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Mes Mémoires (A. Dumas)/02/27

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Michel Lévy (Tome IIp. 249-254).
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Mes premières impressions dramatiques. — L’Hamlet de Ducis à Villers-Cotterets. — Un pamphlet antibourbonien. — Poésie de notaire.

Au nombre des plaisirs qui nous étaient promis par la seconde capitale du département de l’Aisne, nous avions mis au premier rang le spectacle.

Une troupe d’élèves du Conservatoire, courant la province, jouait ce soir-là, par extraordinaire, l’Hamlet de Ducis.

J’ignorais complètement ce que c’était qu’Hamlet ; je dirai plus, j’ignorais complètement ce que c’était que Ducis.

Il était difficile d’être plus ignorant que je ne l’étais.

Ma pauvre mère avait voulu me faire lire les tragédies de Corneille et de Racine ; mais, je dois l’avouer à ma honte, cette lecture m’avait prodigieusement ennuyé. J’ignorais, à cette époque, ce que c’était que le style, ce que c’était que la forme, ce que c’était que le fond ; j’étais l’enfant de la nature dans toute la force du terme : ce qui m’amusait était bon, ce qui m’ennuyait était mauvais.

Je lus donc avec un certain effroi sur l’affiche le mot tragédie.

Mais, au bout du compte, comme cette tragédie était encore ce que Soissons nous offrait de mieux pour nous faire passer la soirée, nous nous mîmes à la queue en temps utile, et, malgré la grande affluence, nous parvînmes à nous placer au parterre.

Il y a quelque chose comme trente-deux ans que cette soirée est écoulée ; eh bien, elle produisit une telle impression sur mon esprit, que les moindres détails en sont encore présents à ma mémoire.

Le jeune homme qui jouait le rôle d’Hamlet était un grand garçon pâle et brun, nommé Cudot ; il avait de beaux yeux, une voix puissante, et de tels souvenirs de Talma, que, lorsque je vis Talma jouer le même rôle, je fus tenté de croire qu’il imitait Cudot.

J’ai dit que, pour moi, la question littéraire était complètement absente. J’ignorais même qu’il existât, de par le monde, un auteur nommé Shakspeare, et, lorsque, à mon retour, instruit par Paillet qu’Hamlet n’était qu’une imitation, je prononçai devant ma sœur, qui connaissait l’anglais, le nom de l’auteur de Roméo et de Macbeth, je le prononçai comme je l’avais vu écrit, ce qui me valut une de ces longues railleries que ma sœur ne m’épargnait jamais à l’occasion.

Il va sans dire que cette occasion, je la lui fournissais à lui faire plaisir.

En somme, comme l’Hamlet de Ducis ne pouvait pas perdre dans mon esprit par la comparaison, puisque je n’avais jamais entendu parler de celui de Shakspeare, l’Hamlet de Ducis, avec son entrée fantastique, son apparition visible à lui seul, sa lutte contre sa mère, son urne, son monologue, le sombre interrogatoire adressé par le doute à la mort ; l’Hamlet de Ducis me parut un chef-d’œuvre, et me produisit un effet prodigieux.

Aussi, en revenant à Villers-Cotterets, la première chose que je fis fut-elle de réunir les quelques francs échappés au voyage de Soissons, et d’écrire à Fourcade — qui avait cédé sa place à ce même Camusat dont j’ai parlé à propos du père Hiraux, et qui était retourné à Paris, — de m’envoyer la tragédie d’Hamlet.

Fourcade, je ne sais pourquoi, tarda cinq ou six jours à me l’envoyer ; mon impatience était si grande, que je lui écrivis une seconde lettre, pleine des plus vifs reproches sur son défaut de complaisance et d’amitié.

Fourcade, qui n’aurait jamais pu croire qu’on accusât un homme d’être un mauvais ami, parce qu’il ne se hâtait pas d’envoyer Hamlet, me répondit une lettre charmante, mais dont je ne pus comprendre l’esprit que lorsqu’une étude plus approfondie du bon et du mauvais m’eut mis à même de classer l’œuvre de Ducis au rang qui lui était dû.

