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Mes escalades dans les Alpes et le Caucase/Chapitre I

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MES ESCALADES

DANS LES ALPES ET LE CAUCASE


CHAPITRE PREMIER


LE CERVIN — L’ARÊTE DE ZMUTT


Alors que j’avais quinze ans les falaises de la Via Mala et les neiges du Théodule firent surgir en moi une passion qui n’a fait que croître avec les années et n’a pas peu contribué à influencer ma vie et ma pensée. Elle m’a conduit dans des régions d’une si féerique beauté que, près d’elles, les merveilles fabuleuses de Zanadu semblent de très ordinaires paysages ; elle m’a apporté des amis, sûrs aux bons comme aux mauvais jours ; et elle a enrichi mon esprit de souvenirs qui sont trésors indestructibles par les vers comme par la rouille, par la maladie comme par l’âge. Mes joies enfance au milieu des grandes blancheurs des pics planant sur l’ombre des sapins sont encore actuellement évoquées en moi quand la lourde diligence roule à travers les Gorges de la Diosaz ou lorsque le Cervin se dresse au fond de l’ombreux Val Tournanche. Je me rappelle, comme si c’était d’hier, ma première vue de la grande montagne. Elle profilait son ombre dans la calme majesté d’une lune de septembre, et, dans le repos de cette nuit d’automne, elle semblait, l’incarnation réelle du Mystère, l’idéal séjour des esprits dont les vieilles légendes peuplent ses abruptes pentes balayées par les pierres. Depuis ce moment, j’ai été l’un des plus dévots adorateurs du grand pic, et, lorsque le puissant roc monte sur l’horizon lointain, je salue son apparition avec une joie pieuse. La vulgarisation de Zermatt elle-même, les excursionnistes et leurs vêtements fripés ne peuvent me chasser tout à fait de ses dernières pentes, et j’aime encore à épier sa silhouette entre les sapins du Riffelberg ou à regarder son énorme masse dominant les plateaux fleuris de la Staffel Alp. Dans ces jours déjà lointains (1871), il était pourtant encore enveloppé d’un halo à demi dissipé d’inaccessibilité[1], et, lorsque je jetais les yeux sur lui soit à travers le réseau des sapins, soit des pentes de l’Alpe fraîche, je n’osais pas espérer qu’un jour je pourrais être compté dans la phalange glorieuse et peu nombreuse des grimpeurs ayant escaladé ses murailles glacées. Trois ans plus tard, l’ascension en était devenue à la mode ; le déluge était commencé et avec ses premières vagues j’étais jeté sur le sommet tant désiré. Je sais bien que, dès lors, mon intérêt pour le pic aurait dû cesser, que le vrai grimpeur ne refait jamais une ascension, que son but est d’escalader le sommet, que, ce but atteint, son travail est ailleurs, et qu’il peut alors se reposer dans l’odieuse paresse. La vérité sur ce sujet me paraît cristallisée dans cette lumineuse remarque qui me fut faite l’an dernier [1894] par un touriste immaculé, vrai pilier de l’Hôtel du Mont-Rose[2] : « J’avais à aller à Grindelwald pour y faire l’ascension de l’Eiger ; cela m’ennuyait horriblement, mais il me fallait finir l’Oberland : car je n’y retournerai jamais. »

Pour moi je suis obligé de confesser ma déplorable faiblesse de caractère. Je n’ai pas plutôt escaladé un pic que ce pic devient un ami, et quelque délicieux qu’il soit de chercher la nouveauté « d’autres bois et d’autres pâturages », je soupire au plus intime de mon cœur pour ces pentes dont je connais chaque repli et dont chaque muraille me rappelle un moment de gaîté et de rire ou me fait souvenir des amis d’antan. Une conséquence de cette terrible faiblesse de caractère est que je ne suis pas allé moins de sept fois sur le sommet du Cervin. Je m’y suis trouvé en compagnie de ma femme par un temps tel qu’une allumette éclairée ne vacillait même pas dans un air entièrement calme ; une autre fois je fus chassé de sa crête brisée, poursuivi sur le côté italien par la furie de la foudre, des éclairs et des tourbillons de neige. Pourtant chacun de ces souvenirs a son charme particulier et la sauvage musique de l’ouragan ne m’apporte pas une joie moindre que les gloires d’un jour parfait. L’idée qui s’insinue chez un montagnard orthodoxe, qu’une seule ascension, certain jour, certaine année, le rend capable de comprendre et de savoir ce que sera ce pic les autres jours, les autres années, me ferait croire qu’il n’est pas loin d’être encore un Philistin. Il est certain que murailles et rochers sont toujours identiques, mais leur charme et leur beauté sont dans leurs lumières et leurs ombres toujours changeantes, dans les brumes qui les enguirlandent, dans leurs énormes corniches et dans leurs glaçons suspendus, dans toutes leurs variations de temps, de saison et d’heure. D’ailleurs, il n’y a pas que la vision réelle, celle qui est imprimée sur la rétine, qui reflète chaque modalité et chaque changement d’orage ou de soleil ; l’observateur lui-même n’est pas moins inconstant. Quelque jour il sera dominé par l’impressionnante horreur du précipice, par la nudité décharnée d’effroyables murailles, ou par la course à la mort des rochers, alors que d’énormes blocs brisent leurs amarres et se précipitent dans les airs — véritables emblèmes d’un irrésistible courroux. Un autre jour il ne porte aucune attention à ces choses ; bercé par des teintes délicates d’opale et d’azur, il se complaît dans la douceur vaporeuse des vallées italiennes, dans la gracieuse course de la neige balayée par le vent, ou dans le charme simple des petites fleurs alpines nichées dans les fissures du granité. La montagne parfois peut imprimer son cachet sur celui qui en est le spectateur, mais souvent aussi le spectateur ne voit que ce qui s’harmonise avec lui-même. Un homme peut être assurément construit de telle façon que

