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Mes Mémoires (A. Dumas)/07/notes

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Michel Lévy (Tome VIIp. 311-320).


NOTES


NOTE A

AU RÉDACTEUR DU JOURNAL LA PRESSE.

Je reçois d’un ami de Béranger la réclamation suivante. Comme quelques autres personnes pourraient avoir pensé ce qu’une seule m’écrit, permettez-moi de répondre, par la voie de votre journal, non-seulement à cette dernière, mais encore à toutes celles qui ne seraient pas suffisamment renseignées sur la signification du mot « philosophe épicurien. »

Voici la lettre du réclamant :

« Passy, près Paris, 5 septembre 1853.
« Monsieur,

» J’ai lu les deux ou trois chapitres de vos Mémoires où vous parlez de Béranger ; et où vous copiez plusieurs de ses belles et prophétiques chansons. Vous faites l’éloge de ce grand homme de cœur et d’intelligence. C’est bien ! cela vous honore : celui qui aime Béranger doit être bon. Cependant, monsieur, vous posez cette question, qui me semble un peu malheureuse pour vous ; vous dites : « Maintenant ; peut-être me demandera-t-on comment il se fait que Béranger, républicain, habite tranquillement avenue de Chateaubriand, n° 5 ; à Paris ; tandis que Victor Hugo demeure à Marine-Terrace, dans l’île de Jersey. »

» Vous qui appelez M. Béranger votre père, vous devriez savoir ce que tout le monde sait : d’abord, que le modeste grand-poëte n’est pas un philosophe épicurien, comme il vous plaît de le dire, mais bien un philosophe pénétré du plus profond amour de l’humanité. M. Béranger habite Paris, parce que c’est à Paris, et non ailleurs, qu’il peut remplir son beau rôle de dévouement. Demandez à tous ceux qui souffrent, n’importe à quelle opinion ils appartiennent, si M. Béranger leur a jamais refusé de les aider, de les secourir. Toute la vie de cet homme de bien est employée à rendre service. À son âge, il aurait bien le droit de songer à se reposer ; mais, pour lui, obliger, c’est vivre. » Quand il s’agit de recommander un jeune homme bon et honorable, quand il faut aller voir un prisonnier et lui porter de paternelles consolations, n’importe où il y a du bien à faire, l’homme que vous appelez un épicurien ne regarde pas s’il pleut ou s’il neige ; il part et rentre, le soir, harassé, mais tout heureux si ses démarches ont réussi ; tout triste, tout affligé si elles ont échoué. M. Béranger n’a de la popularité que les épines. C’est là une chose que vous auriez dû savoir, monsieur, puisque vous vous intitulez son fils dans vos Mémoires et un peu partout.

» Pardonnez-moi cette lettre, monsieur, et ne doutez pas un moment de mon admiration pour votre beau talent et de ma considération pour votre personne.

» M. de Valois.
» Grande-Rue, 80, à Passy. »

Voici, maintenant, ma réponse :

« Monsieur,

» Vous m’avez — dans une excellente intention, je crois, — écrit une lettre tant soit peu magistrale pour m’apprendre ce que c’est que Béranger, et pour me prouver qu’il ne mérite en rien la qualification de philosophe épicurien que je lui donne.

» Hélas ! monsieur, j’ai peur d’une chose : c’est qu’en connaissant très-bien Béranger, vous ne connaissiez très-mal Épicure !

» Cela me paraît fort compréhensible : Béranger habitait Passy en l’an de Notre-Seigneur 1848, tandis qu’Épicure habitait Athènes en l’an du monde 3683. Vous avez connu personnellement Béranger, et je répondrais que vous ne vous êtes jamais donné la peine de lire un seul des trois cents volumes que, au dire de Diogène Laërce, avait laissés le fils de Néoclès et de Chérestrate.

» Non, vous avez, dans votre bibliothèque, un dictionnaire de l’Académie ; vous avez pris ce dictionnaire de l’Académie ; vous y avez cherché le mot épicurien, et vous avez lu la définition suivante, que le vocabulaire donne de ce mot :

« Épicurien, sectateur d’Épicure. Il signifie, par extension, un voluptueux, un homme qui ne songe qu’à son plaisir. »

» D’abord, monsieur, vous auriez dû songer, vous, que je ne suis pas de l’Académie, et qu’il n’est point généreux de me battre avec des armes que je n’ai ni forgées ni contribué à forger.