Quoi qu’il en soit, je devins fou ; je demandais à chacun :

— Connaissez-vous Hamlet ? Connaissez-vous Ducis ?

La tragédie arriva de Paris. Au bout de trois jours, je savais par cœur le rôle d’Hamlet, et, qui pis est, j’ai une si fatale mémoire, que je n’ai jamais pu l’oublier.

Quoi qu’il en soit, Hamlet fut la première œuvre dramatique qui produisit une impression sur moi ; impression profonde, pleine de sensations inexplicables, de désirs sans but, de mystérieuses lueurs, aux clartés desquelles je ne voyais encore que le chaos.

J’ai retrouvé plus tard, à Paris, le pauvre Cudot, qui jouait Hamlet. Hélas ! ce grand talent, qui m’avait si fort séduit, n’avait pu trouver nulle part la moindre place, et je crois que, depuis longtemps, il a renoncé même à l’espérance, — cette fille de l’orgueil qui meurt si difficilement chez l’artiste, — à l’espérance de se faire une position au théâtre.

Or, — comme si le démon de la poésie, une fois éveillé en moi, avait juré de ne pas se rendormir, et, employant tous les moyens pour arriver à ce but, était parvenu à faire maître Mennesson lui-même son complice, — à peine de retour de Soissons, au lieu d’une vente à expédier, d’une obligation à grossoyer, ou d’une course à faire, maître Mennesson me donna une pièce de vers à copier en triple expédition.

Cette pièce de vers était intitulée les Bourbons en 1815.

Je l’ai dit, M. Mennesson était républicain ; républicain je l’ai retrouvé en 1830 ; républicain je l’ai revu en 1848.

De plus, en tout temps et sous tous les régimes, c’est une justice à lui rendre, il disait tout haut son opinion ; si haut, que ses amis s’en effrayaient, et lui faisaient tout bas leurs observations.

Mais lui haussait les épaules.

— Que diable voulez-vous qu’ils me fassent ? disait-il. Mon étude est payée, mon répertoire au courant ; je les défie de trouver une nullité dans un seul de mes actes ; avec cela, on se moque des rois et des calotins !

Il avait raison, ledit maître Mennesson, car, malgré toutes ces démonstrations, taxées d’imprudentes par les esprits timorés, son étude était la meilleure de Villers-Cotterets, et allait se bonifiant tous les jours.

Cette fois, il était à l’apogée de la satisfaction.

Il avait attrapé, je ne sais pas où, une pièce de vers manuscrite contre les Bourbons. Il l’avait lue à toute la ville, et, après l’avoir lue à toute la ville, il venait, comme je l’ai dit, à mon retour de Soissons, de me donner l’ordre d’en faire deux ou trois copies pour deux de ses amis qui seraient, comme lui, curieux de posséder ce poétique pamphlet.

Je ne l’ai jamais vu imprimé, je ne l’ai jamais relu, depuis le jour où j’en fis trois copies, et cependant ma mémoire est telle, que je pourrais le dire d’un bout à l’autre.

Mais que le lecteur se rassure, je me contenterai d’en citer quelques vers.

Voici quel était le début :

Où suis-je ? qu’ai-je vu ? Les voilà donc, ces princes
Qu’un sénat insensé rendit à nos provinces ;
Qui devaient, abjurant les préjugés des rois,
Citoyens couronnés, régner au nom des lois ;
Qui venaient, disaient-ils, désarmant la victoire,
Consoler les Français de vingt-cinq ans de gloire !
Ils entrent ! avec eux, la vengeance et l’orgueil
Ont du Louvre indigné franchi l’antique seuil !
Ce n’est plus le sénat, c’est Dieu, c’est leur naissance,
C’est le glaive étranger qui leur soumet la France ;
Ils nous osent d’un roi reprocher l’échafaud :
Ah ! si ce roi, sortant de la nuit du tombeau,
Armé d’un fer vengeur venait punir le crime,
Nous les verrions pâlir aux yeux de leur victime !