« Une primulacée, au long de la rivière, Est simplement pour lui la jaune primevère »,


et ne peut en aucune circonstance être autre chose ; mais d’autres hommes, plus heureusement constitués et capables de se réjouir de la beauté du monde extérieur, ne sentiront guère « les souillures de la banalité », même s’ils connaissent avec précision la structure intime du rocher ou de la glace sur lesquels soleil ou nuages, brouillards, brise ou ciel bleu, viennent poser la gloire de leur irradiation.

Ce fut avec un vif intérêt pour la grande montagne, intensifié par ma première ascension, que je passai en 1879 le Col de Tiefenmatten[3]. Pendant que je descendais le glacier, je regardais longuement et ardemment la puissante Arête de Zmutt, courtine dominant les longues pentes de roc et les couloirs de la face Ouest, balayés par les pierres. Je n’étais certainement pas le premier dont le regard se posait ainsi ; M. Whymper, notamment, avait, avec les guides Michel Croz et Christian Almer, soigneusement

Carte Esquisse du Massif du Cervin, dressée au 1/100.000e par Maurice Paillon.

étudié cette arête depuis les murailles de la Dent Blanche. Les conclusions de cette étude peuvent être résumées par le paragraphe suivant dès Escalades dans les Alpes[4] : « Mon vieil ennemi le Cervin, vu à travers le bassin du Glacier de Z’mutt, paraissait totalement inaccessible. « Pensez-vous) » me demandèrent les guides, « que vous, ou que quelqu’un d’autre, escalade jamais cette montagne ? » Et quand, sans être entamé par leur ridicule remarque, je leur répondis : « Oui…, mais pas par ce côté, » ils éclatèrent en gloussements de dérision. Je dois confesser que mon espoir s’en affaiblit, car rien ne peut paraître ou être plus inaccessible que le Cervin sur ses faces Nord ou Nord-Ouest. » A l’usage, ce jugement n’apparut pas sans appel ; l’arête de neige et les rochers dentelés qui la continuent un peu au delà offraient, il est vrai, une route peu facile jusqu’à une hauteur de 3.950 mètres, mais sur l’arête finale, à partir de 4.250 mètres, et jusqu’au sommet, le grimpeur n’avait presque plus rien à craindre. Les difficultés sérieuses paraissaient ainsi limitées il la courte portion de la route par laquelle ces deux chemins aériens avaient à être soudés. D’après mes observations, faites en cette occurrence ou en d’autres occasions, il était évident que, de l’endroit où l’Arête de Zmutt commence à se redresser jusqu’à devenir perpendiculaire, il serait nécessaire de se porter à gauche dans un couloir profondément buriné et qui tombe dans les précipices terrifiants du Glacier du Cervin. La partie supérieure du couloir, où nous avions seulement à compter avec lui, ne paraissait pourtant pas sans espoir, et, en supposant qu’il pût être ascensionné, l’arête pourrait être regagnée au-dessus de son premier ressaut inaccessible. A une courte distance au delà, à l’endroit où elle redevient perpendiculaire et même surplombante, il paraissait possible de se diriger à droite, le long des grandes pentes de la face Ouest, et d’atteindre de nouveau, après une longue escalade, l’Arête de Zmutt, au-dessus de toute difficulté sérieuse. Ayant arrêté ce programme quelque peu ambitieux, je descendis à Zermatt pour trouver un guide capable de le mener à bien. Devant l’hôtel du Mont-Rose je rencontre un vieux compagnon de course, Alois Burgener, qui me donne la bonne nouvelle que son frère Alexandre pourra peut-être se joindre à moi pour quelques jours. Les épaules carrées d’Alexandre apparurent et j’interviewai sa face à moitié cachée sous une épaisse barbe ; tout de suite il m’exprima brutalement son opinion, à savoir que partir pour une pareille expédition avec un Monsieur dont on ne savait rien serait « verfluchte Dummheit » une stupide bêtise. Je fus impressionné par cette expression hardie ; elle me parut non seulement indicative d’une sage défiance vis-à-vis d’un alpiniste non mis à l’épreuve, mais aussi pleine de la détermination de pousser l’attaque, une fois commencée, aux dernières limites du possible. Mes expériences précédentes s’étaient faites principalement, sinon exclusivement, avec des hommes empressés de partir pour n’importe quelle tentative, fût-elle désespérée, et trop polis pour s’enquérir si leur voyageur avait quelques notions de l’art de grimper. Dans la première phase de l’expédition ces hommes se trouvaient avoir invariablement, très développé en eux, un sentiment particulier d’affection pour leur femme et leurs enfants, sentiment très touchant, très recommandable, mais plein d’inconvénients pour le touriste, car il les poussait à cesser l’ascension dès qu’elle n’était plus facile. La démarche assurée d’Alexandre, sa réponse plutôt brave me parurent démontrer qu’il n’était pas de cette race : tout cela me sembla d’un bon présage pour notre connaissance future. J’acceptai avec plaisir son idée et nous tombâmes d’accord que nous ferions ensemble quelques expéditions préliminaires.

