Michel Le Tellier et son administration militaire

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Michel Le Tellier et son administration militaire
Revue des Deux Mondes5e période, tome 36 (p. 661-697).
MICHEL LE TELLIER
ET
SON ADMINISTRATION MILITAIRE


I

Dans l’histoire de l’organisation militaire de la France a-t-on rendu à Michel Le Tellier une suffisante justice ? C’est le contraire qui paraît vrai. Mais, si jusqu’aujourd’hui l’on a plutôt diminué ou ignoré l’importance de la place, très élevée, à laquelle il a droit, il en faut peut-être attribuer la cause à une confusion qui a pu résulter de la répétition fréquente, à des dates diverses, d’ordonnances et de règlemens concernant les mêmes objets. Il est arrivé aussi que Louvois, ayant assez longtemps été, au secrétariat de la Guerre, l’adjoint et le collaborateur de son père, avant de devenir son successeur, on a, comme pour aider à un traditionnel et classique parallèle, prêté un peu trop largement à l’émule de Colbert une partie des actes de Michel Le Tellier. Peut-être et surtout, enfin, pour pénétrer jusqu’au fond du détail de l’énorme tâche d’un ministre qui ne menait pas très grand bruit, et qui, selon une juste remarque de Bossuet, « paraissait dans les grandeurs humaines sans ostentation et y était vu sans envie, » fallait-il qu’il se rencontrât un érudit aussi patient, aussi attaché à cette étude des origines de notre organisation militaire et, dans ses fructueuses recherches, aussi heureux que l’a été M. Louis André[1]. Rempli de documens minutieusement contrôlés et d’une quantité de textes, précieux et souvent inédits, le livre, que M. André a récemment publié, paraît avoir épuisé le sujet, si vaste et si complexe, auquel s’est appliquée sa laborieuse persévérance.

En vain, au surplus, prétendrait-on que l’auteur de ce travail retire à Louvois ce qu’il restitue légitimement à Le Tellier ; presque toujours une telle assertion serait erronée. Ce que Louvois gardera en propre, c’est l’incontestable honneur d’avoir porté à sa perfection l’organisation de l’armée monarchique. Lorsque, à l’âge de cinquante-deux ans, Louvois, par une mort soudaine, qui parut mystérieuse à ses contemporains, mais dont la cause a depuis lors été nettement éclaircie[2], fut enlevé à son accablant labeur, il avait eu le temps de montrer en leur plein relief non pas seulement ses incomparables qualités d’administrateur, mais encore cette ténacité infatigable et violente qui, au nom de l’omnipotence royale, alors à son apogée, réussissait, dès qu’il l’avait résolu, à briser tous les obstacles. A de semblables résistances, moins aisément aperçues des contemporains, mais, dans la réalité, plus malaisées à vaincre, s’était aussi heurté Michel Le Tellier. Quelque ferme, cependant, que fût sa volonté, au fond non moins opiniâtre que devait l’être celle de son fils, Le Tellier était un politique qui, passé maître dans la connaissance des hommes et des temps, était par là même singulièrement expert « des moyens les plus sûrs pour éviter les inconvéniens dont les grandes entreprises sont environnées. » Ne disposant, par suite du désarroi qui avait suivi la mort de Louis XIII et qui dura longtemps, que d’une autorité et d’une force infiniment réduites, et devant compter avec des difficultés sans cesse renaissantes, il ne se dissimula point qu’il ne parviendrait à les surmonter que par l’assidue pratique de cette temporisation, patiente et avisée, chère à Mazarin, longtemps son protecteur, et jusqu’à la fin son maître et son modèle.

Ce n’est donc pas diminuer les mérites et les services de Louvois que de rappeler ce qu’il dut à son père, c’est les replacer dans leur vrai et juste cadre. Serait-il, en effet, une plus critiquable, voire même une plus détestable méthode que de s’appliquer, pour grandir tel ou tel personnage, à rejeter dans l’ombre ceux qui l’ont précédé ou suivi ? Sur ce terrain comme sur tout autre, plus on pénètre dans l’étude des choses, plus il se vérifie que ni les hommes ni les faits, considérés séparément, ne portent en eux tout ce qui a trait au temps où ils ont vécu, et qu’on ne peut vraiment les comprendre qu’à la condition d’étudier les faits dans leurs antécédens et les hommes dans les actes de leurs prédécesseurs et de leurs contemporains.

Ce que nous disons de Louvois ne serait pas moins exact pour Michel Le Tellier lui-même. Si Louvois doit beaucoup à son père, il ne faudrait pas, d’autre part, oublier que Le Tellier avait eu un devancier, qui s’appelait Richelieu. C’est à Richelieu que remonte cette grande et belle ordonnance de 1629, si complète, si bien étudiée, qui, dans son texte même ou dans ses annexes ultérieures, contient en germe, et plus qu’en germe, presque toutes les réformes dont, jusqu’à ce jour, on avait, en bloc et presque exclusivement, glorifié Louvois. Point par point, en effet, il serait aisé de démontrer qu’aussitôt que Richelieu eut résolu d’exercer, dans la lutte engagée par les États protestans contre la prépondérance de la maison d’Autriche, une action qui devait être décisive, il se rendit le compte le plus précis et le plus clairvoyant des mesures qu’il était urgent et indispensable de prendre pour avoir des effectifs de plus en plus nombreux et solides, les discipliner, les armer, les nourrir, les vêtir, les loger, les payer, et surtout pour les mettre entièrement dans la main du Roi. Ce qui reste vrai, c’est la très grande part que Michel Le Tellier eut, avant son fils, à la transformation « des troupes de Louis XIII, hirsutes et farouches, » qui triomphèrent, cependant, à Rocroi et sur tant d’autres champs de bataille, « en une année souple, lisse et obéissante, » qui devint le prototype des armées modernes. Mais quelle qu’ait été la gravité de l’atteinte portée par la Fronde à l’œuvre politique et militaire de Richelieu, ce serait une trop sensible omission que de ne pas insister sur ce que Le Tellier, appelé par Mazarin au secrétariat de la guerre, dut au grand ministre dont il poursuivit, avec une énergique persévérance, l’œuvre d’organisation, que Louvois devait encore étendre et améliorer.

Pour s’en assurer, il suffirait de se souvenir que ce fut en qualité d’intendant de l’armée d’Italie que Le Tellier, en veillant avec un zèle infatigable et toujours clairvoyant à l’exécution des ordonnances antérieurement mises en vigueur par Richelieu, apprit son métier de futur secrétaire d’Etat de la guerre. N’était-ce pas, d’ailleurs, Richelieu qui avait envoyé des intendans auprès des commandans d’armée, aussi bien qu’auprès des gouverneurs de province, pour avoir, selon ses propres expressions, l’œil à l’exécution des ordonnances, à l’exercice de la justice, au service du roi et au soulagement de son peuple[3] ? Aussi serions-nous bien près de réclamer en faveur de Richelieu une notable part de cet éloge adressé à Le Tellier par son récent et savant historien : « Il a réussi à constituer un système nouveau, imparfait encore sur certains points, mais dont les bases sont solides et qui doit rester à peu près immuable jusqu’à la Révolution. Il a dessiné l’instrument, l’a construit pièce par pièce, et lorsqu’il l’a cédé à son fils Louvois, celui-ci n’a eu qu’à le compléter, à le polir, à le perfectionner. »


II

Comme la plupart des hommes dont la royauté française se plut à faire ses conseillers, Michel Le Tellier était issu de cette bourgeoisie laborieuse et instruite qui, pour s’élever à la situation dont elle était ambitieuse et dont elle fut de plus en plus consciente d’être devenue digne, eut tout autant besoin de s’appuyer sur la toute-puissance du monarque que le pouvoir royal d’avoir recours à ses lumières et à son dévouement pour s’assurer une omnipotence, qui, avec Louis XIV, atteignit son apogée.

Les ascendans de Le Tellier, après avoir acquis quelque fortune dans le commerce, avaient pénétré dans ces offices de judicature qui, peu à peu, effaçaient ou dissimulaient la prétendue tache originelle, que Saint-Simon éprouvait une sorte de joie si amère à leur reprocher du haut de son aristocratique orgueil. Arrière-petit-fils d’un notaire au Châtelet, petit-fils d’un maître des comptes, fils d’un conseiller à la Cour des aides, Michel Le Tellier avait acheté, en 1624, une charge de conseiller au Grand Conseil ; il avait ensuite occupé les importantes fonctions de procureur du Roi au Châtelet de Paris ; puis il était devenu maître des requêtes. En cette dernière qualité, il avait accompagné en Normandie le chancelier Séguier afin d’y coopérer à la répression de la révolte des Va-nu-pieds. Dans cette mission comme dans tous ses précédens emplois, il avait montré la plus souple intelligence, une puissance de travail peu commune, une expérience consommée, beaucoup de prudence naturelle et acquise, un air de civilité agréable et modeste qui excellait à dissimuler les visées d’une ambition toujours en éveil, mais sachant attendre pour « choisir ses momens et aller à ses fins » avec une adresse incomparable ; en un mot, et on le disait déjà de son temps, il était « la politique même. »

Par ce passé, et surtout par ses dons de nature, ses qualités d’esprit, ses connaissances à la fois très variées et très précises, Le Tellier était donc tout désigné pour devenir un de ces intendans de police, de justice et de finances, que Richelieu armait, par délégation, de l’omnipotence royale, bien sûr d’avoir en eux, au gré de son inflexible volonté, des instrumens de règne, quotidiennement dominés par la crainte, sans cesse entretenue et ressentie, d’encourir sa redoutable disgrâce, et au besoin surexcités dans leur zèle par les blessures d’amour-propre ou les durs propos que ne leur ménageaient point les grands seigneurs, qu’ils avaient mission de réduire et chez lesquels l’orgueil de la race devait survivre à la réalité de la puissance[4].

L’intendance de l’armée d’Italie étant devenue vacante par suite de la captivité de d’Argenson, le titulaire, Michel Le Tellier, appuyé par le surintendant des finances, Claude de Bullion, fut appelé à faire l’intérim du prisonnier. Dès son arrivée en Piémont, Le Tellier entra en relations suivies avec Mazarin, alors chargé d’affaires de France auprès du duc de Savoie, et n’aurait même pas été, dit-on, sans lui consentir quelques prêts d’argent. En tous cas, par l’aide que lui prêta Le Tellier dans de délicates négociations avec la Cour de Turin, Mazarin, reconnut très vite chez le nouvel intendant des qualités qu’il devait d’autant plus apprécier qu’avec un moindre génie politique et plus de probité personnelle, elles se trouvaient fort voisines de celles du futur premier ministre. Dans ce même poste, Le Tellier acquit une parfaite connaissance des rouages et des défectuosités, l’on pourrait dire des vices, si graves, de l’organisation militaire d’alors. Bref, cette amitié de Mazarin et ces services rendus à l’armée d’Italie devinrent pour Le Tellier l’origine et le fondement de sa fortune et de celle de sa famille : « Le cardinal Mazarin, rapporte Louis XIV dans ses Mémoires, m’avoit souvent dit qu’aux occasions les plus délicates, il avoit reconnu sa suffisance et sa fidélité ; et je les avois moi-même remarquées ; il avoit une conduite sage et précautionnée et une modestie dont je faisois cas. »

Lorsque Le Tellier arriva en Italie, il y trouva une armée qui, dès sa première inspection, lui permit de mesurer la différence profonde existant entre les règles spécifiées par les ordonnances et règlemens, rappelés dans la commission dont il était porteur, et la réalité. « Quand messieurs les ministres, dit-il dans une de ses lettres, ont ordonné quelque chose pour une place, ils ont fait tout ce qu’ils peuvent pour le service du Roi, mais leurs ordres ne produisent pas toujours, à point nommé, le secours qu’ils ont désiré procurer à des gens en nécessité. » C’était à rendre mieux obéies et plus efficaces les instructions ministérielles, les volontés royales, qu’il allait, pendant plus de deux ans, travailler avec la plus assidue persévérance.

