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Middlemarch/Livre 3

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Traduction par M.-J. M.
Calmann Lévy (1p. 273-388).


LIVRE III



EN ATTENDANT LA MORT



CHAPITRE PREMIER


Fred Vincy avait, nous l’avons vu, une dette sur la conscience et, bien qu’un poids moral ne fût pas capable d’abattre pendant plusieurs heures consécutives ce jeune homme au cœur léger, certaines circonstances s’associaient à la dette pour lui en rendre la pensée particulièrement importune. Son créancier s’appelait M. Bambridge, c’était un maquignon du voisinage dont les jeunes gens recherchaient fort la société.

Pendant ses vacances, Fred s’était accordé, cela va sans dire, plus de divertissements qu’il n’avait le moyen d’en payer, et M. Bambridge, après lui avoir souvent loué des chevaux, notamment un bon cheval de chasse qu’il avait eu la malheureuse chance d’éreinter, s’était montré assez accommodant non seulement pour se contenter de ses promesses, mais encore pour lui faire une petite avance, grâce à laquelle Fred avait pu faire face à quelques pertes au billard. Sa dette totale montait à cent soixante livres. Bambridge, convaincu que le jeune Vincy avait des ressources cachées, n’était pas inquiet de son argent ; mais il avait exigé une reconnaissance, et Fred avait commencé par lui signer un billet. Trois mois plus tard, il avait renouvelé le billet avec la signature de Caleb Garth. Fred, dans les deux occasions, avait agi avec la conviction qu’il pourrait acquitter lui-même son billet, disposant en imagination et en espérance de fonds considérables.

Fred ne pouvait manquer de recevoir un présent de son oncle, une bonne veine lui viendrait, d’échange en échange il arriverait, la chose était certaine, à métamorphoser un cheval de quarante livres en un autre qui en vaudrait tôt ou tard une centaine. Et, dans tous les cas, en admettant même des échecs qu’une défiance ridicule pouvait seule imaginer, Fred avait toujours (à cette époque) la poche de son père comme dernière ressource. Il avait donc en abondance et même en superflu de quoi espérer. Fred n’avait qu’une notion assez vague de la capacité de la bourse paternelle.

Les Vincy menaient une vie large, prodigue sans ostentation, conforme aux traditions de la famille, et n’avaient jamais donné l’exemple de l’économie à leurs enfants. M. Vincy personnellement avait des habitudes dispendieuses : chasses à courre, bons vins dans sa cave, grands dîners, tandis que maman avait avec les fournisseurs ces petits comptes courants qui vous donnent le plaisir d’acheter tout ce qui vous plaît sans souci du payement immédiat. Mais c’était le rôle des pères, Fred le savait, de gronder les enfants de leurs dépenses ; l’aveu de chacune de ses dettes amenait une petite tempête contre son extravagance et Fred n’aimait pas les gros temps à la maison. Il était trop bon fils pour manquer de respect à son père, aussi supportait-il l’orage avec la certitude qu’il n’était que passager ; mais il lui était pénible de voir pendant ce temps pleurer sa mère, et d’être obligé de prendre un air de circonstance. Fred était en effet d’un si bon caractère, que, s’il faisait la mine lorsqu’on le grondait, c’était surtout pour les convenances. La façon la plus simple de se tirer d’affaire était évidemment de renouveler le billet avec la signature d’un ami. Pourquoi pas en effet ? Avec la sécurité et les espérances qu’il avait à sa disposition, il n’y avait pas de raison pour ne pas engager dans cette affaire la signature d’un autre, quand bien même certaines personnes dont la signature valait de l’or se montraient plutôt pessimistes et se refusaient à croire que l’ordre universel des choses tournerait nécessairement au mieux des désirs d’un jeune et agréable gentleman.