En conséquence, nous passâmes dans la Laquin Thal par les cols du Mischabel et de Laquin, forçant notre route de retour sur le Fletschhorn par un chemin nouveau remarquablement difficile. Nous ascensionnâmes le Portienhorn ; et, le cinquième jour, nous retournions à Zermatt par le Pas de Ried et Saint-Nicolas[5]. Notre campagne ayant été inaugurée avec succès, nous nous trouvions prêts à porter notre attention sur l’Arête de Zmutt. Nous avions bien gagné un jour de répit, aussi passâmes-nous le dernier jour d’août à nous reposer dans les préalpes au milieu des faucheurs. Le soir nous apprenons que M. Penhall, avec Ferd. Imseng, et L. Zurbrucken, est parti ce jour même pour aller coucher dans la montagne et donner le lendemain matin l’assaut à l’Arête de Zmutt. Nous ne doutions pas de leur succès : le temps paraissait parfait, la montagne était en condition extraordinairement bonne, et la caravane était d’une force et d’une habileté exceptionnelles. Nous nous déterminons en conséquence à changer de projet et à passer le Col Durand. Ce plan devait nous permettre de voir les progrès de l’autre caravane et d’acquérir ainsi d’intéressantes informations pour l’avenir : nous espérions aussi que l’arête Est et la face Nord Est de la Dent Blanche nous apporteraient une consolation à la perte de l’Arête de Zmutt.