Autant, au point de vue militaire, la guerre de Trente ans, — hormis la chaude alarme de la prise de Corbie, — avait pour la France été féconde en victoires, qu’allaient récompenser les résultats presque inespérés des traités de Wesphalie, précurseurs de ceux des Pyrénées, d’Aix-la-Chapelle et de Nimègue, autant aussi, comme on le soit, cette longue période belliqueuse abonda, pour les contrées qui eurent à en subir les ravages, en calamités, en misères de toute sorte. Rien davantage ne saurait en donner l’impression, le sentiment que cette œuvre, toute pleine d’une pitié, ironique et amère dans son indignation à peine voilée, que le génie profondément observateur de Callot imprégna d’une vie si intense qu’elle a survécu tout entière au temps écoulé. Dans les saisissantes et inoubliables gravures, où il a représenté tous les maux de la guerre d’alors, ce ne sont que maraudes, vols, pillages, incendies, profanations, orgies, meurtres, supplices, abominations de toutes sortes, — en un mot, tous les méfaits et tous les crimes. C’était là la vie même des bandes de soudards que les princes de l’Europe se disputaient, à prix d’or, pour renforcer leurs troupes, à peu près conduites, payées et nourries de la même façon, et qui, formées presque exclusivement de gens sans aveu et d’incorrigibles vagabonds, la plupart enrôlés de force et sous la menace des galères, semaient sur leur passage la désolation et la ruine, et souvent aussi la peste et les pires épidémies. L’on connaît cet axiome qu’on ne songeait guère à contester : « Quand l’enseigne chevauche, elle ne doit rien payer sur les champs, » autrement dit qu’au paysan, on avait le droit de tout prendre, de tout imposer, de tout faire. « Il y a dix ans, écrivait, vers cette époque, Omer Talon, que la campagne est ruinée, les paysans réduits à coucher sur la paille, leurs meubles vendus pour le payement des impositions auxquelles ils ne peuvent satisfaire et que des milliers d’âmes innocentes sont obligées de vivre de pain de son et d’avoine et n’espérer d’autre protection que celle de leur impuissance. Ces malheureux ne possèdent aucuns biens en propriété que leurs âmes, parce qu’elles n’ont pu être vendues à l’encan… »

Ces traits étaient communs à toutes les armées d’alors, et le corps français qui guerroyait en Piémont fournissait son contingent à ces désordres, à ces pillages, a ces malversations. Sans désemparer, Le Tellier, dès le premier jour, s’employa à y mettre un terme. A peine est-il arrivé qu’il fait des exemples : « Deux cavaliers, écrit-il, ayant été arrêtés à Carmagnole, saisis de la marchandise qu’ils avaient volée le même jour, je m’y rendis le dernier jour de ce mois, au soir ; le lendemain, premier du courant, instruisis leur procès et les jugeai avec les officiers des régimens de la garnison, et les fis exécuter l’après-dînée. Leurs corps sont aux avenues des grands chemins pour la satisfaction du pays et servir d’exemple aux autres. » Sans cesse Le Tellier parcourt la contrée, rendant cette justice sommaire et expéditive, more castrensi, comme il la qualifie lui-même, mais que lui paraissent commander les brigandages qu’il s’agit de réprimer, et surtout de supprimer. « Je visite, écrit-il le 12 novembre 1641, tous les quartiers si soigneusement qu’il ne se passera rien dont je ne sois informé bien particulièrement. Si mes soins ne produisent pas le fruit que désire le pays, au moins aurai-je la satisfaction d’y avoir fait tout ce que j’aurai pu et qu’on ne me reprochera pas lâcheté. »

Tout autant que contre les pilleries des soldats le nouvel intendant sévit contre les malversations des chefs, résolu qu’il est, dit-il, à faire observer les ordonnances royales par tous, de quelque degré qu’ils soient. Très vite, il n’a pas de peine à constater que, là comme ailleurs, « il n’y a point de friponneries que les chefs ne fassent pour profiter de l’argent que le Roi leur ordonne : ils craignent le châtiment et n’ont pas du tout d’honneur. » A plus d’un demi-siècle de distance, ne croirait-on pas entendre Brantôme parlant des gens de guerre de son temps qui, disait-il, « regardaient plus à piller, dérober, larronner et faire leur profit qu’à gaigner de l’honneur ? » C’était des mêmes causes, d’ailleurs, que provenaient les mêmes méfaits, car, ajoutait l’écrivain du XVIe siècle, « la raison en est qu’ils n’ont plus de règle, n’ont plus d’obéissance et, sur ce point, ils allèguent qu’ils ne sont plus payés et ne reçoivent plus une seule solde du roy. »

Telle était aussi l’explication, sinon l’excuse que les soldats de l’armée de Piémont donnaient de leur conduite : il leur fallait subsister, même quand on ne les faisait pas vivre ; et comment dès lors les pouvait-on punir de s’en procurer les moyens ? Tous les efforts de Le Tellier, quelle que fût la gêne où le réduisaient parfois la pénurie du Trésor et l’insuffisance des subsides qu’il en recevait, tendirent à faire cesser cet état de choses, d’autant plus fâcheux que les exactions commises par les troupes, en soulevant les haines du pays occupé, les exposait elles-mêmes, en cas de défaite à de terribles représailles. « Si vous souffrez, écrit-il à Des Noyers, le 14 septembre 1642, que l’armée vive absolument aux dépens du pays pendant l’été, laissant la licence de prendre des vivres comme on est obligé quand on n’a pas d’argent, il ne se trouvera ni denrées, ni argent, et même les officiers voyant qu’ils n’auront pas eu leur compte pendant la campagne, quelque soin qu’on y prenne, presseront extraordinairement les habitans pour recouvrer ce qu’ils auront emprunté, suffire à leur quartier d’hiver à la campagne prochaine, ce qui les désespérera à tel point qu’ils déserteront et se retireront dans les montagnes comme ils ont fait. »

On voit à quel point, dans l’accomplissement de la mission que lui avait confiée Richelieu et qui le fit entrer en relations directes avec Mazarin, le futur secrétaire d’Etat de la guerre se montrait actif, avisé, clairvoyant. Dans cette armée d’Italie isolée et quelque peu délaissé, il prit, avec une netteté que traduit son style sobre et précis, de nombreuses et fécondes initiatives. Il y rétablit très vite le bon ordre et la discipline, en rendant, par le versement d’une solde régulièrement payée, la vie plus facile aux soldats qu’il ne laisse plus marauder, et aux habitans dont il réprime et punit sévèrement tout acte de résistance et de mauvaise volonté, mais qu’il s’applique aussi à ménager plus encore par politique que par humanité. Ce qui est vrai, c’est que Le Tellier, avant tout, visait à faire son devoir, lequel était, à ses yeux, de « s’avancer » en servant bien le Roi.

En tous cas, lorsque les soldats de cette armée de Piémont, jusqu’alors privés de tout ou à peu près, se crurent certains de recevoir, en temps voulu, non pas seulement « leurs montres, » c’est-à-dire leur solde, mais aussi des vivres, des vêtemens, des armes, ils n’eurent plus prétexte à des plaintes et à des récriminations. Quant aux chefs, dont il qualifiait de « parties d’apothicaire, n’ayant d’autre but que de faire monter bien haut la dépense, » les comptes presque toujours exagérés, et souvent frauduleux, Le Tellier exigea d’eux, en remettant dans toute leur vigueur les ordonnances de Richelieu, des pièces comptables rigoureusement établies ; il leur interdit aussi, sous les peines les plus sévères, d’engager et de payer, sans ordres préalables, quelque dépense que ce fût. Il y tint la main d’autant plus que, fort au courant de l’embarras des finances royales, il savait que ce serait une bonne note de leur demander le moins possible. Il lui arriva même, à cet égard, de ne point pécher par excès de scrupule, ainsi que suffirait à le prouver la lettre suivante adressée à Mazarin, et qui montre que, chez Le Tellier, comme plus tard chez Louvois, le bon administrateur se gardait bien de faire tort au courtisan : « Si l’armée, écrit-il, est payée encore d’une montre, notre fonds sera vite épuisé. Elle en a reçu une au commencement du mois passé ; on va la mettre en quartier où elle recevra du pays fort grassement ce qu’il lui faut ; jugez, s’il vous plaît, si cet argent ne serait pas mieux employé à quelque autre dépense (que la solde des troupes), dont je me découvre à vous, croyant que vous ne me décèlerez pas, quelque jugement que vous en fassiez ; je n’en écris qu’à vous seul. » De tels procédés, d’ailleurs, n’étaient guère habituels à Le Tellier, et, y avait-il recours, il se couvrait de l’intérêt du roi qu’il était censé défendre. Très heureusement, cet intérêt, le plus souvent, lui apparaissait sous un autre jour. C’est parce qu’il en fut ainsi que son intendance de l’armée d’Italie devint l’école précieuse où le futur secrétaire d’Etat acquit un rare degré de compétence dans les questions d’administration militaire ; il y fit l’essai de la plupart des réformes qu’il allait bientôt s’efforcer d’étendre à toutes les troupes du royaume. Sur chacune de ces réformes il avait des idées précises, tirées d’une expérience personnelle, sérieuse et prolongée, lorsque, presque au lendemain de la mort de Richelieu, il fut appelé au secrétariat de la Guerre par le cardinal Mazarin qui, ayant pu en Piémont apprécier ses rares talens, se hâta de le nommer à ces hautes fonctions, à la place de Sublet des Noyers, en qui, durant un moment, le nouveau premier ministre avait rencontré un compétiteur à la plus haute charge du royaume.


III

Pendant les vingt-trois années durant lesquelles Michel Le Tellier remplit effectivement l’emploi de secrétaire d’État de la guerre, son activité se porta de la manière la plus incessante et la plus minutieuse sur tout ce qui a trait à l’organisation de l’armée : direction et organisation générale du service ; discipline ; hiérarchie ; recrutement ; solde ; vivres ; logement ; étapes ; équipement ; hôpitaux ; armes spéciales.

