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Mes Mémoires (A. Dumas)/06/notes

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NOTES


NOTE A


Comme nous nous y étions attendu en heurtant aussi carrément que nous le faisons les hommes et les choses, une réclamation s’est produite, respectable par le sentiment qui l’a dictée ; elle est du fils de M. de Liniers.

Cette réclamation nous a été communiquée par la rédaction du journal la Presse, et nous avons désiré qu’elle fût publiée dans son intégralité.

Nous croyons devoir la reproduire ici, en conservant les réflexions dont l’avait accompagnée la Presse.

AU RÉDACTEUR.
« Orléans, 4 mars 1853.

» Monsieur,

» Les Mémoires publiés par M. A. Dumas dans votre journal (nos des 19, 23 et 24 février) sont venus, par hasard, à ma connaissance. Dans le récit fait par l’auteur d’un épisode de sa vie en 1830, la conduite de mon père se trouve présentée sous un jour qui tendrait à jeter sur lui une déconsidération imméritée.

» Permettez au plus jeune de ses fils, témoin oculaire du fait principal, de défendre une mémoire honorable et chère, et veuillez donner place dans votre journal à sa juste réclamation.

» Je me trouvais en 1830 près de mon père ; j’étais dans son cabinet au moment où M. Dumas s’y présenta. En rectifiant les faits altérés par lui, je dirai ce que je sais, ce que j’ai vu.

» Au moment où éclata la révolution, il se trouvait, sous les ordres de mon père, non pas huit cents hommes, mais un nombre à peine suffisant pour former un peloton d’instruction. Dès la veille de l’arrivée de M. Dumas, M. de Liniers avait été prévenu que cette faible garnison était dans le même esprit que le régiment, qui se trouvait alors à Paris ; il ne pouvait compter sur elle pour défendre la poudre confiée à sa garde. Une certaine agitation se faisait remarquer dans la ville ; on savait la lutte engagée à Paris ; la garde nationale s’organisait ; les communications étaient interceptées : il ne fut pas même possible d’envoyer une ordonnance à Laon pour prendre les ordres de M. le général Sérant. Dans cette situation critique, mon père se rendit le soir chez M. de Senneville, sous-préfet à Soissons, et il fut arrêté entre eux que les poudres seraient remises à la garde nationale, si elle les demandait, et même en cas d’attaque.

» Il restait à maintenir la tranquillité dans la ville ; elle fut maintenue, et la révolte des prisonniers, qui avait inspiré un moment de graves inquiétudes, fut comprimée par l’énergie de mon père.

» Le vicomte de Liniers savait donc bien ce qu’il avait à faire ; son plan avait été arrêté à l’avance, et M. Dumas, qui n’avait pas encore paru, ne lui dicta en aucune façon la conduite qu’il avait à tenir.

» Le lendemain matin, M. Dumas se présenta dans le bureau de mon père, qui s’y trouvait avec son secrétaire, ma mère, et moi. Il demanda que les poudres lui fussent livrées, et présenta à cet effet un ordre signé par le général Gérard. Mon père refusa. En ce moment parut un planton porteur d’un rapport de service ; M. Dumas, alors, et à l’instant où le soldat se retournait pour se retirer, sortit un pistolet de sa poche, et lui dit : « Si tu me fais arrêter, voilà pour ton commandant ! » Mon père reprend alors avec calme : « Vous pouvez m’assassiner ; car, vous le voyez, je suis sans armes. — Prenez garde, monsieur le vicomte, » reprit M. Dumas, « vous voyez que je suis armé ; il faut me livrer vos poudres. » — Non pas à vous, » répondit mon père, « mais à une députation de la garde nationale seulement, puisque je me trouve dans l’impossibilité absolue de défendre le dépôt que le roi m’a confié. »

» M. Dumas sortit alors pour aller chercher cette députation, qui, quelques instants après, entra en armes dans la cour ; il monta dans le bureau, et y trouva M. de Lenferna et un autre officier. Le commandant de place, exécutant alors ce qui avait été convenu la veille entre lui et le sous-préfet, donna l’ordre de remettre les poudres à la garde nationale.

» Tels sont les faits dans leur simple vérité. Le récit fait par M. Dumas, cette scène étrange d’intimidation, ces quatre officiers français menacés par lui, effrayés par lui, attendant patiemment qu’il voulût bien leur brûler la cervelle, s’ils n’aimaient mieux obéir à ses ordres, tout cela rencontrera certes autant d’incrédules que de lecteurs ; l’honneur de braves et loyaux officiers n’a rien à redouter de ces exagérations, et toute cette mise en scène se réduirait à avoir effrayé tout au plus une femme » et menacé avec un pistolet un homme sans armes pour se défendre. M. Dumas cite à l’appui de son récit le Moniteur du 9 août 1830, dans lequel l’épisode de Soissons est raconté (il en est le narrateur sans aucun doute) ; il ajoute : « Ce récit n’a pas été démenti ; donc, il est vrai. » M. Dumas est encore dans l’erreur : mon père a protesté ; il a démenti à deux reprises différentes ; mais, à cette époque où la bonne foi n’était pas de rigueur, on refusa les colonnes du Moniteur à la réclamation de l’ex-commandant de place de Soissons. Il n’était pas, il est vrai, partisan du nouveau gouvernement.

» Je n’entends, du reste, engager aucune polémique avec M. Dumas ; j’ai rétabli la vérité des faits, et je ne répondrai à aucune attaque de sa part, dans les journaux ; il est facile, mais triste, de ternir la vie des hommes les plus honorables quand ils ne sont plus. Si mon père vivait, il n’eût certes pas laissé à ses fils l’honneur de défendre sa conduite, il s’en serait chargé lui-même.

» Un dernier mot, pour terminer cette rectification, si longue bien malgré moi : mon père reçut, en quittant Soissons, les témoignages de sympathie les plus flatteurs. Le général Gaillebois, qui remplaça le général Sérant, lui offrit son influence pour lui faire obtenir un emploi. Les plus honorables habitants de Soissons, ceux mêmes qui ne partageaient pas ses opinions politiques, voulurent lui serrer la main, et lui exprimer leurs regrets de ne plus le voir parmi eux. Ce souvenir d’estime des habitants de cette ville fut toujours précieux à mon père ; c’eût été manquer à sa mémoire de ne pas prouver qu’il en fut toujours digne.

« Recevez, monsieur le rédacteur de la Presse, l’assurance de ma considération distinguée.