» Il en résulte que je ne me crois pas obligé d’accepter sans discussion vos reproches, et de recevoir sans examen la définition de MM. les Quarante.

» Hélas ! moi, monsieur, j’ai lu — mon métier de romancier français m’y force — non-seulement les Fragments d’Épicure, publiés à Leipzig en 1813, avec la version latine de Schneider, mais aussi le corps d’ouvrage publié par Gassendi, et renfermant tout ce qui concerne la vie et la doctrine de l’illustre philosophe athénien ; mais aussi la Morale d’Épicure, petit in-8° publié en 1758 par l’abbé Batteux.

» En outre, je possède une excellente traduction de Diogène Laërce, lequel, vivant sous les empereurs Septime et Caracalla, c’est-à-dire seize cent quatre-vingts ans avant nous, et quatre cents ans après Épicure, devait naturellement mieux connaître celui-ci que vous et moi ne le connaissons.

» Je sais bien, monsieur, que Timon dit de lui :

» Vint, enfin, de Samos, le dernier des physiciens ; un maître d’école, un effronté, et le plus misérable des hommes ! »

» Mais Timon le syllographe, — ne pas confondre avec Timon le misantkrope, qui, vivant cent ans avant Épicure, ne put le connaître ; — Timon le syllographe était un poëte et un philosophe satirique ; il ne faut donc pas, si l’on veut juger sainement Épicure, s’en rapporter à Timon le satirique.

» Je sais bien, monsieur, que Diotime le stoïcien le voulut faire passer pour un voluptueux, et publia, sous le nom même du philosophe qui fait l’objet de notre discussion, cinquante lettres pleines de lasciveté, et une douzaine de billets que vous diriez être sortis du boudoir de M. le marquis de Sade.

» Mais il est prouvé, aujourd’hui, que les billets étaient de Chrysippe, et que les lettres étaient de Diotime lui-même.

» Je sais bien, monsieur, que Denys d’Halicarnase a dit qu’Épicure et sa mère allaient purgeant les maisons par la force de certaines paroles ; que le jeune philosophe accompagnait son père, qui montrait à lire à vil prix aux enfants ; qu’un de ses frères — Épicure avait deux frères — faisait l’amour pour exister, et que lui-même demeurait avec une courtisane nommée Léontie.

» Mais vous connaissez Denys d’Halicarnasse, monsieur : c’était un romancier bien plus qu’un historien ; ayant inventé beaucoup de choses sur Rome, il a bien pu en inventer quelques-unes sur Épicure. D’ailleurs, je ne vois pas qu’il y eût grand mal au pauvre petit philosophe en herbe d’accompagner sa mère, qui purgeait les maisons avec des paroles, et son père, qui apprenait à lire à vil prix aux enfants. » Je voudrais fort que tous nos enfants apprissent à lire, et plus le prix que les précepteurs mettraient à leurs leçons serait vil, plus je les en estimerais, — en attendant que le gouvernement nous donnât des maîtres qui leur apprissent à lire pour rien ! Quant à cette accusation qu’Épicure demeurait avec une courtisane nommée Léontie, il me semble que Béranger nous à dit quelque part qu’il a connu très-intimement deux grisettes parisiennes, l’une nommée Lisette, l’autre Frétillon ; supposez que deux grisettes de Paris fassent l’équivalent d’une courtisane d’Athènes, et l’auteur des Deux Sœurs de charité et du Dieu des bonnes gens n’aura rien à reprocher, ni vous non plus, monsieur, à l’auteur dès trente-sept livres de la Nature.

» Je sais bien, monsieur, que Timocrate accuse notre philosophe de n’être pas bon citoyen, et lui reproche d’avoir eu une complaisance indigne et lâche pour Mytras, lieutenant de Lysimachus ; je sais bien encore qu’Épictète dit que sa manière de parler était efféminée et sans pudeur ; je sais bien, enfin, que l’auteur du livre de la Joie dit qu’il vomissait deux fois par jour parce qu’il mangeait trop.

