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Maurin des Maures/XI

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion, Éditeur (p. 86-91).


CHAPITRE XI


Un sauvage entrevoit que la science n’est pas la justice, mais qu’un grain de justice peut germer dans le fumier des civilisations.

En causant avec M. Cigalous qui fumait sa pipe, Maurin, qui tenait son petit par la main, s’avançait sur la place, — et M. Rinal, du haut de son mur, près de son bananier, regardait venir ce groupe un peu bizarre.

Maurin, les pieds dans ses souliers de toile à semelles de corde, les mollets enveloppés de toiles serrées par des ficelles terreuses, qui transformaient ses pantalons en véritables braies antiques, le corps pris dans une vareuse lâche, de grosse toile également, le chapeau de feutre très mou, bizarrement déformé, un couteau de marin à la ceinture, dans une gaine de cuir, paraissait être un personnage d’une autre époque. Son fils, pour la circonstance vêtu de ses plus beaux habits, portait au contraire un complet en « jersey » bleu qui le rendait semblable à une gravure de mode des grands magasins de Paris. Et à côté d’eux le maire, qui avait l’air d’un Hollandais à cause de sa pipe et du sourire de ses pommettes un peu rosées, le maire regardait les fleurs, les terrasses publiques, les embellissements que lui doit sa ville, et il y avait sur toute sa physionomie une indéfinissable expression de plaisir.

— Eh bien, monsieur Rinal, dit-il, levant les yeux sur le vieux docteur, vous êtes matinal aujourd’hui ?

— Mes vieilles blessures, qui m’ont travaillé toute la nuit ! Je suis un vrai baromètre… Voilà un bel enfant.

Maurin regardait M. Rinal. Il l’avait quelquefois aperçu de loin, mais ne lui avait jamais parlé.

L’ancien chirurgien était un homme de haute taille, à large poitrine. Deux favoris blancs tombaient de ses joues, flottaient un peu au vent. Les lèvres et le menton étaient rasés soigneusement. Il portait un paletot de bure grise un peu ample, à grandes poches, et ses mains, très longues, pâles et fines, aux ongles nets et brillants, sortaient de deux manchettes de batiste. Son seul luxe, ces manchettes. Ce plébéien avait l’orgueil de ses belles mains. Il les encadrait. Et le geste avec lequel cet ami de Marat jouait avec sa tabatière rappelait un duc de Richelieu.

— C’est mon enfant, dit Maurin, sans embarras, tout de suite à son aise sous l’œil bleu-clair, très bienveillant, du vieux monsieur.

— Et nous venons vous voir, dit le maire.

— Entrez donc, messieurs.

Ce Messieurs fut dit sans la moindre affectation. La politesse innée de M. Rinal n’acceptait en aucun cas les inégalités d’appellation.

Au moment où il leur ouvrait la porte de son jardin, un garde en blouse bleue, au képi de sous-lieutenant, vint appeler M. le maire, qui s’excusa, présenta Maurin à M. Rinal, expliqua d’un mot le désir du brave chasseur, et se retira.

Maurin dut entrer le premier, dans le petit salon où vivait le solitaire. Une table à jeu, portant des livres épars sur lesquels luisaient la tabatière et la loupe. Une console et un bureau ministre, couverts également de livres et de papiers. Une bibliothèque chargée de petits et gros livres en toutes les langues possibles. Des atlas debout dans des coins. Sur la cheminée, une figure égyptienne creusée d’hiéroglyphes parfaitement lisibles pour le maître du logis.

Aux murs un portrait de Victor Hugo, lithographié ; une bonne peinture, copie de Téniers, et une vieille gravure allemande, représentant la Mise au tombeau… Les saintes femmes, avec d’infinies précautions, soulèvent le corps de Jésus. Les visages contractés sont couverts de larmes qui s’égrènent, grosses, lourdes, comme des perles… Au fond, des collines et le temple de Jérusalem.

— Ah ! vous venez pour le petit… Et que voulez-vous lui apprendre, au petit ?

— Je ne sais pas, monsieur Rinal. Je souhaite qu’il apprenne les bonnes choses.

