre désobéissance, vous aviserez à vous défendre ; mais il n’est pas question de cela maintenant. — Il est question de faire savoir à la cour si je suis un honnête homme ou un faux témoin. Pardon, il me semble que cela fait quelque chose à l’affaire ; la vie de l’accusé en dépend ; la cour ne peut pas regarder cela comme indifférent. — Parlez, dit l’avocat du roi, et tâchez de garder le respect que vous devez à la cour.


Il résista avec une force prodigieuse. (Page 93.)

— Je n’ai pas envie d’offenser la cour, reprit Patience, je dis seulement qu’un homme peut se soustraire aux ordres de la cour par des raisons de conscience que la cour peut condamner légalement, mais que chaque juge en particulier peut comprendre et excuser. Je dis donc que je n’ai pas senti en moi-même que Bernard de Mauprat fût coupable ; mes oreilles seules le savaient ; ce n’était pas assez, pour moi. Excusez-moi, messieurs, je suis juge, moi aussi. Enquérez-vous de moi ! dans mon village on m’appelle le grand-juge. Quand mes concitoyens me prient de prononcer sur une querelle de cabaret ou sur la limite d’un champ, je n’écoute pas tant leur sentiment que le mien. On a d’autres notions sur les gens qu’un fait tout court. Il y en a beaucoup d’autres qui servent à démontrer la vérité ou la fausseté du dernier qu’on leur impute. Ainsi ne pouvant croire que Bernard fût un assassin, et ayant entendu témoigner à plus de dix personnes, que je regarde comme incapables de faux serment, qu’un moine fait en manière de Mauprat avait couru le pays, ayant moi-même vu le dos et le froc de ce moine passer à Pouligny le matin de l’événement, j’ai voulu savoir s’il était dans la Varenne, et j’ai su qu’il y était encore ; c’est-à-dire qu’après l’avoir quittée, il y était revenu aux environs du jugement du mois dernier, et, qui plus est, qu’il avait accointance avec M. Jean de Mauprat. Quel est donc ce moine ? me disais-je ; pourquoi sa figure fait-elle peur à tous les habitants du pays ? Qu’est-ce qu’il fait dans la Varenne ? S’il est du couvent des carmes, pourquoi n’en porte-t-il pas l’habit ! S’il est de l’ordre de M. Jean, pourquoi n’est-il pas logé avec lui aux Carmes ? S’il est quêteur, pourquoi, après avoir fait sa quête, ne va-t-il pas plus loin, plutôt que de revenir importuner les gens qui lui ont donné la veille ? S’il est trappiste et qu’il ne veuille pas rester aux carmes comme l’autre, pourquoi ne retourne-t-il pas dans son couvent ? Qu’est-ce donc que ce moine vagabond ? et pourquoi M. Jean de Mauprat, qui a dit à plusieurs personnes ne pas le connaître, le connaît-il si bien qu’ils déjeunent de temps en temps ensemble, dans un cabaret à Crevant ? J’ai donc voulu alors que ma déposition fût faite, même dût-elle nuire en partie à Bernard, afin d’avoir le droit de dire ce que je vous dis là, même quand cela ne servirait à rien. Mais comme, vous autres, vous ne donnez jamais le temps aux témoins de chercher à s’éclairer sur ce qu’ils ont à croire, je suis reparti tout de suite pour mes bois, où je vis à la manière des renards, me promettant de n’en pas sortir tant que je n’aurais pas découvert ce que ce moine fait dans le pays. Je me suis donc mis sur sa piste, et j’ai découvert ce qu’il est : il est l’assassin d’Edmée de Mauprat, il s’appelle Antoine de Mauprat. »

Cette révélation causa un grand mouvement dans la cour et dans l’auditoire. Tous les regards cherchèrent Jean de Mauprat, dont la figure ne parut point.