» Mais, monsieur, l’antiquité, vous ne l’ignorez pas, était fort cancanière, et il me semble que Diogène Laërce répond victorieusement à tous ces méchants propos par des faits.

» Ceux qui lui font ces reproches, « dit le biographe d’Épicure » n’ont agi, sans doute, que par excès de folie.

» Ce grand-homme a de fameux témoins de son équité et de sa reconnaissance ; l’excellence de son naturel lui a toujours fait rendre justice à tout le monde. Sa patrie consacra cette vérité par les statues qu’elle dressa pour éterniser sa mémoire ; son nom fut célébré par ses amis, — dont le nombre était si grand, que les villes qu’il parcourait ne pouvaient les contenir, — aussi bien que par les disciples qui s’attachèrent à lui à cause du charme de sa doctrine, laquelle avait, pour ainsi dire, la douceur des sirènes. Il n’y eut, » ajoute le biographe, « que le seul Metrodore de Stratonice, qui, presque accablé par l’excès de ses bontés, suivit le parti de Carnéade ! »

» Diogène Laërce continue, et moi avec lui :

» Sa vertu fut marquée en d’illustres caractères par la reconnaissance et la piété qu’il eut envers ses parents, et par la douceur avec laquelle il traita ses esclaves ; témoin son testament, où il donna la liberté à ceux qui avaient cultivé la philosophie avec lui, et particulièrement au fameux Mus.

» Cette même vertu fut, enfin, généralement connue par la bonté de » son naturel, qui lui fit donner universellement à tout le monde des marques d’honnêteté et de bienveillance ; sa piété envers les dieux et son amour pour sa patrie ne se démentirent pas un seul instant jusqu’à la fin de ses jours. Ce philosophe eut, en outre, une modestie si extraordinaire, qu’il ne voulut jamais se mêler d’aucune charge de la République.

» Il est encore certain que, malgré les troubles qui affligèrent la Grèce, il y passa toute sa vie, excepté deux ou trois voyages qu’il fit sur les confins de l’Ionie, pour visiter ses amis, qui s’assemblaient de tous côtés, afin de venir vivre avec lui dans un jardin qu’il avait acheté au prix de quatre-vingts mines. »

» En vérité, monsieur, dites-moi si, en faisant la part des époques, ce portrait d’Épicure ne convient pas de toutes façons à notre cher Béranger ?

» N’est-ce pas, en effet, de Béranger que l’on peut dire que son bon naturel lui a toujours fait rendre justice à tout le monde ; que le nombre de ses amis est si grand, que les villes ne peuvent les contenir ; que le charme de sa doctrine a la douceur de la voix des sirènes ; que sa vertu fut marquée en d’illustres caractères par la reconnaissance et la piété qu’il eut envers ses parents ; que son amour pour sa patrie ne se démentit pas un instant jusqu’à la fin de ses jours, et qu’enfin, il fut d’une modestie si extraordinaire, qu’il ne voulut jamais occuper une charge dans la République ?

» En outre, ce fameux jardin qu’Épicure avait acheté quatre-vingts mines, et où il recevait ses amis, ne ressemble-t-il pas fort à cette retraite de Passy et à cette avenue Chateaubriand où tout ce qu’il y a de bon, de grand, de généreux, a visité et visite encore le fils du tailleur et le filleul de la fée ?

» Maintenant, monsieur, passons à ce malencontreux reproche de volupté, d’égoïsme et de gourmandise qu’on a fait à Épicure, et qui cause votre vertueuse indignation contre moi et contre tous ceux qui, d’après moi, pourraient tenir Béranger pour un philosophe épicurien.

» Vous allez voir, monsieur, que ce reproche n’est pas mieux fondé que celui qu’on me fait, à moi qui n’ai peut-être pas bu dans ma vie quatre bouteilles de vin de Champagne, et qui n’ai jamais pu fumer un seul cigare sans être vingt-quatre heures malade, de ne savoir travailler qu’au milieu de la fumée de tabac, des bouteilles débouchées et des verres vides !

