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Meuse/p2/s3

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Georges Thone (p. 70-75).

SCÈNE III.

Dinant.


La place de l’Église à Dinant. — Au fond de la place à gauche, la collégiale. Vieilles maisons formant le fond ; à droite, bordant la coulisse, le bord de la Meuse ; muraille basse. Venant de gauche (direction Godinne), le cortège du Téméraire débouchera sur la place au moment où l’on précipitera à la Meuse les Dinantais ; on les jettera à droite au-dessus de la muraille.

Sur la place un groupe important d’hommes et de femmes, des enfants, un prêtre. — Le groupe est muet ; une lourde inquiétude pèse. (Atmosphère musicale.) Les hommes, prêtre compris, sont debout — les femmes accroupies, certaines agenouillées ; elles serrent des enfants dans leurs bras — des hommes marchent de long en large bras croisés — le prêtre prie ; on voit remuer ses lèvres — il égrène un chapelet.

On entend dans le lointain des tambours et trompettes en marche — les hommes qui marchaient s’arrêtent — le prêtre se signe, des femmes gémissent, un enfant pleure.

Le chant des trompettes augmente, des femmes se tordent les bras, des hommes lèvent le poing — le prêtre va de groupe en groupe, appelant au calme.


UNE FEMME, à genoux.

Seigneur, ayez pitié de nous.

TOUTES LES FEMMES.
(Longue lamentation.)

Ah !… ah !

LE PRÊTRE.

Seigneur, ayez pitié de nous.

UN HOMME.

Ayez confiance, femmes !

UNE FEMME.

Confiance ? Alors que le Charolais s’avance au bruit des trompettes, des tambours et des fifres.

UN HOMME.

Et qu’il a juré de se venger de nous…

(La fanfare s’approche. Bruit d’une troupe en marche.)
LE PRÊTRE.

Kyrie Eleison ! Kyrie Eleison ! Prions mes frères.

(Silence, prière.)
TOUS, en mineur.

Seigneur, ayez pitié de nous (bis).

UNE FEMME, se dressant farouche.

Vous voilà bien avancés d’avoir écouté Guérin votre fameux bourgmestre…

UNE AUTRE FEMME.

… Et tous les autres qui voulaient que nous luttions jusqu’à la mort.


LE PRÊTRE.

Seigneur, entendez ma prière.

UNE FEMME.

Où sont-ils tous ceux-là qui furent devant Bouvignes, promenant, sur un âne, un mannequin représentant le fils du duc de Bourgogne ? Où sont-ils ?

UN VIEILLARD, grave.

Ils sont morts ma fille, sur les remparts.

Une sonnerie de trompettes, fifres et tambours éclate toute proche. Des enfants, insouciants, gambadant, surgissent de la droite en criant :

Les voilà ! les voilà ! les voilà !

Les femmes sont toutes à genoux serrant dans leurs bras leurs enfants. Les hommes farouches, tête basse, debout. Le prêtre, debout, les mains jointes.
Entrent le sire de Charolais en brillant équipage que précèdent d’abord les tambours, fifres et trompettes, puis, poussés par des hommes d’armes, à reculons, des bourgeois de Dinant portant sur des coussins les clefs de la ville. On les houspille. Enfin, Charles le Téméraire et sa suite ; derrière, des hommes d’armes vêtus en guerre. Des drapeaux.
Les hommes ne bougent pas. — Des femmes se précipitent et se jettent à genoux cherchant à approcher le Charolais le plus qu’elles peuvent. Le prêtre s’avance avec elles mais reste debout.
LES FEMMES.

Pitié, Sire, pitié !

(Elles gémissent.)


LE COMTE DE CHAROLAIS.

Voilà donc ces enragés copères, les bons amis de mon royal cousin, Louis XI.

(S’adressant à un des hommes debout, sombre, buté.)

Approche, toi.

(un homme s’avance, tête basse, les yeux durs.)
LE COMTE DE CHAROLAIS.

