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Max Havelaar/III

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. Nieuwenhuis et Henri Crisafulli.
Dentu (p. 22-33).



III.


Le lendemain, au retour de la Bourse, Frédéric m’annonça que quelqu’un était venu pour me parler. Sur le portrait qu’il m’en fit, je reconnus l’Homme-au-châle.

Comment m’avait-il déniché ?

Ma carte ! Pardieu ! Ma carte !

Il me prit l’envie de retirer mes enfants du Lycée, trouvant très ennuyeux d’être persécuté, vingt ou trente ans après, par un camarade d’école qui porte un châle au lieu d’un pardessus, et qui ne sait vous dire l’heure qu’il est. Aussi, ai-je défendu expressément à Frédéric d’aller au marché de l’Ouest, quand il y a des baraques.

Le jour suivant, je reçus une lettre, avec un gros paquet.

Voici la lettre :

» Cher Duchaume,

Je trouve qu’il aurait bien pu écrire :

» Cher Monsieur Duchaume,

— En fin de compte, je suis commissionnaire…

» Hier, je suis passé chez vous dans l’intention de vous adresser une demande. Je crois que vous vous trouvez dans une bonne position…

C’est vrai, nous sommes treize, au bureau.

» … et je désirerais profiter de votre crédit, pour venir à bout d’une affaire, qui est pour moi d’une grande importance.

Ne croirait-on pas qu’il s’agit d’une commande pour la vente du printemps ?

» À la suite de diverses circonstances, je me trouve, pour le moment, tant soit peu à court d’argent.

Tant soit peu ! Pas de linge ? Il appelle ça : tant soit peu !

» Je ne puis donner à ma chère femme tous les agréments de la vie ; de plus, l’éducation de mes enfants n’est pas telle que je la voudrais, vu l’état de mes finances.

— Agréments de la vie ? Éducation des enfants ? ah ! ça ! veut-il louer une loge à l’Opéra pour sa femme ? Compte-t-il mettre ses enfants dans un collège, à Genève ? On était alors en automne… il faisait un froid de loup, et il logeait dans un grenier sans feu. J’ignorais cela, lors de la réception de sa lettre, mais plus tard j’allai chez lui, et aujourd’hui encore, je suis vexé du ton cavalier de son épître. Que diantre ! Que le pauvre dise qu’il est pauvre ! Il faut qu’il y en ait, des pauvres ! C’est nécessaire, dans la société. Pourvu qu’ils ne demandent pas l’aumône et qu’ils n’ennuient personne, je ne m’oppose pas à ce qu’il y en ait. Mais, se faire une réclame parce qu’on est dans la misère !… c’est de l’outrecuidance. Voyons la suite de la lettre :

» Puisque le devoir m’incombe de subvenir aux besoins de tous les miens, j’ai résolu de mettre à profit un talent que la nature m’a accordé. Je suis poète…

Pouah ! Vous savez, lecteur, ce que moi et tous les gens raisonnables pensent de ça !

» … et écrivain. Depuis mon enfance j’exprimais en vers tout ce que j’éprouvais. Plus tard, j’écrivais jour par jour, tout ce que j’avais vécu. Dans tout cela, il y a des articles de valeur. Je cherche un éditeur. Mais, là est la difficulté. Le public ne me connaît pas ; et les libraires me disent : faites-vous connaître d’abord, nous vous publierons ensuite.

Nous en faisons autant, dans les cafés. Les marques ! Les marques avant tout.

» Pourtant, si mon travail vaut quelque chose comment puis-je le prouver, sans un libraire qui le publie… Or, les libraires demandent, à l’avance, le paiement des frais d’impression.

Et, je trouve qu’ils ont bien raison !

» Il ne me convient pas de les leur avancer, en ce moment. Toutefois, convaincu que mon œuvre couvrira ses frais, ce que je suis prêt à signer, sur ma parole d’honnête homme, je me décide à profiter de notre rencontre. Vous m’avez encouragé…

Il appelle cela encourager !