» Le chevalier de Liniers. »

« M. Alexandre Dumas, a qui nous avons communiqué cette réclamation, mû par un sentiment de convenance qui sera apprécié, a désiré borner sa réponse à la reproduction du rapport qui a paru dans le Moniteur du 9 août 1850. Il est vrai que M. de Liniers essaye d’infirmer l’autorité de ce rapport en alléguant que l’hospitalité du Moniteur n’a pas été accordée à la réponse itérative de son père. Il est regrettable, si le Moniteur a réellement refusé ses colonnes, que l’ancien commandant de la place de Soissons n’ait pas eu l’idée d’adresser ses plaintes à l’un des journaux légitimistes qui paraissaient en 1830, à la Gazette de France ou à la Quotidienne, qui se seraient évidemment empressées de les accueillir. Dans l’état des choses, nos lecteurs ont à choisir entre cette réclamation, évidemment tardive, et un récit contemporain qui a reçu une publicité officielle, qui se présente avec la garantie de cinq signatures, et qui n’a pas été contredit en temps utile.

» Voici le rapport de M. Alexandre Dumas :

Rapport à M. le général la Fayette sur l’enlèvement
des poudres de Soissons.

« Conformément à la mission dont vous m’avez fait l’honneur de me charger le 30 juillet dernier, je suis parti à l’instant même pour la remplir, accompagné de l’un des signataires du présent rapport. À trois heures, nous sortions de la barrière.

» Sur toute la route, on nous prévint que nous trouverions à Soissons résistance aux ordres du gouvernement provisoire, qui n’était pas encore reconnu dans cette ville. En arrivant à Villers-Cotterets, un jeune Soissonnais, signataire de ce rapport, nous offrit de nous faire accompagner de trois ou quatre jeunes gens qui seconderaient notre mouvement. À onze heures et demie du soir, nous étions à Soissons.

» À sept heures du matin, ignorant quelles seraient les dispositions de la ville, nous visitions les ruines de Saint-Jean, où nous savions qu’étaient renfermées les poudres, afin d’être prêts à nous en emparer de force, si on ne voulait pas reconnaître notre appel aux citoyens de Soissons. Le jeune homme qui s’était chargé de nous aider nous quitta alors pour aller rassembler les quelques personnes dont il était sûr, et, moi, je me rendis chez M. le docteur Missa, que l’on m’avait désigné comme un des plus chauds patriotes de la ville ; son avis fut que nous ne trouverions aucune aide auprès des autorités, et qu’il y aurait probablement résistance de la part du commandant de place, M. le comte de Liniers.

» Comme il était à craindre que les trois officiers logés à la poudrière ne fussent avertis de mon arrivée et de l’ordre dont j’étais porteur, je me rendis d’abord chez eux, accompagné de trois personnes que m’avait amenées M. Hutin (c’est le nom du jeune Soissonnais). En passant devant la poudrière, j’y laissai un factionnaire. Quelques minutes après, M. le lieutenant-colonel d’Orcourt, le capitaine Mollart et le sergent Ragon se rendaient prisonniers à ma première sommation, et promettaient sur parole de ne pas sortir, disant qu’ils étaient prêts à nous livrer les poudres sur un ordre du commandant de place. Les trois braves militaires, comme nous en fûmes convaincus par la suite, étaient, du reste, bien plus disposés à nous aider qu’à nous être contraires. Je me rendis aussitôt seul chez le commandant de place, tandis que le jeune homme que j’avais amené avec moi et M. Hutin se faisaient ouvrir les portes de la cathédrale, et substituaient au drapeau blanc les couleurs de la nation. M. le commandant de place était avec un officier dont j’ignore le nom ; je lui montrai le pouvoir que j’avais reçu de vous : il me dit qu’il ne pouvait reconnaître les ordres du gouvernement provisoire ; que, d’ailleurs, votre signature ne portait aucun caractère d’authenticité, et que le cachet manquait. Il ajouta de plus qu’il n’y avait à la poudrière que deux cents livres de poudre. Cela pouvait être vrai, puisqu’un ancien militaire me l’affirmait sur sa parole d’honneur. Je sortis pour m’en informer, mais en le prévenant que j’allais revenir. Je craignais peu contre moi l’emploi de la force armée ; j’avais reconnu dans la garnison le dépôt du 53e. J’appris que, dès la veille, tous les soldats s’étaient distribué des cocardes tricolores.

» J’acquis la certitude qu’il y avait dans la poudrière deux cents livres de poudre appartenant à la régie.

» Je revins alors chez M. le commandant de place ; je savais le besoin qu’on éprouvait de munitions à Paris ; je voulais, comme je vous avais promis sur ma parole de le faire, m’emparer de celles qui se trouvaient à Soissons, sauf, comme vous me l’aviez recommandé, à laisser à la ville la quantité nécessaire à sa défense. M. le commandant de place avait alors auprès de lui trois personnes dont deux m’étaient connues, l’une pour le lieutenant de gendarmerie, marquis de Lenferna, l’autre pour le colonel du génie, M. Bonvilliers. Je soumis de nouveau à l’examen de M. le commandant la dépêche dont j’étais porteur ; il refusa positivement de me délivrer aucun ordre, à moins, me dit-il, qu’il n’y fût contraint par la force. Je crus, effectivement, que ce moyen était le plus court : je tirai et j’armai des pistolets à deux coups que j’avais sur moi, et je lui renouvelai ma sommation de me livrer les poudres. J’étais trop engagé pour reculer ; je me trouvais à peu près seul dans une ville de huit mille âmes, au milieu d’autorités, en général, très-contraires au gouvernement actuel ; il y avait, pour moi, question de vie ou de mort. M. le commandant, voyant que j’étais entièrement résolu à employer contre lui et les trois personnes présentes tous les moyens que mes armes mettaient à ma disposition, me dit qu’il ne devait pas, pour son honneur, céder à un homme seul, lui, commandant d’une place fortifiée et ayant garnison.

» J’offris à M. le commandant de lui signer un certificat constatant que c’était le pistolet au poing que je l’avais forcé de me signer l’ordre, et de tout prendre ainsi sous ma responsabilité. Il préféra que j’envoyasse chercher quelques personnes pour paraître céder à une force plus imposante. J’enfermai M. le commandant de place et la société dans son cabinet ; je me plaçai devant la porte, et je fis dire aux personnes qui m’avaient déjà accompagné de venir me rejoindre. Quelques minutes après, MM. Bard, Moreau et Hutin entraient dans la cour, et M. le commandant me signait l’ordre de me délivrer toutes les poudres appartenant à l’artillerie. Muni de cet ordre, et voulant opérer le plus légalement possible, j’allai trouver le maire, qui m’accompagna à la poudrière. Le colonel d’Orcourt nous montra la poudre : il n’y en avait effectivement que deux cents livres. Le maire les exigea pour la ville.

