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Mes souvenirs (Stern)/Première partie/III

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Daniel Stern ()
Calmann Lévy, éditeurs (Bibliothèque contemporaine) (p. 29-45).




III


Plaisirs champêtres. — Familiarité avec les bêtes. — La volière. — Les lapins angoras. — Les marcassins. — L’âne du jardinier. — Généreuse. — L’allée souterraine. — Les chenilles et les orchidées. — Vue précoce de la métamorphose. — Les glanes et le halebotage. — La cuisine allemande. — Adelheid. — Marianne. — Mes jardins. — Première éducation allemande et française. — Le voyage en poste. — Ma Minerve. — Le retour des Bourbons. — Les Cent-jours.— Départ pour Francfort et pour la Vendée. 




Je vivais au Mortier en grande franchise d’allures, improvisant chaque jour, tantôt seule, tantôt avec les enfants du voisinage, de nouveaux amusements. Les bêtes y avaient le rôle principal. Outre les chiens d’arrêt de mon père, qui étaient de mon intimité et dont je me rappelle encore aujourd’hui les noms, les humeurs opposées, je nourrissais toute une volière d’oiseaux du pays, pinsons, chardonnerets, bouvreuils et j’essayais obstinément chaque printemps, quoique toujours sans succès, d’élever, aux œufs de fourmis, les couvées de perdreaux apportées à mon père par les faucheurs. Par compensation à la mortalité de mes petits perdreaux, il me venait d’un beau couple de lapins angoras, l’un blanc, l’autre noir, qui multipliaient sans fin, une rapide famille, habillée de toutes les combinaisons imaginables de la couleur pie, et qui me réjouissait, à chaque portée, par des surprises nouvelles. Une chèvre aussi s’était attachée à moi, et, du plus loin qu’elle m’apercevait à travers les grilles, elle poussait un bêlement plaintif et tendre qui m’allait droit au cœur. Deux petits marcassins, pris par le garde comme ils étaient encore à la mamelle, et que notre bergère menait paître avec ses agneaux, m’inspiraient un intérêt sérieux, mélangé, de saison en saison, à mesure qu’ils se faisaient plus différents des moutons, de plus de crainte. Enfin, le dimanche, au sortir de vêpres, lorsqu’il ne pleuvait pas, l’âne du jardinier paraissait devant le perron, bellement harnaché, conduit par Généreuse, sa jeune maîtresse, en cotillon court, jambes nues, sabots en main, pour pouvoir plus librement courir à ma guise, dans le grand bois. Ce grand bois, bien qu’enclos de murs, nous était interdit, je ne sais trop pourquoi, les jours de semaine. Aussi, le dimanche, quelle fête d’y aller, d’arpenter en tous sens l’étoile et les pattes d’oie !

Nous passions invariablement, de préférence, par une certaine allée très-encaissée, très-sombre, très-humide, que j’affectionnais entre toutes à cause de la végétation particulière qui croissait sur ses parois argileuses : mousses, fougères, lichens, orchis, champignons, et que j’avais nommée, par amplification, pour lui donner sans doute un air de mystère, l’allée souterraine !

Surmontant la répugnance que j’ai eue toute ma vie pour ce qui rampe, je rapportais de mes promenades, avec des paquets d’herbes et de mousses, des chenilles que j’enfermais dans des boîtes à couvercles transparents, et dont mon père, à mesure qu’elles s’opéraient, m’expliquait les métamorphoses. Les orchidées aux formes imitatives, l’orchis mouche, l’orchis homme pendu, que j’essayais de transplanter dans nos plates-bandes, les boutures et les greffes que je voyais faire au jardinier, la goutte d’eau que mon père me montrait au microscope, les transformations du têtard et de la grenouille dans la mare, l’éclosion des volatiles dans la basse-cour et jusqu’à la toile d’araignée suspendue au plafond des étables, tous ces objets, à la fois surprenants et familiers à mes yeux à peine ouverts sur le monde, me donnèrent une habitude précoce avec le phénomène universel de la métamorphose. Avant toute réflexion, avant toute étude, la notion spinoziste de la vie entrait en moi par les sens ; elle y pénétrait ainsi bien plus vivement et bien plus avant qu’elle n’eût jamais pu le faire par l’enseignement de l’école ou par la spéculation métaphysique. Elle avait pris possession de mon entendement avant l’heure où s’y produisit la pensée.