M. Rinal sourit.

— Les bonnes choses ! dit-il. Il y en a presque autant que de mauvaises. Et il devrait y en avoir davantage, puisqu’on peut enseigner les bonnes et apprendre à détester les mauvaises… Quel âge a-t-il, ce petit homme ?

— Onze ans tout à l’heure.

Le vieux praticien se leva, alla à l’enfant. Maurin vit alors que M. Rinal boitait légèrement, mais de la boiterie il avait fait une sorte de grâce. Il boitait avec élégance, presque fièrement. C’était un trait de sa physionomie que cette façon jolie de se relever sur son meilleur pied au moment de l’arrêt et de poser l’autre par-dessus, la pointe en bas.

L’enfant regardait le monsieur. Le vieux médecin lui frappa la joue de ses deux doigts tendus ; puis, de ses bonnes mains, lui palpa les épaules, les bras, la poitrine…

— C’est bien établi, dit-il, le reste viendra par surcroît… Va jouer au jardin, garçon. Nous allons causer, ton père et moi ; mais ne touche pas à mes fleurs. Je t’en donnerai, quand tu t’en iras.

L’enfant sortit, content.

— Eh bien ? interrogea M. Rinal.

— Monsieur, dit Maurin, des gens d’ici me le soigneront et je le laisserai à Bormes si vous voulez bien lui donner « un peu de leçons »…

— Des leçons de quoi ? c’est là-dessus qu’il faut s’entendre. Que voulez-vous faire de lui ?

— Je ne sais pas, dit Maurin, je veux qu’il ne soit pas comme moi, qui ne sais pas lire ou presque pas, et à peine signer. Ça m’embarrasse souvent. Je suis un sauvage. Ce n’est plus le temps d’être comme moi.

— J’entends bien ; mais il sait lire, le petit ?

— Écrire et compter, oui, monsieur.

— Est-ce qu’il faut lui apprendre l’anglais ? ou bien l’allemand ?

— Si vous croyez que c’est bon.

— Alors vous n’avez pas d’idée sur ce que vous voulez qu’il fasse ?

Maurin commençait à tortiller fiévreusement son chapeau entre ses doigts. Heureusement la vieille loque de feutre n’avait plus rien à perdre. Il la triturait, embarrassé, cherchant des idées, des mots. Plein de l’envie de plaire au monsieur qui lui plaisait beaucoup, plein d’un désir vague, infini, de quelque chose qu’il ne savait pas dire, qui existait pourtant, qui lui manquait, et qu’il venait chercher ici… L’âme obscure du chasseur, comme un papillon de nuit, se cognait à la vitre lumineuse du savant dans une admiration ignorante, dans un vœu inconscient de chaleur et de lumière. Il souffrait, tremblant qu’on ne le renvoyât sans accepter son fils, sans réaliser sa chimère.

M. Rinal réfléchissait.

— Je ne peux pourtant pas deviner ! murmura-t-il… Vous avez bien un projet pour l’avenir du petit ? Voulez-vous en faire un paysan ? J’aime assez cela. Un soldat ? ça va encore ! Un marin ? un bouchonnier ? un jardinier qui cultive les primeurs pour les envoyer à Paris et à l’étranger ? D’après ce que vous déciderez, je tâcherai d’aider votre fils… car c’est entendu, — vous me plaisez, — je le ferai travailler…

— Vraiment, ah ! quel bonheur, mon brave monsieur !

— Mais que faut-il lui apprendre, quoi ? dites un peu.

Un mot sortit de tout l’être de Maurin, brusque, involontaire, étrange, superbe :

— Tenez, monsieur, fit-il ingénument, apprenez-lui la justice !

M. Rinal devint tout pâle. Il se sentit le coin des yeux picoté par l’émotion, — et il marcha vers l’homme, qui se leva. Il lui tendit sa main que Maurin saisit.

— Vous êtes un brave homme, vous ! dit-il à Maurin. Envoyez-moi votre fils quand vous voudrez.

Ce fut le tour de Maurin de devenir pâle.

Quand il raconta à Parlo-Soulet sa visite chez M. Rinal :

— Devant un homme ainsi, déclara Maurin, je t’assure qu’on n’a pas envie de galéger… Rien que de le voir, ça me fait un effet, à moi !

— Diable ! il faut alors, dit Parlo-Soulet, qu’il ait bougrement de talent !