…à m’adresser à vous. Je viens donc vous demander si vous voulez garantir, à un libraire, les frais de ma première édition, ne fût-ce que pour un petit volume. Pour cette première épreuve, je vous laisse entièrement le choix. Vous trouverez, dans le paquet, ci-joint, beaucoup de manuscrits qui vous prouveront que j’ai pensé, travaillé et souffert. J’ai vu bien des choses…

— Travaillé ! Et il n’a jamais été dans les affaires !

» …et si le don de raconter et de bien dire ne me fait pas complètement défaut, ce n’est certes pas, faute d’impressions que j’échouerai.

» Dans l’attente d’une réponse amicale, je suis votre ancien camarade d’école… ”

Et son nom se trouvait au bas de ce fatras, en toutes lettres. Je le passe, ne voulant humilier personne.

Vous devinez, cher lecteur, la figure que je fis, en voyant qu’on me proposait de m’élever à la dignité de commissionnaire en vers !

Je suis certain que si l’Homme-au-châle, — ce sera le seul nom que je lui donnerai, — m’avait rencontré en plein soleil, il ne m’aurait pas adressé une pareille demande. J’ai l’air d’un homme grave, et d’un homme comme il faut. Mais, il faisait nuit ; je n’ai donc pas le droit de m’en formaliser.

Il va sans dire que j’avais l’intention bien arrêtée de ne pas mettre le nez dans ses élucubrations. Je lui aurais bien fait remettre son paquet par Frédéric, mais j’ignorais son adresse, et il ne me donna plus signe de vie. Je pensai qu’il était malade ou mort.

La semaine passée, il y avait réunion chez les Rosemeyer qui travaillent dans les sucres. Frédéric nous accompagnait pour la première fois. Il a seize ans, et je trouve bon qu’un jeune homme aille dans le monde. Autrement il court au marché de l’Ouest ou dans tout autre mauvais lieu. Les jeunes filles pianotaient et chantaient ; puis, laissant le piano, elles se mirent à table ; au dessert, on vint à parler de choses et d’autres, et l’on taquina Frédéric sur quelque chose qui lui était arrivé au salon, tandis que dans une pièce éloignée, nous faisions une partie de whist à la mode de Gand.

— Oui ! oui ! s’écriait Elisabeth Rosemeyer, Louise a pleuré ! Papa, Frédéric a fait pleurer Louise !

Ma femme fut d’avis que puisqu’il en était ainsi, Frédéric ne nous accompagnerait plus à la réunion. Elle supposait qu’il avait pincé Louise, ou commis quelque inconvenance du même genre. Je me préparais à y joindre de mon côté un petit mot bien senti, quand Louise s’écria :

— Non ! non ! Frédéric a été bien aimable ! Je voudrais qu’il recommençât.

Quoi donc ? Il ne l’avait pas pincée, alors.

Non, il avait tout simplement récité quelque chose.

Une plaisanterie, au dessert, convient à la maîtresse de la maison. Cela remplace un mets. Madame Rosemeyer — les Rosemeyer se donnent de la Madame, parce qu’ils font dans les sucres, et sont associés dans le fret d’un navire — madame Rosemeyer devina que ce qui avait fait pleurer Louise pourrait bien nous amuser aussi, et elle dit : da capo  à Frédéric, qui devint rouge comme un dindon.

Pour rien au monde je n’aurais pu m’imaginer ce qu’il venait de débiter, connaissant son répertoire, à un cheveu près ; c’était : les Noces des Dieux, les Livres de l’Ancien Testament, en vers, et un épisode des Noces de Gamache, que les enfants trouvent amusant, parce qu’il y a l’histoire d’un diseur de bonne aventure. Dans tout cela, qu’est-ce qui avait donc pu causer l’attendrissement de Louise ? — Énigme ! Il est vrai qu’une jeune fille a vite la larme à l’œil.

„ Frédéric ! Frédéric ! Frédéric ! ” On cria ce nom sur l’air des Lampions, jusqu’à ce que celui qui le portait se fut rendu au vœu général. Frédéric commença. Ne tenant pas à fatiguer la curiosité du lecteur, je dirai tout de suite, qu’à la maison, les enfants avaient ouvert le paquet de l’Homme-au-châle ! Oui… et Frédéric et Marie y puisèrent une présomption et un sentimentalisme qui, plus tard, m’ont occasionné bien des ennuis de ménage. Pourtant, lecteur, il me faut reconnaître que ce livre sort aussi du paquet en question. Je vous l’expliquerai tout-à-l’heure, en règle, désirant qu’on me tienne pour un véritable ami de la vérité et pour un honnête commerçant. Notre raison sociale est : Last et Co commissionnaires en cafés, Canal des Lauriers, n°. 37.