Je m’associais aussi avec une vivacité extrême à tous les travaux des champs. Avec une brouette, un râteau, une hotte, une fourche, appropriés à ma taille et à ma force, je prenais une part active à la fenaison, à la moisson, aux vendanges.

Les glanes et le halebotage surtout[1], facilités par la négligence volontaire de nos métayers ou de nos vignerons, amenaient de grandes joies, quand, à la fin de la journée, je distribuais, selon mes préférences, aux enfants des pauvres, ma gerbe ou ma hotte pe santé. Je ne dois pas omettre non plus, dans la revue que je passe de mes plaisirs, ces immenses lessives qui se font deux ou trois fois l’an dans les maisons bien pourvues de linge, et pour lesquelles on convoquait chez nous le ban et l’arrière-ban des commères, dont le caquet, infatigable plus encore que le battoir, emplissait la buanderie et les cours d’un gai tapage. Il n’est pas jusqu’à la carriole qui s’en allait aux provisions vers la ville, dont le départ et le retour, retentissant sur le chemin caillouteux, ne causassent une émotion, tant le mouvement et le bruit, quels qu’ils soient, ont un attrait pour l’enfance. Enfin, lorsque nous restions tard à la campagne, les blancs tapis de neige où, d’année en année, l’empreinte de mes pas se marquait plus distincte et plus grande, les glaçons charriés au soleil sur le canal, le fagotage des bûcherons, par-dessus tout l’opération mystérieuse des noirs charbonniers dans les bois, au sifflement de la bise, au croassement des corbeaux, au craquement des branches mortes, complétaient par des joies d’hiver mes joies de printemps, d’été et d’automne.

La chasse et la pêche, quand mon père m’y conduisait, formaient le côté aventureux et en quelque sorte homérique de mes plaisirs. Je n’aurai garde, non plus, dans le rappel de mes joies primitives, de négliger celles qui me venaient, comme aux héros de l’Iliade, des apprêts et des fumets d’un bon repas. Ma mère, en quittant son pays, en avait emmené avec elle quelques souvenirs vivants et domestiques. Elle avait pour moi une bonne allemande ; elle se faisait suivre par un chasseur habillé à la mode de Vienne, la plume de coq au chapeau, le coutelas au ceinturon ; enfin, malgré de nombreux inconvénients, elle ne se décidait pas à congédier une cuisinière viennoise du nom d’Adelheid, laquelle ne contribua pas peu, il faut l’avouer, au parfait contentement de ma jeunesse. La cuisine allemande est la vraie cuisine des enfants et des écoliers. Mélanges inattendus, surprises, confusions, naïvetés, indisciplines, mais où tout revient pourtant aux deux éléments inoffensifs, farine et sucre : c’est une complète vacance, un oubli de toutes les règles, où l’enfant trouve son compte et sa joie.

Adelheid excellait aux mehlspeisen ; et quand elle avait bu surtout, ce qui n’était pas rare, elle me prodiguait, hors des repas, des gâteaux, des sucreries, auxquels mes rustiques camarades de l’un et l’autre sexe faisaient, des yeux et des dents, la fête qu’on imagine.

En rivalité de la viennoise Adelheid, Marianne, la ménagère tourangelle, qui serrait sous clef les provisions, emplissait en cachette mon tablier de pruneaux de Tours, de poires tapées, d’alberges confites et d’autres friandises du cru, sans compter, sous le prétexte des oiseaux de ma volière, d’énormes morceaux de sucre que détournaient au passage mes petits amis sans plumes.