» Tout ce que j’avais fait jusque-là était devenu inutile ; je réclamai alors les poudres de la régie : elles me furent refusées. J’allai chez l’entreposeur, M. Jousselin ; je lui offris d’en acheter pour mille francs ; c’était ce que j’avais d’argent sur moi ; il refusa. C’est alors que, voyant que ce dernier refus était la suite d’un système bien arrêté par les autorités de n’aider en rien leurs frères de Paris, je sortis avec l’intention de tout prendre par force. J’envoyai M. Moreau, l’un des plus chauds patriotes de Soissons, arrêter, en les payant au prix qu’exigeraient les voituriers, des chariots de transport ; il me promit d’être avec eux dans une demi-heure à la porte de la poudrière. Son départ réduisit notre troupe à trois personnes. Je pris une hache, M. Hutin son fusil, et Bard (le jeune homme qui nous avait accompagnés de Paris) ses pistolets. Je laissai ce dernier en faction à la deuxième porte d’entrée ; je l’invitai à tirer sur la première personne qui essayerait de s’opposer à l’enlèvement de la poudre, et M. Hutin et moi enfonçâmes la porte à coups de hache. J’envoyai M. Hutin presser M. Moreau, et je l’attendis au milieu de la poudrière. Deux heures après, tout était chargé sans opposition de la part de l’autorité. D’ailleurs, tous les citoyens qui venaient de se soulever nous auraient prêté main-forte.

» Nous quittâmes Soissons à six heures et demie du soir, accompagnés des pompiers, qui s’étaient réunis à nous, de plusieurs jeunes gens à cheval et armés, et d’une trentaine d’hommes qui nous servirent d’escorte jusqu’à Villers-Cotterets. Notre sortie se fit au milieu des acclamations de tout le peuple, qui se découvrait devant le drapeau tricolore flottant sur notre première voiture.

» À dix heures, nous étions à Villers-Cotterets ; l’escorte de Soissons ne nous quitta que pour nous remettre entre les mains de la garde nationale de cette ville, qui, à son tour, nous accompagna jusqu’à Nanteuil.

» Voilà le récit exact de ce que j’ai cru devoir faire, général, pensant que, si j’allais trop loin, vous le pardonneriez à mon inexpérience diplomatique, et surtout à mon enthousiasme pour une cause dont, pour la troisième fois, vous êtes un des plus nobles soutiens.

» Respect et admiration.

» Signé : Al. Dumas.
» Bard, rue Saint-Germain-l’Auxerrois, 66, à Paris.
» Hutin, rue Richebourg, 1, à Soissons.
» Lenoir-Morand, capitaine de sapeurs-pompiers, à Veilly.
» J’atteste la vérité de ce rapport.
» Signé : Gilles. »
(Extrait du Moniteur du 9 août 1830.)


NOTE B


AU RÉDACTEUR DU JOURNAL LA PRESSE

« Monsieur,

» Les Mémoires de M. Alexandre Dumas, que vous publiez dans votre journal, sont devenus, depuis quelque temps, des mémoires sur la révolution de 1830. Je ne saurais me dispenser de réclamer contre ce qu’ils contiennent sur le gouvernement provisoire de cette époque.

» Ce gouvernement ne s’était pas créé de lui-même. Il avait été constitué par une réunion de députés qui s’était formée immédiatement après la publication des ordonnances.

» L’autorité militaire supérieure avait été remise à M. le général la Fayette, et la direction des opérations actives à M. le général Gérard. Quant à l’autorité civile, on en avait investi une commission de sept membres à qui l’on avait confié les pouvoirs les plus larges, mais à qui l’on avait imposé en même temps, non sans une intention secrète, le titre fort restreint de commission municipale. Les sept membres de cette commission étaient MM. Laffitte, Casimir Périer, Gérard, Lobau, de Schonen, Audry de Puyraveau et moi. MM. Laffitte et Gérard, retenus par d’autres travaux, n’ont pris aucune part à nos délibérations ; M. Casimir Périer y a paru seulement quatre ou cinq fois. De ces sept membres, je suis maintenant le seul qui survive, et je n’aurais pas le droit de réclamer pour mon compte, que ce serait, à mes yeux, un devoir de réclamer pour celui de mes anciens collègues.

» La commission municipale de 1830 n’a pas constitué un gouvernement aussi inactif, aussi introuvable que M. Alexandre Dumas se complaît à l’affirmer. Il s’en serait convaincu lui-même à cette époque, s’il eût seulement jeté les yeux sur les murs de Paris, placardés chaque jour de nombreux décrets. Il les retrouvera dans les journaux du temps, si cela lui convient. Nous ne nous réunissions pas chez M. Laffitte, comme il le dit : tous nos actes étaient datés de l’hôtel de ville, où était notre siège, et où chacun pouvait nous parler. M. Dumas reconnaît lui-même que nous y avons reçu, dès le 29 juillet, c’est-à-dire dès le jour même de notre installation, MM. de Sémonville, d’Argout et de Vitrolles, qui venaient conférer avec nous au nom de Charles X ; il reconnaît également que, quatre ou cinq jours plus tard, nous avons reçu M. de Sussy, qui voulait déposer entre nos mains le décret royal rapportant les ordonnances ; il reconnaît, enfin, que nous avons reçu une députation républicaine présidée par M. Hubert. Il nous eût trouvés comme tout le monde, si toutefois il nous eût cherchés réellement, et il eût été entendu, s’il avait eu des choses importantes à nous faire connaître ; autrement, j’avoue qu’il eût été fort peu écouté.

» De notre conférence avec MM. de Sémonville, d’Argout et de Vitrolles, il ne rapporte que le mot de M. de Schonen, si connu de tout le monde : Il est trop tard ! Mais ce mot ne terminait pas la discussion ; au contraire, il la faisait naître, car il s’agissait précisément de savoir s’il était ou n’était pas trop tard. Charles X disposait encore de forces considérables : aux troupes qui l’entouraient allaient se joindre quarante pièces d’artillerie qui venaient de sortir de Vincennes, un régiment suisse qui arrivait d’Orléans, et le camp de Saint-Omer, qui était appelé. Loin de penser à prendre l’offensive, nous craignions une attaque. La nuit du 29 au 30 juillet fut pleine d’alarmes, et nous n’avions avec nous que deux ou trois régiments de ligne dont nous ne pouvions pas nous servir, parce qu’ils avaient stipulé, en acquiesçant à la cause populaire, qu’on ne les exposerait pas à combattre contre leurs frères d’armes. Aussi nous parut-il indispensable d’ordonner la création de vingt régiments de garde mobile. On se trompe, et l’on juge d’après les événements, quand on croit que Charles X était à bout de ressources dès le 29 ou le 30 juillet : la faiblesse de son caractère et l’incapacité de ses conseils ont été pour beaucoup dans le changement de sa fortune.