Frédéric se mit alors à réciter une chose pleine de non sens, ou plutôt vide de bon sens. Un jeune homme écrivait à sa mère qu’il était tombé amoureux fou d’une jeune fille, et que sa fiancée s’était mariée à un autre, — en quoi, elle avait grandement raison, selon moi ; — malgré cela ce jeune homme aimait beaucoup sa mère. Voilà une aventure bien claire, et trouvez-vous qu’il faille beaucoup de phrases pour la raconter ? Eh bien ! J’ai mangé un petit pain avec du fromage, j’ai pelé deux poires, et j’aurais eu le temps de consommer la seconde, avant la fin du récit de Frédéric. Mais Louise pleurait, de nouveau, et toutes les dames déclaraient que c’était bien beau. Mon Frédéric, pensant, je crois, avoir fait quelque chose d’héroïque, déclara qu’il avait trouvé cette rapsodie dans le paquet de l’Homme-au-châle. J’expliquai à la partie masculine de l’assemblée comment cela se trouvait chez moi. Mais, je me gardai de parler de la Grecque et de la ruelle de la Chapelle, à cause de Frédéric. Tout le monde m’approuva, et l’on dit que j’avais bien fait de me débarrasser de cet individu. Vous verrez tout-à-l’heure que dans cette liasse de papiers, il y avait des œuvres plus solides de fond ; le présent ouvrage en contient quelques échantillons. Somme toute, les Ventes de cafés   de la Société-de-Commerce, s’y rattachent. Et si je m’en occupe, c’est qu’elles touchent à la profession pour laquelle je vis.

Plus tard, l’éditeur me demanda si je ne voulais pas ajouter ici le récit de Frédéric. J’y consentis pourvu qu’on sût que je ne m’occupais pas de ces vétilles-là. Vanités et mensonges ! Je mets un terme à ces réflexions pour ne pas trop grossir mon livre. Tout ce que je veux en dire, c’est que ce conte a été rédigé en 1843, aux environs de Padang, marchandise d’une marque inférieure.

Bien entendu, c’est du café que je parle.


Récit fait par Frédéric.




Mère ! quoique éloigné du pays,
Où je reçus le jour,
Où perlèrent mes premières larmes,
Où je grandis sous tes yeux…
Où ta sollicitude maternelle voua
Ses soins à l’âme de ton enfant,
Et tout amour veilla à mes côtés,
Me tendant la main après chaque chute…
Bien que le sort semblât déchirer
Les liens qui nous attachaient l’un à l’autre…
Et que je sois seul sur la rive étrangère,
Avec moi-même, et Dieu…

Ni la peine, ni la joie,
Ni la douleur n’en doute pas,
N’ont ébranlé le cœur de ton adoré,
Et son amour, pour toi, ma mère !

Deux années se sont à peine écoulées,
Lorsque, là-bas, pour la dernière fois,
Silencieux, aux bords de la mer,
Je regardai, en face, l’horizon…
Lorsque j’invoquai à travers l’espace
Le bel avenir auquel je m’attendais,
Et, dédaignant audacieusement le présent,
Je me créai des paradis…
Lorsque le cœur m’éclairant

Au milieu des entraves de la route,
Je me traçai vaillamment une issue,
Et, en rêve, me crus bienheureux…
Mais, depuis l’adieu suprême,
Le temps, quoique passé comme une ombre,
Soudaine et insaisissable,
Comme un spectre,…
A laissé de son passage,
Des traces ineffaçables !
Ma coupe joyeuse fut vidée jusqu’à la lie,
J’ai pensé, et j’ai lutté,
J’ai acclamé mon bonheur, et j’ai imploré Dieu…
C’est comme si j’avais traversé des siècles !
J’ai cherché le salut de la vie,
J’ai trouvé, et j’ai perdu ;
Et enfant, un moment auparavant encore,
Dans une heure j’ai vécu des existences !