L’amour-propre avait bien aussi, de temps à autre, sa part dans mes satisfactions; à une noce de village, par exemple, quand le marié venait me chercher pour ouvrir le bal ; à la messe du 15 août, quand j’allais, au côté de Marianne, un grand cierge à la main, lui droit et moi droite, offrir le pain bénit tout enrubanné, avec sa brioche parochiale ; mais ces excitations à la vanité venaient rarement ; d’ailleurs la vanité n’avait en moi que de faibles germes, et ces germes ne se développèrent point dans la maison maternelle où régnait, malgré la condition de mes parents, une simplicité de mœurs parfaite. — Quand arrivaient les mauvais temps et qu’il n’y avait pas moyen de sortir, je me sentais bien privée, bien seule à la maison, ma mère n’y admettant pas volontiers mes bêtes, et n’y tolérant qu’à demi mes chers petits rustres. Ceux-ci, de leur côté, se sentaient gênés dans nos salons, sur les parquets glissants, sur les fauteuils aux blanches housses de basin où se marquait l’empreinte de leurs mains terreuses. Heureusement, dans ma solitude, il me vint une inspiration : j’eus l’idée d’embellir ma prison — un salon, pour un enfant, c’est une prison — par la représentation des champs, des prés, des bois, des jardins, d’où je me voyais bannie ; par la création de campagnes imaginaires, que je disposerais selon mon plaisir. Ce fut un trait de génie. Sur une table en bois de sapin, qui ne servant à rien d’autre, j’étendis une couche de terre argileuse, rapportée à cette intention de ma chère allée souterraine. Avec un couteau de bois, je traçai sur toute la surface ainsi enduite le plan improvisé de mes plantations ; de frêles tiges d’arbustes, houx, genévriers, épines, figurèrent dans mes compositions les forêts ; des épaisseurs de terre et des cailloux me donnèrent à l’horizon les montagnes ; avec de beaux coquillages rapportés de La Martinique par un chevalier de Lonlay, qui habitait tout auprès de nous le château des Belles-Ruries, je formai des grottes profondes que je tapissai de mousses et de lichens ; un morceau de miroir, irrégulièrement brisé, devint un lac limpide ; de petits sentiers sablés serpentèrent agréablement au travers de ces campagnes. La complaisance de mon père sourit à mes inventions. Il voulut s’y associer. Comme il était très-adroit de ses mains, il découpa pour moi dans le liège et le carton, il peignit avec un soin minutieux des fabriques de tout genre, qui rehaussèrent mon paysage. Nous y plaçâmes, dans la forêt, l’ermitage ; au bord du lac, la cabane du pêcheur; sur les hauteurs, le château qui, moyennant certains artifices, s’illuminait tout à coup le soir, et montrait à son balcon un large transparent fleurdelysé où se lisait en gros caractères le cri du loyal châtelain : Vive le roi ! — De proche en proche, mes ambitions montant toujours, il fallut faire venir de Nuremberg de grandes boîtes à jouets, toutes remplies de personnages et d’animaux forestiers, qui, répandus çà et là dans les parties sauvages de mes campagnes, leur donnaient un aspect plus sauvage encore. Puis, je voulus des cygnes, des bateaux sur mes lacs ; de belles dames en cavalcades par les chemins* et quand j’eus réalisé ce rêve, je me considérai moi-même et mon œuvre d’un tout autre œil. J’eus les éblouissements de la création poétique. Le souvenir m’en est présent comme si c’était hier. Je fus véritablement ravie, du ravissement de l’artiste, quand il croit avoir exprimé son idéal. Quoi d’étonnant ? N’avais-je pas dès lors, pour mes perspectives, pour mes ombrages, pour mes grottes en rocailles, pour mes rustiques figulines, un idéal, tout aussi bien que Bernard Palissy ou notre grand Lenôtre !