» Suivant M. Dumas, nous aurions accueilli M. de Sussy avec une bienveillance marquée ; M. Dumas se trompe : M. de Sussy fut sans doute écouté avec politesse, mais non avec bienveillance. Ce qui le prouve, c’est que le dépôt qu’il voulait faire entre nos mains fut nettement refusé. La réception du décret et sa publication, que demandait M. de Sussy, n’entraient pas, d’ailleurs, dans nos attributions. La réunion des députés s’était réservé la haute question politique, c’est-à-dire le droit d’organiser le gouvernement définitif. Nous n’avions à nous occuper de cette question que dans le sein de la réunion même, et comme en faisant partie.

» En nous quittant, M. de Sussy se transporta à la Chambre, et fit remettre le décret à M. Laffitte, qui présidait et qui refusa également de le recevoir : il n’en prévint pas l’Assemblée. M. Dumas ignore, sans doute, qu’il existait alors dans le peuple et dans la Chambre deux tendances opposées. La Chambre se repentait de la révolution, qu’elle avait faite sans le vouloir ni le savoir. Elle était disposée à traiter avec Charles X. M. de Mortemart, nommé premier-ministre à la place de M. de Polignac, avait fait demander à la réunion des députés, devenue fort nombreuse depuis la victoire, à être admis à lui communiquer les intentions royales. La réunion s’était empressée de lui répondre qu’elle le recevrait le même jour ; elle avait décidé en même temps qu’elle s’assemblerait au palais législatif pour l’entendre, et s’était même occupée de la question d’étiquette. Les questeurs devaient d’abord le recevoir dans un salon ; des huissiers seraient ensuite allés au-devant de lui, et l’eussent introduit dans la salle. Pour apprécier la déférence que les députés avaient mise à se transporter au palais législatif, il faut se rappeler que, jusqu’alors, ils ne s’étaient réunis que chez l’un d’eux ; ils ne devaient s’assembler officiellement, au lieu ordinaire de leurs séances, et avec le caractère de Chambre, que le 3 août, jour fixé par l’ordonnance de convocation, c’est-à-dire deux ou trois jours plus tard.

» La séance eut lieu, mais M. de Mortemart ne parut pas. De là le décret qui, le jour même, après une assez longue attente, conféra la lieutenance générale au duc d’Orléans. Je n’ai jamais douté, quant à moi, que, si M. de Mortemart se fût présenté, les événements n’eussent pris une direction différente.

» Le peuple n’était pas comme la Chambre : il ne voulait plus de Bourbons. Le duc d’Orléans lui-même, après sa proclamation comme roi, ne put se faire accepter qu’en s’abritant sous la popularité du général la Fayette, et en parcourant les rues de Paris pendant plusieurs jours, donnant des poignées de main aux uns, faisant des discours aux autres, et trinquant avec le premier venu : je dis les faits, je ne crée pas.

» Au moment où, suivant M. Dumas, nous étions en conférence avec M. de Sussy, arriva la députation Hubert, qui, voyant la porte fermée, l’ébranla à coups de crosse de fusil. On ouvrit. Alors, parut M. Hubert, suivi de quelques amis, et portant une proclamation au bout d’une baïonnette. Les membres de la commission furent saisis d’épouvante et s’éparpillèrent un instant au milieu de la salle.

» Je ne sais si M. Dumas a voulu faire du pittoresque mais je sais qu’il n’y a pas un mot de vrai dans son récit.

» Voici ce qui arriva :

» La députation avait demandé à être introduite, et le fut immédiatement. Elle n’était point armée, et se composait de quinze ou vingt personnes ; M. Hubert était à sa tête. Je crois me rappeler qu’en effet M. de Sussy était encore présent ; je crois même me rappeler que nous voulûmes saisir l’occasion de le rendre témoin d’une scène populaire ; il ne pouvait qu’y puiser des enseignements pour la cour de Charles X. M. Hubert, qui n’avait ni proclamation écrite, ni baïonnette, parla au nom de la députation, et d’abondance. Il insista notamment sur deux points : sur la nécessité de consulter la nation, et sur celle de ne pas constituer le pouvoir avant d’avoir stipulé et arrêté des garanties pour les libertés publiques.

» Ce discours eut un effet que M. Hubert n’avait certainement pas prévu. Il mit en saillie une divergence d’opinion qui existait dans la commission, mais qui était jusque-là restée inaperçue.

» j’avoue franchement que, sur plusieurs points, j’étais de l’avis de l’orateur. On lui fit une réponse qui venait du cabinet du général la Fayette, qui avait été préparée en arrière de moi, qui manquait de franchise, et qui excita plusieurs fois, de ma part, des gestes ou des mots de surprise et de désapprobation. La députation s’en aperçut. Ce léger incident a même été signalé dans plusieurs brochures de l’époque.

» Tout se passa, du resté, poliment, convenablement, et je crois même pouvoir certifier que, lorsque la députation se retira, M. Audry de Puyraveau ne glissa pas en secret un projet de proclamation dans la main de son chef ; autrement, il se serait donné un démenti à lui-même, car il avait approuvé la réponse.

» Je dois ajouter ici que les négociations entreprises par M. de Sussy et dont le bruit s’était répandu au dehors, avaient tellement alarmé la population, que, pour prévenir un soulèvement populaire, nous fûmes obligés de publier la proclamation qui prononçait la déchéance de Charles X.

» Je ne puis me taire sur une scène ou M. Dumas me fait figurer personnellement avec M. Charras. Il aurait été question d’une lettre à écrire aux officiers d’un régiment où je ne connaissais personne ; je me serais plaint du général Lobau, et M. Charras aurait menacé de le faire fusiller ; sur quoi, j’aurais bondi de surprise ; M. Charras m’aurait pris par la main, et, me conduisant à l’une des fenêtres de l’hôtel de ville, il m’aurait montré la place en me disant : « Il y a là cent cinquante hommes qui n’obéissent qu’à moi, et qui fusilleraient le Père éternel, s’il descendait sur la terre, et si je leur disais de le fusiller ! »

» M. Charras était, à cette époque, un jeune homme fort peu connu et n’ayant aucune influence. Je ne me rappelle ni l’avoir vu ni lui avoir parlé à l’hôtel de ville. Dans tous les cas, s’il m’eût tenu le langage qu’on lui prête, ou je l’aurais fait arrêter, ou je me serais éloigné sans daigner lui répondre.

». M. Dumas est certainement venu à l’hôtel de ville, puisqu’il l’affirme. Voici ce qu’il a dû y voir :

» Sur la place, sur les quais et dans les rues adjacentes était une population compacte et serrée, attendant les événements, et toujours prête à nous appuyer de son concours. Sur la place, au milieu de la foule, se maintenait un passage de quatre ou cinq pieds de large. C’était une espèce de rue ayant des hommes pour murailles.