Le lendemain matin, pendant notre trajet à la Statfel Alp nous nous apercevons que le vent fait si furieusement rage sur les hauts pics qu’il semble rendre impossible aucune ascension sérieuse. Nos pensées et aussi nos espoirs reviennent immédiatement à l’Arête de Zmutt, et, lorsque nous rencontrons la caravane Penhall sur son retour et que nous apprenons qu’elle a définitivement abandonné la route de l’arête, nous décidons de suite de passer un jour au Stockje pour voir si vents et nuages méditent réellement un mauvais coup. À notre arrivée les guides furent vite d’accord que le temps était sans espoir. J’étais beaucoup trop jeune et trop ardent pour songer au retour, et, comme j’étais complètement ignorant en fait de météorologie, je fus capable de prophétiser d’excellentes choses avec une telle apparence de savoir que Burgener en fut à moitié convaincu. Une seconde difficulté surgit. Nos provisions avaient été calculées pour une course de dix heures et, partant, se trouvaient insuffisantes pour une course de deux jours. Le sentiment de Gentinetta, stimulé sans doute par la contemplation de ces ressources limitées, se fit jour à travers son habituelle taciturnité, et, sans se laisser émouvoir par « cette intimidante barrière qu’est un Monsieur», il exprima son opinion sur ma prophétie. Il attaqua celle-ci en établissant sa conviction sur ce que, il n’importe quelle période depuis la création du monde, et même antérieurement, jamais pareil vent et pareils nuages n’avaient amené autre chose que le temps le plus désespérant et finalement le plus mauvais. Nous pensâmes que quelque exercice serait excellent pour son état d’esprit et qu’à tout prendre sa compagnie serait dépressive pour nous, en sorte que nous l’envoyâmes à Zermatt en vue de quérir des provisions et de chercher le meilleur porteur capable de l’aider à les amener ici. Nous décidâmes la place de notre bivouac et nous nous entendîmes avec Gentinetta sur les signaux à lui faire pour l’arrêter dans son retour si le temps nous paraissait décidément trop mauvais pour coucher dehors. De sombres nuages roulaient toujours à travers le Col Tournanche. Le rugissement du vent autour des murailles du Cervin devint distinctement perceptible, disant la furieuse tourmente qui faisait rage le long de ses puissantes arêtes. La confiance de Burgener commença à faiblir ; il revint à la charge pour me proposer les délices capouanesques de l’Hôtel du Mont-Rose. J’eus presque la crainte de douter de moi ; mais le dé en était jeté, je me fiai à mon étoile ; je gardai une contenance assurée et déclarai que, arriverait que pourrait, nous aurions une agréable surprise du temps. Burgener en fut impressionné. Le constant effacement des arêtes lointaines, la marche des nuages toujours accumulés autour du Cervin, et plus qu’un soupçon d’humidité dans les furieuses rafales de vent qui nous frappaient à de courts intervalles, étaient des signes assez distincts et assez infaillibles, pensait-il, pour que même un Monsieur les reconnaisse. Pourtant ma persistance lui suggéra que j’étais peut-être un Mahatma (ou son équivalent de la Vallée de Saas) ; il se réfugia dans un coin, charmé par les caressantes bouffées de Dame Nicotine, ma pipe, et il me raconta des histoires de sorciers au sujet des esprits et des gnomes qui hantent encore le vaste cirque des murailles bastionnant le Val Anzasca. Comme le jour s’écoulait, le fardeau obligé de ma contenance suggestive me devint trop lourd, aussi me retirai-je dans un coin tranquille, songeant, drapé dans de nombreuses couvertures, à noyer mon anxiété dans le sommeil. Tard dans l’après-midi Burgener me réveille d’une vigoureuse poussée en me disant de regarder le temps. Ma première impression est qu’il vient me confondre comme imposteur et tourner mes prophéties en méprisante dérision. Son air de jubilation et l’apparence légère des nuages attardés mettent pourtant à néant mes pensées pénibles et je comprends que la vigoureuse poussée était destinée à accompagner une respectueuse appréciation de mon étonnante prédiction. Je me libère des couvertures humides. Un rayon perce les nuages et nous saluons le retour du disque du jour avec des hurlements à remplir les oreilles, et des sauts aussi vigoureux que nous le permettent les plaques de clous de nos brodequins. Notre conduite en cette circonstance eût sans aucun doute suggéré à un critique compétent que nous étions de pieux sectateurs de Zoroastre (ou encore des fous échappés). Cette explosion de joie nous ayant épuisés, nous fîmes le sac et, après nous être approprié les couvertures du refuge, nous partîmes pour le rendez-vous fixé à Gentinetta.

À l’extrême coin Nord-Ouest du grand promontoire sur lequel s’appuie le Glacier du Cervin, il y a un plateau pierreux, duquel la glace s’est depuis longtemps retirée. Nous espérions y découvrir comme abri quelque anfractuosité parmi les débris de rocs dont il est parsemé. Nous nous y dirigeons lentement. À notre arrivée, nous voyons qu’il y a absence totale d’abri commode et sommes obligés de nous contenter, pour toute protection, de celle que peut offrir la face d’un gros rocher. Près de nous se profile la grande falaise du glacier, coupant presque toute vue de notre montagne. À sa droite, et hors d’atteinte des blocs qui s’en peuvent détacher, il y a une longue arête de roc conduisant à la crête de neige. Après avoir allumé notre feu et mis l’eau à bouillir nous nous asseyons près de la falaise qui surplombe le Glacier de Zmutt ; bientôt nous découvrons Gentinetta et un autre homme traçant rapidement leur itinéraire à travers les crevasses. Pendant ce temps le soleil s’était couché et avec l’ombre croissante les dernières traînées de nuages s’étaient dispersées magiquement. À huit heures environ les guides arrivèrent et nous vîmes que notre nouvelle recrue était Johann Petrus. Ce que voyant, nous fûmes tous deux très satisfaits, car jamais meilleur grimpeur et guide plus résolu ne s’était présenté au désir d’un touriste entreprenant.