« Quelles sont vos preuves, dit le président ? — Je vais vous les dire, répondit Patience. Sachant par la cabaretière de Crevant, à qui j’ai eu l’occasion de rendre service, que les deux trappistes déjeunaient chez elle de temps en temps, comme je vous l’ai dit, j’ai été me loger à une demi-lieue de là, dans un ermitage qu’on appelle le Trou aux Fades, et qui est au milieu des bois, abandonné au premier venu, logis et mobilier. C’est une caverne dans le rocher, avec une grosse pierre pour s’asseoir et rien avec. Je vécus là deux jours de racines de d’un morceau de pain qu’on m’apportait de temps en temps du cabaret. Il n’est pas dans mes principes de demeurer dans un cabaret. Le troisième jour, le petit garçon de la cabaretière vint m’avertir que les deux moines allaient se mettre à table. J’y courus, et je me cachai dans un cellier qui touche au jardin. La porte de ce cellier est ombragée d’un pommier, sous lequel ces messieurs déjeunaient en plein air. M. Jean était sobre ; l’autre mangeait comme un carme et buvait comme un cordelier. J’entendis et je vis tout à mon aise, « Il est temps que cela finisse, disait Antoine, que je reconnus fort bien en le voyant boire et en l’entendant jurer ; je suis las du métier que vous me faites faire, donnez-moi asile chez les carmes, ou je fais du bruit. — Et quel bruit pouvez-vous faire qui ne vous conduise à la roue, lourde bête ? lui répondit M. Jean ; soyez sûr que vous ne mettrez pas le pied aux carmes ; je ne me soucie pas de me voir inculpé dans un procès criminel ; car on vous découvrirait là au bout de trois heures. — Pourquoi donc, s’il vous plaît ? vous leur faites bien croire que vous êtes un saint ! — Je suis capable de me conduire comme un saint, et vous vous conduisez comme un imbécile. Est-ce que vous pouvez vous tenir une heure de jurer et de casser les pots après dîner ! — Dites, donc, Népomucène, est-ce que vous espéreriez sortir de là bien net, si j’avais une affaire criminelle ? reprit l’autre. — Qui sait ? répondit le trappiste ; je n’ai point pris part à votre folie ni conseillé rien de ce genre. — Ah ! ah ! le bon apôtre ! s’écria Antoine en se renversant de rire sur sa chaise, vous en êtes bien content, à présent que cela est fait. Vous avez toujours été lâche, et sans moi vous n’auriez imaginé rien de mieux que d’aller vous faire trappiste, pour singer la dévotion et venir ensuite vous faire absoudre du passé, afin d’avoir le droit de tirer un peu d’argent aux casse-têtes de Sainte-Sévère. Belle ambition, ma foi ! que de crever sous un froc après s’être gêné toute sa vie, et n’avoir pris que la moitié de tous les plaisirs, encore en se cachant comme une taupe ! Allez, allez, quand on aura pendu le gentil Bernard, que la belle Edmonde sera morte, et que le vieux casse-cou aura rendu ses grands os à la terre, quand nous hériterons de cette jolie fortune-là, vous trouverez que c’est là un joli coup de Jarnac ; se défaire de trois à la fois ! Il m’en coûtera bien un peu de faire le dévot, moi qui n’ai pas les habitudes du couvent et qui ne sais pas porter l’habit ; aussi je jetterai le froc aux orties, et je me contenterai de bâtir une chapelle à la Roche-Mauprat, et d’y communier quatre fois l’an. — Tout ce que vous avez fait là est une sottise et une infamie ! — Ouais ! ne parlez pas d’infamie, mon doux frère, ou je vais vous faire avaler cette bouteille toute cachetée. — Je dis que c’est une sottise, et que, si cela réussit, vous devez une belle chandelle à la Vierge ; si cela ne réussit pas, je m’en lave les mains, entendez-vous ? Quand j’étais caché dans la chambre secrète du donjon, et que j’ai entendu Bernard conter à son valet, après souper, qu’il perdait l’esprit pour la belle Edmée, je vous ai dit en l’air qu’il y aurait là un joli coup à faire ; et, comme une brute, vous avez pris la chose au sérieux, vous avez été, sans me consulter et sans attendre un moment favorable, exécuter une chose qui voulait être exécutée et mûrie. — Le moment favorable, cœur de lièvre que vous êtes ! et où donc l’aurais-je trouvé ? L’occasion fait le larron. Je me vois surpris par la chasse au milieu du bois ; je me cache dans la maudite tour Gazeau ; je vois arriver mes deux tourtereaux ; j’entends une conversation à crever de rire, Bernard larmoyant, la fille faisant la fière ; Bernard se retire comme un sot, sans avoir fait métier d’homme ; je me trouve sur moi, le bon Dieu sait comment, un scélérat de pistolet tout chargé. Paf — Taisez-vous, bête sauvage ! dit l’autre tout effrayé, parle-t-on de ces choses-là dans un cabaret ? Tenez votre langue, malheureux ! ou je ne vous verrai plus. — Il faudra pourtant bien que vous me voyiez, mon doux frère, quand j’irai sonner et faire carillon à la porte des Carmes. — Vous n’y viendrez pas, ou je vous dénonce. — Vous ne me dénoncerez pas, car j’en sais trop long sur votre compte. — Je ne vous crains pas, j’ai fait mes preuves ; j’ai expié mes péchés. — Hypocrite ! — Allons, taisez-vous, insensé, dit l’autre ; il faut que je vous quitte. Voilà de l’argent. — Tout cela ! — Que voulez-vous que vous donne un religieux ? Croyez-vous que je sois riche ? — Vos carmes le sont, et vous en faites ce que vous voulez. — Je pourrais vous donner plus, que je ne le ferais pas. Vous n’auriez pas plus tôt deux louis que vous feriez des débauches, et un bruit qui vous trahiraient. — Et si vous voulez que je quitte le pays pour quelque temps, avec quoi voulez-vous que je voyage ? — Ne vous ai-je pas déjà donné trois fois de quoi partir, et n’êtes-vous pas revenu après avoir bu tout ce que vous aviez dans le premier mauvais lieu à la frontière de la province ? Votre impudence me révolte, après les dépositions qu’on a faites contre vous, quand la maréchaussée a l’éveil, quand Bernard fait réviser son jugement, et que vous allez être découvert ! — Mon frère, c’est à vous d’y veiller ; vous menez les carmes, les carmes mènent l’évêque. Dieu sait pour quelle petite folie qui a été faite de compagnie, en grand secret, après souper dans leur couvent… »

