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Mes souvenirs (Stern)/Première partie/XV

La bibliothèque libre.
Daniel Stern ()
Calmann Lévy, éditeurs (Bibliothèque contemporaine) (p. 223-235).




XV


Ma valeur matrimoniale. — Les demandes en mariage. — Un amour vrai. — Le comte de Lagarde. — Un seul mot peut changer une destinée. 



J’étais, selon l’expression consacrée, un très-bon parti. Une jeune fille bien née, bien élevée, bien dotée — ma mère me donnait trois cent mille francs, somme considérable pour ce temps-là, et s’offrait à me garder chez elle, à Paris et à la campagne, moi, mon mari, nos enfants s’il en venait, nos serviteurs, — avec des espérances solides — pas moins d’un million d’héritage maternel — pouvait prétendre à tout.

J’entendais ces propos, dans la bouche des douairières, avec d’autres qu’on y ajoutait, les plus flatteurs du monde, sur ma personne.

Le jour même où ma mère était venue me chercher à l’hôtel Biron, une de nos professes, madame de Marbeuf, lui avait fait au parloir, en ma présence, la demande de ma main pour l’un de ses parents, qu’elle disait extrêmement riche. Quelques jours après, la princesse de la Trémoïlle, consultée sur cette ouverture, avait prononcé de son autorité souveraine, en ma présence encore, que le baron de P… était de trop petite noblesse — on appelait cela n’être pas bon ! — et qu’une fille de bonne maison telle que moi devait trouver beaucoup mieux.

J’étais donc bien avertie de ma grande valeur matrimoniale. En effet, depuis ce jour, pendant l’espace de cinq années, les propositions, les demandes plus ou moins directes, les négociations de toutes sortes, se succédèrent chez nous presque sans interruption. J’entendis nommer comme aspirant à ma main l’amiral Mackau, le marquis de Castelbajac, le comte de Marcellus, le baron de Bourgoing. le comte de Custine, à peine veuf de sa première femme, qui, au dire de la princesse de la Trémoïlle[1], grandement favorable à ce projet d’union, avait été très-heureuse en ménage.

Mon frère, qui me trouvait l’air et les manières d’une ambassadrice, aurait vu avec plaisir mon mariage avec l’un ou l’autre de ses collègues en diplomatie. Mais, dans les premières années de ma vie mondaine, je n’accordai à toutes ces demandes que fort peu d’attention.

Comme personne ne me parlait du mariage autrement qu’au point de vue des avantages extérieurs et que je n’avais aucune convoitise ni de grandeurs ni de richesse, comme aussi toutes ces négociations entamées se rompaient avant d’en venir au point où il eût fallu me prononcer sur le mérite ou le charme de la personne qu’on me proposait pour époux, je voyais défiler sous mes yeux des chiffres, des généalogies, des énumérations de titres, de fonctions, des noms de châteaux, etc, sans y chercher autre chose qu’un passe-temps.

Mes jeunes amies, Fanny de Larochefoucauld, Esther Le Tissier, et surtout Lucile, — je n’étais plus aussi liée avec Adrienne de Bizemont, dont les parents ne venaient point à Paris, — ne comprenaient pas mon indifférence en ces matières. Tout à l’ambition d’un mariage brillant, toutes françaises en leur idéal de mariage, sans un atome de cette poésie germanique qui me faisait rêver l’amour éternel dans l’union conjugale, sans inclination romanesque, elles m’entretenaient avec une vivacité extrême des partis qui se présentaient pour elles, elles en balançaient tous les avantages avec une passion où le cœur n’avait certes aucune part.

C’était là encore pour moi un sujet d’étonnement, un chagrin qui me repliait sur moi-même, qui me refoulait de plus en plus dans le vide et le silence de mon cœur altéré d’amour.

Le jour n’était pas loin où ce cœur s’allait remplir d’un sentiment vrai, profond, et qui faillit changer en tièrement le cours de mon existence.

Entre les personnes qui venaient chez nous souvent, parmi celles qui s’occupaient de moi, il en était une, une seule, vers laquelle m’inclinait une sympathie vive, mais timide à l’excès, et que je n’aurais su définir. Relativement à moi, relativement aux amis de mon frère, qui m’entouraient et me faisaient la cour, un homme de quarante-cinq ans — c’était l’âge du comte de Lagarde — devait paraître un vieillard. Et pourtant ce fut lui qui me captiva, qui m’inspira un sérieux désir de plaire. Ce fut lui qui bientôt occupa toutes mes pensées.