Les provisions de Gentinetta avaient surtout la forme liquide. Aussi notre dîner consista-t-il principalement en restes de nos provisions premières et en une mixture hétéroclyte de vin rouge et de marsala, de bière et de cognac. Pendant la durée de ce festin, Burgener et Gentinetta rivalisèrent à qui mieux mieux en exaltant les prophéties météorologiques de leur Monsieur. Petrus fut appelé à témoigner sur l’apparence du temps, complètement compromis le matin ; enfin, pour ajouter à mon triomphe, on rappela les dires d’Imseng, à Zermatt, qui avait parlé du temps comme étant sans espoir d’amélioration. «Du reste, leur Monsieur n’avait jamais hésité dans sa confiance » — ils n’avaient pas heureusement deviné mes sentiments de la journée — « et il avait courageusement témoigné contre un adversaire résolu ». Une expérience subséquente est encore venue à la rescousse, et Burgener me considère comme d’un mérite transcendant dans cette branche de l’art de grimper. Lorsque, comme il est bien naturel, des faits contraires ne s’accordent pas avec mes prévisions, il est tout prêt, comme le célèbre savant français, à s’écrier : « Tant pis pour les faits. » La nuit amena un froid intense. Les nuages avaient empêché les rayons du soleil de réchauffer le plateau, et les petites cuvettes d’eau comme les plaques de neige étaient encore, lorsque nous les avions atteintes, fortement prises par le froid des nuits précédentes. Sous nous, un rocher glacé, au dessus, un vent du Nord perçant, nous gelaient jusqu’aux moelles et nous étions transis sous nos maigres couvertures. Nous fûmes tout heureux lorsque vint l’heure de se lever, et au premier soupçon du jour (4 h. 15 mat.)[6], nous commençâmes à escalader les rochers le long de l’arête conduisant à la crête de neige. À 5 h. 20 mat., nous eu atteignîmes le pied et sur une saillie abritée nous trouvâmes les débris du campement Penhall. Là nous fîmes halte pour déjeuner et nous déposâmes les couvertures, que, dans la prévision d’une deuxième nuit à passer sur la montagne, nous avions apportées jusqu’à ce point. Après une demi-heure de halte nous nous mettons à la corde et commençons l’ascension de l’arête de neige. Nous atteignons la dent rocheuse qui, de Zermatt, se profile si visiblement sur le ciel, et nous escaladons des piles branlantes de rocs brisés par le gel. Au delà de la troisième dent nous sommes arrêtés par une profonde coupure. Burgener et Petrus ont tôt fait de dégringoler les rochers sur notre droite et d’atteindre le fond. Aller plus loin devenait impossible, car l’arête se relevait perpendiculairement au dessus d’eux et une grosse console la supportant en surplomb enlevait toute chance de pouvoir traverser. Cela n’eût pas arrêté l’un ou l’autre des deux guides, car un étroit couloir, entre cette console et les ressauts de la dent sur laquelle Gentinetta et moi nous nous trouvions, venait offrir un moyen évident de tourner, plus bas, l’obstacle ; mais au-delà, en avant et à gauche, une pente se présentait avec l’aspect désagréable, à sa base, de rocs brisés et verglassés ou masqués de neige en poudre. Plus haut la pente se redressait jusqu’à paraître presque perpendiculaire. Il fallait arriver en haut de cette pente ou abandonner l’ascension. Effrayés par cette vue, les guides revinrent sur les rochers où j’étais encore établi.

Pendant trois quarts d’heure nous examinâmes la pente sans pouvoir y découvrir un passage satisfaisant et des doutes désagréables commençaient à s’exprimer librement dans notre caravane quand un cri lointain, un jodel, vint attirer notre attention. Là-bas, au bas de la montagne, nous découvrîmes trois points que nous conjecturâmes avec raison devoir être Penhall et ses guides[7].

Nous perdîmes la demi-heure suivante à suivre alternativement leurs progrès ou à étudier notre pente. À la fin ils disparurent derrière un contrefort : cette excuse à notre retard s’étant évanouie, il fut décidé que nous aborderions la coupure pour examiner de plus près notre pente. Nous voici dans la brèche. Burgener et Petrus descendent le couloir et trouvent bientôt une voie pour gagner la face en question. En arrivant à ce point[8] quelques minutes plus tard je trouve Burgener et Petrus déjà en plein travail au-delà. Au bout de quelques minutes nous étions de nouveau sur l’arête. Après l’avoir

CERVIN
suivie sur une courte distance nous atteignions l’endroit où il fallait prendre la mauvaise pente. Là, la, discussion recommença. Burgener était nettement contraire à l’idée de la tenter, mais, comme il n’y avait pas d’autre passage, Petrus s’avança pour l’explorer.