» Un demi-setier de vin, » dit Dioclès dans son livre de l’Incursion, suffisait aux épicuriens, et leur breuvage ordinaire n’était que de l’eau. »

» Le témoignage de Diodes ne vous suffit-il pas ? Soit ! Prenez, parmi les Épîtres d’Épicure lui-même, une lettre adressée à un de ses amis, et voyez ce qu’il dit à son ami :

« Quoique je me tienne pour satisfait d’avoir de l’eau et du pain bis, envoyez-moi un peu de fromage cythridien, afin que je puisse faire un repas plus excellent, quand l’envie m’en prendra. »

« Dites-moi, monsieur, cette sobriété du philosophe athénien ne ressemble-t-elle pas beaucoup à celle du chansonnier que j’appelle mon père, et qui veut bien, dans une lettre que je reçois de lui en même temps que la vôtre, m’appeler son fils ?

» Après tout cela, et pour corroborer ce que j’ai eu l’honneur de vous dire sur ce pauvre Épicure, — si calomnié, comme vous voyez, par Timon, par Diotime, par Denys d’Halicarnase, par Timocrate, par Épictète, par le dictionnaire de l’Académie, et même par vous ! — laissez-moi vous citer deux ou trois des maximes qui faisaient le fond de sa philosophie, et vous serez forcé d’avouer qu’elles sont moins désolantes que celles de la Rochefoucauld.

V

« Il est impossible de vivre agréablement sans la prudence, sans l’honnêteté et sans la justice. La vie de celui qui pratique l’excellence de ces vertus se passe toujours dans le plaisir ; de sorte que l’homme qui est assez malheureux pour n’être ni honnête, ni prudent, ni juste, est privé de ce qui peut faire la félicité de la vie. »

XVI

« Le sage ne peut et ne doit jamais avoir qu’une fortune tres-médiocre ; mais, s’il n’est pas considérable par les biens qui dépendent d’elle, l’élévation de son esprit et l’excellence de ses conseils le mettent au-dessus des autres. »

XVII

« Le juste est celui qui vit sans trouble et sans désordre ; l’injuste, au contraire, est toujours dans l’agitation. »

XXIX

« Entre toutes les choses que la sagesse nous donne pour vivre heureusement, il n’y en a point de si précieuse qu’un véritable ami : c’est un des biens qui nous procurent le plus de joie dans la médiocrité ! »

» Je regrette, monsieur, de ne pouvoir pousser plus loin les citations ; mais je tiens à deux choses : la première, à vous répondre poste pour poste, et la seconde, en vous répondant poste pour poste, à vous prouver que, lorsque j’applique une épithète quelconque à un homme de la valeur de Béranger, c’est que j’ai la conviction, non-seulement instinctive, mais encore raisonnée, que cette épithète lui convient.

» J’espère donc que vous aurez l’obligeance d’écrire sur votre dictionnaire de l’Académie, en marge de la très-fausse définition donnée par la docte assemblée du mot épicurien, ces mots, qui lui serviront de correctif :

« Sectateur d’Épicure, c’est-à-dire philosophe professant qu’un ami » est le premier des biens que puisse nous accorder le ciel ; que la médiocrité de la fortune est une des conditions de la sagesse ; que la sobriété est la base la plus solide de la santé, et qu’enfin il est impossible de vivre, non-seulement honnêtement, mais encore agréablement, ici-bas, sans la prudence, l’honnêteté et la justice. — Nota. Les épicuriens ne buvaient qu’un setier de vin par jour, et, le reste du temps, se désaltéraient avec de l’eau pure. Épicure, les jours de gala, mangeait sur son pain, — que, les autres jours, il mangeait sec, — un peu de fromage cythridien. »

» Et, ce faisant, monsieur, vous serez arrivé à avoir vous-même et vous contribuerez à donner aux autres une idée un peu plus exacte de l’illustre philosophe dont j’ai eu, à votre avis, le malheur de dire que notre grand chansonnier était le disciple.