Déjà Richelieu, comme nous l’avons rappelé, avait abordé la plupart de ces importantes questions ; mais par cela même que l’action de son puissant génie devait se partager entre d’innombrables affaires ayant trait à la politique tant intérieure qu’extérieure, à l’administration générale du royaume, à la guerre étrangère, aux intrigues de cour, aux soulèvemens des protestans et de la noblesse, et à tout le reste, il lui était impossible de pénétrer quotidiennement dans mille détails qui ne prennent leur exacte valeur et qu’on ne peut faire concourir au bien de l’ensemble qu’autant que, par une longue pratique, on est parvenu à en acquérir la connaissance parfaite. Telle fut, sur ce terrain spécial, la supériorité de Michel Le Tellier, et, après lui, celle de Louvois. L’un et l’autre, grâce à l’étude et à l’expérience des faits, ils acquirent une science approfondie de leur métier de ministres de la guerre et en firent largement profiter l’organisme si complexe, dont ils avaient à assurer le fonctionnement régulier. Leur pensée directrice fut que la royauté aurait d’autant mieux en mains son armée que celle-ci serait mieux ordonnée, plus disciplinée, mieux équipée, mieux armée, mieux vêtue ; qu’elle ne serait plus, comme auparavant, livrée presque en dehors de tout contrôle, à elle-même ou à ses chefs ; et qu’au lieu de piller et de maltraiter de toutes façons, en dehors de toute règle et de toute loi, le pays qu’elle était chargée de défendre, elle saurait, par le bon ordre introduit dans ses rangs, par une stricte subordination au pouvoir royal, par le respect de la hiérarchie et de la discipline, rendre des services de plus en plus nombreux et les faire apprécier.

La question qui, dans une grande organisation militaire, prime et primera toujours toutes les autres, et à laquelle ne cessa de s’attacher la vigilante énergie de Le Tellier, est celle de l’exacte observation de la discipline. Au moment où il devint secrétaire d’État de la guerre, il régnait dans l’armée, qui conservait encore un caractère semi-féodal, une sorte d’inconsciente et persistante anarchie dont il serait difficile de donner une exacte idée. Les mêmes chefs cumulaient plusieurs emplois qu’ils ne remplissaient pas, mais dont ils recherchaient avidement les titres et les traitemens. La hiérarchie étant incertaine et relâchée, chacun agissait à peu près à sa guise. Beaucoup d’officiers étaient presque toujours absens de leurs corps, qu’ils ne rejoignaient que dans les circonstances graves. Entre les régimens français et les régimens étrangers, entre les régimens français eux-mêmes, — les vieux, les petits vieux, les nouveaux, — et jusqu’entre les compagnies d’un même corps, s’élevaient des conflits de préséance sans cesse renaissant. Les généraux se considéraient comme les maîtres absolus des troupes qu’ils commandaient et agissaient, sauf en de rares circonstances, isolément, sans entente, sans unité d’action. « L’armée, écrirait, en 1650, Le Tellier à Mazarin, est devenue une république composée d’autant de cantons ou de provinces comme il y a de lieutenans généraux ; » et, dans une autre lettre, vers cette même époque, il ajoutait : « En l’estat où sont les choses dans l’armée, on n’en sçaurait rien attendre de bon. L’on passe toutes les journées à se plaindre : on se lève à dix heures et joue-t-on toutes, les après-dînées. Il n’y a nulle authorité, ny nulle créance parmi les troupes. Il n’y a point de lieutenant général qui ne considère l’armée comme son domaine… Enfin nous sommes comme les paralytiques auxquels il ne reste que la liberté de la langue. »

Dès que les circonstances le lui permirent, Le Tellier ne négligea aucun effort pour mettre fin à cette situation. Tout d’abord, il établit, pour les officiers de tout grade, l’ordre du tableau. Le plus ancien lieutenant général, par exemple, devint le chef des autres lieutenans généraux d’une même armée, lorsqu’il n’y avait dans celle-ci ni maréchal, ni prince du sang chargé du commandement, ou si le Roi n’avait pas fait de désignation spéciale. Le Tellier supprima aussi plusieurs grades ou fonctions qui lui parurent non pas seulement faire double emploi, mais encore, par leurs attributions mal délimitées, gêner le commandement lui-même ; ainsi en était-il du maréchal de bataille et des sergens de bataille, qui disparurent. Pour que la cavalerie fût mieux conduite, il créa, au-dessous des maréchaux de camp, qui pourraient être assimilés à nos généraux de division, des brigadiers de cavalerie réunissant sous leurs ordres plusieurs escadrons. Afin d’empêcher qu’aucune autorité ne contre-balançât ou n’affaiblît désormais celle du roi, il supprima ou rendit purement honorifiques les grandes charges qui avaient survécu à l’abolition de la dignité de connétable, précédemment décidée par Richelieu. C’est ainsi qu’après le décès, en 1661, du duc d’Epernon, ce turbulent incorrigible, qui datait de la Ligue et mourut après la Fronde, Le Tellier fit déclarer par Louis XIV que la charge de colonel général de l’infanterie « était à jamais supprimée, pour ne pouvoir jamais revivre ni être rétablie en quelque sorte et manière et pour quelque causé et occasion que ce soit. » Les charges de colonels généraux des troupes étrangères au service de la France, sauf celle de colonel général des Suisses, qui n’eut plus qu’un caractère honorifique, furent également abolies.

Après la suppression de la charge du colonel général de l’infanterie, à l’avis duquel toutes les nominations faites dans cette arme étaient précédemment subordonnées, Le Tellier, afin de consacrer définitivement le nouvel état de choses, décida que les mestres de camp des régimens d’infanterie prendraient à l’avenir le titre de colonels. Le lieutenant-colonel, qui jusqu’alors représentait le colonel général à la tête du régiment, dont il était, à vrai dire, le commandant effectif, en devient le second officier ; il conserve toutefois une importance particulière, puisqu’en fait, il continue à exercer le commandement habituel du régiment, le colonel, qui appartient à la haute noblesse et qui occupe presque toujours des charges de cour, n’y paraissant le plus souvent que dans les occasions solennelles et en temps de guerre. Pris parmi les capitaines de compagnies et gardant le commandement de la sienne, le lieutenant-colonel est nommé par le Roi qui le désigne au choix, sans avoir à tenir compte de l’ancienneté du grade. Dans chaque régiment, le lieutenant-colonel devint donc ainsi le véritable représentant direct du Roi et du secrétaire d’Etat, et l’on pourrait rapprocher l’emploi qu’il remplit, à côté du colonel, de celui de l’intendant auprès du gouverneur de province.

Au-dessous du colonel et du lieutenant-colonel, viennent les capitaines (cornettes, dans la cavalerie), dont le plus ancien prend le titre de major et exerce certaines attributions de surveillance et de contrôle ; puis, après les capitaines, mais seulement si les compagnies sont nombreuses, les enseignes, assimilables aux capitaines en second d’aujourd’hui, et ensuite les lieutenans et les sous-lieutenans.

De cette époque date donc la hiérarchie des grades, telle qu’elle subsiste encore, et, cette institution ayant été imitée par les puissances étrangères qui lui empruntèrent jusqu’aux noms français, l’on peut dire que Le Tellier traça, à cet égard, aux armées modernes leur cadre à peu près définitif, jusqu’au moment où furent créées, après la Révolution, des unités nouvelles : divisions, brigades, bataillons.

Ayant ainsi arrêté la hiérarchie des officiers, Le Tellier s’appliqua à régler celle des corps de troupes. A tous égards, il y avait alors, entre les divers régimens, une grande différence de traitement, les uns ayant un effectif beaucoup plus important et étant beaucoup plus considérés et payés que les autres. Les « Vieux, » Picardie, Piémont, Champagne, Navarre, Normandie, etc., avaient le pas sur les « Petits vieux, » et d’autres prérogatives sur les régimens de rang inférieur. Ces derniers pouvaient être cassés, autrement dit licenciés ou réduits à deux compagnies, selon les cas ; les vieux étaient toujours maintenus et ne descendaient jamais au-dessous de vingt. Entre les Vieux et les Petits vieux, et entre les Vieux eux-mêmes il y avait de très vives compétitions, et parfois, — comme il arriva, en 1644, au siège de Gravelines, entre le régiment de Navarre et les gardes françaises, — on les voyait prêts à se disputer le premier rang, les armes à la main. Le Tellier s’appliqua à diminuer ces occasions de conflit ; il régla définitivement l’ordre dans lequel devraient désormais, sous des peines sévères, marcher les divers corps, instituant ainsi entre eux une égalité de traitement aussi grande qu’il était possible sous l’ancien régime.

Tout en maintenant la fâcheuse pratique de la vénalité ou de l’achat des grades, que l’on considérait alors comme une ressource indispensable au Trésor et aussi comme un moyen d’influence et d’enrichissement pour les hauts personnages, Le Tellier s’efforça de restreindre les inconvéniens de ce système en subordonnant à des conditions de capacité et de durée de service la nomination aux divers grades.

Où il réussit entièrement, ce fut dans l’établissement d’une discipline qui n’existait guère avant lui et qu’il parvint, à force de tact et de méthode, d’énergie et de persévérance, à rendre de plus en plus respectée. Impitoyable pour les fraudes qui, jusque-là, dans des proportions scandaleuses, affaiblissaient l’effectif de l’armée ou qui discréditaient son commandement, il n’hésita pas à frapper, à casser même, sans distinguer entre les anciens régimens et les nouveaux, les officiers qui contrevenaient aux règlemens ou aux ordres du Roi. Très rigoureux dans l’application des châtimens qu’il jugeait nécessaires, il tint la main à ce que les généraux ne fissent pas de leur autorité un abus qui la rendrait odieuse à leurs subordonnés et à leurs soldats. Relevant sévèrement les fautes graves commises par l’un d’eux, il n’hésite point à lui écrire : « … Vous avez fait dire à aucuns d’entre eux (les cappitaines de votre régiment) qu’ils eussent à se deffaire de leurs charges, bien qu’on ne puisse les taxer d’aucun manquement à leur debvoir soit pour le service de Sa Majesté soit en vostre endroit. Et vous sçavez combien des gens qui sont ou doibvent être établis par Sa Majesté se peuvent excuser de recevoir ces commandemens si ce n’est d’elle et combien ce procédé est capable d’apporter du dégoût non seulement à ceux qui ont eu à suporter ces menaces, mais à tous les autres. — Que vous avez fait passer par les armes plusieurs sergens et soldatz sans aucune forme ny figure de procès, qui est une chose inouye et plus capable qu’aucune autre de vous mettre tout le régiment sur les bras, estant raisonnable de faire punir ceux qui manquent et surtout les déserteurs ; mais aussy il est nécessaire pour votre descharge que ce soit avec les formes accoustumées et après qu’ils ont été condamnez par le conseil de guerre. »

Dès le début, d’ailleurs, pour sévir et frapper, lorsque, à l’exemple de Richelieu, il y voyait un intérêt d’Etat ou une nécessité imposée par l’intérêt primordial de la discipline, Le Tel lier ne s’arrêta point devant les grades ou les dignités de l’ordre le plus élevé. C’est ainsi qu’il n’hésita pointa faire arrêter et emprisonner au château de Pierre-Encise le maréchal de la Mothe-Houdancourt accusé de malversations graves, et qui, très probablement, aurait été condamné, si les troubles de la Fronde, la protection du duc de Longueville et l’indulgence intéressée de Mazarin ne l’eussent fait relâcher avant la fin de son procès.

