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Mes vacances au Congo/Chapitre IV

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IV.

Sainte-Hélène. — Du berceau au tombeau de l’Empereur. — L’esprit sportif et quelques-uns de ses effets sociaux.
En mer.
9 août 1922.

C’est le 4 août, dans la soirée, tandis que, à bord du « Durham Castle », en compagnie d’officiers anglais qui furent de la grande guerre, nous commémorions, aux accents successifs de la « Brabançonne » et du " God save the King ", un anniversaire chargé des plus émouvants souvenirs, que la vigie signala à l’horizon le feu de Sainte-Hélène…

Le lendemain, au petit jour, nous débarquions dans l’île. Celle-ci a bien l’aspect sinistre que décrit le « Mémorial » de Las-Cases. Elle apparaît au navigateur comme un formidable bastion de basalt, dont les hautes murailles noires, dominées par un sémaphore et par des batteries d’artillerie pointées vers la mer, n’offrent d’autre accès qu’une profonde échancrure au creux de laquelle se tasse la seule agglomération de l’île, la petite ville de Jamestown. C’est en vue de cette petite ville que les bateaux jettent l’ancre, dans une crique peu hospitalière, à en juger par les épaves qui émergent de ci de là, dressant vers le ciel, telles des plaintes ou des menaces, les tronçons de leurs coques rouillées ou les moignons de leur mâtures brisées.

Jamestown, qui compte environ 3,000 habitants (des métis d’un ton très foncé), est fortifiée à la mode d’il y a cent-cinquante ans et l’on n’y pénètre, en venant du débarcadère, que par une poterne rébarbative. De la ville, une route, taillée en corniche au flanc de la montagne qui s’élève à notre droite, va jusqu’à « Plantation », qui est la résidence du gouverneur. Un autre chemin très raide serpente sur la montagne à notre gauche et grimpe jusqu’à Longwood, qui est à 4 milles de distance et où Napoléon mourut après un exil de six années.

Lorsque le « Northumberland » débarqua ici l’Empereur, le 15 octobre 1815, les autorités de l’île n’avaient pas été avisées de son arrivée et rien n’était préparé pour le recevoir. C’est ainsi qu’il passa les premières nuits dans une maison sise en bordure du petit parc de Jamestown. De là, il fut transféré à Briar’s House, qui est à l’extrémité de la ville et où se trouve aujourd’hui la station du câble transatlantique, enfin — peu de temps après, — à " Longwood old house ", où il mourut, le 5 mai 1821.

Au fur et à mesure que nous nous éloignons de la rive, l’île se découvre à nous, non plus avec sa carapace rugueuse de pachyderme antédiluvien, mais avec ses aspects intérieurs qui sont moins farouches et presque séduisants. Je suis frappé de la ressemblance qu’offre ce pittoresque paysage africain avec les environs d’Ajaccio, où


À l’avant du « Vengeur ».


Mgr Huys, de la Congrégation des Pères Blancs d’Afrique.


Un arabisé de Kasongo.


Les indigènes apportant le produit de leurs récoltes cotonnières.


En revenant des Stanley-Falls.


La récolte des noix palmistes.

j’étais, il y a moins de huit mois. Ici comme

là-bas, même sol sec et rougeâtre, mêmes crêtes majestueuses et mêmes vallées profondes dont les entrecroisements ouvrent de larges échappées triangulaires sur la mer infinie qui monte à l’horizon. La végétation est à peu près semblable : des cactus et des aloës, des fougères et des plantes grasses. Peu d’arbustes. De ci de là, aux environs d’une maisonnette isolée, des fleurs qui semblent être venues d’elles-mêmes : géraniums, capucines, canas, tritomas, daturas.

Voici tout un convoi de petits ânes ployés sous le bât et qui grimpent vaillamment par des sentiers escarpés. Voici, à notre approche, quelques chèvres et quelques chevreaux qui bondissent sur les talus du chemin. Le temps est frais, presque froid, et le vent âpre. Nous sommes, il est vrai, au mois d’août, et c’est ici la saison la moins clémente.