» Quand nous avions à donner un ordre exigeant l’appui d’une force quelconque, nous en confiions, en général, l’exécution à un élève de l’École polytechnique. L’élève descendait le perron de l’hôtel de ville. Avant d’être parvenu aux derniers degrés, il s’adressait à la foule, devenue attentive, et prononçait simplement ces mots : Deux cents hommes de bonne volonté ! Puis il achevait de descendre, et s’engageait seul dans le passage. À l’instant même, on voyait se détacher des murailles, et marcher derrière lui, les uns avec des fusils, les autres seulement avec des sabres, un homme, deux hommes, vingt hommes, puis cent, quatre cents, cinq cents. Il y en avait toujours le double de ce qui avait été demandé.

» D’un mot, d’un geste, je ne dirai pas en une heure, mais en une minute, nous eussions disposé de dix, de quinze, de vingt mille hommes.

» Je demande ce que nous pouvions avoir à craindre de M. Hubert, de M. Charras et de ses prétendus cent cinquante prétoriens ? Qu’il me soit permis d’ajouter que des hommes qui étaient venus siéger à l’hôtel de ville dès le 29 juillet avaient prouvé par là même qu’ils n’étaient pas d’un caractère facile à effrayer. Pendant les jours de combat, le gouvernement avait décerné des mandats d’arrêt contre sept députés au nombre desquels je me trouvais, ainsi que plusieurs de mes collègues de la commission. Charles X avait même annoncé, le lendemain, que nous étions déjà fusillés. Quand nous n’avions pas reculé devant le pouvoir, aurions-nous reculé devant des jeunes gens, fort honorables sans doute, mais qui, il faut bien le dire, étaient sans puissance ?

» Jamais autorité ne fut obéie aussi ponctuellement que la nôtre. Jamais peuple ne se montra aussi docile, aussi courageux, aussi ami de l’ordre que celui de Paris en 1830. Nous n’avions pas seulement pour nous les masses inférieures, nous avions la garde nationale, la population tout entière. Lorsqu’il fut question de l’expédition de Rambouillet, l’autorité militaire nous demanda dix mille hommes. Sa dépêche nous était arrivée à neuf heures du matin : à neuf heures et demie, nos ordres étaient expédiés aux municipalités que nous avions créées ; à onze heures, les dix mille hommes étaient rassemblés aux Champs-Élysées, et se mettaient en mouvement, sous le commandement du général Pajol. Il avait suffi d’un coup de tambour pour les réunir. Leur nombre s’élevait à vingt mille et même à trente mille avant qu’ils fussent arrivés à Cognières, près Rambouillet. Au milieu d’eux, à la vérité, régnait un immense désordre. Charles X était entouré d’une garde fidèle, d’une nombreuse artillerie, et la cause nationale aurait pu éprouver une sanglante catastrophe. Elle n’en eût pas été ébranlée : Paris, dans vingt-quatre heures, aurait fourni cent mille hommes qui eussent été promptement organisés et disciplinés. La guerre civile fut prévenue par un mot du maréchal Maison, mot qui n’était pas exact quand il fut prononcé, mais qui le serait devenu le lendemain, et qui a trouvé son excuse dans ses heureux effets.

» Que si l’on me demande ce que nous avons fait de cette confiance sans mesure qui nous était accordée, je répondrai que ce n’est pas à moi qu’il faut adresser la question. La puissance souveraine, alors, était dans la Chambre, dont le public ignorait les dispositions intérieures. La Chambre obéissait tant aux événements qu’à M. Laffitte, et M. Laffitte, en outre, tant par lui que par le général la Fayette, disposait des masses populaires. Le crédit de la commission ne venait qu’en troisième ordre ; mais, comme il grandissait tous les jours, il inspira des inquiétudes, et on chercha le moyen de s’en débarrasser.

» J’ai déjà signalé la dissidence qui existait entre l’opinion publique et la législature ; il s’en déclara bientôt une autre dans le sein de la législature même.

» Parmi les députés, les uns voulaient constituer la royauté d’abord, sauf à s’occuper plus tard des garanties ; les autres demandaient qu’on s’occupât des garanties et des changements à faire dans l’organisation du pays avant de constituer la royauté. Commencerait-on par faire une constitution, ou commencerait-on par faire un roi ? Telle était donc la question.

» Les partisans de la royauté faisaient valoir les inconvénients d’un gouvernement provisoire, et la crainte de l’anarchie ; ceux de la constitution répondaient que, dans l’état du pays, et ils en donnaient Paris pour preuve, l’anarchie n’était pas à redouter ; ils ajoutaient qu’il fallait mettre les institutions publiques en accord avec la situation nouvelle, et ne pas s’exposer à une continuation de lutte avec la royauté, ce qui, disaient-ils, aurait pour résultat inévitable une seconde révolution et l’anarchie même qu’on voulait prévenir. Les premiers répliquaient qu’il n’y avait point de situation nouvelle ; qu’il pouvait être question, au plus, de changer la personne du prince ; les seconds, que le peuple avait fait plus qu’une révolution de palais, et qu’il importait à la royauté même, dans l’intérêt de sa stabilité, d’être reconstituée sur d’autres bases, et de recevoir la sanction du pays.

» Le parti Laffitte et la Fayette passa tout entier du côté de ceux qui voulaient une royauté immédiate, et leur assura une majorité considérable. Il agit même sur la commission municipale. M. de Schonen, un de ses membres, immédiatement après l’acceptation par le duc d’Orléans de la lieutenance générale, avait demandé que la commission se démît de ses pouvoirs. J’avais représenté que l’autorité nouvelle était déjà engagée dans de mauvaises voies, ce que nous savions tous, et qu’en retardant notre démission de quelques jours, nous parviendrions peut-être à l’éclairer. Sur mes représentations, la discussion avait été ajournée ; mais, le lendemain, sur les instances secrètes du général la Fayette, et en mon absence, elle avait été reprise et là démission envoyée. On n’y trouvera pas ma signature. Au surplus, c’est moi qui avais tort. On avait voulu simplement débarrasser le nouveau pouvoir d’une coexistence qui pouvait le gêner ; mais il nous convenait à tous de lui laisser la responsabilité de ses actes. Quant à la question de primauté entre l’établissement d’une constitution où celui d’un roi, on sait qu’elle fut résolue par une révision de la Charte en vingt-quatre heures.

» La commission n’a existé comme gouvernement que pendant cinq jours, et, si l’on veut se reporter aux circonstances et à ses actes, on verra qu’elle les a bien remplis. Elle fut priée par le lieutenant général d’organiser la ville de Paris, ce qu’elle fit, et ce qui continua quinze jours de plus son existence devenue fort étroite. Son œuvre finie, elle se retira. Si elle ne s’est pas occupée plus activement de la grande question politique, c’est, comme je l’ai déjà dit, parce que chacun de ses membres appartenait à la réunion des députés, et y portait son opinion et ses votes.