Je n’ai pas le moindre doute que l’objection de Burgener à prendre cette pente venait exclusivement de ce qu’il n’avait jamais encore abordé semblable passage avec moi. La pente était évidemment praticable. Mais ce qui était non moins certain c’est que la glissade de l’un eût entraîné tous ceux qui étaient encordés avec lui. De semblables situations m’ont fait partager plus tard sa manière de voir. La certitude que l’on ne pourrait rien pour arrêter une glissade, combinée avec la crainte précise qu’elle peut arriver, crée, comme on se l’imagine facilement, une situation dénuée de charme. La crainte de glisser soi-même peut être considérée comme pleine de délices si on la compare à la sensation apportée par ce véritable piège qu’est la corde lorsqu’il y a à l’autre bout « une quantité inconnue ».

Nos haltes à ce point et à la troisième dent avaient excédé deux heures, nous n’avions donc plus de temps à perdre. Petrus semblait gagner du terrain régulièrement, aussi Burgener s’apprêta-t-il à traverser à son tour. Bien qu’il ne fût pas du tout un homme de haute stature dans la vallée, sur une pente de glace vive il paraissait, visiblement grandir, et semblait être un véritable géant lorsqu’il maniait son irrésistible piolet. Pour quelque raison cachée, probablement pour fournir une excuse valable à ne pas encorder Gentinetta et à le sauver ainsi du risque de la « quantité inconnue[9] » Burgener nous dit de le laisser aller jusqu’à ce qu’il fût «ganz fest», bien établi. Nous lui filàmes trente mètres de corde, et, comme il n’y avait pas apparence immédiate qu’il fût «ganz fest», et comme aussi dans l’éventualité d’une glissade il était à peu près certain qu’il n’y aurait aucune différence qu’il soit là ou plus loin, je suivis ses traces avec précaution ; Gentinetta fermait la marche, libre du dangereux esclavage de la corde. Après avoir traversé en tout environ cinquante mètres nous pouvons enfin quitter la pente et atteindre bientôt un rocher, qui bien que fort incliné nous offre une foule d’excellentes saillies. Burgener fait de furieuses enjambées ; tout il coup un morceau de roc rase son habit et un hurlement d’angoisse nous avertit que sa pipe, fidèle compagnon dans tant de dures escalades, et souvenir de son meilleur touriste, venait d’être jetée hors de sa poche et précipitée sur le Glacier du Cervin.

Bientôt après nous regagnons l’arête, et, sans aucune halte, nous la suivons jusqu’au point où non seulement elle devient perpendiculaire mais où réellement elle surplombe[10] Nous avions maintenant à suivre en travers sur notre droite la grande face Ouest du pic. Burgener scruta anxieusement l’énorme muraille et, saisissant ma main, il s’écria : « La pipe est vengée, nous tenons le sommet, » ce qui m’amena à penser que nous finirions bien par l’atteindre un moment ou l’autre. Les guides commencèrent la construction d’un cairn, pendant que j’utilisais cette halte à la recherche assidue d’un diminutif de poulet que Burgener m’avait affirmé

avoir mis dans le sac. Nous préparâmes alors une de nos nombreuses bouteilles pour y mettre dûment nos noms et nous la cachâmes soigneusement dans le cairn. Ce devoir rempli, et Burgener ayant emprunté la pipe de Gentinetta qu’il ne rendit, naturellement, que lorsque nous fûmes de retour à Zermatt, nous commençons l’ascension de la face Ouest. Nous prenons par le travers sur une courte distance, et, tournant droit à la pente, nous escaladons des dalles rocheuses, verglassées et en équilibre instable. À tout prendre, elles ne sont pas difficiles et nous avançons rapidement. Nous eussions probablement trouvé meilleure route sur la droite, mais Burgener ne voulait pas, avec raison, aller dans cette direction, car elle nous eût amenés trop au-dessus de l’autre caravane. Même à l’endroit où nous étions il insistait pour que nous prissions le plus grand soin d’éviter les chutes de pierres. J’ai appris plus tard de Penhall que sa caravane était trop loin sur la droite pour avoir rien à craindre des rochers détachés par nous, et que des deux ou trois blocs que nous délogeâmes aucun ne se fit voir ou entendre d’eux.