Le comte Auguste de Lagarde était un homme du monde accompli, de l’esprit le plus fin, d’une grâce exquise. Mais il était mieux que cela, il l’avait prouvé. Chose rare ! la finesse de l’esprit s’alliait en lui à l’élévation du caractère, et la politesse du langage à la sincérité d’une âme forte. Soldat et diplomate, longtemps aide de camp du duc de Richelieu, dont il partageait les opinions libérales, le général de Lagarde portait sous son cordon ronge la marque d’une action héroïque, la cicatrice d’un coup de feu, reçu à bout portant, en pleine poitrine, dans une lutte sanglante où il avait tenté d’arracher à la rage des fanatiques des hommes de bonne foi qui voulaient prier Dieu selon leur conscience[2].

Il venait, dans son ambassade d’Espagne, de donner de ses talents l’opinion la plus haute. On l’avait nommé pair de France. M. de Lagarde avait beaucoup voyagé, pratiqué les affaires, fréquenté les princes et vu de près les cours. Il connaissait le monde et la vie ; son expérience était complète, mais sans amertume. Il avait, en parlant des hommes et des choses, un sourire désabusé plein de douceur. Son corps maigri, son visage miné par la souffrance, gardaient une élégance et un charme incomparables. Il aimait la conversation des femmes. Il y portait cette pénétration discrète, ce sous-entendu, ce je ne sais quoi délicat et tendre qui leur plaît et les retient attentives. Les nuances, les insinuations de sa voix et de son sourire étaient infinies, surtout lorsqu’il voulait persuader. Rien n’égalait pour moi le plaisir d’entendre sa parole qui cherchait la mienne, de sentir son regard qui cherchait le mien.

Il est de la nature féminine, courageuse dans l’ordre moral, mais aisément intimidée et d’une faible initiative dans le monde de l’action, qu’elle soit attirée vers les qualités qui lui manquent et qui la complètent.

Quand M. de Lagarde qui, d’habitude, parlait peu de lui, me racontait quelques faits de sa vie pas quanti, dans la simplicité de ses récits, je sentais sous son apparence débile la constance de son courage, tout en moi se recueillait pour mieux L’entendre et pour l’admirer.

Dès la première fois que nous nous étions rencontrés — c’était chez le marquis d’Autichamp, gouverneur du Louvre, parent de M. de Lagarde. à l’occasion de la procession de la Fête-Dieu que suivaient les princes, et que nousétions allées voir passer, ma mère et moi, d’une fenêtre du palais — je m’étais sentie très-intéressée à sa conversation, bien qu’elle roulât sur la politique, dont je ne savais absolument rien. Lui, de son côté, surpris peut-être d’être écouté de la sorte par de grands beaux yeux, pleins de curiosité et de candeur, m’avait beaucoup regardée.

Se faisant connaître à ma mère pour un ami de l’oncle Bethmann, il lui avait demandé, à ce titre, la permission de se présenter chez elle. Le lendemain il nous faisait sa visite. Invité à la renouveler, à venir dîner chez nous, il ne se fit pas prier, et bientôt, aussi bien à lui qu’à moi, il parut tout simple et comme nécessaire de ne laisser passer, pour nous voir ou nous écrire, aucun de ces mille prétextes que font naître journellement, entre gens de bonne compagnie, les usages et les politesses du monde. Chaque jour j’étais plus charmée de tant de grâce et d’esprit, plus sensible à la beauté morale qui rayonnait si doucement dans toute la personne de cet homme aimable, plus touchée du sentiment qui l’amenait vers moi et qui l’y retenait sans s’exprimer. Chaque jour je prenais plus en dégoût les mariages de convenance. Je ne souffrais plus qu’on m’en parlât. Lorsqu’un jour, mon frère, récemment arrivé de Londres, dit devant moi à ma mère que bien certainement M. de Lagarde ne venait pas ainsi chez nous sans intention, et qu’il fallait savoir ce que l’on répondrait à une demande formelle, lorsqu’elle nous serait faite, j’en ressentis un trouble, une joie extrême, et que je ne confiai à personne.

