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Max Havelaar/VI

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. Nieuwenhuis et Henri Crisafulli.
Dentu (p. 79-98).



VI.


C’était un brave homme que le contrôleur Dipanon.

En le voyant assis, dans son frac de drap bleu, des branches de chêne et d’oranger brodées sur le collet et sur les revers de ses manches, on ne pouvait méconnaître le type prédominant, parmi les Hollandais des Indes, qui — que personne ne l’ignore — sont très différents des Hollandais de Hollande. Indolent, tant qu’il n’y avait rien à faire ; fort éloigne de vouloir s’imposer, désir qui, en Europe, passe pour du zèle ; mais diligent là où il le fallait ; sans prétentions ; cordial pour son entourage ; charitable, complaisant et hospitalier ; ayant de bonnes manières sans raideur ; sensible aux impressions élevées ; honnête et sincère, sans éprouver aucune envie d’être le martyr de ces qualités-là… c’était, en un mot, un homme qui se fût trouvé partout à sa place, comme on dit, sans donner pour cela son nom au siècle, ce qu’il n’ambitionnait, du reste, nullement.

Il se tenait assis, au milieu de la tente, devant la table couverte d’un tapis blanc, et chargée de victuailles. Quelque peu impatienté, il demandait de temps à autre au brigadier de police, comme Madame Barbebleue à sa sœur : « Ne vois-tu rien venir ? » Puis il se levait un instant, essayait, mais en vain, de faire résonner ses éperons sur le sol en pisé de la tente, rallumait son cigare pour la vingtième fois, et se rasseyait.

Il parlait peu. Cependant, il n’était pas seul. Je ne veux pas dire par là qu’il avait la compagnie des vingt ou trente javanais, domestiques, agents et gardiens accroupis sous la tente et au dehors, des gens qui ne cessaient d’entrer et de sortir, ni des nombreux individus de tout rang qui gardaient les chevaux ou cavalcadaient devant sa tente ; mais le Prince-Régent de Lebac, en personne, était assis en face de lui.

C’est toujours ennuyeux d’attendre. Un quart d’heure semble une heure, une heure semble une demi-journée et ainsi de suite. Dipanon aurait pourtant pu être un peu plus communicatif. Le Prince-Régent de Lebac était un homme civilisé, avancé en âge, qui savait parler sur beaucoup de choses avec intelligence et jugement. On n’avait qu’à le regarder pour se convaincre que la plupart des Européens échangeant des idées avec lui, avaient plus à apprendre qu’à enseigner. Le feu de ses yeux vifs et foncés faisait contraste avec ses traits fatigués et ses cheveux gris. Ce qu’il disait était, le plus souvent, très réfléchi, selon l’usage de presque tous les Orientaux civilisés ; on sentait, en l’écoutant, que ses paroles étaient des copies dont les minutes restaient dans les archives de sa mémoire, et, qu’au besoin, il pourrait y avoir recours.

Cette prudence paraît parfois dèsagréable à celui qui n’a pas l’habitude de s’entretenir avec les grands de Java ; mais aussi rien n’est plus facile que d’éviter dans les entretiens les sujets délicats, les Orientaux ne donnant jamais une tournure brusque à la conversation, ce qui, d’après leurs idées, serait contraire aux convenances. Celui-là donc, qui a des raisons de redouter un sujet quelconque, n’a qu’à parler de choses indifférentes, et il peut être assuré qu’il ne sera point entraîné par un détour abrupt, sur le terrain où il ne désire pas mettre le pied.

Les opinions diffèrent, naturellement, sur la manière de s’entretenir avec ces Chefs. Il me semble que la simplicité et la sincérité, sans excès de prudence diplomatique, sont ce qu’il y a de préférable.

Quoi qu’il en soit, Dipanon commença par une observation sur le temps, qui était à la pluie.

— Oui, Monsieur le contrôleur, c’est la mousson de l’ouest.

Dipanon savait fort bien qu’on était en Janvier ; du reste, ce qu’il avait dit de la pluie, le Prince-Régent ne l’ignorait pas non plus.