» Il me reste, en terminant, à vous remercier, monsieur, de votre lettre, qui, malgré l’acrimonie de certaines phrases, me paraît, au fond, inspirée par un bon sentiment.

» Veuillez agréer mes salutations empressées.

» Alex. Dumas.
» Bruxelles, 7 septembre 1853. »

NOTE B

Les premiers volumes de mes Mémoires étaient en cours de publication dans le journal la Presse, et des personnes, probablement peu bienveillantes pour moi, et à coup sûr très-mal informées, avaient dit à Béranger que, dans le chapitre de ces Mémoires qui lui était consacré et tout près de paraître, je lui reprochais de s’être rallié au nouvel empire. Or, voici la lettre que, sur ces rapports, m’écrivit aussitôt l’illustre chansonnier :

« Paris, 19 août 53.

» J’apprends, mon cher Dumas, que vous vous préparez à publier (dans vos Mémoires sans doute) un article où vous me reprochez de m’être fait le partisan du nouvel empire. Qui a pu vous mettre sur mon compte une pareille idée en tête ? Vous ne m’en avez rien dit lorsque vous m’avez rencontré. Je suis même sûr que vous n’en croyez rien. Vous voulez seulement vous venger de mes mauvaises plaisanteries par cette espièglerie nouvelle, qui sera chose fort sérieuse pour moi, dont la vie tout entière devrait suffire pour répondre à une pareille accusation.

» Je ne fais pas mystère de mes opinions, tout en respectant la bonne foi dans les opinions opposées. Au reste, la politique vous a toujours fort peu occupé ; n’en parlons pas ici. Mais ce que vous eussiez dû vous dire en formulant le jugement que vous portez sur moi, d’après je ne sais quelles dépositions, c’est qu’à Paris je manquerais de liberté pour repousser l’accusation, moi qui vis loin du journalisme. Je viens donc exiger de vous que vous me fassiez faire place au barreau.

» Si votre article paraît dans la Presse, où je n’ai aucune relation, j’aurai besoin que ma réponse se trouve dans le même journal. Obtenez-moi donc de M. de Girardin, que je connais trop peu pour ne pas me faire appuyer auprès de lui, l’assurance qu’il voudra bien faire insérer quinze ou vingt lignes dans un des numéros qui suivront le vôtre. Je promets, bien entendu, de me tenir dans les termes que la censure ne peut incriminer, ce qui ne sera pas chose facile. Au reste, M. de Girardin sera juge, et je connais assez son esprit pour compter sur ses bons conseils.

» J’ai aujourd’hui plus de soixante-treize ans. C’est un peu dur d’être obligé de venir, à cet âge, se faire donner un certificat de bonne vie et mœurs. Vous le voulez. Répondez-moi le plus tôt possible, et pardonnez-moi d’avoir pris mon papier à l’envers.

» Béranger,
» Rue Chateaubriand, 5, à la pension
bourgeoise. »


Je m’empressai, bien entendu, de répondre à Béranger qu’avec ou sans mauvaise intention, on l’avait induit en erreur ; que, depuis le 2 décembre, certaines gens m’avaient bien voulu souffler des calomnies à son endroit, mais que je les avais méprisées, et que, dans le chapitre de mes Mémoires qui lui était consacré, je ne faisais qu’exprimer l’admiration que m’inspirait son talent et son caractère ; qu’au surplus, j’allais prier le secrétaire de la Presse, M. Nefftzer, de lui communiquer les épreuves du chapitre en question, sur lequel je lui donnais carte blanche, jugeât-il à propos de le supprimer tout entier.

Il m’écrivit alors ce qui suit :

« Mon cher fils, je me suis mal exprimé ou vous m’avez mal compris. Je ne demande le sacrifice de rien de ce que peut contenir votre article. Je n’en veux pas même recevoir communication. Mais, quand il aura paru, si je juge utile d’y répondre, je désire que M. de Girardin m’en accorde la facilité dans son journal. La faveur que je sollicitais de votre crédit se réduit à cela, et je vous remercie de me la faire espérer, pour en user si bon me semble.