Au cours de cette affaire, le nouveau secrétaire d’Etat de la guerre avait donné la mesure de son énergie et prouvé que, le cas échéant, il était résolu à aller jusqu’à ses dernières conséquences. Plus encore, cependant, qu’en de tels coups d’éclat, qui ne peuvent avoir qu’un caractère exceptionnel, Le Tellier, pour mener à bien la réforme d’erremens aussi fâcheux et d’abus aussi invétérés que ceux auxquels il se heurtait, eut confiance dans une fermeté qui parfois temporisait pour mieux vaincre, mais qui, au fond, restait invariable. Connaissant par lui-même, par ses souvenirs de l’armée d’Italie et par ses quotidiennes et incessantes informations, l’étendue et la profondeur du mal, il s’attacha à le combattre par des moyens de plus en plus efficaces. Le principal de ces remèdes fut l’extension progressive des pouvoirs des commissaires des guerres, et, au-dessus d’eux, de l’autorité des intendans, dont il fit les contrôleurs permanens, non pas du commandement, auquel, — qu’on le note bien, — il laissa tous pouvoirs et toute liberté pour la direction des opérations militaires proprement dites, mais de la stricte exécution, dans tous leurs détails, des ordonnances touchant à la discipline et à l’entretien des armées. Sous des noms divers (commissaires ordinaires des guerres, titulaires de charges achetées par eux, — commissaires à la conduite provisoirement attachés à un régiment, — commissaires provisoires ayant sous leur dépendance une circonscription déterminée, etc.), tous ces agens, auxquels il conserva un caractère civil, afin de les maintenir plus strictement dans sa dépendance exclusive, formèrent peu à peu un corps de contrôleurs admirablement organisé, trié et formé avec grand soin, et qui eut pour première mission de renseigner le secrétaire d’Etat sans cesse et sur toutes choses. Ils pouvaient d’autant mieux s’acquitter de cette tâche qu’ils intervenaient, à tout moment, dans toutes les circonstances où il y avait lieu de montrer que l’armée était bien celle du Roi, et que nulle autorité, nul pouvoir n’y pouvait exister en dehors de sa délégation souveraine. Lève-t-on des troupes, le commissaire leur fait aussitôt prêter le serment de bien et fidèlement servir Sa Majesté envers et contre tous. Un officier est-il nommé, c’est le commissaire qui « l’établit » et le présente à ses soldats. Un régiment, une compagnie changent-ils de garnison ou doivent-ils rejoindre l’armée, c’est le commissaire qui veille à ce que ces troupes suivent sans écart la route d’étapes qui leur a été tracée, à ce qu’elles reçoivent avec exactitude vivres et logement, à ce qu’elles obtiennent des municipalités et communautés ce qui leur est dû sans pouvoir en exiger davantage, à ce qu’elles ne commettent sur leur chemin ni exactions, ni dégâts. A l’armée, le commissaire doit résider « à la suite d’icelle » partout où elle se portera. Au moins une fois par mois, il fait des revues de troupes, les comptant « homme par homme, soit lorsqu’elles marcheront ou passeront en quelque district ou passage de rivière, soit dans leurs quartiers ou allans aux gardes, et autres occasions où elles seront commandées et où il pourra sçavoir plus certainement leur force. » Sur un registre spécial il note les noms des chefs et officiers présens, les noms et surnoms et les motifs de leur absence ; il établit « des roolles de signal desdites trouppes, en sorte qu’avec le temps il connaisse tous les officiers et soldats d’icelles, qui est le but qu’il doit avoir pour empescher les abus ordinaires, au fait des revues, » ordonnant, avant de procéder à celles-ci à tous les passe-volans et « gens empruntez de sortir des rangs et aux capitaines de les expulser. » Ces fraudes étaient si nombreuses, si fréquentes que, près d’un quart de siècle après les premières et déjà si sévères mesures prises contre elles, Coligny Saligny, en novembre 1664, écrivait encore à Le Tellier : « Il est vrai qu’il y a bien de l’abus dans les revues ; mais c’est un mal bien invétéré dans l’infanterie et les commissaires mesmes y sont attrapez, tant les officiers sont ingénieux à déguiser les valletz et passevollantz ; après-demain je feray faire reveue et surprendray les troupes, quand elles en debvraient enrager. »

Non seulement en cela, mais en toutes choses, le commissaire devait, sans relâche, tenir la main à ce que les ordonnances fussent respectées « par les habitans des lieux et par les gens de guerre respectivement. » En cas de manquement, il devait avertir le secrétaire d’Etat.

Dans les places fortes, le commissaire devait aussi toujours exactement connaître le chiffre de la garnison et pour s’en assurer « faire mettre les soldats en bataille, après en avoir adverty le gouverneur de la place… et l’avoir requis de faire fermer les portes. » Il était, en outre, chargé de la paye des officiers et des soldats, des réparations et fortifications de la place, de l’hôpital, des approvisionnemens de diverse nature, des vivres, afin que « le munitionnaire ayt toujours dans la place trois ou quatre mois de bled pour la fourniture de la garnison, outre ce qui sera dans les magasins de réserve. »

On voit, par ces exemples, qu’il serait superflu de multiplier, combien grands et nombreux étaient les pouvoirs de ces commissaires. Mais plus Le Tellier accroît leur autorité, plus il se montre sévère envers eux, afin de les empêcher de prévariquer à leur tour, par exemple, « de prendre aucune paye d’homme d’armes, chevau-léger, carabin, dragon, ni de soldat, sur les paiemens qui seront faits aux troupes, dont ils feront les reveues. » Pour exercer ce contrôle supérieur qu’il estimait si nécessaire, Le Tellier forma un corps d’élite d’intendans, considérés et traités par lui, qui les connaissait personnellement presque tous, comme ses collaborateurs. Tout d’abord, ceux-ci étaient, comme, lui-même l’avait été dans l’armée de Piémont, des intendans de police, justice et finances, spécialement délégués ici et là, avec des pouvoirs tels qu’ils suscitaient souvent des protestations très vives de la part des Parlemens, qui les voyaient du plus mauvais œil et les accusaient d’usurpation, mais qui, à la fin, durent se soumettre. Peu à peu, avec une partie de ces intendans Le Tellier forma une sorte de corps spécial, particulièrement chargé de la surveillance et du contrôle de tout ce qui avait trait à l’armée. Il plaça sous leurs ordres, afin d’empêcher les profits illicites et les concussions, tous les commissaires de guerre ordinaires et extraordinaires, trésoriers et commis de trésoriers, employés financiers de tout ordre. Il décida que, pour tous règlemens et payemens, la signature du chef militaire ne serait valable que si celle de l’intendant y était jointe. Il leur donna, en outre, la haute main sur tout ce qui avait trait aux vivres, au logement, aux marchés de toute sorte conclus soit pour la nourriture, l’habillement, l’équipement des troupes, soit pour l’armement et la fortification des places et la bonne tenue des hôpitaux. Il les appela à siéger dans les conseils de guerre, afin d’y surveiller le fonctionnement régulier de la justice militaire. Toutes ces attributions si importantes, Le Tellier, par de multiples ordonnances, les confirme et les accroît sans cesse, exerçant lui-même, en dernier ressort, sur les principaux chefs de ce service de contrôle, qu’il guide sans cesse par des instructions appropriées aux cas et aux circonstances, une direction très personnelle et très précise, accroissant sans cesse leurs pouvoirs de contrôle, mais ne cessant aussi, comme le fera également Louvois, de leur interdire formellement toute immixtion dans les opérations de guerre proprement dites, et tout empiétement sur les droits du commandement.

Dans les bureaux du secrétariat de la guerre, tout auprès de lui, Le Tellier avait réussi à réunir des commis d’une rare capacité, qui étaient ses hommes de confiance, en même temps que les directeurs attitrés des divers services de son département. Parmi eux, il faudrait citer Timoléon Le Roy, Elie Dufresnoy, Gilles Charpentier, Saint-Pouenge et quelques autres ; plusieurs devinrent les collaborateurs de Louvois qui dut, en grande partie, à son père ces qualités d’ordre, de méthode, de parfaite connaissance des affaires, qui frappèrent si vivement ses contemporains et qu’il est impossible, quand on relit sa correspondance, de ne pas admirer en lui. Plus qu’ailleurs, on en peut juger, lorsqu’on parcourt ses lettres si précises, ces ordres toujours si nets et si clairs conservés aux archives de la Guerre, déjà précédemment instituées, dont Richelieu avait prescrit une sérieuse organisation, mais qui ne fonctionnèrent d’une manière suivie qu’à dater de Le Tellier, « étant bon, — dit un mémoire, portant la date de 1643, que l’on attribue à Timoléon Le Roy et qu’approuva, dès lors, le nouveau secrétaire d’Etat de la guerre, — de tenir registre des lettres et expéditions de plus grande conséquence pour y avoir recours en cas de besoin, de faire exactement enregistrer toutes les ordonnances de fonds et tenir des liasses, des estats et des ordonnances de descharges qui doivent être remises de mois en mois en la garde de celuy qui est responsable des papiers… Continuer le registre de toutes commissions de nouvelles levées, augmentations et convertissemens de troupes, provisions de chefs et officiers, etc. »

En un mot, ce fut par le fonctionnement régulier et sans cesse amélioré de tout cet organisme, aux multiples rouages, qu’il créa dans plusieurs de ses parties, qu’il perfectionna dans toutes les autres, que Le Tellier prépara le succès des réformes, sur quelques-unes desquelles il nous reste à jeter un rapide coup d’œil.


IV

L’une des plus importantes qui, après celle de la discipline, base de toute organisation militaire sérieuse, devait forcément et constamment préoccuper Le Tellier, comme plus tard ses successeurs, fut celle du recrutement même de l’année, tant pour la quantité que pour la qualité des soldats, sans cesse réclamés plus nombreux, pour les grandes guerres qui précédèrent et suivirent les traités de Westphalie et des Pyrénées. Pour y pourvoir, on avait alors recours à trois modes de procéder, également défectueux dans leur principe et surtout dans leurs résultats : la levée, l’engagement de soldats étrangers mercenaires, l’enrôlement.

La levée proprement dite n’était ordonnée que dans les circonstances où, le royaume paraissant en péril, on avait eu, à l’époque antérieure, recours à l’appel du ban et de l’arrière-ban. Au XVIIe siècle, la plus célèbre levée eut lieu après cette fameuse prise de Corbie, qui jeta l’alarme dans la France entière, et il ne serait pas difficile d’y trouver plus d’un trait commun avec le départ des volontaires de 1792, après que la patrie eut été proclamée en danger. L’ennemi ayant envoyé îles partis jusqu’aux portes de Paris, les sept corps de métiers allèrent trouver le Roi revenu en hâte de Saint-Germain « et lui firent offre, dit Richelieu dans ses Mémoires, de leurs personnes et de leurs biens avec une si grande gaieté et affection que la plupart d’eux lui embrassoient et baisoient les mains ; ensuite ils dressèrent un rôle du nombre d’hommes que chacun d’eux pourroit lever et soudoyer et le mirent entre les mains du lieutenant civil, comme aussi le rôle et les noms des hommes d’entre eux propres à porter les armes, afin que le Roi s’en servit selon qu’il en auroit besoin. La même ordonnance fut envoyée à tous les collèges, communautés, fabriques, monastères rentes, à laquelle tous obéirent avec un grand zèle ; de sorte qu’en moins de dix jours (à Paris seulement) le Roi eut de quoi lever et entretenir, trois mois durant, 12 000 hommes de pied et 3 000 chevaux. Les autres villes du royaume contribuèrent, depuis, à proportion, avec une grande promptitude. » On enrôla les laquais et les ouvriers qui témoignaient le plus grand enthousiasme. « Quand on leva des gens si à la hâte, dit Tallemant des Réaux, M. de la Force était sur les degrés de l’Hôtel de ville, et les crocheteurs lui touchaient la main en disant : « Oui, monsieur le maréchal, je veux aller à la guerre avec vous. » Ce furent là, dans l’ancienne France comme depuis lors dans la nouvelle, les grandes journées du patriotisme. Mais, dans les circonstances ordinaires, les levées d’hommes destinés aux armées étaient loin de s’opérer avec cet élan, cet enthousiasme. Presque toujours on enjoignait, par voie d’ordonnance, ainsi qu’on le fit en 1644, « aux déserteurs des troupes, vagabonds, gens sans aveu » de se présenter, dans les vingt-quatre heures, devant le prévôt de Paris. S’ils obéissaient, ils touchaient 12 livres à Paris, 6 livres en arrivant au lieu du rendez-vous, « et encore 8 sols à chacun tant à Paris qu’en marchant, pour leur donner les moyens de vivre. S’ils n’obéissaient pas, et qu’ils fussent pris, ils étaient envoyés aux galères. L’on conçoit combien laissait à désirer ce mode de recrutement et combien, le plus souvent, il y avait peu à attendre d’hommes rassemblés ainsi : « Pour ce qui est des levées, écrit Mazarin à Turenne en décembre 1644, vous savez aussi bien que nous ce que ce peut estre, et comme aprez beaucoup de dépense employée, tout cela revient à rien, » — la plupart de ces enrôlés par force s’empressant, si l’on voulait les envoyer au loin, de déserter au plus tôt.