Après ces quelques mots, on se tut de plus belle. Le Prince-Régent fit un signe presqu’imperceptible à l’un des domestiques accroupis à l’entrée de la tente. Aussitôt un petit garçon, gracieusement pris dans une jaquette de velours bleu, en pantalon blanc, les amples plis de sa riche tunique retenus par une ceinture dorée, coiffé de l’élégant foulard, au-dessous duquel ses yeux scintillaient noirs et espiègles, rampa sur ses talons jusqu’aux pieds du Prince-Régent. Il déposa la boîte en or contenant la chaux, le bétel, la noix d’arec, le gambir et le tabac, puis, après avoir fait le signe du salut, en levant ses deux mains jointes jusqu’à son front incliné, il offrit la précieuse cassette à son maître.

— Après tant de pluie le chemin sera difficile, reprit le Prince-Régent ; et il enduisit de chaux une feuille de bétel.

— Les chemins ne sont pas si mauvais dans la Régence de Pandeglang répliqua Dipanon, qui lâcha peut-être trop vivement cette réponse. Ne voulant rien dire de blessant, il aurait dû se souvenir qu’un Régent de Lebac n’aime pas à entendre louer les chemins de Pandeglang, même quand par hasard, ils se trouvent meilleurs que ceux de Lebac.

Le Prince-Régent ne commit pas pareille faute. Son petit domestique s’était déjà retiré, rampant en arrière sur les talons jusqu’à l’entrée de la tente, où il venait de reprendre place parmi ses camarades,… le Prince-Régent avait eu le temps de se rougir les lèvres et les quelques dents qui lui restaient avec le jus du bétel, avant de répondre.

— Oui, il y a beaucoup de monde à Pandeglang. Tout familier, connaissant le Prince-Régent et le contrôleur, et, partant, au fait des secrets de Lebac, eût parfaitement compris que l’entretien était déjà devenu un débat.

— C’est vrai, fit Dipanon, nous avons peu de monde ici, mais…

Le Prince-Régent le regarda, comme s’il s’attendait à une attaque. Il savait qu’après le : mais, pouvait suivre quelque chose de désagréable pour celui qui depuis trente ans était régent de Lebac.

Dipanon, coupant court, redemanda au gardien s’il ne voyait rien venir ?

— Rien encore sur la route de Pandeglang, monsieur le contrôleur, mais là-bas, de l’autre côté, arrive quelqu’un à cheval… c’est le commandant…

— Pour sûr, Dongso ! s’écria Dipanon. Il chasse dans le voisinage ; il est parti ce matin de bonne heure… Hè ! Declari ! Declari !

— Il vous entend, Monsieur, il vient par ici. Son domestique le suit ; je vois même une carnassière sur la croupe de son cheval.

— Tenez le cheval de monsieur le commandant, ordonna Dipanon à l’un de ses domestiques. Bonjour, Declari, es-tu mouillé ?… Qu’as-tu tué ? »… Entre donc…

Un homme robuste, d’une trentaine d’années, à la tenue militaire, quoiqu’il ne portât pas l’ombre d’uniforme, entra. C’était le lieutenant Declari, commandant la petite garnison de Rangkas-Betoung. Dipanon et lui étaient liés d’amitié. Leur intimité était même si grande, que Declari venait de se mettre en quartier chez Dipanon, en attendant l’achèvement du nouveau fort. Il lui tendit la main, salua poliment le Prince-Régent, et s’assit en demandant :

— Qu’as-tu de bon ici ?

— Veux-tu du thé, Declari ?

— Mais non, j’ai assez chaud ! As-tu du lait de coco ? C’est plus rafraîchissant.

— Je ne t’en ferai pas donner. Quand on a chaud je crois le lait de coco très nuisible. Tu attraperais la goutte, ou tout au moins un bon rhumatisme. Vois les coolies qui transportent de lourds fardeaux au sommet des montagnes ; ils se gardent agiles et souples en buvant de l’eau chaude, ou une infusion de feuilles de cafier. Mais le thé de gingembre vaut encore mieux.

— Quoi ?… Du gingembre, des feuilles de cafier ? Jamais je n’en ai bu.

— Parce que tu n’as pas servi à Sumatra où l’on ne prend que ça.

— Alors, fais-moi donner du thé… mais pas de feuilles de cafier, ni de gingembre non plus… Oui, toi, tu as été à Sumatra, ainsi que le nouveau sous-préfet, n’est-ce pas ?

Cet entretien avait lieu en hollandais, idiome que le Prince-Régent ne savait pas. Soit que Declari sentît l’impolitesse qu’il y avait à l’exclure de la conversation, soit qu’il eût tout autre intention, il reprit en malais, et cette fois, en s’adressant au Prince-Régent :

— Est-ce que monsieur le Prince-Régent sait que monsieur le contrôleur connaît le nouveau sous-préfet ?