Comment celui qui me l’inspirait ne l’a-t-il pas devinée ? Comment, dans l’espace de deux, années que nous nous vîmes presque chaque jour, a-t-il pu ne pas sentir que la différence des âges disparaissait à mes yeux dans la ressemblance des goûts et des pensées ? qu’à l’éclat de la jeunesse, qui brillait dans d’autres yeux, je préférais sa mélancolie ; à l’expansion bruyante des plus gais entretiens, sa gravité ; aux hommages déclarés de mes hardis prétendants, son assiduité craintive et, par-dessus tout, son silence ?

Cependant les jours s’écoulaient et M. de Lagarde ne s’expliquait pas. Il n’osait, — c’est du moins ce que me dit plus tard l’amie pour laquelle il n’avait pas de secret, — tant il redoutait un refus qui lui eût commandé de s’éloigner. Il me voyait si jeune, je lui paraissais si belle, et il me savait si recherchée, qu’il faisait sur lui-même, sur son âge, sur le déclin des ans, des retours cruels. Il hésitait ; il s’enhardissait en venant vers nous ; y était-il, il perdait aussitôt courage. Quand il me voyait au bal dans mes fraîches parures, quand je faisais devant lui de ces longs projets qui ne comptent ni avec le temps, ni avec la maladie, ni avec la mort, il devenait tout à coup pensif ; il nous quittait brusquement, lui si plein de courtoisie. Il s’excusait le lendemain, disant qu’il avait souffert de sa blessure et qu’il se sentait bien vieux… Il souriait alors d’un indéfinissable sourire, qui me pénétrait de tristesse.

Il paraît que, dans ses perplexités, M. de Lagarde se confiait à une femme du monde, dont il avait été l’amant dans sa jeunesse et qui se flattait encore de le reprendre en ses lacs. Les visées de la marquise de ***, en cela très-semblable à la plupart des femmes parisiennes, plus ambitieuses que tendres ou scrupuleuses, c’étaient, en faisant épouser à M. de Lagarde l’une de ses filles, fort laide et insignifiante, de garder sur l’esprit d’un homme en faveur une influence utile.

L’amour de M. de Lagarde pour moi, surtout si le mariage, devait s’en suivre, dérangeait ces combinaisons. Aussi, en paraissant le conseiller selon son cœur, la marquise employa-t-elle tout ce qu’elle avait d’artifice à le jeter plus avant dans l’hésitation. Le voyait-elle résolu de faire sa demande, elle offrait de s’en charger. Il acceptait, tout heureux d’échapper à l’embarras de cette démarche toujours différée ; alors, sous un prétexte, puis sous un autre, elle différait à son tour, elle inventait des délais plausibles, et finalement, par quelque nouvelle perfidie, elle replongeait toutes choses dans l’incertitude.

Ce manège dura toute une saison.

D’autre part, ma mère, mon frère, la princesse de la Trémoïlle, toujours interrogée comme l’oracle en ces occasions, l’oncle Bethmann par correspondance, se consultaient. Le caractère et la situation de M. de Lagarde ne souffraient pas d’objections, mais la princesse le trouvait, chose grave ! trop libéral. Quant à mes parents, ils eussent été contents d’une telle alliance, mais ils craignaient de me donner pour mari un hommedéjà tropatteint parl’âgeetpaiia souffrance.

Les jours et les mois passaient ainsi. Nous étions au mois de juillet de l’année 1825. Tous les ans, vers cette époque, le général de Lagarde se rendait aux eaux de Gastein pour sa blessure. Le jour de son départ approchait. Jamais je n’en avais ressenti une peine aussi vive.

Une après-midi, il vint chez nous pour nous dire adieu : il partait le lendemain. J’ai su depuis que, en butte à de vives instances pour un mariage dans sa parenté, il. avait pris à deux mains son courage et résolu, à ce dernier moment, de s’expliquer enfin avec moi. Depuis près d’une heure déjà M. de Lagarde était au salon avec ma mère, quand je me décidai d’y entrer. Il m’avait fallu du temps pour composer mon visage. Quand j’ouvris la porte du salon, M. de Lagarde était levé et prenait congé. Je m’avançai vers lui, et lui tendant la main : — Vous partez, lui dis-je, et les larmes me venaient aux yeux.