Cependant mon éducation commençait. Ma mère et ma bonne allemande, qui me parlaient toujours dans leur langue, me faisaient lire des contes de Grimm, réciterde mémoire des fables de Gellert ou des monologues de Schiller. Sur un piano de Vienne, j’apprenais les notes de la gamme dans les sonates de Haydn ou de Mozart. On m’expliquait dans l’Orbis pictus, si cher aux enfants allemands, les merveilles du Cosmos. Et ainsi, de plus en plus, sous l’influence maternelle, j’aurais été me germanisant, ce qui, avec mes yeux bleus, mes cheveux blonds, mon air rêveur n’aurait pas eu de quoi surprendre, si mon père n’y eût mis bon ordre en me retenant de son bord. Mon père n’avait, quant à lui, rien gardé de sa longue émigration, qu’une pointe de persiflage à l’endroit des Allemands. Il était d’un naturel tout gaulois : ni rêverie, ni exaltation, ni métaphysique, ni musique. De dévotion, moins encore : ce n’était pas alors le fait d’un gentilhomme. Ses auteurs étaient Horace, Ovide, Rabelais, Montaigne, La Fontaine, par-dessus tout Voltaire. C’est de ces ouvrages, païens ou profanes, en choisissant les morceaux, et jamais des Écritures saintes, que mon père tirait pour moi ses dictées. C’est en écrivant les histoires de la mythologie que je me formai la main. Je connus l’enlèvement de Proserpine bien avant l’annonciation de la Vierge Marie ; et j’ignorais encore la crèche et l’Enfant Jésus, que déjà j’admirais le berceau prodigieux du petit Hercule. Ainsi, au plus loin que remonte ma mémoire, je me vois, ce que je suis restée toute ma vie : à la fois Allemande et Française par le sang, par la nourriture du corps et de l’esprit ; sensible aux beautés de Schiller et de Mozart comme à celles de Molière et de Voltaire : de telle sorte que je n’ai jamais su bien démêler vers quel côté j’inclinais le plus[2] ; et que, en y regardant de près, je ne me suis jamais sentie, à bien dire, ni Française ni Allemande entièrement ; mais comme à part, isolée, un peu étrangère, aussi bien dans le pays où j’ai vu le jour que dans celui où la destinée m’a fait vivre ; je devrais ajouter, pour être sincère, étrangère aussi un peu, en mainte occasion, à moi-même et à ceux qui m’ont aimée.

J’ai dit qu’il n’y avait eu dans mon enfance aucune contrainte. J’en oubliais deux, passagères il est vrai, mais vivement ressenties parce qu’elles faisaient contraste avec ma liberté habituelle. Je demande encore un peu d’indulgence pour ces récits puérils où je sens que je me complais trop ; ils vont finir ; ce qui me reste à dire est très-court.

À l’époque dont je parle, de 1809 à 1815, la plus petite distance, même franchie en poste, constituait ce qu’on appelait un voyage. On en délibérait, on s’y apprêtait de longue main. La vieille duchesse douairière de Montmorency, lorsqu’elle se rendait, pour y passer l’été, à sa maison d’Auteuil, se commandait pour la route un habit de nankin. — Qu’on s’imagine ce que devait être l’éloignement de Paris à Monnaie, soixante lieues ! Longtemps à l’avance on discutait en famille le jour du départ. Les préparatifs ne duraient pas moins de quinze jours. On partageait en deux ce grand trajet. On s’arrêtait à mi-chemin, à Chartres, pour y passer la nuit dans une affreuse auberge, où l’on soupait d’un fricandeau à l’oseille réchauffé, et servi par la plus malpropre des maritornes. Ce grand déplacement, les emballages et les déballages qui suspendaient pour un temps l’habitude, n’avaient rien qui me déplût, au contraire. Rien de plus gai d’ailleurs que la façon de voyager des gens riches avant l’invention des chemins de fer.