» Dans ces divers événements, il avait été tenu fort peu de compte du parti républicain, et il y en avait une raison fort simple, c’est que ce parti n’existait pas alors, ni à Paris ni en France. Il se réduisait, à Paris, à cent cinquante ou deux cents adeptes, jeunes gens, il est vrai, pleins d’activité et de courage, mais qui n’avaient d’importance que par leur chef ; le général la Fayette. Or, le général la Fayette n’était pas de leur parti ; aussi en furent-ils abandonnés dès le premier pas.

« Je ne veux point dire par là que le général la Fayette n’était pas entré, sous la Restauration, dans la conspiration de Béfort et dans plusieurs autres ; j’ai assez connu les affaires secrètes de ce temps pour ne pas l’ignorer ; mais ces conspirations n’étaient pas républicaines. Je ne veux pas même dire que, dans les deux dernières années de sa vie, il ne se soit mêlé sérieusement à quelques combinaisons contre Louis-Philippe, et je reconnais qu’à cette époque le parti républicain avait déjà plus d’action ; mais le général la Fayette recherchait surtout le mouvement et la popularité. M. Laffitte disait de lui, avec beaucoup d’esprit, sous la Restauration : « La Fayette est une statue qui cherche son piédestal ; que ce piédestal soit un fauteuil de dictateur ou un échafaud, peu lui importe. »

» Si M. Dumas veut savoir les motifs qui ont déterminé le général la Fayette à abandonner le parti républicain, il peut les demander à M. Odilon Barrot, qui a dû les connaître.

» M. Odilon Barrot s’était présenté, à nous à l’hôtel de ville, non pas le 28, mais le 31 juillet ; il était porteur d’une lettre de M. Laffitte, qui nous priait de le nommer notre secrétaire. Nous le connaissions tous, et il jouissait dès lors d’une réputation trop honorable pour que la recommandation ne fût pas accueillie. M. Mérilhou et M. Baude nous étaient déjà attachés en la même qualité ; M. Barrot leur fut adjoint. Mais la mission qu’il avait reçue de M. Laffitte n’était pas de rester auprès de nous : elle était de s’établir auprès du général la Fayette, avec qui il avait déjà, par sa famille, des rapports d’intimité. C’est lui qui a servi d’intermédiaire entre M. Laffitte et le général la Fayette, ce qui lui a donné une assez grande action sur les événements. On craignait que le général la Fayette ne conservât quelque rancune contre le duc d’Orléans, à raison de certains actes de la première révolution, et qu’il ne se laissât entraîner par les jeunes gens qui l’entouraient à une tentative républicaine.

» Je voudrais finir, et je vous prie, cependant, de me permettre d’ajouter encore un mot.

» On a dit, dans votre journal, et M. A. Dumas a répété, je crois, que M. Casimir Périer nous avait refusé deux millions que nous lui demandions pour une affaire importante. J’ai attaqué assez vivement M. Casimir Périer pour avoir le droit de lui rendre justice. Il n’a jamais eu à nous refuser, et nous n’avons jamais eu à lui demander ni deux millions ni aucune autre somme. Les caisses de l’État étaient à notre disposition, et elles étaient pleines. Nous avions notamment sous nos mains celle de l’hôtel de ville, qui contenait de dix à douze millions. C’est sur cette dernière caisse que nous avons fait nos dépenses. Elles ont été arrêtées à cinquante-trois mille francs, par la cour des comptes, qui a proposé de laisser cette somme à notre charge.

» La révolution de juillet n’a été l’œuvre ni de quelques hommes ni d’un parti ; elle est sortie du soulèvement de la France entière, indignée d’un parjure et encore blessée des humiliations de 1815. Comment cette unanimité si noble et si pure a-t-elle été remplacée, peu de temps après, par des haines de parti et par des scènes de troubles et de désordre ? Le gouvernement n’a-t-il pas contribué lui-même à cette transformation ? Quel a été son but ? Quels ont été ses hommes ? Quelles ont été les fautes des partis, les erreurs et les faiblesses des hommes ? Voilà ce que l’histoire doit rechercher et enseigner. Les mémoires privés peuvent certainement lui être utiles, mais sous une condition, c’est qu’ils apporteront la vérité.

» Dans le mouvement de réaction qui a succédé si promptement aux trois journées, les membres de la commission, rendus entièrement à leurs fonctions législatives ; ont presque tous suivi des routes différentes. On peut les juger diversement : la vie d’un homme public appartient au public. Mais ils peuvent aussi se rendre intérieurement ce témoignage que, pendant leur courte existence comme gouvernement, et tandis qu’ils étaient à l’hôtel de ville, ils ont rendu quelques services au pays. Nul ne saurait se représenter l’état de trouble et de confusion où était Paris le 29 juillet. Les rues, les boulevards étaient couverts de barricades dont celles de 1848 n’ont point donné l’idée. La circulation des piétons en était gênée, celle des voitures impossible, et il ne fallait pas penser à les détruire, car aux portes de la ville était une armée, et cette armée pouvait reprendre l’offensive. Toute la population était sur pied. Parmi les combattants, il y avait un grand nombre de blessés qui réclamaient des secours. Il y avait aussi un grand nombre d’hommes qui, sous les armes depuis plus de soixante heures, manquaient de subsistances. Nous leur envoyâmes de l’argent, et ils le refusèrent. « Nous nous sommes battus pour la patrie, » disaient-ils : « elle nous doit du pain, non de l’argent. » Or, il n’y avait point de magasins, point de rations préparées. À chaque instant arrivaient des soldats, des compagnies entières qui abandonnaient la cause de Charles X : c’était un tourbillonnement d’hommes et d’événements dont il serait impossible de peindre la rapidité.

» Au milieu de ce mouvement immense, il fut pourvu à tous les besoins ; tous les droits ont été respectés. Les communications entre Paris et les provinces, par la poste et le télégraphe, se rouvrirent dès le jour même du 29. Le lendemain, de nouvelles municipalités furent créées et installées. L’on ne fut troublé ni dans ses propriétés ni même dans ses opinions. Le peuple s’était livré vis-à-vis de deux ou trois personnes à des démonstrations alarmantes : sur un seul mot de nous, il s’arrêta.

» Nous avons pu protéger même des adversaires politiques ; ceux d’entre eux qui voulurent quitter la capitale reçurent des passe-ports. Paris reprit promptement sa physionomie ordinaire, et, au bout de peu de jours, il aurait pu se demander s’il y avait eu une révolution.

» Ces résultats ont été dus à la sagesse du peuple, je m’empresse de le reconnaître : nous n’eussions rien pu sans lui, puisqu’il était notre unique instrument. Qu’il me soit permis néanmoins d’en réclamer une modeste part pour la direction qui lui fut donnée, et pour la rapidité des mesures prises et de leur exécution. En nous rendant à l’hôtel de ville, nous avions compromis notre fortune, et exposé notre vie. Qu’on ne nous en sache aucun gré, je ne m’en plains pas ; mais, du moins, quand on parle de nous, qu’on en parle sérieusement ; c’est un égard qui me paraît nous être dû, de même qu’à tous les hommes publics ; j’en appelle à M. Dumas lui-même.