* * *

Longwood est situé sur un plateau où apparaissent quelques maigres cultures potagères. Voici la maison fameuse. Elle n’a pas plus d’importance que les baraquements dont on faisait usage au temps de la guerre pour y installer provisoirement nos services d’hôpital ou d’administration. Elle est faite d’un rez-de-chaussée sans étage et qui affecte la forme d’un T. La barre verticale de ce T est constituée par deux pièces qui se font suite : la première, où l’on pénètre par une petite terrasse en lattis, était la salle de billard. La seconde chambre, éclairée par deux fenêtres à guillotine, est celle où Napoléon avait fait installer son lit et où il est mort. C’est la seule partie de la maison que nous puissions visiter. Les quelques chambres qui forment la barre horizontale du T sont occupées, paraît-il, par un agent de l’administration française des Domaines, à laquelle l’Angleterre a cédé, en 1857, cette demeure historique, et comme ce fonctionnaire, qui détient les clefs, n’est pas à Longwood en ce moment, nous sommes réduits à constater que le conservateur, comme tous les conservateurs, conserve jalousement son bien.

L’ancienne salle de billard et l’ancienne chambre à coucher sont entièrement démeublées. Toutefois, à l’endroit même où l’Empereur a rendu son dernier souffle, son buste en marbre, exécuté d’après un moulage qui fut pris aussitôt après son décès, occupe, entre les deux fenêtres, la place du lit mortuaire.

Dans ces chambres froides et démeublées, l’imagination doit faire effort pour reconstituer les récits et les tableaux consacrés au dernier exil et à la mort de l’Aigle. Pourtant, malgré moi un souvenir me vient à l’esprit : c’est celui d’une représentation dramatique à laquelle, lorsque j’étais enfant, il me fut donné d’assister, en un théâtre de patronage, au bon pays de Dinant. La scène représentait les derniers moments de Napoléon. L’Empereur, sentant sa fin approcher, avait réuni autour de son lit d’agonie ses quelques fidèles et leur faisait ses suprêmes recommandations. Alors, brusquement, se soulevant sur ses oreillers et s’adressant au maréchal Bertrand avec le plus savoureux des accents wallons : « Allons ! Bertrand, ouvre-moi donc la fenêtre que j’voie encore un coup la France ! » Telle était, d’ailleurs, la bonne volonté des acteurs et des spectateurs que ces paroles étaient aussitôt couvertes de bravos, tandis que de nombreux mouchoirs essuyaient des larmes furtives.

* * *

On souhaiterait que ce triste décor de Longwood fût moins dénudé : il suffirait d’y remettre en place les quelques meubles et objets d’art qui le garnissaient au temps de « l’autre » et qui ont été transportés à la résidence du gouverneur de l’île.

Autant cette dernière retraite de l’Aigle est muette et froide avec ses murs et ses planchers nus, autant son berceau d’Ajaccio, est demeuré vivant et éloquent. Dès qu’on franchit là-bas le seuil de la petite maison patricienne, perdue dans un quartier de ruelles, mais à laquelle le recul d’une « piazzetta » donne un peu d’air et d’allure, on revit sans effort l’existence de la famille Bonaparte et les péripéties qu’elle traversa au temps de Paoli. On y a conservé, — ou reconstitué plutôt, s’il faut en croire des historiens véridiques, — la modeste ornementation de la salle des fêtes, avec ses quelques bougeoirs accrochés en girandoles devant de pauvres miroirs dédorés dont les glaces ternies semblent refléter des visages d’autrefois. Au-delà, voici la chambre de Mme Letitia avec la chaise à porteurs qui ramena la femme de l’avocat corse de l’église Saint-Ferdinand lorsqu’elle se sentit prise des douleurs de l’enfantement et voici le canapé, aux crins échevelés, sur lequel Napoléon vit le jour. Quelques souvenirs, quelques écrits ont été pieusement rassemblés dans ce cadre émouvant, et, pour que la couleur locale y soit plus complète, les honneurs sont faits aux visiteurs par un vieux brisquard survivant de Reichsoffen ou de Gravelotte.