On commandait chez soi, à son heure, les chevaux de poste ; on s’installait dans une bonne berline disposée pour y dormir la nuit au besoin ; on y avait de la lumière pour le soir, avec tout ce qu’il fallait pour prendre ses repas. Des guides — c’est ainsi que s’appelait le pourboire des, postillons — portés de quelques sous au-dessus de la taxe réglementaire, mettaient tout l’attelage en belle humeur ; on partait au galop ; les fouets claquaient, les grelots sonnaient ; les parements écarlates, les boutons de cuivre des postillons reluisaient à merveille. Mais il y avait un revers à cette joie : au-dessous de l’âge de sept ans, les enfants ne payaient point, ou du moins ils ne payaient que demi-place ; on était fort économe alors dans les bonnes maisons, et chiper l’État paraissait aux plus grands seigneurs une gentillesse. Or, donc, lorsque j’eus dépassé l’âge des exemptions, on pensa qu’il serait de bonne prise de gagner un an ou deux sur le règlement, et, pour me dissimuler, a chaque relais, aux regards inquisitifs du maître de poste, on me pelotonnait, on m’enfouissait dans les coussins, on me faisait feindre de dormir ; on s’ingéniait à me rapetisser ; j’étais à la torture. On conviendra que c’était là une grotesque économie dans le budget d’une maison où la fortune se comptait par millions, et dont les possesseurs n’étaient aucunement avares. Je dis le l’ait dans son incroyable vérité. J’ai lieu de croire qu’il était assez général, et que bien des enfants de ma génération auront souffert comme moi dans leur amour-propre, dans leur franchise et dans leur liberté, pour paraître plus petits que leur âge et frauder ainsi, peu ou prou, l’administration royale des postes !

L’autre contrainte qu’il me reste à raconter n’avait pas pour but de dissimuler ma taille, loin de là. Il s’agissait de la diriger en hauteur, et de prévenir les déviations qu’une croissance très-rapide et une extrême délicatesse des muscles et des os pouvaient faire craindre. Je croissais, comme on dit, à vue d’oeil, et mon cou semblait croître plus vite que tout le reste. Long et frôle, il avait peine apparemment à porter ma tête ; il ployait sous le poids de ma chevelure extraordinairement touffue. Bientôt l’on s’aperçut que mon front penché en avant faisait creuser la poitrine et s’arrondir les épaules. On prit peur. Je ne sais quel charlatan venait d’inventer une mécanique à seule fin de forcer à se tenir droit les petites filles. Il s’en menait grand bruit ; on m’en affubla. Heureusement pour ma taille, cette mécanique était inoffensive ; heureusement pour mon amour-propre, elle avait un aspect gracieux et portait un joli nom : on l’appelait une Minerve. C’était une longue tige d’acier, recourbée en manière de casque, qui suivait par derrière le galbe de la tête, se rattachant à la taille, sur le front et sous le menton, par une ceinture et des bandelettes en velours. On n’y pouvait bouger que tout d’une pièce, et la tête, maintenue de face, ne se tournait qu’ensemble avec les épaules. C’était un charmant petit supplice. Je m’y accoutumai vite néanmoins, par docilité de nature et aussi parce qu’à force d’entendre célébrer le bel effet de ce casque de Pallas à mon front d’ivoire, et de ces bandelettes de velours noir sur ma chevelure d’or, j’avais fini par m’y croire un air de conquête. Mais la chose tourna tout autrement. Elle faillit avoir des conséquences bien diverses de celles que j’imaginais, et des effets tout opposés à ce qu’en attendaient mes bons parents. La Minerve mit ma vie en danger, et peu s’en fallut qu’elle ne me laissât défigurée ; voici ce qui arriva :

Un jour que je faisais à moi toute seule, ma mère étant au piano, qui jouait des Ländler de Vienne, un tour de valse dans le salon, je glissai en passant auprès de la cheminée. Embarrassée comme je l’étais dans ma Minerve qui m’empêcha de reprendre l’équilibre, je tombai, la tête la première, sur les chenets. Par bonheur, c’était l’été, il n’y avait point de feu. Mais les trois pointes aiguës des chenets m’entrèrent dans la joue si avant, ils y firent une plaie si profonde, que j’en porte encore à cette heure la cicatrice. À partir de ce jour, la Minerve me fut ôtée ; mais je ne crois pas que mes parents en aient conclu qu’on pouvait avoir eu tort de me la mettre.

Alfieri, dans ses Mémoires, raconte un accident tout semblable qui lui arriva en faisant avec son frère, auprès d’une cheminée, l’exercice à la Prussienne ; et, de même que moi, il en resta balafré.