» Je m’arrête et vous prie, monsieur, de vouloir bien publier ma lettre ; j’ai dû attendre, pour l’écrire, que M. Dumas eût fini ou à peu près avec l’hôtel de ville. Vous la trouverez peut-être trop longue ; je, n’ai fait, cependant, que toucher, pour ainsi dire du bout de la plume, les hommes et les choses de 1830. Je n’ai pas osé m’étendre davantage ; j’aurais craint de trop importuner vos lecteurs.

» Veuillez agréer l’expression de ma considération très-distinguée.

» Mauguin,   
» Ancien député.
» Saumur, 8 mars 1853.
AU RÉDACTEUR.

» Monsieur le rédacteur,

» Votre journal de ce jour (15 mars) renferme une lettre de M. Mauguin infirmant quelques-uns des faits que je rapporte dans mes Mémoires. » J’ai pris, en écrivant ces Mémoires, une résolution : c’est de ne répondre que par des preuves officielles, des documents authentiques ou des témoignages irrécusables aux dénégations qui pourraient m’être opposées.

» Ainsi ai-je fait, il y a quelques jours, à propos de M. le chevalier de Liniers ; ainsi ferai-je aujourd’hui à propos de M. Mauguin.

première infirmation.

« Au moment où, suivant M. Dumas, nous étions en conférence avec M. de Sussy, arriva la députation Hubert, qui, voyant la porte fermée, l’ébranla à coups de crosse de fusil. On ouvrit. Alors, parut M. Hubert, suivi de quelques amis, et portant une proclamation au bout d’une baïonnette. Les membres de la commission furent saisis d’épouvante, et s’éparpillèrent un instant au milieu de la salle. 

» Je ne sais si M. Dumas a voulu faire du pittoresque, mais je sais qu’il n’y a pas un mot de vrai dans son récit. »

» Voici ma réponse :

« M. Hubert fut choisi pour porter cette adresse à l’hôtel de ville ; il partit en costume de garde national, et accompagné de plusieurs membres de l’assemblée, parmi lesquels étaient Trélat, Teste, Charles Hingray, Bastide, Poubelle, Guinard, tous hommes pleins d’énergie, de désintéressement et d’ardeur. L a députation fendit la foule immense répandue sur la place de Grève. Hubert portait l’adresse au bout d’une baïonnette

» Les uns s’égarent dans l’hôtel de ville, les autres trouvent la porte du cabinet de la commission municipale fermée. Ils demandent à entrer ; on ne leur répond pas. Indignés, ils ébranlent la porte a coups de crosse. On leur ouvre, enfin, et ils aperçoivent le comte de Sussy causant amicalement avec les membres de la commission municipale. »

(Louis Blanc, Histoire de dix ans.)
seconde infirmation.

« M. Hubert, qui n’avait ni proclamation ni baïonnette, parla au nom de la députation, et d’abondance ; il insista notamment sur deux points…

» Tout se passa, du reste, poliment, convenablement, et je crois même pouvoir certifier que, lorsque la députation se retira, M. Audry de Puyraveau ne glissa point en secret un projet de proclamation dans la main de son chef ; autrement, il se serait donné un démenti à lui-même, car il avait approuvé la réponse. »

» Je ne sais quelle était la réponse approuvée par M. Audry de Puyraveau. Voici la mienne :

« Seul (dans la commission municipale), M. Audry de Puyraveau avait une attitude passionnée : Remportez vos ordonnances ! s’écria-t-il alors (s’adressant à M. de Sussy) ; nous ne connaissons plus Charles X ! On entendait en même temps la voix retentissante d’Hubert lisant pour la seconde fois l’adresse de la réunion Lointier

» La députation républicaine se disposait à sortir lorsque, s’approchant d’Hubert, et tirant un papier de sa poche, M. Audry de Puyraveau lui dit avec vivacité : Tenez, voici une proclamation que la commission municipale avait d’abord approuvée, et qu’elle ne veut plus maintenant publier. Il faut la répandre. »

(Louis Blanc, Histoire de dix ans, imprimée et publiée à quinze éditions, du vivant de M. Audry de Puyraveau et de M. Mauguin.)
troisième infirmation.

« Je ne puis me taire sur une scène où M. Dumas me fait figurer personnellement avec M. Charras. Il aurait été question d’une lettre à écrire aux officiers d’un régiment où je ne connaissais personne. Je me serais plaint du général Lobau, et M. Charras aurait menacé de le faire fusiller ; sur quoi, j’aurais bondi de surprise ; M. Charras m’aurait pris par la main, et, me conduisant à l’une des fenêtres de l’hôtel de ville, il m’aurait montré la place en me disant : Il y a là cent cinquante hommes qui n’obéissent qu’à moi, et qui fusilleraient le Père éternel, s’il descendait sur la terre, et si je leur disais de le fusiller. »

rectification.

» D’abord, j’ai mis dans la bouche de Charras, non ces paroles tronquées par M. Mauguin, mais celles-ci, qui, à mon avis, sont bien différentes :

« Et, si le Père éternel trahissait la cause de la liberté, ce qu’il est incapable de faire, et que je leur disse de fusiller le Père éternel, ils le fusilleraient ! »

» Reprenons la troisième infirmation où je viens de l’interrompre.

« M. Charras, » poursuit M. Mauguin, « était, à cette époque, un jeune homme fort peu connu et n’ayant aucune influence. Je ne me rappelle ni l’avoir vu ni lui avoir parlé à l’hôtel de ville. Dans tous les cas, s’il m’eût tenu le langage qu’on lui prête, ou je l’aurais fait arrêter, ou je me serais éloigné de lui sans daigner lui répondre. »

première réponse à la troisième infirmation.

« La garde nationale de Saint-Quentin demandait deux élèves de l’École polytechnique pour la commander ; elle avait envoyé, en conséquence, une députation à la Fayette, et lui avait, en même temps, fait passer l’avis qu’il serait facile d’enlever le régiment caserné à la Fère. La Fayette mande auprès de lui deux élèves de l’École, et les envoie à la commission municipale. Ils arrivent accompagnés de M. Odilon Barrot. Seul, M. Mauguin se promenait dans la salle. Instruit de l’objet de leur visite, il prit une plume, et commença une proclamation qui s’adressait au régiment de la Fère. Mais M. Odilon Barrot interrompit son collègue par ces mots : Laissez-leur faire cela ; ils s’y entendent mieux que nous ! M. Mauguin céda la plume à l’un des deux jeunes gens.