Il n’est pas de leçon d’histoire qui vaille certains pèlerinages aux lieux où se sont déroulées les phases principales de l’existence des héros ou des hommes de génie et c’est une forme heureuse de la piété ou de la gloire que de conserver à peu près intact le décor des grands événements de leur vie. Pour bien connaître George Washington, il faut avoir vu, à Mount-Vernon, au bord du fleuve Potomac, l’exquis cottage de planteur virginien où l’illustre fondateur des États-Unis vécut tant de jours de travail ou de loisir et rendit le dernier soupir. La villa des Jardies, que l’on montre aux portes de Paris et où les fidèles de Gambetta commémorent son culte, révèle plus d’un aspect de la vie du tribun de la défense nationale, — sans parler de sa mort dénuée d’héroïsme. À ceux que passionne la vie de Goethe, une visite à Weimar s’impose. Les fervents de Rousseau le retrouvent aux Charmettes et les admirateurs de Pasteur peuvent commenter utilement, dans la maison d’Arbois, les conditions de l’éducation de ce véritable grand homme. Où peut-on mieux comprendre Bonaparte premier consul, qu’à la Malmaison ? Ce que la munificence de M. Osiris a réalisé pour le délicieux domaine de Rueil, il serait facile, — et il n’est pas encore trop tard, — de le tenter pour cette modeste maison de Longwood, où s’acheva, dans un couchant pathétique, la courbe d’un astre humain qui eût mérité, mieux que Louis xiv, qu’on lui appliquât cette orgueilleuse devise : « Nec pluribus impar ».

À quelque quinze cents mètres de cette maison, dans une prairie qui se creuse à la naissance d’un vallon, tout auprès d’une fontaine limpide, un enclos circulaire entouré de quelques grands arbres servit de tombe à Napoléon, jusqu’au jour où Louis-Philippe envoya à Sainte-Hélène un de ses fils avec mission de conduire à Paris les restes de l’Empereur. Au centre de l’enclos, une grille protège encore une grande dalle sans nom ni date. Rien n’anime cette solitude, sinon le souffle du vent dans la haute ramure des pins et le bruissement de la source qui s’encadre de mousse et de fougères et dont le cours est marqué par des touffes de grandes fleurs d’arums roulées en cornets et qui ressemblent à des lys. Dans ce site recueilli et vraiment solennel, une seule inscription, — et à peine visible : c’est un petit écriteau en fer cloué au tronc d’un des arbres et qui porte les lignes que voici :

Expédition en Chine 1860-1862

La frégate « Le Fort » à la mémoire du
premier empereur,

le 30 août 1862.

Un buste, — et cette simple plaque de quelques pouces carrés, — c’est tout ce qui, officiellement, parle de Lui dans cette île perdue au sein de l’océan. Et cependant, toute l’île est pleine de son souvenir et ne vaut que par lui. Et les rares voyageurs qui y débarquent s’intéressent médiocrement à savoir que de nombreux prisonniers de guerre y furent à leur tour relégués lors de la campagne du Transvaal et pendant la grande guerre dont nous ne faisons que de sortir. C’est en vain que des lazzaroni empressés s’offrent à leur montrer le parc et les quatre églises de la petite ville et les hangars où se prépare une sorte de chanvre dont la culture se développe de plus en plus dans l’île et l’école professionnelle, où de petites élèves, au teint couleur chocolat, s’initient à l’art délicat de la dentelle. Sainte-Hélène, — quoi qu’on fasse — c’est, pour l’histoire de tous les siècles, le souvenir du plus cruel revers couronnant l’excès de la plus soudaine puissance et rendant à la fois plus humaine et plus morale, au sens éducatif de ce mot, une carrière qui eût, à cette infortune près, laissé aux générations l’illusion du passage de quelque demi-dieu.

* * *

Un coup de cloche, en guise de salut, et ce steamer s’éloigne, côtoyant un moment l’île, et creusant dans la mer à peine ondulée un large sillon dont les ourlets prolongés s’on vont là-bas mousser au pied des hautes falaises noires.

À la fin de l’après-midi, les sports coutumiers reprennent sur le pont du navire. Rien ne contribue plus à créer l’esprit de sociabilité entre les passagers que ces jeux variés organisés au cours de ces longues traversées dont ils corrigent la monotonie. Les Anglais y excellent et le programme en est délibéré par eux avec prudence et réflexion comme s’il s’agissait de quelque affaire d’État, et son exécution se poursuit avec autant de méthode que d’entrain.