— Non, je n’ai pas dit cela, je ne le connais pas ! s’écria Dipanon, se servant, lui aussi, de la langue malaise. Je ne l’ai jamais vu ; il a servi à Sumatra quelques années avant moi. Je t’ai seulement dit que j’avais beaucoup entendu parler de lui.

— Eh bien ! ça revient au même. On n’a pas besoin d’avoir vu quelqu’un pour le connaître… Qu’en pense monsieur le Prince-Régent ?

Le Prince-Régent avait justement besoin d’appeler un domestique. Il se passa donc un certain temps avant qu’il pût répondre : „ qu’il partageait l’opinion du commandant, mais que, néanmoins, souvent il fallait voir quelqu’un pour être à même de le juger. ”

— C’est peut-être vrai, généralement parlant, continua Declari en hollandais, soit que cette langue lui fût plus familière, ou bien qu’il crût avoir fait assez preuve de savoir-vivre ; soit encore qu’il ne voulût être entendu que par Dipanon,… mais quant à Havelaar, on n’a pas besoin de le connaître personnellement… c’est un fou.

— Je n’ai pas dit ça, Declari.

— Non, ce n’est pas toi qui l’as dit, mais moi, je le maintiens d’après tout ce que tu m’as raconté de lui. J’appelle fou quelqu’un qui se jette à l’eau pour retirer un chien de la gueule d’un requin.

— Oui, ce n’est pas raisonnable… mais…

— Et son épigramme contre le général Vandamme, était-elle de bon goût ?

— Elle était spirituelle.

— Si tu veux ! Mais un jeune homme ne doit pas se permettre d’avoir de l’esprit contre un général.

— Il ne faut pas perdre de vue sa jeunesse… Il y a de ça quatorze ans, il n’en avait que vingt-deux.

— Et le dindon qu’il a volé ?

— Toujours pour taquiner le général.

— Voilà ! Un jeune homme n’a pas le droit de taquiner un général qui, outre son grade, en sa qualité de gouverneur civil était son chef !… Passe encore pour ses petits couplets, je les trouve assez drôles… mais ses duels continuels…

— C’était ordinairement à propos des autres qu’il se battait ; il a toujours pris le parti du plus faible contre le plus fort.

— Eh bien ! que chacun se batte pour son propre compte, si l’on tient à se battre. Quant à moi je prétends qu’un duel est rarement indispensable. Je l’accepterais encore en cas de nécessite absolue, mais… en faire ma principale occupation, merci ! — Espérons qu’il aura changé, sur ce point-là, du moins.

— Mais certainement, n’en doute pas. Aujourd’hui il est beaucoup plus âgé ; de plus, il est marié et sous-préfet. On m’a toujours dit qu’il avait bon cœur et un profond amour de la justice.

— Il n’en aura pas de trop à Lebac ! Il m’est arrivé précisément certaine aventure… Est-ce que le Prince-Régent nous comprend ?

— Je ne le crois pas. Mais montre-moi une des pièces qui se trouvent dans ta carnassiére ; il pensera que nous parlons chasse.

Declari prit son sac ; il en tira deux pigeons ramiers, et, tout en les palpant, il se mit à raconter que, peu d’instants auparavant, dans la plaine, un Javanais lui avait couru après, pour lui demander s’il ne pouvait en rien soulager la population du joug qui l’écrasait.

— Et, continua-t-il, ça vaut la peine d’y réfléchir, Dipanon ! Ce n’est pas que l’affaire me surprenne : je vis depuis assez longtemps à Bantam pour savoir ce qui se passe ici ; mais qu’un Javanais de la classe la plus basse, qu’un pauvre diable, d’ordinaire si circonspect et réservé au sujet de ses chefs, demande pareille chose à quelqu’un que cela ne regarde pas, il y a là de quoi s’étonner à juste titre.

— Et qu’as-tu répondu, Declari ?

— Mais que cela ne me regardait pas ! Qu’il devait se plaindre soit à toi, soit au nouveau sous-préfet, dès que celui-ci serait arrivé à Rangkas-Betoung.

— Les voilà qui viennent ! s’écria tout-à-coup Dongso. Je vois un agent qui fait un signal avec son chapeau.

Tous se levèrent.