» La proclamation faite, le général Lobau se présente ; on la lui donne à signer, il refuse et sort. Il ne veut rien signer, dit alors M. Mauguin ; tout à l’heure encore, il refusait sa signature à un ordre concernant l’enlèvement d’un dépôt de poudres. — Il recule donc ? répondit un des élèves de l’École polytechnique ; mais rien n’est plus dangereux, en révolution, que les hommes qui reculentJe vais le faire fusiller ! — Y pensez-vous ! répliqua vivement M. Mauguin, faire fusiller le général Lobau ! un membre du gouvernement provisoire ! — Lui-même, reprit le jeune homme en conduisant le député à la fenêtre et en lui montrant une centaine d’hommes qui avaient combattu à la caserne de Babylone, et je dirais à ces braves gens de fusiller le bon Dieu, qu’ils le feraient ! » — M. Maugin se mit à sourire, et signa la proclamation en silence. »

(Louis Blanc, Histoire de dix ans.)

deuxième réponse à la troisième infirmation.
« Mon cher Dumas,

» Je viens de lire, dans le numéro de la Presse que vous m’avez envoyé ce matin, une lettre où M. Mauguin conteste l’exactitude d’un récit que vous avez publié, et où mon nom figure à côté du sien.

» Vous me demandez la réponse que j’ai à y faire. Je vous avoue que je tiens assez peu à ce que l’on nie ou affirme telle ou telle des scènes où j’ai pu être acteur plus ou moins obscur dans notre grande lutte de juillet 1830 ; mais, puisque vous y tenez, je déclare que la scène de l’hôtel de ville est, sauf quelques détails de peu d’importance, exactement racontée dans vos Mémoires. Les souvenirs de M. Mauguin le servent mal. Je suis sûr de la fidélité des miens. Ils concordent, d’ailleurs, parfaitement avec l’Histoire de dix ans, publiée il y a longtemps déjà, et où vous avez, sans doute, puisé les faits contestés aujourd’hui par M. Mauguin.

» Tout à vous.

» Charras.
» Bruxelles, 13 mars 1853. »
quatrième infirmation.

« On a dit, dans votre journal, et M. Dumas a répété, je crois, que M. Casimir Périer nous avait refusé deux millions que nous lui demandions pour une affaire importante ; il n’a jamais eu à nous refuser et nous n’avons jamais eu à lui demander deux millions ni aucune autre somme. »

rectification.

« Je n’ai pas dit qu’on eût demandé à M. Casimir Périer deux millions, somme qui, effectivement, vaut la peine qu’on y réfléchisse avant de la donner.

» J’ai dit :

« La moitié des combattants mourait de faim sur les places publiques, et demandait du pain. On se tourna d’un mouvement unanime vers M. Casimir Périer, le même qui proposait, la veille, d’offrir quatre millions au duc de Raguse. Ah ! messieurs, répondit-il, j’en suis vraiment désespéré pour ces pauvres diables mais il est plus de quatre heures et ma caisse est fermée. »

réponse a la quatrième infirmation.

« Sur ces entrefaites, on vint annoncer que beaucoup d’ouvriers » manquaient de pain ; il fallait de l’argent. On s’adressa à M. Casimir Périer, qui répondit : Il est plus de quatre heures ; ma caisse est fermée. »

(Louis Blanc, Histoire de dix ans.)
cinquième et dernière infirmation.

« La commission municipale de 1830 n’a pas constitué un gouvernement aussi inactif, aussi introuvable que M. Alexandre Dumas se complaît à l’affirmer. Il s’en serait convaincu lui-même à cette époque, s’il eût seulement jeté les yeux sur les murs de Paris, placardés chaque jour de nos nombreux décrets. »

réponse.

» M. Mauguin m’accuse à tort de ne pas rendre justice à l’activité de la commission municipale ; car, justement, à propos du premier de ses décrets, j’ai écrit ceci dans mes Mémoires :

« Voilà donc la bourgeoisie à l’œuvre, et recommençant, le jour même du triomphe populaire, son travail de réaction !

» Reconnaissez-vous, abordez-vous avec des cris de joie, embrassez-vous, hommes des faubourgs, jeunes gens des écoles, étudiants, poètes, artistes ; levez les bras au ciel, remerciez Dieu, criez Hosannah ! Vos morts ne sont pas sous terre, vos blessures ne sont pas pansées, vos lèvres sont encore noires de poudre, vos cœurs battent encore joyeusement se croyant libres ; — et déjà les hommes d’intrigue, les hommes de finance, les hommes à uniforme, tout ce qui se cachait, tremblait, priait pendant que vous combattiez, vous vient impudemment prendre des mains la victoire et la liberté, arrache les palmes de l’une, coupe les ailes de l’autre, et fait deux prostituées de vos deux chastes déesses !

» Tandis que vous fusillez, place du Louvre, un homme qui a pris un vase de vermeil ; tandis que vous fusillez, sous le pont d’Arcole, un homme qui a pris un couvert d’argent, on vous calomnie, on vous déshonore là-bas, dans ce grand et bel hôtel que, par une souscription nationale, vous rachèterez un jour, enfants sans mémoire et au cœur d’or ! pour en faire don à son propriétaire, qui se trouve ruiné n’ayant plus que quatre cent mille livres de rente !

» Écoutez et instruisez-vous — Audite et intelligite ! 

» Voici le premier acte de cette commission municipale qui vient de s’instituer :

» Les députés présents à Paris ont dû se réunir pour remédier aux graves dangers qui menacent la sûreté des personnes et des propriétés. — Une commission a été nommée pour veiller aux intérêts de tous, en l’absence de toute organisation régulière. »

» Comment concilier, maintenant, la prise de cet arrêté avec ce que dit M. Mauguin, dans la lettre à laquelle nous répondons, de ce même peuple qui, selon la commission municipale, menaçait la sûreté des personnes et des propriétés ?

« Voici ce que dit Mauguin :

» Jamais autorité ne fut obéie aussi ponctuellement que la nôtre ; jamais peuple ne se montra aussi docile, aussi courageux, aussi ami de » l’ordre que celui de Paris en 1830. »

» Convenons que la commission connaissait bien mal ce peuple, ou, le connaissant, lui faisait gratuitement une bien grave insulte !

» Mais la commission ne connaissait pas le peuple ; elle ne l’avait pas vu.

» Cela tient à ce que la commission ne fut constituée que le 29 juillet au soir, et que le peuple se battait depuis le 27 au matin.

» Nous attendons les nouvelles dénégations qui peuvent se produire, et nous promettons d’y répondre aussi promptement, aussi catégoriquement, aussi victorieusement qu’à celles de M. le chevalier de Liniers et à celles de M. Mauguin.

» Alex. Dumas.
» Bruxelles, ce 13 mars 1853. »