Si je rapporte ici ces deux accidents, ce n’est pas, je prie qu’on m’en croie, pour le plaisir de m’égaler à un immortel ; c’est dans l’espoir de faire sortir de là une petite moralité à l’usage des mères de famille : n’avoir point de chenets pointus dans ses foyers, et ne pas mettre à la gêne, fût-ce dans une Minerve, les libres mouvements de l’enfance.

Cependant, un grand événement, un coup d’éclat de l’histoire, allait avoir son contre-coup dans ma petite existence.

Le retour des Bourbons n’y avait point apporté de changements. J’entendis beaucoup parler chez nous de l’usurpateur et des rois légitimes. On planta beaucoup de lis dans notre jardin. Je vis l’ordre du lys à la boutonnière de plusieurs petits garçons de notre voisinage. On me faisait lever à la messe pour le Domine salvum fac regem, tandis qu’auparavant nous restions obitsnément assis pendant le Domine salvum fac imperatorem. C’était là tout, et c’est à peine si je m’étais aperçue dans notre vie du Mortier que la France avait changé de régime. Il n’en fut pas de même un an après. Le départ et le retour des Bourbons eurent alors pour moi de sérieuses conséquences, comme on va voir.

On entrait dans le mois de mars de l’année 1815. Nous étions à Paris. Depuis quelques jours je voyais autour de moi les visages changer ; j’entendais entre mon père et ses amis des chuchotements ; il venait chez nous des gens que je n’y avais jamais vus auparavant ; on me renvoyait alors du salon. Un matin, le cocher tira de la remise la voiture de voyage ; on en lit monter les caissons. La femme de chambre y emballa beaucoup de hardes, tout cela très à la hâte et comme avec un air de mystère. Je n’osais rien demander, tant on me paraissait grave. Le lendemain, au dîner, j’appris que mon père était parti ; pour où ? on ne le disait point ; je pris peur et je me cachai pour pleurer. Tout à coup, vers l’heure où d’ordinaire on m’envoyait dormir, j’entends un bruit de grelots dans la cour ; le chasseur vient avertir que les chevaux de poste sont là. On m’enveloppe d’un manteau fourré ; on me porte dans la berline où ma mère et mon frère étaient déjà. On m’assied entre eux deux. Pendant la route, j’apprends que nous allons à Francfort, chez ma grand’mère. Le soir du septième jour (nous avions couché trois fois pendant le trajet), nous arrivions ; et je montais l’escalier, étranger pour moi, de la maison Bethmann, étourdie par les éclats de voix germaniques, par les embrassements confus d’une multitude de tantes et de cousines que je ne connaissais pas ; le cœur gros, les yeux pleins de larmes, pensant à notre chère maison du Mortier et à mon père.

On devine à quoi se rapporte tout ceci. Bonaparte avait débarqué au golfe Juan le 1er mars. Dans l’espoir d’arrêter sa marche rapide, le comte d’Artois partait pour Lyon le 6. Le lendemain, le duc de Bourbon se dirigeait vers les provinces de l’ouest, où il allait tenter d’opérer un mouvement. Mon père, qui se disposait à le suivre, sans augurer trop bien de la campagne, avait voulu, quoi qu’il arrivât, nous savoir en sûreté hors de France. Et c’est ainsi que Napoléon Bonaparte, en venant soudain ressaisir sa couronne impériale, en jetant par tout le monde le trouble et l’effroi, jetait du même coup, dans la paix de mon enfance, une première perturbation. Son épée conquérante, qui menaçait l’Europe, tranchait sans le savoir, dans l’ombre de mon existence, les premiers liens de l’habitude qui me rattachaient encore au berceau ; elle me tirait brusquement de ce premier rêve doré du matin, commencé par l’enfant dans la nuit du sein maternel.

  1. Hale ou halelotage : c’est le nom que donnent les paysans tourangeaux à ce qui s’appelle ailleurs le grapillage : la glane du raisin après la vendange.
  2. La guerre en 1870 me jeta hors d’incertitude, en me faisant sentir, à l’iolensité de mes angoisses, combien m’était chère, au-dessus de tout, la patrie française.

    (Note écrite en 1872.)