Un des traits distinctifs de l’ancienne armée royale était de compter de nombreux corps étrangers, composés de mercenaires, soldats de profession, se battant souvent très bien, mais fort exigeans en toutes choses, la question d’argent étant la seule qui les déterminât à servir. Les Écossais, les Irlandais, les Allemands, les Suisses furent les plus nombreux de ces mercenaires, véritables condottieri, qui suscitaient aux généraux des difficultés sans nombre, mais sur la fidélité intéressée desquels le Roi, aux époques troublées, croyait pouvoir compter davantage que sur celle des troupes françaises, souvent enclines à prendre parti pour leurs chefs, qui les entraînaient à leur suite dans de fréquentes rébellions, quand ils s’appelaient Guise, Montmorency ou Condé. Lorsque Le Tellier devint secrétaire d’Etat, les régimens étrangers étaient très nombreux. La guerre de Trente ans avait, si l’on peut ainsi parler, mis sur le marché quantité de reîtres, selon l’expression alors usitée, qui pouvaient peser, d’un grand poids, dans la balance et qu’il était prudent de s’attacher : « On pourra avoir, écrivait Mazarin à Turenne, en 1648, pour nous servir contre l’Espagne, 25 000 à 30 000 soldats bien aguerris, dont on ne craindra pas la dissipation, quand on prendra soin de les bien entretenir. » Tel était, on ne s’en étonnera pas, le calcul de Mazarin qui, se sentant l’homme le plus impopulaire, du royaume, malgré les grands services qu’il lui avait rendus ou qu’il devait lui rendre, ne cessa de se montrer favorable à l’accroissement du nombre des soldats étrangers. A la bataille des Dunes, en 1658, il n’y avait pas moins de 27 régimens étrangers sur les 137 régimens qui y furent engagés du côté français. Jusqu’au traité des Pyrénées, qui mit fin à cette longue période belliqueuse, en attendant qu’il s’en ouvrît une nouvelle avec la guerre de Dévolution, Le Tellier, si peu favorable qu’il fût personnellement à l’augmentation du contingent étranger, dut se borner à exercer sur lui une surveillance qu’il s’appliqua à rendre efficace, afin d’assurer la stricte exécution des conventions relatives à ces troupes, fournies au Roi dans des conditions dont on peut juger par celles d’un traité conclu, en mars 1649, avec un gentilhomme anglais nommé Rokeby. Ce gentilhomme s’engageait envers Le Tellier « à lever et mettre sur pied en Angleterre le nombre de 600 hommes, tous d’âge et de force convenables pour bien servir, armés chacun d’une épée et baudrier, et de les faire passer par mer dans le royaume, moyennant qu’il plaise à Sa Majesté lui faire payer 18 000 livres, qui est à raison de 300 livres par chaque homme : 9 000 livres à Londres par les ordres de l’ambassadeur de Sa Majesté, et les 9 000 livres restant au port où nous ferons débarquer lesdits hommes, où ils seront aussi armés, les deux tiers de mousquets avec bandollières et l’autre tiers de piques. » D’autre part, Rokeby, s’il ne parvenait pas à réunir l’effectif promis, s’engageait à rembourser sur la somme totale la quote-part afférente aux manquans.

La plupart des accords conclus avec les étrangers ressemblaient, à peu de chose près, à celui-là. Les Suisses étaient les plus nombreux. Presque toujours bons soldats, ils se montraient particulièrement exigeans en matière de règlement de compte. « Pas d’argent, pas de Suisses, » disait-on ; il est vrai que la contre-partie de ce dicton était celle-ci : « Pas de Suisses, pas d’argent. » Le Roi n’entendait payer que pour les présens, et d’après un contrôle, souvent répété, que Richelieu, puis Le Tellier rendirent sévère à l’égard de ces mercenaires : « Je ne voy pas, écrit Le Tellier, en février 1650, qu’on puisse fixer l’esprit de ces gens-là, qui change selon la qualité du vin qu’ils boivent chaque jour. » Longtemps, cependant, il fallut plus ou moins subir leurs exigences ; mais, dès que le permirent les circonstances devenues plus propices, Le Tellier réussit à faire accepter par les Suisses la signature de nouvelles capitulations, — ainsi nommait-on les traités conclus avec eux, — leur imposant des obligations plus strictes et plus nombreuses. Bien plus, aussitôt après le traité des Pyrénées, quand la paix fut assurée, la Fronde définitivement terminée, le Roi redevenu le maître, — et quel maître ! — Le Tellier s’empressa de liquider, hormis les Suisses, désormais très soumis aux décisions royales, la plupart des corps étrangers. Il les remplaça par une augmentation du nombre des régimens français, qu’il s’employa assidûment à doter d’une organisation plus forte, en développant chez eux, par une amélioration de leurs conditions d’existence, sinon leur courage, du moins leur bonne tenue, leur consistance, leur solidité. En un mot, ce fut sur le recrutement français que se fixa plus que jamais la vigilante attention de Le Tellier.

Alors qu’il y avait une noblesse militaire, qui était censée payer de son sang, — ce qu’elle fit souvent et brillamment, d’ailleurs, — le maintien de ses privilèges, il n’était guère facile de changer le mode de recrutement qui fonctionnait en France depuis la création de l’armée permanente sous Charles VII. Ce système, c’était celui de l’enrôlement effectué par des recruteurs agissant au nom du Roi. Le jugement suivant, rendu en 1656, au siège de la connétablie de Paris, et qui en résume beaucoup d’autres du même genre, suffirait à rappeler de quelle façon se pratiquait cet enrôlement soi-disant volontaire : « Sur ce qui a esté remontré par le procureur du Roy que plusieurs capitaines, lieutenans et autres officiers de guerre, pour faire plus facilement la levée ou recrues de leurs compagnies, composent et font des traitez avec aucuns exempts, archers ou autres personnes pour leur livrer des hommes, au lieu de faire battre le tambour (on battait le tambour pour appeler ceux qui étaient dans l’intention de s’engager, d’après des offres faites et des conditions à débattre). Et pour exécuter plus facilement ces conventions, lesdits exempts, archers ou leurs advoüez prennent des enfans de famille, escoliers, artisans, croche leurs, serviteurs et laboureurs sous prétexte de leur trouver des conditions de les l’aire travailler de leur métier, les mettent en des lieux écartez, les retiennent par force es maisons particulières. Et après les avoir enfermez quelque temps, sans permettre qu’ils donnent advis de leur rétention, les font sortir de nuict pour les livrer auxdits capitaines, et en faire entr’eux un honteux commerce, auquel mesme plusieurs loueurs de chambres garnies et gargotiers contribuent de leur partz… »

Pour remédier le plus possible à cet état de choses, — un tel mode de recrutement ne donnant au Roi que des soldats fort défectueux, qui souvent s’empressaient de déserter, — Le Tellier multiplia les pénalités sévères contre les officiers qui prêteraient la main à ce « honteux commerce. » Déjà, par une ordonnance de 1643, il avait décidé que les capitaines de compagnie seraient désormais tenus de munir les lieutenans et enseignes, auxquels ils délègueraient le pouvoir de recruter en leur nom, d’une procuration régulière, « en sorte que le capitaine en demeurât strictement responsable, » afin que le Roi sut à qui s’en prendre s’il arrivait que, pour recruter, on eût recours à des procédés coupables ou qu’ensuite les engagemens contractés ne fussent pas remplis. Dorénavant tous les capitaines qui n’auraient pas leurs compagnies complètes, au chiffre alors réglementaire de 70 hommes, seraient contraints « de restituer l’argent de la recrue des hommes qui leur manqueront par saisie de leurs biens et devront être privée de leurs biens. » Si la faute avait un caractère encore plus grave, l’officier prévaricateur devait être arrêté, traduit en conseil de guerre et puis « exemplairement puni à la vue de toute l’armée. »

Une série d’autres ordonnances précisa ultérieurement dans quelles conditions le recrutement devait être effectué et confia spécialement aux intendans le contrôle de ces opérations. A vrai dire, celles-ci purent être plus ou moins régularisées, mais il y avait de tels vices dans ce système de recrutement, qui resta en vigueur jusqu’à la Révolution, qu’il ne put jamais devenir satisfaisant. Ainsi que Turenne l’écrivait à Le Tellier, en 1658, le capitaine de compagnie ne se souciait guère que de se procurer le plus d’argent possible : « pourvu qu’il mène douze à quinze gueux de recrue auxquels il n’a donné que la moitié de ce que le Roi donne, il croit avoir satisfaction et estre asseuré de n’être pas cassé. »

Pour de telles fraudes, jusqu’alors plus ou moins implicitement tolérées, Le Tellier se montra des plus rigoureux ; il cassa sans merci les officiers qui s’en rendaient coupables, convaincu que chez eux « le mal venant de l’avarice, » écrit-il, rien n’était capable de les corriger qu’une sévérité sans exemple. Le cas échéant, lorsqu’il soupçonnait les généraux sinon de complicité, au moins de complaisance, il envoyait des exempts et des archers, munis d’un ordre du Roi, pour arrêter les capitaines et officiers prévaricateurs.