» Vous concevez qu’il m’en coûte d’occuper encore le public de moi, et que je ne veux pas me laisser remettre en scène par ceux qui n’ont pas cru devoir protester à la Chambre et dans les journaux lorsque j’ai été déclaré citoyen indigne et privé de tout droit politique. Le mieux, d’après cela, est de rester dans le coin où l’on m’a repoussé, et où, du reste, j’ai passé toute ma vie.

» En bon fils, arrangez-vous donc pour ne pas me forcer d’en sortir. Vous le ferez, si vos témoignages d’attachement sont aussi sincères que je me plais à le croire. Ne m’envoyez donc pas M. Nefftzer, parce que je ne veux pas jeter les yeux sur les épreuves de votre article, quelques remercîments que je vous doive pour le bien que, dites-vous, il contient sur mon compte.

» On m’avait dit, hier, que vous étiez à Paris. Tout souffrant que je suis, j’ai couru chez votre fils chercher votre adresse. I l était absent. Je lui ai laissé un mot. Sans doute, on s’était trompé en m’assurant votre présence à Paris.

» Aujourd’hui, j’ai trouvé votre lettre, à ma rentrée pour dîner. Je crains que ma réponse ne puisse partir que demain.

» Tout à vous.
» Béranger.
» 21 août 53. »

La Presse publia donc mes feuilletons tels quels, ce qui me valut cette troisième et charmante lettre du noble vieillard :

« Cher fils, je ne sais comment vous vous y êtes pris ; mais il ne me reste à vous faire que force compliments pour ce qu’il y a d’esprit dans les articles que j’ai lus, et plus encore, à vous faire des remercîments pour les fleurs et même les lauriers dont vous voulez bien parer ma tête chauve ; parure dont mon scepticisme ne peut s’empêcher de rire.

» Ce que je craignais, c’était, à soixante-quatorze ans, d’être obligé de mettre encore le nez à la fenêtre ; ce que, certes, je n’aurais pas manqué de faire, car mon besoin de repos n’aurait pu m’empêcher de rectifier les idées que vous avaient soufflées sur mon compte des gens que je ne devine pas, et qui ignorent, sans doute, qu’il y a plus de cinquante ans, si j’ai signé pour le consulat à vie, je n’ai pas signé pour l’Empire. Si la politique a pu, depuis, modifier un peu mes idées, elle n’a jamais eu le pouvoir de changer mes principes, ainsi que le prouvent mes petits vers.

» Ce que je n’ai pas voulu vous dire d’abord, parce que cette considération était de nature à vous toucher trop, je vais vous l’avouer aujourd’hui.

» J’ai conservé plusieurs relations parmi les gens arrivés ou restés au pouvoir ; ces relations me procurent l’avantage de rendre quelques services à ceux qu’oppriment la politique ou la misère. Bien qu’à Paris mes opinions soient mieux connues qu’à Bruxelles, ces puissances administratives se montrent accueillantes pour moi. Mais, si j’avais écrit quelques lignes qui eussent fait scandale, ces personnes n’eussent plus osé me rendre même mon salut ; du moins, je devrais le craindre.

» Laissez-moi mon métier de solliciteur, le seul qui puisse encore utiliser la fin de ma vie, autant que ma popularité le permettra ; car c’est un devoir pour moi que de prouver à ceux qui me l’ont faite que j’ai su apprécier les obligations qu’elle m’impose, même quand elle sera tout à fait disparue, ce qui, sans doute, ne peut tarder.

» D’après cette explication, vous concevez, enfant terrible, pourquoi, moi qui ne réponds jamais à ce qu’on écrit sur moi, j’ai dû me préoccuper des articles qu’on annonçait de vous.

» Adieu, mon cher Dumas. L’épicurien de la pension bourgeoise vous fait ses amitiés et vous souhaite tous les succès possibles, surtout aux Français.

» Tout à vous.
» Béranger.
» 4 septembre 53.

» J’ai eu une vive peur, il y a trois jours : on est venu m’annoncer la mort de Victor Hugo. Heureusement que Vacquerie, qui avait à m’envoyer les daguerréotypes de toute la famille et même de la maison, m’a écrit et donné des nouvelles qui sont excellentes. »