Abandonnant les considérations générales pour la peinture particulière des individus, l’auteur s’écriait, — à cette époque, on s’écriait toujours, — l’auteur s’écriait, passant en revue la famille royale :

C’est d’Artois, des galants imbécile doyen,
Incapable de mal, incapable de bien ;
Au pied des saints autels abjurant ses faiblesses,
Et par des favoris remplaçant ses maîtresses ;
D’Artois, dont rien n’a pu réveiller la vertu,
Qui fuit à Quiberon sans avoir combattu,

Et qui, s’il était roi, montrerait à la France
Des enfants de Clovis la stupide indolence !
C’est Berry, que l’armée appelait à grands cris,
Et qui lui prodigua l’insulte et le mépris ;
Qui, dès ses jeunes ans, puisa dans les tavernes
Ces mœurs, ce ton grossier, qu’ignorent nos casernes.
C’est son frère, avec art sous un masque imposteur,
Cachant de ses projets l’ambitieuse horreur !
Qui, nourri par son oncle aux discordes civiles,
En rallume les feux en parcourant nos villes ;
Ce Thersite royal, qui ne sut, à propos,
Ni combattre ni fuir, et se croit un héros !
C’est, plus perfide encor, son épouse hautaine,
Cette femme qui vit de vengeance et de haine,
Qui pleure, non des siens le funeste trépas,
Mais le sang qu’à grands flots elle ne verse pas !
Ce sont ces courtisans, ces nobles et ces prêtres,
Qui, tour à tour flatteurs et tyrans de leurs maîtres,
Voudraient nous ramener au temps où nos aïeux
Ne voyaient, ne pensaient, n’agissaient que par eux !

Enfin, terminant le discours par une péroraison digne du sujet, l’auteur s’écriait encore, dans son enthousiasme libéral :

Ne balançons donc plus, levons-nous ! et, semblables
Au fleuve impétueux qui rejette les sables,
La fange et le limon qui fatiguaient son cours,
De notre sol sacré rejetons pour toujours
Ces tyrans sans vertu, ces courtisans perfides,
Ces chevaliers sans gloire et ces prêtres avides,
Qui, jusqu’à nos exploits ne pouvant se hausser,
Jusques à leur néant voudraient nous abaisser !

Douze ans après, on chassait les Bourbons de France.

Ce ne sont pas les boulets des révolutions qui renversent les trônes ; ce n’est pas la guillotine qui tue les rois : boulets et guillotine ne sont que des instruments inertes au service des idées.

C’est cette haine sourde, c’est cette lutte souterraine, qui, tant qu’elle n’est que l’expression des désirs de quelques-uns, échoue et se brise, mais qui, du moment qu’elle devient l’expression de l’intérêt général, engloutit trônes et races, rois et royautés.

Il est facile de comprendre comment les Messéniènnes de Casimir Delavigne, qui paraissaient imprimées concurremment avec ces pamphlets manuscrits, semblaient pâles et décolorées. C’est que Casimir Delavigne était un de ces hommes qui chantent parfois les révolutions accomplies, mais qui n’aident pas aux révolutions à faire.

Le pendant de la pièce de vers dont je viens de citer des fragments fut le procès Maubreuil ; mystérieuse et sombre affaire où les noms, sinon les plus illustres, au moins les plus connus de l’époque, étaient mêlés à un vol accompli et à un assassinat médité.

Je suis peut-être le seul en France qui pense encore aujourd’hui à cette affaire Maubreuil. Peut-être suis-je aussi le seul qui ait conservé une relation sténographiée des séances de ce terrible procès, où l’on essaya, par l’horreur du cachot, par la rigueur du secret, de rendre fou un homme que l’on n’osait pas faire disparaître, et qu’on ne savait comment démentir.

À cette époque, je copiai sur le manuscrit, d’une main étrangère et inconnue, le compte rendu de ces séances. Depuis, j’ai lu, écrite de la main même de l’illustre princesse de Wurtemberg, la relation qu’elle en fit, d’abord pour son mari, le maréchal Jérôme Bonaparte, ensuite pour des mémoires encore inédits, qui sont aux mains de sa famille.