Declari ne voulant pas, par sa présence, avoir l’air d’être venu aux frontières pour complimenter le sous-préfet qui, bien que son supérieur, n’était pas son chef immédiat, et qu’il avait traité de fou, monta à cheval et s’en alla suivi de son domestique.

Le Prince-Régent et Dipanon, placés à l’entrée de la tente, virent arriver une voiture de voyage à quatre chevaux, qui s’arrêta bientôt, toute pleine de boue et de fange, devant la petite construction en bambou.

Il eut été difficile de deviner le contenu de ce véhicule avant que Dongso, assisté par les coureurs et un grand nombre de domestiques de la suite du Prince-Régent, n’eût détaché les sangles et les nœuds enveloppant la voiture, comme un étui de cuir noir. Alors que les jardins zoologiques étaient des ménageries ambulantes, les lions et les tigres n’entraient pas dans les villes avec plus de réserve discrète. Cependant le carrosse ne renfermait pas de pareils hôtes ; mais la mousson de l’ouest sifflait, et on prévoyait la pluie.

Sortir d’une voiture, quand on y a été longuement cahoté, n’est pas aussi facile qu’on pourrait se l’imaginer. Pour avoir attendu trop longtemps, ces pauvres sauriens du monde fossile font partie intégrante de l’argile dans laquelle ils n’étaient certes pas entrés avec l’intention de rester. Il en est de même pour des voyageurs qui, pressés étroitement et gênés par leur position, ont été assis pendant de longues heures dans une voiture ; c’est quelque chose que je vous propose d’appeler : de l’assimilation. On ne sait plus exactement où finit le coussin de cuir et où commence le moi. Je vais jusqu’à croire que, dans une telle voiture, on peut avoir des crampes ou des maux de dents qu’on attribue au drap du carrosse.

Il est peu de circonstances physiques qui ne donnent lieu à tirer des analogies intellectuelles. Je me suis souvent demandé si beaucoup d’erreurs qui parmi nous ont force de loi, si beaucoup d’obliquités que nous croyons droites, ne proviennent pas de ce que nous avons passé trop de temps avec les mêmes compagnons de voyage, dans une même voiture ? La jambe qu’il vous fallait allonger, entre le carton à chapeaux et le panier de cerises… le genou qu’il vous fallait presser contre la portière, pour ne pas faire supposer à la dame d’en face que vous aviez l’intention d’attaquer sa crinoline ou sa vertu… les cors qui redoutaient tant les talons du commis-voyageur à côté de vous… le cou que vous étiez forcé de tendre si longtemps à gauche, parce que l’eau dégouttait à droite… tout cela vous donne, à la longue, des torticolis, des crampes au mollet, ou des maux de genoux.

Je crois salutaire de changer parfois de place, de compagnons, et de voiture de voyage. Alors on peut tourner le cou à droite et à gauche ; on remue son genou comme on l’entend ; et il peut vous arriver d’avoir pour voisine une demoiselle avec des souliers de bal, ou pour voisin un petit garçon dont les jambes ne touchent pas à terre. Dans ce cas, vous avez plus de chances pour y voir clair et pour marcher droit, en remettant le pied sur la terre ferme.

Dans la voiture qui s’arrêta devant la tente, j’ignore si quelque chose s’opposait à une solution de continuité, mais toujours est-il qu’un temps fort long s’écoula avant que rien en sortît. On aurait dit une lutte de politesse : „s’il vous plaît, madame !” et : „à vous, monsieur le préfet !”

Enfin, un monsieur descendit. Son maintien et son extérieur rappelaient les sauriens en question. Comme nous le reverrons je vous dirai simplement que son immobilité ne devait pas être uniquement attribuée à son incorporation dans la voiture, car même en rase campagne il déployait un calme, une lenteur et une prudence à rendre jaloux un vrai Saurien ; toutes choses qui sont, aux yeux de beaucoup de gens les signes caractéristiques de la gravité, de la modération, et de la sagesse. Il était très pâle, comme la plupart des Européens aux Indes, ce qui dans ces contrées n’est aucunement pris pour un signe de mauvaise santé, et ses traits fins dénotaient l’intelligence, seulement son regard avait quelque chose de froid, quelque chose qui vous rappelait une table de logarithmes ; et, quoique l’ensemble de son extérieur ne fût ni désagréable, ni répulsif, on ne pouvait s’empêcher de penser que son grand nez maigre s’ennuyait sur un visage où il se passait si peu de choses.