Regarde-moi.

(L’homme lève lentement la tête et regarde dans les yeux
le Téméraire.)
LE COMTE DE CHAROLAIS, dont la fureur grandit.

Regardez-moi tous.

Le prêtre rassemble autour de lui, comme le berger ses ouailles, les femmes et les enfants.
Les hommes lentement lèvent la tête.
Le comte de Charolais se promène de long en large, il va de l’un à l’autre, leur parlant dans le visage.

— Oui c’est moi… le fils de votre seigneur… celui que vous appelez le faux comte de Charolais.

— Celui que vous avez pendu en effigie, à une potence, devant Bouvignes.

— C’est moi vivant.

— Bien vivant.

— Le vilain bâtard de Heeusberg.

(Il éclate de rire, l’écume lui vient à la bouche.)

Écoutez-moi, batteurs de cuivre, têtes dures, mon poing martèlera votre ville plus durement que vos marteaux ont battu votre cuivre.

Écoutez-moi…
xxxxÉcoutez-moi…Vous allez mourir.


UNE FEMME.

Par la bonne Vierge Notre-Dame, pitié, Monseigneur.

(Elle veut s’accrocher à ses genoux. Il la repousse. Le prêtre l’emmène doucement.)
UN HOMME.

Nous avons défendu nos droits, servi notre Sire ; nous avons loyalement combattu.

UN AUTRE HOMME.

Hier, nous avons remis les clefs de notre ville. Un chef de votre armée nous avait promis la vie sauve.

LE COMTE DE CHAROLAIS, qui a écouté un instant,
et qui semble s’arracher à une pensée de grâce
qui l’a soudain fait balancer, éclatant :xxxxxxxxx

Le vilain bâtard de Heeusberg…
xxx— Madame de Bourgogne a juré de faire brûler Dinant…
xxxFoi de Charolais, il ne restera rien de votre ville.

Les femmes, échevelées, les yeux hagards, se lèvent pour se précipiter vers les maisons qui bordent la place au fond à droite. Des soldats les empoignent, les font tomber. Les hommes veulent se jeter sur les soldats.
LE COMTE DE CHAROLAIS.

Qu’on s’en rende maîtres. Qu’on les lie deux à deux…

(On les lie.)


xxx— Qu’on éloigne les femmes… le prêtre… les enfants.
xxx— Qu’ils s’en aillent vers Liège.
xxx— Qu’ils disent aux Liégeois que Dinant par eux abandonnée est morte.
xxx— Qu’il n’en reste plus rien… rien… rien !…

Les femmes essayent pendant cette scène de rejoindre les hommes ; elles tordent les bras, hurlent, tendent leurs enfants. Des hommes les embrassent en pleurant. On les sépare.
Le prêtre entraîne les femmes et les enfants.
LE COMTE DE CHAROLAIS.

Faites sonner le glas.

(Le glas sonne à l’église. Les femmes hurlent, entraînées par les soldats.)

Allumez l’incendie.

(Des flammes crépitent dans les toits des maisons, à la tour de la collégiale. Le glas sonne. Roulements de tambours.)

Et quant aux hommes…
Et quant aux hommes… xxxÀ la Meuse… à la Meuse.

(On jette les couples à la Meuse.)

Et quant aux hommes… À la Meuse…À la Meuse !

(Il s’approche de la berge.)

Je veux que ce soir elle soit rouge et qu’elle roule jusqu’à Liège ses flots empoisonnés. Roulez tambours, sonnez trompettes, sifflez fifres.

Sonneries, roulements de tambours, glas, tocsin ; les flammes jaillissent des toits. Les femmes hurlent dans le lointain déjà. Les hommes en tombant crient :

Dinant ! Dinant !

LE COMTE DE CHAROLAIS.

De Dinant, je veux qu’il ne reste pierre sur pierre.

(Tocsin, sonneries, tambours, flammes.)