Quand nous avons un service à demander, nous passons en revue la liste de nos amis, nous rendons justice à toutes leurs bonnes qualités, nous leur pardonnons leurs petites offenses et, les étudiant l’un après l’autre, nous tâchons d’arriver à la conclusion que chacun s’empressera de nous obliger. Il y en a toujours un certain nombre cependant de moins empressés, que nous commençons par éliminer, du moins provisoirement ; or, il arriva que Fred élimina tous ses amis, excepté un seul, sous prétexte qu’il lui eût été désagréable de s’adresser à eux, et Fred était tacitement convaincu de son droit à s’affranchir de tout ce qui était désagréable. L’idée qu’il pourrait jamais se trouver dans une position véritablement difficile, porter des culottes rétrécies au lavage, manger du mouton froid, aller à pied faute de cheval ou « faire le plongeon » de toute autre façon, était une absurdité inconciliable avec les joyeuses dispositions qu’il tenait de la nature.

Et Fred se raidissait à l’idée d’être regardé comme un homme qui n’a pas de quoi payer ses petites dettes criardes. C’est ainsi qu’il en arriva à choisir pour s’adresser à lui l’ami qui était à la fois le plus pauvre et le meilleur : Caleb Garth.

Les Garth aimaient beaucoup Fred, et ce sentiment était réciproque. Quand Rosemonde et lui étaient encore enfants, et les Garth dans une position meilleure, les relations qu’avait amenées entre les deux familles le double mariage de M. Featherstone, en premier lieu avec la sœur de M. Garth, ensuite avec celle de mistress Vincy, étaient devenues peu à peu une véritable amitié, entretenue moins par les parents que par les enfants. Ils jouaient à la dînette avec leurs petits ménages et s’amusaient ensemble des journées entières, Mary était une vraie petite gamine, et Fred, à l’âge de six ans, la trouvait la plus charmante fille du monde et en faisait sa femme en lui passant au doigt un vieil anneau d’ombrelle. Durant tout le temps de ses études, il avait conservé son amitié pour les Garth et l’habitude de se retrouver chez eux comme dans un autre chez-lui, bien que tout commerce entre eux et ses parents eût cessé depuis longtemps. Même au temps de la prospérité des Garth, les Vincy les avaient toujours traités avec une sorte de condescendance ; en leur qualité d’anciens manufacturiers, ils ne pouvaient, tout comme des ducs, se lier qu’avec leurs égaux ; ils étaient, d’ailleurs, parfaitement pénétrés de cette supériorité sociale inséparable de leur position, qui, pour être mal définie en théorie, n’en était que mieux observée dans la pratique.

Depuis lors, M. Garth avait fait faillite dans des entreprises de construction qu’il avait malheureusement ajoutées à ses travaux d’architecte, d’expert et d’homme d’affaires. Il ne s’était remis pour un temps à la tête de ces entreprises que dans l’intérêt de ses créanciers, vivant fort étroitement et se donnant tout le mal possible pour arriver à les désintéresser intégralement. Il était enfin sorti de toutes ses difficultés, et ses efforts honorables lui avaient valu de la part de tous une estime bien méritée. Mais nulle part l’estime ne suffit pour attirer chez vous les visites du monde élégant, si vous ne pouvez leur offrir un élégant ameublement et un dîner bien servi.

Mistress Vincy n’avait jamais été à son aise avec mistress Garth et parlait souvent d’elle comme d’une femme qui avait dû travailler pour gagner son pain, donnant à entendre par là que mistress Garth avait été institutrice avant son mariage. Il n’était pas bien étonnant qu’elle fût si familière avec les Lindley-Murray, les Dialogues de Mangnall (et autres livres de classe). Une femme dans une position plus élevée n’avait pas besoin de cette instruction-là ; et, depuis que Mary tenait la maison de Featherstone, la faible affection de mistress Vincy pour les Garth s’était encore refroidie, dans la crainte que Fred n’allât s’éprendre de cette jeune fille si ordinaire et dont les parents vivaient si petitement. Fred avait conscience de ces dispositions et ne parlait jamais chez lui de ses visites à mistress Garth, qui, depuis peu étaient devenues plus fréquentes. L’ardeur croissante de son affection pour Mary l’attirait toujours davantage vers sa famille.