Dans un ouvrage justement fameux, Emerson a écrit : « Chaque Anglais est une île. » Il me semble que c’est trop rigoureux. C’est bien plutôt une presqu’île qu’il faudrait dire Pour rattacher au reste du monde l’exclusivisme relatif et instinctif de la plupart des Anglais, il est un isthme qu’il suffit de découvrir : c’est leur sport favori. Le « continental » qui a découvert cette liaison et qui sait en user a bientôt fait de pénétrer dans l’intimité de ces natures qui ne sont fermées qu’à ceux qui ne veulent ou ne peuvent y avoir accès. Chaque Anglais a son sport favori : que ce soit la pêche au saumon, le base-ball, la christian-science, l’antivivisectionnisme, le bridge ou la protection des petits matabélés : le tout est de deviner cette idiosyncrasie qui va du comique au sublime. C’est, d’ailleurs, une vieille maxime britannique qu’on ne connaît bien un homme que lorsqu’on a « matché » avec lui, et ceux qui ont critiqué un peu légèrement la fameuse partie de golf proposée, à San-Remo, par M. Lloyd George à M. Aristide Briand, n’ont pas suffisamment tenu compte de cette vérité.

En ce moment, l’ordre des jeux appelle le « tug of war ». Ce sport consiste tout simplement à partager les joueurs en deux camps de force égale : chaque équipe tire de son côté sur un solide câble marin. Les capitaines de camp excitent les joueurs par des gestes qui ressemblent à des passes magnétiques et par des cris destinés à rythmer l’effort de leurs muscles tendus à l’extrême.

Cette fois, le jeu a ceci de particulier que les passagers de la première classe et ceux de la troisième ou plutôt les élites physiques de ces passagers sont en présence et en compétition. Ajouterai-je qu’il n’y a pas de seconde classe. À bord des navires, ou du moins de celui-ci, c’en est fait de la classe moyenne dont le sort préoccupe ailleurs et si justement les sociologues. Mais cette lutte des classes — pour opposer les extrêmes — n’a rien qui ressemble aux procédés trop familiers à maints disciples de Karl Marx. La courtoisie et la bonne humeur y président et en saluent la finale. Il en va d’ailleurs ainsi non seulement pour le " tug of war ", mais pour les autres divertissements du bord. C’est à qui, de la première et de la troisième classe, fera le plus de politesse à l’autre, — le tout simplement, sans affectation de générosité d’une part ou d’humilité d’autre part. Y a-t-il bal travesti en troisième : ces passagers viennent en cortège exhiber leurs déguisements pour la joie des passagers de première, et ceux-ci leur rendent à l’occasion la pareille. Entre ces deux catégories de voyageurs, pour la plupart sud-africains et d’éducation toute britannique, rien qui rappelle cette morgue méprisante ou cette prétention à la supériorité, non plus que ces regards tantôt railleurs, tantôt envieux, tantôt farouches qui, ailleurs caractérisent trop souvent les prises de contact en masse entre des groupes de « bourgeois » et de « prolétaires », pour employer une terminologie à laquelle nous ne sommes que trop habitués sur notre vieux continent.

Un marin anglais, à qui j’en fais la remarque, me répond avec philosophie : « C’est que, voyez-vous, ce n’est pas, entre les uns et les autres, une question de classes, mais une simple question de tarifs. Les voyageurs de première paient davantage et sont naturellement mieux traités. Mais ceux de troisième savent bien qu’ils ont des chances, et peut-être dès leur prochain voyage de retour, si la fortune répond à leurs efforts, de passer à la première catégorie. Pourquoi ne verraient-ils pas d’un bon œil un groupe plus favorisé dont eux-mêmes ils feront peut-être partie demain ? »

La remarque est juste. Et, certes, il faut compter avec l’espoir de parvenir qui pousse ou ramène dans ces pays neufs ces


Pirogues sur le lac Kisale.


La cour du roi Mafenge.


Au « terminus » de la route des caravanes, à Léopoldville.


Arrivée à la Mission de Kisantu.


La baie d’Ango-Ango.


Marché matinal à Boma.

familles ou ces jeunes hommes que l’effort

n’effraye pas. C’est un bon agent de nivellement, — de nivellement par le haut, — que l’ardeur au travail et au succès. Mais je ne puis m’empêcher de croire que « l’esprit sportif » est aussi, à sa façon, un excellent agent de bonne démocratie, et il faut en faire honneur à l’éducation britannique qui a créé ces deux notions auxquelles la richesse est étrangère : le " sportman " et le " gentleman ".