Poliment, il offrit la main à une dame pour l’aider à descendre, et lorsque celle-ci eut pris un petit blondin, de deux à trois ans, des mains d’un monsieur qui se trouvait encore dans la voiture, ils entrèrent dans la tente. Après cela, le dit monsieur se tira lui-même d’affaire, et toute personne, connaissant les us et coutumes de Java se serait étonnée de le voir se tenir à la portière pour offrir ses services à une vieille bonne d’enfants javanaise. Trois domestiques se déboîtèrent eux-mêmes du petit coffre de toile cirée, collé sur le derrière de la voiture, comme une jeune huître sur une vieille coquille-mère.

Le monsieur qui était descendu le premier tendit la main au Prince-Régent et au contrôleur Dipanon, qui la serrèrent respectueusement. Leur attitude indiquait qu’ils se sentaient en présence d’un personnage considérable. C’était le préfet de Bantam, vaste territoire, dont Lebac est une sous-préfecture, une régence ou sous-résidence — style officiel.

En fait de fictions, le peu de respect des auteurs pour le goût du public m’a souvent choqué ; surtout lorsqu’ils veulent donner quelque chose de comique ou de burlesque, pour ne pas parler d’humour, don inappréciable, au-dessus du comique. Ils mettent en scène un individu qui ne comprend pas la langue, ou, du moins, la prononce mal ; par exemple, ils font dire à un Hollandais : ce sjen est à sa chenne au cheine sous le sjel, ou : foulez-fous ? À défaut d’un Hollandais on prend un bègue, ou l’on crée le rôle d’un personnage, qui fait d’un refrain son dada. J’ai vu réussir un vaudeville stupide, grâce à un monsieur quelconque disant à tout moment : je m’appelle Meyer. Je trouve que c’est là de l’esprit à trop bon marché, et, pour parler sincèrement, je vous en veux quand vous l’applaudissez.

Mais, il m’arrive d’avoir à vous présenter actuellement quelque chose de semblable. Je serai forcé de mettre en scène de temps en temps, — le moins souvent possible, — un personnage ayant réellement une manière de s’exprimer qui me laisse craindre que vous ne me soupçonniez d’employer un truc pour vous faire rire. Quant à cela, je vous assure que ce n’est pas ma faute si le très grave préfet de Bantam dont il s’agit ici, avait une façon de parler si excentrique, qu’il m’est difficile de la reproduire sans avoir l’air de chercher à me dispenser d’esprit au moyen d’un tic. Il faut vous avouer qu’il parlait comme si, à la suite de chaque mot, se fût trouvé un point, ou même un temps d’arrêt prolongé. Je ne puis mieux comparer l’intervalle existant entre ses paroles, qu’au silence, qui, à l’église, après une longue prière, succède à : l’amen. Après l’amen, chacun le sait, tout le monde se croit le droit de cracher, de tousser ou bien de se moucher. Ce qu’il disait était ordinairement bien pensé, et s’il avait pu se contraindre à abandonner ces arrêts importuns, ses phrases, auraient eu grammaticalement assez bonne tournure. Mais cette parole décousue, heurtée, raboteuse semblait difficile à écouter. On y était souvent pris. Quand on avait commencé à répondre, croyant qu’il avait fini pour son compte, qu’il laissait le complément de son idée à la sagacité de l’interlocuteur, les mots manquants tombaient à la suite, comme les traînards d’une armée en déroute. Vous compreniez alors que vous aviez interrompu son discours, ce qui est toujours désagréable. Le public de Serang, le chef-lieu, — du moins la partie du public qui, n’étant pas au service du gouvernement, s’exprimait avec plus de liberté, — qualifiait son style de filandreux. Ce mot malsonnant, il me faut le reconnaître, caractérisait assez bien le genre d’éloquence du préfet.