Après quelques bonnes escalades, nous atteignons un point d’où il nous paraît possible de regagner l’Arête de Zmutt, mais Burgener n’en a pas l’absolue certitude et, comme il apprend que Carrel a jadis traversé sur une corniche plus élevée, il préfère prendre cette direction. Nous avons bientôt gagné cette corniche, le fameux « Corridor » des premières ascensions du Breuil, et nous ne trouvons à la suivre aucune difficulté, à part qu’elle nous barre l’accès du sommet. Petrus est promptement envoyé à bout de corde pour voir si le dernier pourra descendre sans aide. Étant acquis que c’est impossible, notre seconde corde est dépliée. Un temps assez long est dépensé à la fixer, le seul morceau de roc de nature à se prêter à cet usage étant trop rond pour que l’on puisse aisément y attacher l’anneau de corde. Pendant ces instants j’eus le temps d’explorer notre corniche qui serpentait comme un sentier vers l’arête Sud, épousant toutes les sinuosités de la montagne. Elle se trouvait entièrement dégarnie de glace et de neige, et, en l état actuel, aurait pu être facilement traversée. Je rencontrai aussi, fiché dans le roc, un crampon profondément rouillé, une relique, je pense, de l’ascension de M. Grove en 1867[11]. Après avoir fait couler la corde à nous, nous trouvons le reste de la corniche en condition très différente. Au lieu d’offrir au pied de bonnes saillies sur le roc, elle était garnie de neige folle, et les quelques protubérances qui en sortaient étaient verglassées, et, pour la plupart, brisées. Ces difficultés ne sont, heureusement, pas longues et nous pouvons bientôt plonger dans la neige qui recouvre l’arête (12 h. 50 soir). Petrus, qui tout le long du jour passe son temps à errer en avant de nous, a disparu. Nous suivons ses traces, parfois sur l’arête, mais le plus souvent sur la pente abrupte de gauche, et en trois quarts d’heure nous le rejoignons sur le sommet (1 h. 45 soir). Le jour était parfaitement calme et la vue sans nuages. Le temps fuyait rapidement, et, quand Burgener vint me mettre à la corde à 2 h. 30 soir, j’eus beaucoup de peine à me figurer que nous avions passé là trois bons quarts d’heure.

Nous descendîmes alors l’arête Nord-Est, drapée de câbles, jusqu’à l’Épaule où nous attendîmes quelques minutes pour examiner la caravane Penhall qui arrivait précisément en vue sur l’Arête de Zmutt. Après un jodel de départ envoyé à nos amis, nous descendons rapidement les pentes jusqu’à la cabane. Il nous fallut pourtant prendre grand soin d’éviter les verres cassés et les boîtes de sardines accumulées en larges quantités. Une courte halte et nous voici dégringolant vers le Glacier de Furggen. À 5 h. 30 soir, nous débouclions nos guêtres sur la moraine en-dessous du Hörnli. Une heure et demie plus tard nous vagabondions dans la grande rue de Zermatt, et nous savourions bientôt, comme de simples mahométans, la « récompense des fidèles »[12].

Note. — Autant que j’ai pu m’en enquérir, l’ascension, jusqu’à 1894, n’a été refaite qu’une fois. Le 27 août de cette année-ci [1895], S. A. R. le duc des Abruzzes, le Dr Norman Collie et moi, nous sommes allés bivouaquer sensiblement plus bas que mes premiers quartiers. Sous la conduite du jeune Pollinger, qui était le seul professionnel de notre caravane, nous avons pris à droite de mon ancienne route, et, atteignant le Glacier de Tiefenmatten, nous l’avons longé jusqu’à l’endroit où il aboutit aux falaises du Cervin. Tournant droit alors, nous avons escaladé les pentes dans la direction de l’arête de neige, juste à l’endroit où elle se soude à la dent de rocher.

Nous avons trouvé la montagne presque complètement débarrassée de neige et déglacé, et nous avons pu grimper sans sérieuse difficulté la face située à gauche de l’arête — dans le couloir tombant sur le Glacier du Cervin, — face qui, dans ma première ascension, avait été excessivement dangereuse. Pareille bonne chance nous suivit quand nous émergeâmes sur la face Ouest ; nous y avons trouvé comparativement faciles et simples des parties qui, en 1879, avaient été formidables. À 9 h. 10 mat., nous avions gagné la partie supérieure de l’Arête de Zmutt ; elle fut, grâce à l’absence de neige, particulièrement aisée et, un peu avant 10 h. mat., nous atteignions le sommet. La crainte d’un mauvais temps menaçant nous avait poussés à prendre notre meilleur pas, et il n’est pas probable que l’ascension soit souvent faite aussi rapidement.

