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Maurin des Maures/IX

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion, Éditeur (p. 76-79).


CHAPITRE IX


On ne peut pas à la fois casser des cailloux sur la route et bien garder sa fille

Et voici l’histoire de la naissance du petit Bernard.

Il y avait, non loin du bord de la route, entre Hyères et La Molle, un cabanon où vivait avec sa fille un vieux cantonnier. À force de frapper des pierres étincelantes au soleil, le vieux était presque aveugle, sous ses grosses lunettes rondes grillagées. Et il « ne s’aperçut jamais de rien, » ce qui fut un grand bonheur pour lui, car le vieux avait des idées, des idées du temps d’Hérode. Ancien soldat, sévère sur « l’article », c’est-à-dire sur la question de l’honneur des femmes, il aurait tué sa fille s’il avait connu la faute et il en serait mort lui-même.

Tous les deux ou trois jours, sa fille. Clairette, sortait du cabanon pour aller sur la route attendre la diligence. Le voiturin arrêtait sa voiture, remettait à Clairette quelques provisions, du pain pour plusieurs jours, un fromage sec, des œufs et, clic, clac ! repartait au grand trot de ses bêtes.

Quand la fille ne paraissait pas, il déposait le panier ou le paquet sous une touffe de nasque, derrière la borne kilométrique la plus voisine. Et tout cela rendit facile à Claire de cacher son « malheur » quand le moment approcha où elle allait être mère.

Elle ne songea pas plus à épouser Maurin que Maurin ne songea à l’épouser. Elle le connaissait à peine. Il lui faisait l’effet d’un personnage puissant, trop haut placé pour elle. C’était une fille bien bâtie, très souple, sans aucun éveil d’esprit. Maurin l’avait poussée du coude, en clignant de l’œil, un jour, dans les bois où elle ramassait des pignets, des champignons de pin. Elle avait compris et elle avait ri. Cette déclaration d’amour ne lui avait causé aucune surprise. Elle attendait cet événement prévu, à la manière des bêtes des bois, et des génisses ou des chèvres. La vie qu’elle menait, loin des lieux habités, depuis l’enfance, la laissait libre de craintes. La moquerie ne la visitait pas et elle n’allait pas la chercher. Elle ne craignait que son père, mais la demi-cécité du vieux, dont l’oreille aussi devenait mauvaise, la rassurait chaque jour davantage. Ce fut une histoire sans incident. Elle accoucha par un beau jour de juin.

Le cantonnier, à moitié sourd, à demi aveugle, cassait des cailloux, là-bas, sur la route. Il ne sut rien, jamais rien, de ce qui se passait, ce jour-là, chez lui…

Clairette, qui avait peur du vieux soldat, ne demandait qu’une chose : Maurin, le jour même, emmènerait chez lui l’enfant, le confierait à sa vieille mère.

Cependant l’idée d’avoir un fils à qui Maurin apprendrait un jour ses ruses de chasseur, la ravissait. Maurin, le brave garçon, guettait l’événement. Il trouva Clairette un matin, dans son pauvre logis, couchée sur un lit de feuillages. Il y avait des bruyères toutes violettes, des queïrélets qui sentent le vin nouveau et des clématites qui sentent l’amande. Le matin même, il avait pris dans un trou de roche, deux mignons renardeaux vivants, tout drôles avec leur gaucherie de nouveau-nés et leurs airs féroces inoffensifs. Il les portait dans son vaste carnier, ayant relégué dans sa chemise bouffante les engins de chasse qui l’encombraient. Claire et Maurin se dirent peu de chose. La fille fut contente d’être délivrée ; l’homme, d’avoir un fils, un autre lui-même, une chose à lui, vivante, sortie de lui, de ses jeunes forces inquiètes. Elle voulut faire passer son enfant entre les branches basses d’un vieux chêne des fées, cela rend les enfants sains et vigoureux. Maurin y consentit et alors le père et la mère se mirent à rire ensemble, tout de suite, dans cette clairière, au fond de ce bois où, dès leur première rencontre, ils avaient ri de même.

Le vieux cantonnier frappait des pierres, là-bas, sur la route, et l’écho de la montagne leur envoyait chaque frappement redoublé deux fois. Cela aussi les faisait rire.

Oui, les choses se passèrent ainsi parce que Clairette avait peur de son père plus que de la douleur et de la mort. Maurin la laissa debout et joyeuse. Le soir, en rentrant chez lui, il souleva doucement la couverture de cuir de son carnier qu’il portait avec précaution entre ses bras. Et, d’un air de mystère et de joie, il le présenta tout ouvert à sa mère.

La vieille vit l’enfantelet tout nu, qui dormait bien au chaud sur le poil roux des deux mignonnes bêtes endormies comme lui.

— Tenez, mère, il faudra me nourrir tout ça !

Depuis ce temps, la Claire était morte et Maurin, à mesure que son petit grandissait, s’était mis à l’aimer beaucoup, bien qu’il le vît rarement ou peut-être à cause de cela même. Quand il venait, par hasard, passer quelques heures au logis, dans sa cabane de bois de la Foux, il jouait avec le petit, s’amusait à se le faire apporter par son grand bon chien d’arrêt, un énorme griffon qu’il avait baptisé Hercule ; et le père riait, à gorge déployée, de voir les essais maladroits de l’enfant pour marcher et pour vivre.

Et maintenant, les yeux sur l’horizon, Maurin « se repassait » ces choses, en tenant par la main son fils devenu grandelet.

— Eh bien, dit le maire qui venait de rallumer son éternelle pipe, y allons-nous, Maurin ?

— Allons-y, monsieur le maire.

Ils s’acheminèrent vers l’habitation de M. Rinal.