Je n’ai encore rien dit de Max Havelaar et de sa femme, — car c’étaient là les deux personnes qui, après le préfet, descendirent de la voiture avec l’enfant et la bonne, — et peut-être suffirait-il d’abandonner la description de leur extérieur et de leur caractère au cours des événements, ou à l’imagination du lecteur. Mais puisque je suis en train de décrire, je vous dirai que, sans être jolie, Madame Havelaar avait néanmoins dans son regard et son langage, un charme invincible. À l’aisance de ses manières on voyait qu’elle avait fréquenté le monde, et qu’elle appartenait aux classes supérieures de la société. Elle n’avait pas cette raideur et ce manque de grâce, qui caractérisent la bourgeoisie, cette bourgeoisie qui, gênant les autres, se met elle-même à la gêne, sous prétexte de distinction ; enfin, elle se moquait absolument du qu’en dira-t-on, se souciant fort peu des apparences dont tant d’autres femmes se rendent les esclaves. Aussi sa mise était-elle exemplaire. Une robe de mousseline blanche, à cordelière bleue — genre peignoir, en Europe — formait tout son costume de voyage. Autour de son cou, elle portait une étroite ganse de soie à laquelle étaient attachés deux petits médaillons, cachés sous les plis de son corsage ; dans ses cheveux à la chinoise, s’entremêlait une légère guirlande de jasmin… Voilà pour sa toilette.

Je la disais : pas jolie, et pourtant je ne voudrais pas que vous la crussiez laide. J’espère même que vous la trouverez belle, quand j’aurai l’occasion de vous la montrer éclatant d’indignation parce qu’on a méconnu « le génie de son Max », ou rayonnant de joie à l’inspiration d’une pensée tendant au bien-être de son enfant. Combien de fois déjà a-t-on répété que le visage est le miroir de l’âme ! Eh bien ! Elle avait l’âme belle. Aveugle, qui n’aurait pas trouvé beaux les traits où se reflétait son âme !

Havelaar paraissait un homme de trente-cinq ans. Élancé et leste, il n’y avait, dans son extérieur, rien d’extraordinaire, à l’exception de sa lèvre supérieure mobile et très mince, et de ses grands yeux bleus qui, au repos, semblaient endormis, mais qui jetaient feu et flammes sous l’empire d’une grande idée. Ses cheveux blonds tombaient tout droit le long de ses tempes. Je comprends parfaitement qu’en le voyant pour la première fois, l’idée ne vous vint pas que vous aviez devant vous quelqu’un ; quelqu’un, qui, par le cœur et la tête était exceptionnellement doué. C’était un vase plein de contrastes. Mordant comme une lime, et doux comme une polissoire, il sentait toujours le premier la blessure qu’infligeaient ses paroles amères, et il en souffrait plus que le blessé lui-même. D’un esprit prompt, il saisissait de prime-saut la pensée la plus sublime, la théorie la plus compliquée. Il se faisait un jeu de résoudre les problêmes les plus difficiles ; il y sacrifiait temps, peines, études, et, à côté de cela, souvent il lui arrivait de ne pas comprendre la chose la plus simple, qu’un enfant eût pu lui expliquer. Rempli d’amour pour la vérité et la justice, on le vit maintes fois négliger ses premiers et plus proches devoirs afin de réparer une iniquité, qui, pour venir de plus haut, pour être plus profonde ou plus éloignée, excitait d’autant plus son indignation. Peut-être s’y intéressait-il à cause des grands efforts que devait lui coûter la lutte. Chevaleresque et courageux, ainsi qu’un autre Don Quichotte, il exerçait souvent sa bravoure contre des moulins à vent. Son insatiable et ardente ambition lui faisait regarder comme insignifiantes les distinctions sociales ordinaires ; et pourtant une vie calme, domestique et oubliée, lui semblait le comble du bonheur. Poète, dans l’acception la plus élevée de ce mot, d’une étincelle de son imagination il illuminait des systèmes solaires, les peuplait d’êtres créés par lui, et se sentait la loi vivante de ce monde inconnu qu’il avait évoqué. L’instant d’après, sans la moindre hésitation, il discourait pertinemment sur le prix du riz, sur les règles de la langue, ou sur les avantages économiques d’une poulinière artificielle. Nulle science ne lui était complètement étrangère, le pressentiment ou l’intuition suppléait toujours à son ignorance. Il possédait au plus haut degré le talent de placer le peu qu’il savait — chacun sait peu, et lui, quoique plus instruit que la généralité, ne faisait point exception à la règle, — de placer ce peu, dis-je, de manière à multiplier les fonds de son savoir. Il avait de l’exactitude, de l’ordre, et avec cela une patience extraordinaire. Mais l’exactitude, l’ordre et la patience lui coûtaient, son esprit étant plutôt impétueux ; il prenait donc le soin d’être lent et circonspect dans ses jugements, ce que ne pouvaient pas supposer les personnes qui l’entendaient formuler ses conclusions avec tant de promptitude. Ses impressions paraissaient trop vives pour qu’on les crût persistantes, et cependant il prouvait souvent qu’elles étaient de longue durée. Tout ce qui est grand et sublime l’attirait, quoiqu’il eut la simplicité et la naïveté d’un enfant. Honnête jusqu’à la magnanimité, il négligeait parfois de payer des centaines de francs dues, pour en donner gratuitement des milliers. Spirituel et communicatif lorsqu’il se sentait compris, il devenait, dans le cas contraire, sec et même cassant. Cordial avec ses amis, et parmi eux il comptait souvent trop vite tous ceux qui souffraient, sensible à l’amour et à l’amitié… fidèle à sa parole… de facile composition pour ce qu’il estimait des bagatelles, mais ferme jusqu’à l’entêtement quand il croyait devoir montrer du caractère ; modeste et bienveillant avec ceux qui reconnaissaient sa supériorité d’esprit, mais revêche quand on la contestait… franc par fierté, il devenait tout-à-coup réservé quand il craignait qu’on ne prit sa sincérité pour un manque d’intelligence. Aussi sensible aux jouissances sensuelles qu’aux spirituelles, timide et maladroit quand il se croyait incompris, mais éloquent lorsqu’il voyait tomber ses paroles sur un terrain fertile, indolent quand il n’était pas aiguillonné par une inspiration spontanée, mais zélé, ardent dès que la passion entrait en jeu… de plus, affable, de bonnes manières et d’une conduite irréprochable : tel, à peu près, était Max Havelaar.