Ce qui justifiait ces sévérités, c’étaient les ruses nombreuses et répétées dont usaient couramment des chefs trop enclins à s’approprier une partie de l’argent qui leur était alloué pour la solde et l’entretien des troupes. C’est ainsi que, lorsque l’intendant ou le commissaire passait la revue d’une compagnie, le capitaine de celle-ci trouvait facilement quelque camarade pour lui prêter les hommes qui lui manquaient et qu’il présentait alors à la revue comme étant les siens ; d’autres fois, il travestissait en soldats des individus quelconques qui, l’inspection finie, déposaient armes et uniformes. On appelait passe-volans ces soldats éphémères, improvisés pour la circonstance. En présence de tels subterfuges, il devenait, on le conçoit, fort difficile de connaître la réalité de l’effectif des troupes, d’autant plus que, pendant les périodes de guerre, les officiers, sur leurs états, portaient comme tués ou disparus les passe-volans qu’ils y avaient fait figurer Cette pratique était, avant Le Tellier, devenue si fréquente que dans l’armée, bien qu’elle constituât un véritable vol envers l’Etat, on ne la regardait point comme un fait infamant. Précédemment, Richelieu avait cependant, à cet égard, eu recours aux mesures de répression les plus rigoureuses ; dès le 23 août 1635, une ordonnance du Roi avait édicté la peine de mort contre les passe-volans et déclaré que toute infraction à cette décision, de la part des officiers, entraînerait, pour ceux qui la possédaient, la perte de la noblesse. Malgré cette ordonnance, malgré les châtimens exemplaires, ultérieurement ordonnés, col abus des passe-volans persista assez longtemps pour qu’on fasse encore couramment à Louvois honneur de sa suppression, alors qu’il avait été très énergiquement combattu par Richelieu, puis par Michel Le Tellier. Celui-ci, après plus de vingt ans d’efforts, était encore à écrire dans le préambule d’une ordonnance du 14 février 1662 : « Sa Majesté estant bien informée que les officiers des troupes d’infanterie qui sont en garnison dans les places d’Avesnes et du Quesnoy, lorsqu’ils ont advis que l’on doit faire revue de leurs compagnies, font entrer de nuit et monter avec des cordes sur les bastions desdites places des passe-volans qu’ils font venir des lieux des environs, afin de faire paraître leurs dites compagnies plus fortes qu’elles ne sont effectivement… »

À côté de ces fraudes, si tenaces et si difficiles à réprimer, la désertion était pour l’ancienne armée royale une cause d’affaiblissement à laquelle il était aussi très malaisé de remédier, non seulement parce que les capitaines ignoraient souvent qu’ils enrôlaient des déserteurs, mais encore parce que, comme le dit Le Tellier, dans une lettre du 10 novembre 1647, adressée à l’intendant de la généralité de Bordeaux, le capitaine ne se soucie pas de la désertion de son soldat, « car, ajoute-t-il, pourvu qu’il ait fait voir, une fois pour toutes, au commencement de la campagne, qu’il a fait une recrue, il est bien ayse que sa compagnie s’affaiblisse pour profitter de la solde des déserteurs tout le reste de la campagne. C’est une chose que j’ay aprise tandis que j’ay esté intendant en Piémont. »

Contre ces déserteurs, toujours si nombreux, Le Tellier déploya la même rigueur que contre les passe-volans. Il alla jusqu’à faire ordonner contre eux la peine de mort, puis il décida que cette peine serait « modérée en celle des gallaires, » le Roi ayant besoin de chiourme pour ses escadres. Plus tard, lors des préparatifs de la guerre de Dévolution, les mesures devinrent plus sévères encore[5], et Le Tellier les généralisa, sans se soucier d’une certaine opposition des Parlemens à laquelle la monarchie redevenue toute-puissante n’avait plus garde de s’arrêter. Les deux ordonnances du 31 mars et du 28 octobre 1666 réglèrent donc, dans ses moindres détails et avec une sévérité impitoyable la répression de la désertion et les moyens de prévenir la désertion. Désormais, par exemple, le soldat ne s’éloignera pas de plus de deux lieues du quartier sans billet du capitaine indiquant la durée de la permission ; en « as de faute, il comparaîtra devant le conseil de guerre qui le condamnera à mort. Des primes d’argent sont allouées à tous ceux qui dénonceront et arrêteront des déserteurs. Si deux soldats sont repris ensemble ou ramenés le même jour, ils seront mis tous deux à mort. S’il y en a davantage, « ils tireront au billet trois par trois ; l’un perdra la vie, les autres seront envoyées aux galères. » Il ne devra pas être sursis à l’exécution, « même qu’en suivant l’usage, une fille se présenteroit pour prendre en mariage un criminel. »

Il faut ajouter qu’afin de diminuer par des mesures préventives le nombre des cas de désertion et des supplices qu’ils entraînaient, Le Tellier soumit les officiers à l’obligation d’exercer sur leurs troupes une surveillance qui jusqu’alors n’avait jamais existé. Chaque mois, les officiers furent tenus de donner aux commissaires des guerres une liste signalétique de leurs soldats et d’envoyer au secrétaire d’État deux mémoires, l’un énumérant les nouveaux engagemens, l’autre contenant les noms des déserteurs. Chaque mois aussi, le secrétaire d’État devait communiquer la liste des coupables, établie à l’aide de ces renseignemens, aux intendans, aux commissaires des guerres et aux prévôts, auxquels les habitans et les communautés furent tenus de prêter main-forte.

Les mesures de répression et de contrôle, que nous venons d’indiquer, restreignirent la fraude, d’une part, la désertion, de l’autre. Mais, pour les combattre, et aussi pour amener les chefs à une autre façon de comprendre le point d’honneur, Le Tellier usa d’autres moyens, non moins sûrs, non moins efficaces que ces ordonnances si dures, en multipliant les récompenses accordées au mérite professionnel, en améliorant les conditions d’existence du soldat, désormais mieux armé, mieux logé, mieux vêtu, et en lui assurant, s’il était blessé, malade, mutilé au service de l’État, la possibilité de ne pas se traîner, dans les rues et sur les routes, gueux, et mendiant, comme il le faisait jusqu’à ce moment.

De toutes ces réformes que nous ne pouvons que rappeler ici, aucune n’eut, à cet égard, une portée plus considérable, une utilité moins démontrée, que l’établissement d’une solde régulière. Après s’être, par suite de la pénurie du Trésor, heurté, aux difficultés les plus graves, car, écrivait-il mélancoliquement, « pour ce qui est de l’argent, il n’est ny au pouvoir, de Sa Majesté et moins encore en celui de Son Eminence d’en trouver où il n’y en a point, » Le Tellier parvint peu à peu, à force de persévérans efforts, à régler cette question, dont Mazarin, tout en l’ajournant sans cesse, signalait l’importance, quand il écrivait, en 1648 : « Les armées ne pouvant être payées se déferont et les ennemis, sans coup férir, nous ôteront, en peu de temps, ce que le cours d’années victorieuses et pleines de bonheur nous a donné, et tant d’argent consommé et tant de sang répandu n’aura servi qu’à la honte et à la confusion de cette nation. »

Mais, si Le Tellier réussit à régulariser le paiement de la solde, qui avant lui n’était très souvent que l’exception, il voulut du moins que le Roi, qui payait « des deniers de son épargne, » sût exactement ce qu’il devait débourser et que les soldats fussent assurés de recevoir ce qui leur était attribué. Aux termes de l’ordonnance générale du 20 juillet 1660, la somme allouer aux officiers et soldats d’infanterie pour toute solde, « pain et ustancille[6] » fut donc ainsi réglée : le capitaine reçoit par mois 75 livres ; le lieutenant, 30 ; l’enseigne, 22 livres 10 sols ; le sergent, 15 livres 10 sols ; le caporal, 10 livres 10 sols ; Lanspessade (grade intermédiaire entre le caporal et le soldat), 9 livres ; le soldat, 7 livres 10 sols.

Dans la cavalerie, où le cavalier n’avait pas droit au pain pour lui-même et au fourrage pour sa monture (on déduisait le fourrage, lorsqu’on le fournissait à la cavalerie), la solde variait suivant les corps (gendarmes, cavalerie légère, carabins, dragons) : de 400 à 300 livres pour les capitaines ; de 150 à 75 livres pour les lieutenans ; de 112 livres 10 sols à 50 livres pour les cornettes, de 75 à 30 livres pour les maréchaux des logis ; elle était pour le gendarme de 37 livres 10 sols ; de 25 livres 10 sols pour le chevau-léger ; de 22 livres 10 sols pour le carabin ; de 18 livres pour le dragon[7].

Désormais il fut interdit aux officiers, qui trop souvent jusqu’alors détournaient à leur profit la solde de leurs hommes, de faire la recette et dépense des contributions destinées à la solde des troupes. » C’est aux commissaires qu’il incomba « de payer aux troupes le montant de la solde et de contrôler constamment la gestion du capitaine. D’autre part, Le Tellier soumit les comptables, de quelque degré qu’ils fussent, à la surveillance incessante et rigoureuse des intendans qui eurent de plus en plus et bientôt entièrement la haute main sur toutes les branches de l’administration de l’armée.


V

Un des principaux efforts de Michel Le Tellier eut trait à l’urgente nécessité d’améliorer le service des vivres qui, jusqu’à cette époque, avait, dans l’armée française comme dans toutes les autres, fonctionné de la manière la plus défectueuse et la plus aléatoire. Il y avait là pour le nouveau secrétaire d’Etat de la guerre, qui, à l’armée d’Italie, en avait fait l’expérience, une tâche d’autant plus ardue qu’il se vit dans l’obligation démettre sur pied et de réunir des armées d’année en année plus nombreuses, soit pour protéger les frontières du royaume contre l’invasion, soit pour prendre en pays ennemi une vigoureuse offensive. Depuis que la France était intervenue dans la guerre de Trente ans en 1635, Louis XIII n’avait pas cessé, en effet, d’avoir des armées dépassant 100 000 hommes, ce qui, à cette époque, représentait un très fort effectif. En 1636, d’après un état manuscrit, qui figure dans la collection des ordonnances du ministère de la Guerre (n° 87), la France entretint 142 000 fantassins et 22 000 chevaux, sans compter les troupes du duc de Weimar, qui étaient à sa solde. La dépense, par le même état, était évaluée à environ 44 millions de livres (plus de 90 millions d’aujourd’hui), dont 29 800 000 livres pour l’entretien de l’armée proprement dite, 4 000 000 pour la solde des troupes du duc de Weimar, 3 000 000 pour l’artillerie, et 1 600 000 livres pour l’équipage et les vivres ; 2 700 000 livres étaient destinées à la marine. L’armée fut maintenue à peu près sur le même pied jusqu’à la fin du règne de Louis XIII. « Les préparatifs de l’année 1640, dit Richelieu dans son Mémoire au Roi, étonneront sans doute la postérité, puisque, si je me les remets devant les yeux, ils font le même effet en moi, bien que, sous votre autorité, j’en aie été le principal auteur… Vous eûtes, dès le commencement de l’année, cent régimens d’infanterie de campagne et plus de 300 cornettes de cavalerie… » Tels étaient les effectifs de l’armée, et jusqu’à la fin du règne de Louis XIV ils ne devaient guère cesser de s’accroître. À cette époque, le gouvernement se chargeait de fournir les vivres aux troupes et d’en retenir le prix sur leur solde. Le Tellier ne changea point ce système, mais il fixa, — et ce fut là une très importante réforme, — la quantité de vivres que chaque soldat devait recevoir, et il procéda à cette fixation d’une manière si exacte, que, pendant toute la durée de son administration, les chiffres restèrent à peu près invariables.