— Oui, je pars, répondit il, en attachant sur moi un long regard, et, comme je demeurais muette…… « je pars, reprit-il en appuyant sur les mots ; et, d’une voix altérée, je pars… à moins que vous ne m’ordonniez de rester. »

« Restez !… » Ce mot si court, ce mot qui décidait de toute mon existence, il vint, plus prompt que la pensée, à ma lèvre, je l’y sentis vibrer et trembler… il y expira. Il s’y éteignit dans une incroyable défaillance de mon amour et de ma volonté…

Quelqu’un venait ; M. de Lagarde sortit. Je rentrai dans ma chambre. J’entendis la voiture rouler sourdement sous la voûte, le marchepied s’abattre, la portière se refermer. Tout était dit. Je mis ma tête dans mes mains et je fondis en larmes.

Trois mois après, M. de Lagarde, cédant à des sollicitations de famille, épousait une de ses cousines à peine sortie de pension.

Lorsque nous nous revîmes dans le monde, nous ne nous parlâmes jamais du passé. M. de Lagarde ne vint pas chez moi après mon mariage. Il y eut toujours entre nous quelque chose d’à part : une nuance d’accueil et d’accent insaisissable pour les indifférents, mais infiniment douce et triste. Et chaque fois mon regret devenait plus intense par la connaissance que j’avais acquise du monde et de moi-même.

Avec quelle amertume, dans le long cours des ans, je me suis accusée et repentie de n’avoir pas écouté la voix de mon cœur ! Avec quelle obstination, revenant sur le passé, j’ai cherché à me représenter ce qu’eût été ma vie si j’avais eu le courage de ma tendresse. et si, mettant ma main dans la main de cet homme aimant et bon, je lui avais dit : Restez ! restez près de moi, restez avec moi, soyez mon ami, mon guide, mon conseil et ma conscience, mon paternel époux !…… Ah ! combien il eût été facile à cette main prévoyante, si ferme et si douce, de me retenir avec elle dans les voies aplanies où le devoir s’appuie et s’abandonne aux secrets penchants du cœur !

Quel renouvellement indéfini de respects et de tendresses ma jeunesse eût puisé dans le commerce d’un homme en qui la grandeur et la bonté ne faisaient qu’un avec l’intelligence et le courage ! Quelle animation de l’esprit à tout apprendre, quel repos du cœur à se sentir aimée, comprise toujours, d’une si pénétrante et indulgente amitié ! Quel bonheur de rendre plus douce à cette âme virile l’acceptation des peines de la vie ! Quelle joie à démentir les prévisions de la commune sagesse ! Quel orgueil dans un bonheur si haut !…

Je n’étais pas appelée à une telle destinée. Je ne devais connaître le repos qu’à l’autre bout de la vie. Il me, fallait chercher, douter, lutter, souffrir, être misérablement déchirée, dans toutes les fibres de mon cœur ; inquiétée, déconcertée, dans toutes les aspirations de mon esprit ; trouver enfin la paix, mais la paix les solitudes, la tardive sagesse qui croît sur les tombeaux, comme le lierre sans parfum, au fruit inutile !

  1. À quelque temps de là, un éclat scandaleux montra que la princesse n’était pas toujours infaillible en ses jugements sur les choses et les personnes, ce qui étonna chez nous.
  2. On se rappelle que le général de Lagarde, commandant la division militaire dans le Gard, fut envoyé à Nîmes pour contenir les troubles religieux. Le duc d’Angoulème en quittant la ville (7 novembre 1815) avait ordonné la réouverture du temple protestant. Le chef de bandes Trestaillon excitant la population catholique à la révolte, M. de Lagarde n’hésita pas à le faire arrêter, mais un des agents de Trestaillon continua son œuvre. Le jour de l’ouverture du temple, pendant le service, une multitude fanatisée et armée assaillit les portes de la maison de prière et se rua sur les protestants ; un affreux massacre commençait, quand le général, averti, accourut à la tête d’une poignée d’hommes ; presque seul, il poussa son cheval au plus fort de la mêlée. De la voix et du geste, il s’efforçait de calmer ces furieux, de leur arracher leurs victimes, quand l’un d’eux, un garde national nommé Boivin, saisissant la bride de son cheval, lui appuie sur la poitrine une arme à feu. Le coup part. Atteint presque mortellement, le général Lagarde se soutient encore quelques instants, malgré le sang qu’il perdait à flots, et menaçait les révoltés de sa main mourante. Enfin il chancelle, les siens arrivent, on le tire de la mêlée, on l’emporte sur un brancard. Longtemps il demeura entre la mort et la vie, et jamais il ne se remit entièrement des suites de cette profonde blessure.