Je dis : à peu près, car si toute définition est difficile, cela est surtout vrai lorsqu’il s’agit de décrire une personnalité qui s’éloigne du type ordinaire. C’est à cause de cette difficulté que les romanciers font de leurs héros des diables ou des anges. Noir ou blanc, voilà qui se peint d’un trait ; mais la nuance exacte est plus délicate à rendre. Je sens que mon esquisse de Havelaar est très imparfaite. Les matériaux dont je dispose sont trop divers, leur abondance m’embarrasse, je ne sais pas choisir entr’eux, et peut-être reprendrai-je quelques détails pour compléter mon caractère de Havelaar en déroulant le fil des événements. Certes, ce n’était pas un homme ordinaire, et il méritait bien qu’on se donnât la peine de l’étudier. Déjà je m’aperçois que j’ai omis de mentionner comme un des signes particuliers de sa nature, qu’il saisissait avec la même promptitude et du même coup-d’œil, le côté grave et le côté ridicule des choses. En conséquence, et sans qu’il s’en rendît compte, son langage était imprégné d’une sorte d’humour ; ses auditeurs se demandaient s’ils devaient admirer sa profondeur de sentiment, ou rire du comique qui, soudain, en arrêtait le sérieux. Son extérieur, et même son for intérieur portaient bien peu de traces de sa vie passée.

Se vanter de son expérience est une vulgarité risible. Des gens qui ont flotté une cinquantaine ou une soixantaine d’années à la surface du petit courant sur lequel ils croient se diriger, et qui ne pourraient guères raconter de tout ce temps que des changements de domicile, aiment à se faire gloire de leur expérience. Et cela, surtout s’ils ont gagné bien à l’aise leurs cheveux gris. D’autres encore s’imaginent pouvoir baser leurs prétentions à l’expérience sur les vicissitudes qu’ils ont subies réellement, sans qu’elles aient jamais paru leur remuer l’âme. De graves événements, auxquels assistent, ou que subissent certains hommes, influent peu ou point sur eux. En 1815, avaient-ils de l’expérience tous les Français de quarante à cinquante ans ? Et pourtant, tous, ils avaient non-seulement monté le grand drame de 89, mais encore ils y avaient joué un rôle plus ou moins important.

Combien d’individus, au contraire, éprouvent des sensations auxquelles les circonstances extérieures ne sembleraient pas devoir donner lieu !