Ici le président interrompit le récit de Patience.

« Témoin, dit-il, je vous rappelle à l’ordre ; vous outragez la vertu d’un prélat par le récit scandaleux d’une telle conversation.

— Nullement, répondit Patience, je rapporte les invectives d’un crapuleux et d’un assassin contre le prélat ; je n’en prends rien sur moi, et chacun ici sait le cas qu’il a à en faire ; mais, si vous le voulez, je n’en dirai pas davantage sur ce sujet. Il y eut encore un assez long débat. Le vrai trappiste voulait faire partir le faux trappiste, et celui-ci s’obstinait à rester, disant que, s’il n’était pas sur les lieux, son frère le ferait arrêter aussitôt après que Bernard aurait la tête tranchée, afin d’avoir l’héritage à lui tout seul. Jean, poussé à bout, le menaça sérieusement de le dénoncer et de le livrer à la justice. « Baste ! vous vous en garderez bien, après tout, reprit Antoine, car si Bernard est absous, adieu l’héritage ! »

« C’est ainsi qu’ils se séparèrent. Le vrai trappiste s’en alla fort soucieux, l’autre s’endormit les coudes sur la table. Je sortis de ma cachette pour procéder à son arrestation. C’est dans ce moment que la maréchaussée, qui est à mes trousses depuis longtemps pour me forcer à venir témoigner, me mit la main au collet. J’eus beau désigner le moine comme l’assassin d’Edmée, on ne voulut pas me croire, et on me dit qu’on n’avait pas d’ordre contre lui. Je voulais ameuter le village, on m’empêcha de parler ; on m’amena ici de brigade en brigade comme un déserteur, et depuis huit jours je suis au cachot sans qu’on daigne faire droit à mes réclamations. Je n’ai même pu voir l’avocat de M. Bernard et lui faire savoir que j’étais en prison ; c’est tout à l’heure seulement que le geôlier est venu me dire qu’il fallait endosser un habit et comparoir. Je ne sais pas si tout cela est dans les formes de la justice ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que l’assassin aurait pu être arrêté et qu’il ne l’est pas, et qu’il ne le sera pas si vous ne vous assurez de la personne de M. Jean de Mauprat pour l’empêcher d’avertir, je ne dis pas son complice, mais son protégé. Je fais serment que dans tout ce que j’ai entendu M. Jean de Mauprat est à l’abri de tout soupçon de complicité ; quant à l’action de laisser livrer à la rigueur des lois un innocent et de vouloir sauver un coupable au point de feindre sa mort par de faux témoignages et de faux actes… » Patience, voyant que le président allait encore l’interrompre, se hâta de terminer son discours en disant : « Quant à cela, messieurs, il appartient à vous et non à moi de le juger. »