Pourtant mère ! crois-moi,
Devant Dieu ! … je te le jure
Mère ! crois le !
Non, ton fils ne t’oubliait pas !

J’aimais une jeune fille. Ma vie entière
Me semblait embellie par cet amour,
Qui était le bouquet de mon cœur,
Martyr de l’humanité
Par l’accomplissement du devoir…
Heureux de ce trésor
Que Dieu m’avait réservé,
Que je devais à sa grâce
Mes larmes en témoignaient,
Amour et religion ne faisaient qu’un pour moi…

Et mon esprit en extase
Montait en grâces, et en prières,
Pour elle seule, comme encens, au Très-Haut !


Cet amour a été mon souci,
L’inquiétude a tourmenté ma vie,
Et une douleur aiguë
A percé mon tendre cœur.
Je n’ai recueilli que de l’angoisse et de l’affliction,
Là où je m’attendais à l’extrême jouissance,
Et au lieu du bonheur auquel je tendais
Ma vie a été empoisonnée, et abreuvée d’amertume…


Souffrir en silence m’était une volupté !
Inébranlable, je restais plein d’espérance,
L’adversité me la rendait plus chère :
Pour elle il m’était doux de tout endurer, de tout supporter !
Je ne comptais ni malheurs, ni calamités,
Le chagrin m’était joie,
Je voulais subir tout, tout,…
Pourvu que le sort ne me privât pas de celle que j’aimais !


Cette image pour moi la plus belle sur la terre,
Que je portais en mon cœur
Comme un trésor inestimable,
Et que je gardais fidèlement…
M’était jadis étrangère !
Et quand même cet amour durerait
Au-delà de mon dernier soupir,
Qui, dans une meilleure patrie,
Enfin, me la rendra…
Il eut, pour moi, un commencement !

Qu’est-ce-que l’amour,
Qu’un beau jour commence,
Auprès de l’amour inspiré
Par Dieu à l’enfant,
Avec la vie, avant la parole ?
Lorsqu’à peine sorti du sein,
À la mamelle de sa mère
Il se désaltère,
Et cherche la lumière dans le regard maternel ?

Non ! il n’est pas de lien,
Qui serre indissolublement les cœurs.
Comme le nœud, formé par Dieu,
Entre la mère et l’enfant !

Et mon âme qui s’attachait ainsi
À la beauté passagère,
Qui ne me fit sentir que des épines,
Sans me tresser une fleur…
Est-ce que cette âme oublierait
L’amour dévoué d’une mère,
Et le cœur d’or de femme
Dont les caresses étouffaient
Mes premiers cris ?
Dont la voix apaisait mon agitation,
Dont les baisers sèchaient mes larmes,
Et qui me nourrissait de son sang ?

Mère. Ne le crois pas !
Devant le ciel, je te le jure,
Mère ! tu ne dois pas le croire !
Non ! ton enfant ne t’oubliait pas.

Ici je suis loin de tout ce qui pourra
Nous rendre la vie douce et calme, là-bas,

Et les souvenirs d’enfance,
Souvent invoqués et célébrés,
Ne se trouvent pas, pour moi, sous ce ciel :
Un cœur solitaire ne connaît pas de joie.
Le sentier de ma vie est rapide, et couvert de ronces,
Je me courbe sous l’adversité,
Et le fardeau dont je suis chargé,
M’étreint et me déchire le cœur…
Ils en sont témoins les pleurs
Que je verse, au sein de la nature,
Dans les heures de lassitude
Où ma tête tombe de tristesse…

Alors, épuisé, cette plainte s’est presque
Fait entendre au milieu de mes souffrances :
» Père ! donne-moi parmi les morts,
» Ce que la vie ne m’a pas donné,
» Père ! donne-moi là-haut,
» Entre les bras de la mort,
» Père ! donne-moi là-haut,
» Ce que je n’ai pas goûté ici-bas… le repos ! »

Mais, restant… sur mes lèvres,
Cette prière n’arrivait pas au Seigneur,
Je me mis à deux genoux,
Et je sentis m’échapper un soupir,
Qui signifiait :  » pas encore, ô Seigneur !
Rends-moi ma mère, d’abord ! »