Dans cette partie de son œuvre, plus qu’en toute autre, Le Tellier semble avoir pleinement réussi. Plus que personne il se rendit compte que « la nécessité des vivres » est la première à laquelle un ministre doive penser puisque, ainsi qu’on l’a dit avec raison, « les tambours et les trompettes ont beau faire, les boulangeries règlent le pas des soldats. »

Lorsque Le Tellier devint secrétaire d’Etat, le pain n’était donné qu’à l’infanterie ; les sergens, caporaux et soldats avaient droit, par jour, à une ration de pain de 24 onces (soit 734 grammes) « cuit et rassis entre bis et blanc. » A la cavalerie on ne fournissait qu’exceptionnellement les vivres, mais on lui distribuait le fourrage qui, pour chaque cheval, aux termes des ordonnances de 1651 et 1653, représentait « 20 livres de foin et 10 livres de paille par jour, ou 25 livres de foin au cas où l’on ne pourrait trouver de paille, et 20 picotins d’avoine. »

Touchant une solde jugée suffisante, les officiers des compagnies ne recevaient pas de pain de munition ; mais tous ceux de l’état-major y avaient droit, et l’on pourra se faire une idée de l’important prélèvement qu’ils opéraient sur les vivres de l’armée, si l’on consulte « l’état général de la distribution du pain aux officiers généraux des armées du Roy, » du 22 avril 1656. On y voit que le commandant en chef prend, chaque jour, 100 rations, sa compagnie de gardes 30 ; les lieutenans généraux et intendans 50 ; les maréchaux de camp, les commandans de cavalerie légère et les surintendans et commissaires généraux des vivres 30 ; les maréchaux des logis et ceux de la cavalerie légère 20 ; les aidés de camp et les majors de brigade 15 ; les prévôts et leurs archers 40 ; les procureurs du roi 10 ; les secrétaires et les médecins 12 ; les aumôniers, les chirurgiens, les apothicaires, les trompettes et les capitaines des guides 6 ; au total, près de 600 rations par jour. Le coût de chaque ration s’élevant au moins à 2 sols et le Roi ne déduisant qu’un sol sur la solde du fantassin, il en résultait pour le Trésor une perte de 50 pour 100.

La nourriture des chevaux, évaluée à 10 sols par cheval, au minimum, constituait une charge encore plus élevée. Si le simple cavalier, chevau-léger, dragon ou carabin, ne touchait qu’une seule ration, les ordonnances en vigueur en allouaient « au capitaine pour six, au lieutenant pour quatre, au cornette pour trois, au maréchal des logis pour deux, à chaque petit officier comme à un chevau-léger, pourveu qu’il eût un cheval, à un mestre de camp ou colonel du-régiment comme au capitaine, à l’ayde major comme au lieutenant, au maréchal des logis chacun pour deux chevaux, à l’aumônier, au chirurgien, etc. »

Pour réprimer dans ces distributions de denrées un gaspillage dont il avait pu, à l’armée d’Italie et ailleurs, mesurer l’étendue, Le Tellier prescrivit que les fournitures ne seraient livrées « qu’aux seuls présens et effectifs, » et stipula un maximum qui fut plusieurs fois modifié suivant les circonstances et d’après l’état des compagnies. Ne pouvant s’en fier aux intéressés, il les soumit à un contrôle de plus en plus sévère, qu’il confia aux intendans. C’est ainsi que, pour établir, chaque quinzaine, des états de distribution des vivres et des fourrages, dont communication devait être adressée aussitôt au secrétaire d’Etat de la guerre, il leur fut enjoint de prendre pour base de leurs évaluations les revues mensuelles, faites par eux-mêmes, des hommes et des chevaux, de multiplier les moyens de surveillance et de se faire, au besoin, renseigner, d’une manière aussi complète que possible, par les maires et échevins. Par ces rapports fréquens et périodiques, le secrétaire d’Etat pouvait juger si ses instructions étaient fidèlement suivies et si la dépense n’était pas supérieure aux prévisions.

Pour la fourniture des vivres et des fourrages, Le Tellier eut recours aux divers systèmes de l’entreprise particulière, de l’adjudication, du service direct, de la régie, qui, jusqu’à nos jours, sont restés concurremment en vigueur. Quoique ses préférences fussent pour le service direct, comme étant d’une pratique plus facile, plus régulière et, au total, moins dispendieuse, Le Tellier n’en fit guère l’application que dans les places éloignées ou récemment conquises, où il n’était guère possible de procéder autrement. Ce qui l’empêcha de généraliser cet essai, ce fut la gêne du trésor royal auquel il était alors très difficile de disposer des avances indispensables à son extension.

Le système qui, presque constamment, prévalut, à cette époque, pour les achats de denrées relatifs à la nourriture des troupes, fut donc celui de l’adjudication, que Le Tellier s’appliqua à entourer de garanties minutieuses. Par l’ordonnance du 10 novembre 1643, l’intendant fut explicitement chargé « de faire lui-même le marché de la fourniture en chaque lieu de garnison et au meilleur prix qu’il se pourra en donnant plus où le blé sera cher et moins où il sera moins. »

Pour l’approvisionnement des armées en campagne, Le Tellier, l’un des premiers, reconnut les graves inconvéniens du procédé, — jusqu’alors en vigueur, et qui, à maintes reprises, le fut de nouveau depuis lors, — consistant à en charger des munitionnaires généraux, investis des pouvoirs les plus étendus et à les substituer, en quelque sorte, à l’Etat. Il faut dire, à la décharge de ces munitionnaires, que, souvent, surtout dans les périodes de crise, ils se trouvaient singulièrement gênés, parfois ruinés par l’irrégularité des versemens du Trésor. Aussi n’arrivaient-ils, quoique armés du droit de réquisition qu’ils exerçaient fort durement à l’égard îles populations, qu’à remplir leurs engagemens de la manière la plus insuffisante. Il en résultait pour les troupes de pénibles souffrances, pour leurs chefs de graves embarras, pour les opérations militaires des retards qui risquaient de les compromettre, et qui, parfois même, les firent échouer ; c’est ainsi qu’en 1649 le siège de Cambrai dut être levé par le comte d’Harcourt, en raison de la pénurie des vivres imputable à la négligence des munitionnaires.

Aussi s’explique-t-on la persévérance avec laquelle Le Tellier s’attacha à la réalisation du projet, qu’avait formé Richelieu, de mettre « la munition au compte du Roy. » Antérieurement au fâcheux incident de Cambrai, le secrétaire d’Etat de la guerre avait déjà repris, en le complétant, le texte d’un édit de juin 1627, et d’édits ultérieurs de 1631 et 1635, portant création « de surintendans et commissaires généraux des vivres, des camps et armées, garnisons, munitions, étapes, avitaillement et magasins de France. » Le Tellier fixa à six le nombre de ces charges de surintendans et Commissaires généraux. Appelés tout d’abord à exercer, soit par eux-mêmes, soit par le personnel placé sous leurs ordres, un contrôle permanent sur les munitionnaires et fournisseurs, grands et petits, et aussi sur les généraux dont ils avaient mission de viser toutes les ordonnances « pour le fait des vivres, » ces contrôleurs virent peu à peu leurs attributions s’accroître. Très souvent aussi, au défaut des munitionnaires, ils furent chargés d’assurer directement, à l’aide d’un personnel hiérarchisé de commis et de boulangers, charretiers, etc., spécialement recrutés à cet effet, les services des vivres et fourrages de l’armée, en assumant envers le gouvernement du Roi toutes les responsabilités de leur bon fonctionnement.

C’étaient, en outre, l’intendant et les commissaires généraux des vivres qui, pendant l’interruption, à peu près complète, que l’hiver amenait dans les guerres d’alors, s’occupaient de la formation des magasins, souvent considérables, que l’on créait à l’avance en prévision des prochaines campagnes. Non seulement Le Tellier prescrivait, à cet effet, toutes les mesures nécessaires et se faisait rendre compte de leur exécution, mais encore, dans les circonstances graves, il n’hésitait jamais à se rendre sur place pour tout organiser et contrôler par lui-même. Il exerça ainsi l’influence la plus efficace, la plus heureuse, sur la marche et l’issue des opérations victorieuses qui, pendant cette période du règne de Louis XIV, se succédèrent sans interruption.

À cette tâche ardue et bien remplie, qui valut à Le Tellier, et plus tard à Louvois, son continuateur, élevé à son école, leur réputation méritée de « grands vivriers, » se rattache aussi la première formation du train des équipages, dont Le Tellier doit être considéré comme le véritable créateur, et qui assura le transport régulier des vivres et des munitions, si important pour une armée. A la place des véhicules de hasard et de rencontre que l’on se bornait précédemment à réquisitionner, Le Tellier décida l’emploi, le plus fréquent possible, des « voitures des vivres, » construites d’après un modèle uniforme ; elles devaient être « de bois de sapin, de six à sept pieds de long et d’environ trois pieds de large, fermant à clé et recouvertes de toiles cirées, pour préserver le pain de l’humidité, de la chaleur, ou du mauvais temps, » chaque charrette, munie d’un caisson et attelée de trois chevaux, pouvant porter douze cents pains. Ces véhicules groupés sous les ordres d’officiers spéciaux et les transports qu’ils eurent à opérer tirent l’objet d’une réglementation relative à leur va-et-vient ininterrompu entre les cantonnemens et les localités où le pain était fabriqué. Quant aux réquisitions d’hommes, de chevaux et de voitures diverses, pour de tels convois, on ne dut plus, aux termes des instructions de Le Tellier, y avoir recours qu’en cas d’absolue nécessité, « la ruyne d’une armée, écrivait-il, par l’advantage que le manquement des vivres donne aux ennemis, faisant perdre l’occasion de l’exécution des entreprises. »

Ces divers services d’approvisionnement et de transport, facilités par une très complète organisation de celui des étapes qui avait été créé par Richelieu, mais que Le Tellier améliora dans des proportions considérables furent, sous la haute autorité de l’intendant, confiés aux commissaires généraux des vivres, à qui il incombait de veiller à la confection et à l’entretien du matériel et qui eurent sous leur direction les munitionnaires, les boulangers, les charroyeurs, etc. Ils avaient, en outre, de nombreux commis qui veillaient à l’exécution de leurs ordres, notamment auprès des autorités locales, chargées de les renseigner sur les prix des denrées et de faciliter leur tâche en toutes choses, sous des peines sévères.

Pour se rendre compte du succès de cette organisation, due à Le Tellier, il suffirait de relire l’éloge que Saint-Simon, qui n’aimait certes ni Louvois ni son père, fait du commissaire général Jacquier qui, pendant plus de trente ans, avait été un de leurs meilleurs et principaux collaborateurs : « Jacquier, dit-il, était ce fameux commis des vivres, dont M. de Turenne disait qu’avec lui il n’était jamais en peine de mener une armée partout où il voulait. » Dans ses Mémoires, Louis XIV, qui n’a pas été sans rendre justice à Le Tellier, a, lui aussi, indiqué quelle importance il attachait à ces « amas de blé » qui, à l’heure dite, permettaient des entreprises aussi soudaines et aussi bien concertées que le furent, par exemple, l’invasion de la Franche-Comté ou la campagne d’Alsace, l’une des plus célèbres de Turenne : « Je donnai, sur les frontières, dit Louis XIV rapportant, comme d’habitude, tout à lui-même, des ordres pour tenir prêtes toutes sortes de munitions, en cas que j’en eusse besoin, principalement des farines que l’on faisait séparément dans chaque place pour ne pas donner le soupçon. »

Plus que personne, par des instructions bien comprises et bien données, dont il excellait à assurer, l’heure venue, l’exacte exécution jusque dans leurs moindres détails, Le Tellier prêtait, en de telles occasions, le plus précieux concours à la réalisation des projets du Roi. Lorsqu’il avait constitué ces réserves, il veillait, avec un soin scrupuleux, à ce qu’on n’en compromît point le bénéfice par de fâcheux gaspillages ou d’illicites emprunts. Presque aussitôt après son arrivée aux affaires, on le voit interdire « aux munitionnaires, qui ont entrepris la fourniture du pain de munition aux garnisons des places frontières de Picardie, Champagne et des places avancées dans le pays ennemy, et à toutes autres personnes de quelque qualité et condition qu’elles doient, de prendre, ni employer aucun bleds des magasins, si ce n’est qu’ils en ayent ordre de Sa Majesté, par escrit, à peine des vies[8]. » Sur ce service, jugé par lui si important, le contrôle des commissaires généraux qu’il a institués ne paraît même pas suffisant à Le Tellier ; de temps à autre, il envoie à l’improviste un de ses principaux commis, en qui il a une particulière confiance, visiter les places fortes et leurs magasins et vérifier, de visu, avec pouvoir d’exiger toutes les justifications possibles, si tout y est en ordre et s’il convient de prendre quelque urgente mesure ; parfois, c’est lui-même qui fait ces tournées d’inspection et, un peu plus tard, il en chargera son fils Louvois, pour qu’il achève son apprentissage pratique, soit seul, soit avec Vauban qu’il tient, dès ce moment, en grande faveur.