Quatre jours plus tard, trois caravanes se trouvaient ensemble sur cette face de la montagne : Miss Bristow, avec Pollinger jeune et Zurbriggen (ascension par la route du Hornli et descente par l’Arête de Zmutt — la première descente effectuée sur cette face de la montagne) ; le Dr Gussfeldt avec Rey ; et M. Farrar ayec D. Maquignaz (l’une et l’autre ascension par l’Arête de Zmutt, le Dr Güssfeldt descendant par la route du Hornli et M. Farrar revenant parcelle de Zmutt).





  1. La première ascension du Cervin datait, il est vrai, du 14 juillet 1865 ; mais la terrible catastrophe qui la termina et qui coûta la vie à quatre personnes entretint pendant longtemps le renom de difficulté et de danger de cette montagne. — M. P.
  2. L’Hôtel du Mont-Rose fut le premier hôtel de Zermatt — auparavant on couchait chez le curé, — et c’était, alors comme aujourd’hui, le rendez-vous des plus célèbres grimpeurs. L’Hôtel du Mont-Rose, et ses tenanciers le père et la mère Seiler, auront une page dans l’histoire alpine. — M. P.
  3. Ce col (3.593 m. d’altitude) est situé à l’Ouest de la Dent d’Hérens et joint le Glacier de Za de Zan (Valpelline) au Glacier de Tiefenmatten. Se reporter à la carte esquisse ci-contre. — M. P.
  4. Scrambles amongst the Alps [in the Years 1860-1869, par Ed. Whymper ; London, 1811 ; édition anglaise], p. 278 [édition française, p. 305].
  5. Les résultats de cette expédition n’ont jamais été publiés (Voy. p. 290) ; tout au plus trouvons-nous dans l’Alpine Journal de février 1883, XI, p. 181, mentionnée d’après le carnet de Burgener, la course du Portienhorn ( ? ) sous le nom de Sonnighorn ; elle se fit très probablement de Schönenboden dans le Furggthal, par le glacier Sud et la face Sud-Ouest, avec descente par l’arête Nord sur le Mittelpass et la vallée de Saas (Voy. Climbers Guide to the Eastern Pennine Alps, par Sir Martin Conway, London 1891, p. 129-30). — M. P.
  6. Le 3 septembre 1819 ; consulter un court récit de cette course fait par A. F. Mummery, et paru dans l’Alpine Journal, IX, p. 458-62. — M. P.
  7. Le même jour en effet, 3 septembre 1879, M. Penhall et ses guides réussirent à faire la première ascension du Cervin par la face Ouest ; ils aboutirent quelques heures après Mummery, comme on le verra plus loin, au haut de l’Arête de Zmutt d’où ils gagnèrent le sommet. La route qu’ils prirent en cette occasion, dit Sir Martin Conway (Climbers Guide to the Central Pennine Alps, London, 1890), « ne devra jamais être prise, excepté après une longue persistance du beau temps. Si les rochers sont verglassés, il est impossible de les escalader, et le retour est une opération extrêmement hasardeuse, car les pierres tombent de tous côtés ». M. Penhall a fait le récit de cette ascension dans l’Alpine Journal, IX, p. 449-58. — M. P.
  8. Ce point est situé, dans l’illustration ci-contre, juste au-delà de la dent rocheuse qui termine l’arête de neige. La route tourne alors à gauche dans le couloir, puis de nouveau atteint l’arête au-delà de la première marche à pic. Plus haut, près de l’endroit où l’arête se soude à la grande face Ouest — à la gauche de trois petites plaques de neige — la route tourne à droite, et la formidable face Ouest est suivie jusqu’à ce qu’il devienne possible de revenir en travers à la fin de l’Arête de Zmutt, que l’on suit alors jusqu’au sommet.
  9. Dans plus d’une occasion, j’ai trouvé Burgener attentif à sauver les autres de risques auxquels il se trouvait exposé, et cela par des expédients variés plus ou moins transparents. Pour ceux qui le connaissent, il n’est pas besoin d’ajouter que jamais il n’a fait courir à d’autres des risques dont il était exempt lui-même.
  10. Soit du Mettelhorn, soit des pentes qui sont auprès et à l’Ouest du Breuil on se rendra compte qu’il n’y a là aucune exagération. De ces deux points opposés on aperçoit distinctement cette partie de l’arête.
  11. Voy. Alpine Journal, IV, p. 185 : Ascensions Nord et Sud du Cervin, par F. G. Grave. — M. P.
  12. Un court récit de cette belle escalade parut sous la signature de A. F. Mummery, dans l’Alpine Journal de mai 1880, vol. IX, p. 458-62. — M. P.