M. Garth avait un petit bureau en ville, et ce fut là que Fred se rendit pour lui faire sa demande. Elle lui fut accordée sans grande difficulté ; car une longue et pénible expérience n’avait pas suffi à rendre Caleb Garth prudent en ce qui touchait ses affaires personnelles, ni méfiant à l’égard de ses camarades, tant qu’ils n’avaient pas donné de preuves flagrantes de déloyauté. Il avait en outre la plus haute opinion de Fred : il était sûr que ce jeune homme-là tournerait bien ; une nature si ouverte et si affectueuse avec un fond de caractère vraiment solide : « C’est un garçon, disait-il, sur lequel vous pouvez compter, de quoi qu’il s’agisse. » Caleb était un de ces hommes sévères pour eux-mêmes et indulgents aux autres. Il ressentait une certaine honte des fautes de ses voisins et n’aimait jamais à en parler ; il n’était pas homme à chercher une distraction à ses travaux dans le plaisir de prévoir d’avance les faiblesses de ses semblables. Était-il forcé de blâmer quelqu’un, il avait besoin d’abord de remuer tous les papiers à sa portée, de tracer sur le sable toutes sortes de caractères avec sa canne ou de se livrer avec sa menue monnaie à des calculs embrouillés, avant de formuler un jugement défavorable ; et il aurait plus volontiers fait l’ouvrage des autres que de les trouver en faute.

Quand Fred lui exposa les circonstances relatives à sa dette, son désir de l’acquitter sans en ennuyer son père et la certitude que l’argent se trouverait là au moment voulu, de façon à ne causer d’embarras à personne, Caleb remonta ses lunettes sur son front, écouta attentivement son jeune favori, le regarda bien en face dans ses yeux sincères et le crut sur parole, sans distinguer entre sa confiance dans l’avenir et sa véracité pour le passé, mais il sentit que c’était l’occasion d’adresser au jeune homme un amical avertissement, et qu’avant de lui donner sa signature, il était de son devoir de lui faire une remontrance un peu vive. Il prit donc le papier de Fred, abaissa ses lunettes, mesura la place dont il avait besoin pour signer, saisit sa plume, l’examina, la trempa dans l’encre, puis, éloignant le papier, releva encore ses lunettes et laissa voir à l’angle extérieur de ses épais sourcils un sillon profond qui donnait à sa physionomie une douceur particulière. Pardonnez-moi ces détails pour n’y plus revenir. Vous auriez appris à les aimer si vous aviez connu Caleb Garth.

Il dit enfin d’un ton calme et mesuré :

— C’est un malheur, n’est-il pas vrai, d’avoir ainsi cassé les jambes à ce cheval ? Et puis ces échanges que vous faites ne réussissent pas quand vous avez affaire à de rusés maquignons. Vous serez plus sage une autre fois, mon garçon.

Ayant dit, Caleb se mit à écrire sa signature avec le soin qu’il mettait toujours à cette opération : car tout ce qu’il faisait en matière d’affaires, il le faisait bien, puis il s’empressa de revenir à son plan de bâtisses pour les nouvelles fermes de sir James Chettam. Soit que l’intérêt de ce travail effaçât de sa mémoire l’incident de la signature, soit pour quelque autre motif dont Caleb se rendait mieux compte, mistress Garth n’eut pas connaissance de la chose.

Peu après, un changement se produisit dans la vie de Fred qui le troubla dans ses vues d’avenir. Son échec aux examens de l’Université avait rendu l’accumulation de ses dettes de collège d’autant plus inexcusable aux yeux de son père, et il en était résulté à la maison une tempête sans précédent.

M. Vincy avait juré que, si jamais pareilles choses se présentaient, Fred serait mis à la porte de chez lui et aurait à gagner sa vie comme il pourrait. Il n’avait jamais, depuis lors, entièrement repris son ton de bonne humeur avec son fils, celui-ci ayant ajouté à son mécontentement en lui assurant qu’il ne tenait pas du tout à être pasteur et préférait ne pas persévérer dans cette voie. Fred sentait bien qu’on l’eût même encore plus sévèrement traité, si sa famille (aussi bien qu’il s’en flattait lui-même) ne l’eût considéré secrètement comme l’héritier de M. Featherstone ; l’orgueil et la tendresse que Fred inspirait au vieux gentleman lui tenant lieu d’une conduite exemplaire.