Que l’on pense aux romans de Robinson Crusoë ; à l’emprisonnement de Silvio Pellico ; à la charmante Picciola de Saintine ; à la lutte intérieure d’une vieille fille qui, pendant toute sa vie, à couvé un unique amour sans jamais trahir d’un mot ce qui se passait en son âme ; aux impressions d’un philanthrope qui, sans se mêler directement aux événements politiques, s’intéresse vivement au bien-être de ses concitoyens pour lesquels il craint ou espère ; à l’homme attentif à chaque progrès, qui s’enthousiasme pour une idée sublime, et rougit d’indignation quand il la voit rejetée et foulée aux pieds par ceux qui, au moins pendant un moment, l’emportent sur elle. Qu’on songe au philosophe qui, de sa cellule, voudrait enseigner la vérité au monde, et qui s’aperçoit que sa voix est couverte par un piétisme hypocrite, ou par un charlatanisme avide. Que l’on se figure Socrate, — non pas lorsqu’il vida la coupe empoisonnée, car, ici, j’ai en vue l’expérience du cœur et non celle qui naît des choses extérieures, — combien son âme dut elle être amèrement affligée, quand, lui qui cherchait le bien et le vrai, il s’entendit appeler : „corrupteur de la jeunesse, et contempteur des dieux.”

Ou mieux encore, qu’on pense à Jésus-Christ, lorsqu’à travers ses larmes il regardait Jérusalem, et se lamentait de ce qu’elle n’avait pas voulu !

Ces cris douloureux poussés par ceux qui vont boire la ciguë ou porter la croix, ne sortent que de cœurs blessés où il y a souffrance… où il y a expérience !

Cette tirade m’a échappé… elle est écrite, qu’elle reste. Havelaar avait beaucoup d’expérience. Au lieu de celle qu’on acquiert en déménageant du canal A à la rue B, il avait fait naufrage plus d’une fois, et sur le journal de sa vie étaient inscrits : „incendie, insurrection, guet-à-pens, guerre, duels, luxe, misère, faim, choléra, amour, amourettes.” Il avait visité bien des pays ; il s’était trouvé en contact avec des hommes de races, de classes, de préjugés, de mœurs, de religions et de couleurs diverses. Donc, pour ce qui concernait les allées et venues, les hommes et les choses, en un mot les différentes circonstances de la vie, il n’avait tenu qu’à lui d’avoir de l’expérience.

La sensibilité de son cœur et la vivacité de son esprit, nous sont de sûrs garants qu’il en avait, quand même, beaucoup ; et, de plus, qu’il n’avait pas traversé la vie, sans en saisir au passage les abondantes impressions qu’elle lui fournissait. Son visage portait peu de traces de ce qu’il avait éprouvé et souffert. Bien qu’on aperçût sur ses traits quelque fatigue, elle faisait plutôt penser à une jeunesse mûrie trop vite, qu’à une vieillesse prochaine, à laquelle on devait pourtant s’attendre, aux Indes l’homme de trente-cinq ans n’étant plus jeune. Ses sensations étaient donc restées très-vives.

Havelaar pouvait s’amuser avec et comme un enfant. Souvent il regrettait que le petit Max fût encore trop jeune pour jouer au cerf-volant, que, lui, le „grand Max” aimait tant. Il faisait des parties de saute-mouton avec les garçons, dessinait volontiers un modèle de broderie pour les filles ; et maintes fois, leur prenant l’aiguille des mains, il s’amusait à singer leur travail, tout en leur disant qu’elles pourraient faire quelque chose de mieux que compter des points, comme des machines.

Auprès des jeunes gens de dix-huit ans il devenait étudiant ; il aimait à chanter avec eux : Patriam canimus : Nous chantons la patrie, ou : Gaudeamus igitur, Juvenes dum sumus… : Soyons donc gais, Dans notre jeunesse… Oui, je ne jurerais pas que tout récemment encore, quand il était en congé à Amsterdam, il n’eût pas abattu l’enseigne d’un négociant de tabac, représentant un nègre garrotté, aux pieds d’un Européen, tenant une longue pipe à la bouche, avec l’inscription suivante : Au jeune Fumeur.

La bonne qu’il venait d’aider à descendre de la voiture ressemblait à toutes les vieilles bonnes des Indes. Connaissez-vous ce genre de domestiques ? Si oui, je n’ai pas besoin de vous le décrire. Si non, je ne m’en sens pas le courage. La seule différence entre elle et ses congénères consistait en ceci, qu’elle n’avait presque rien à faire, Madame Havelaar ayant pour son enfant une sollicitude exemplaire.

Oui, Madame Havelaar s’occupait elle-même de tout ce qui concernait le petit Max ; et cela, au grand étonnement d’une foule d’autres Dames, qui n’approuvaient pas qu’une mère „se fît l’esclave de ses enfants !”