VI

Jusqu’à Richelieu, l’on s’était fort peu préoccupé des malades et des blessés qui périssaient, trop souvent, faute de soins. L’un des premiers, il pourvut dans l’armée à l’organisation d’un service médical. L’ordonnance de janvier 1629, dans son article 32, décide que tout régiment devra avoir un hôpital, des chirurgiens et des aumôniers. Par un brevet daté du 15 février de cette même année, l’archevêque de Bordeaux fut chargé de la surintendance de l’hôpital de l’armée d’Italie. En outre, Richelieu prescrivit « qu’il y aurait dans chaque armée des jésuites et des cuisiniers, qui donneroient des bouillons et des potages à tous les malades qui ne voudroient pas aller aux hôpitaux, et de plus des chirurgiens et des apothicaires pour soigner et secourir de médicamens ceux qui en auroient besoin. »

Mais combien souvent l’ordonnance de Richelieu, inspirée à la fois par le plus louable sentiment d’humanité et par l’intérêt bien entendu de l’armée, resta-t-elle lettre morte ! Pour en faire une réalité, il fallut l’admirable mouvement de charité qui se produisit dans le monde, à la vue des misères de la guerre de Trente ans et sous l’influence bienfaisante de Vincent de Paul, de Port-Royal, des associations charitables qui se multiplieront alors, de tous côtés, avec la plus généreuse ardeur, dans tous les rangs de la société française[9].

On doit rendre à le Tellier et aussi à Mazarin cette justice qu’à ce grand élan de la charité publique ils ne demeureront pas étrangers et qu’ils semblent s’être beaucoup préoccupés de l’extrême misère causée dans les campagnes et dans les armées par la prolongation d’une guerre qui paraissait sans fin. Mais, malgré toute la pitié qu’ils expriment « pour les pauvres blessez » et les sommes, absolument insuffisantes, d’ailleurs, qu’ils envoient pour prendre deux « tout le soin qu’il se pourra, » ce lugubre tableau tracé alors par un témoin oculaire restait presque toujours vrai : « Le désordre est horrible dans notre armée ; il n’y a point d’hôpital et, quand un soldat est blessé, on le met dans une grange où l’on le laisse mourir comme un chien. »

Toutes ces misères dont il avait été le témoin et que, malgré ses efforts, il n’avait pu efficacement secourir, demeurèrent présentes à l’esprit de Le Tellier, et, aussitôt qu’il eut les coudées plus franches et que l’état du trésor royal le lui permit, il apporta des soins persistans à l’organisation d’un service, en quelque sorte permanent « pour le secours des malades et de ceux qui seront blessez. » A cet égard, il ne cessa d’avoir la haute approbation du Roi. Il convient de le noter à l’honneur de Louis XIV. Dans ses lettres il parle toujours de ce devoir en termes élevés, presque chaleureux, tels que ceux-ci : « Il faut assister les blessés avec des soins extraordinaires, les voir de ma part et leur témoigner que je les compatis fort… » Non seulement, comme le Roi lui-même, Le Tellier obéissait à une pensée charitable, mais aussi il estimait avec raison qu’une armée sans bons hôpitaux périt aisément, sans compter, comme le disait Mazarin, pour qui la morale de l’intérêt primait toute autre, « qu’il n’y a rien qui fasse meilleur effect dans les armées que de voir que l’on prend grand soin des malades et des blessés. »

Après plusieurs essais dans lesquels, pour l’organisation de ce service de santé si utile, si indispensable, il employa divers religieux qui lui donnèrent plus ou moins satisfaction, Le Tellier finit par charger les intendans de prendre partout en mains la direction de ce service qui devint de plus en plus important. En temps de guerre, de nombreux hôpitaux mobiles, que l’on appellerait aujourd’hui des ambulances, suivirent les armées, et, la campagne finie, les malades et blessés furent envoyés, soit dans les hôpitaux militaires des places de la frontière, que Le Tellier commença à créer, et que Louvois devait multiplier, soit dans les hôpitaux ou hospices des différentes villes où le Roi donnait l’ordre de les recevoir[10]. Pour avoir une idée de l’esprit d’ordre et de méthode que Le Tellier apportait à la solution de ces questions, ne suffirait-il pas de lire cet extrait, si caractéristique, des instructions qu’il donnait, presque aussitôt après son entrée au secrétariat de la guerre, à l’intendant de l’armée de Catalogne, d’Aligre : « La despense de l’hôpital, écrit-il, montera à plus de vingt millions comme vous me le mandez. Mais il faut que vous considériez qu’outre ce fondz-là qui a esté faict, vous avez beaucoup d’argent à y employer, qui provient des prestz qu’on paye aux soldatz, assez souvent en votre armée, lequel doibt estre employé à leur soulagement, au lieu de le distribuer aux cappittaines qui en profitent. Cet ordre n’est pas difficile à establir : le directeur de l’hospital donne un certifficat par chacun jour des soldats qui y sont receus, régiment par régiment, sur lequel on retranche le pain pour le porter à l’hospital, lequel certifficat peut aussi servir pour faire retenir les prestz des mêmes soldats, à mesure qu’on les paye et les faire mettre entre les mains du mesme directeur :… et ainsy on mesnage le pain, et le fondz de l’hospital s’augmente, sans qu’il en couste rien au Roy et que les officiers s’en puissent plaindre. Il ne faut qu’estre un peu exact. »


Etre exact, — telle fut la qualité première, la qualité maîtresse de Le Tellier. Si nous pouvions davantage insister sur la tâche qu’il accomplit, ce serait, en beaucoup d’autres détails, de tout ordre et de toute importance, cette exactitude que nous retrouverions en lui ; c’est elle qui, jointe à la sûreté de son jugement, à l’application de son esprit, à son étude assidue de toutes les questions inhérentes à une organisation aussi vaste et aussi complexe, par lui sans cesse accrue de rouages nouveaux et utiles, lui assure, dans l’histoire de l’administration militaire de la France, l’un des premiers rangs. Certes, comme nous l’avons dit, Richelieu avait, avant Le Tellier, réalisé des réformes capitales, et après lui, Louvois, avec sa haute intelligence, allait, s’inspirant de l’exemple de son père, les compléter et les parachever. Il n’en est pas moins vrai que la force d’abus invétérés et persistans, dans des troupes qui avaient jusqu’alors conservé un caractère semi-féodal, prévalait encore au point qu’une crise, telle que la Fronde, risquait de détruire l’œuvre du grand ministre de Louis XIII. Grâce à Le Tellier, qui maintint et développa, même alors, la tradition de Richelieu, il n’en fut pas ainsi. Par son patient effort, il réussit à faire de notre état militaire le premier de l’Europe. Il prépara ainsi pour la politique du prince, qu’on devait bientôt appeler le Grand Roi, l’instrument puissant que Louvois, son fils, et Barbezieux, son petit-fils, perfectionnèrent successivement jusqu’aux dernières années du XVIIe siècle. Quels qu’aient été les mérites, très inégaux, de l’un et de l’autre, ils ne furent, tous deux, que les héritiers et les continuateurs de l’œuvre dont Michel Le Tellier, maintenant mieux connu, doit désormais être considéré comme étant, après Richelieu, le véritable auteur.


ALPHONSE BERTRAND.

  1. Michel Le Tellier et l’organisation de l’armée monarchique, par Louis André. Félix Alcan, 1906. Voyez, en tête de ce volume, la longue énumération des ouvrages et documens consultés par l’auteur.
  2. Malgré cette assertion de Saint-Simon « qu’on sut par l’ouverture du corps de Louvois qu’il avait été empoisonné, » il est scientifiquement établi que le ministre de Louis XIV mourut d’une apoplexie pulmonaire. Cf. Le Roi, Curiosités historiques, etc.
  3. L’article 81 de l’ordonnance de janvier 1629 prescrit expressément : « Que nul ne puisse être employé ès-charges d’intendant de la justice ou finances que nous députons en nos armées ou provinces, qui soit domestique, conseil ou employé aux affaires ou proche parent des généraux desdites armées ou gouverneurs desdites provinces. »
  4. C’est ainsi, au dire de Voltaire, qu’un jour « le comte de Grammont, voyant Le Tellier sortir du cabinet du roi, le comparait à une fouine qui sort d’une basse-cour, en se léchant le museau teint du sang des animaux qu’elle a égorgés. »
  5. Ultérieurement, Louvois renchérit encore sur ces rigueurs, notamment par l’ordonnance de 1676.
  6. On désignait sous ce nom ce que l’hôte était forcé de fournir au soldat qui logeait chez lui. L’ustancille comprenait le garni, l’usage des ustensiles de cuisine indispensables à la troupe, le feu, le sel, la chandelle.
  7. On voit combien est risquée, ainsi que plusieurs autres, du même auteur, cette assertion de Camille Rousset « qu’avant Louvois, la solde n’était ni fixe, ni régulièrement payée. » (Histoire de Louvois, t. I, p. 195.)
  8. Ordonnance du 25 novembre 1648. Cette date seule, — si d’innombrables et concluans documens n’établissaient tout ce que Le Tellier ne cessa de faire pour organiser et régulariser l’approvisionnement des armées, — suffirait à prouver avec quelle absence de justice Camille Rousset a écrit ; « C’est à Louvois que revient la gloire d’avoir résolu le problème si difficile des subsistances. Avant lui, on ne s’en mettait guère en peine. » (Histoire de Louvois, t. I, page 248.) En cela comme en beaucoup d’autres choses, on ne saurait trop le répéter, Louvois ne lit que s’inspirer de la tradition paternelle, qu’il renforça de sa rare puissance d’intelligence et de travail.
  9. Voyez notamment Alph, Feillet, la Misère au temps de la Fronde et Saint Vincent de Paul.
  10. Le Tellier fit également de grands efforts pour améliorer le sort des estropiés et des invalides, soit en les envoyant, comme l’avait déjà fait Richelieu, dans des monastères de fondation royale, en qualité de moines-lais, soit en leur servant des pensions. Mais il se heurta, à cet égard, à de grandes difficultés qui décidèrent Louis XIV à créer, en 1674, l’hôtel des Invalides, la plupart des intéressés ayant jusqu’alors, comme le constate l’exposé des motifs de l’édit instituant cet hôtel, « préféré la liberté de vaguer à tous ces avantages. »