L’attente de ce que ferait pour lui son oncle Featherstone déterminait en effet le point de vue sous lequel on le considérait généralement à Middlemarch ; et, quant à lui, il avait dans l’avenir une confiance d’autant plus illimitée qu’il comptait à la fois sur les dispositions de son oncle le jour venu, et aussi tout simplement sur la chance. Mais le cadeau des billets de banque étant resté dans des limites inférieures du montant de sa dette, c’était maintenant à l’imagination de Fred à combler le déficit, ou à la chance à lui venir sous une forme ou sous une autre ; car le petit emprunt, dont il avait parlé à son père pour lui faire réclamer le certificat de Bulstrode, était une raison de plus pour ne pas lui demander maintenant de payer sa dette actuelle.

Fred prévoyait bien que la colère de M. Vincy ne voudrait rien entendre, et qu’il aurait beau nier d’avoir emprunté de l’argent en invoquant le testament de son oncle, il n’en serait pas moins traité de menteur, et Fred se piquait de rester toujours pur de mensonges et de fausses histoires. On le voyait souvent hausser les épaules et faire une grimace significative à ce qu’il appelait les petites menteries de Rosemonde (il n’y a qu’un frère pour avoir de telles idées sur une si charmante jeune fille) ; plutôt que d’encourir l’accusation de fausseté, il eût supporté toute espèce de gêne et d’ennui ; et c’était sous l’empire de ce sentiment qu’il avait pris le sage parti de déposer les quatre-vingts livres entre les mains de sa mère. Il eût mieux fait encore de les remettre tout de suite plutôt à M. Garth ; mais il avait l’intention de compléter la somme en y ajoutant soixante livres, et c’était pour cela qu’il en avait gardé vingt dans sa poche comme une sorte de semence qui, plantée à propos au bon endroit et arrosée par la chance, pourrait rapporter au moins le triple de sa valeur ; pauvre calcul, quand le champ à ensemencer n’existe que dans la confiante imagination d’un jeune homme !

Fred n’était pas joueur ; il était exempt de cette maladie particulière où la concentration de toute notre énergie nerveuse sur un hasard ou sur une chance quelconque devient pour nous une nécessité comme l’alcool pour l’ivrogne ; le plaisir qu’il y prenait n’avait rien de commun avec ce genre de passion. Il aimait le jeu, surtout le billard comme il aimait à chasser, à courir un steeple-chase, un peu plus encore peut-être, s’il avait besoin d’argent et l’espoir d’en gagner. Mais les vingt livres qui devaient germer comme du bon grain avaient été semées en vain dans la verte et séduisante prairie, et Fred allait se trouver au jour de l’échéance sans autre argent à sa disposition que les quatre-vingts livres confiées à sa mère. Le cheval poussif qu’il montait depuis longtemps déjà était un cadeau de son oncle Featherstone ; c’était un luxe permis par son père, les habitudes de M. Vincy le lui faisant accepter comme très raisonnable, même de la part d’un fils quelque peu exaspérant. Ce cheval était donc la propriété de Fred, et, anxieux qu’il était de pouvoir faire face à l’échéance prochaine, il résolut de sacrifier une jouissance sans laquelle la vie perdait singulièrement de son charme.

Il prit cette résolution avec un grand sentiment d’héroïsme, héroïsme que lui inspiraient sa crainte de manquer de parole à M. Garth, son amour pour Mary et le cas qu’il faisait de l’opinion de la jeune fille. En conséquence, il partirait pour la foire aux chevaux de Houndsley, qui se tenait le lendemain matin ; il vendrait tout simplement son cheval et rapporterait l’argent par la diligence. Il ne désirait pas le vendre plus de trente livres, certainement, mais on ne savait pas ce qui pouvait arriver. Ne serait-ce pas folie que de se métier de la fortune à l’avance ? Plus il y pensait, plus une heureuse chance lui paraissait probable, et il trouvait raisonnable de se munir de poudre et de cartouches pour l’attraper au vol. Il irait à cheval à Houndsley avec Bambridge et Horrock, le vétérinaire, et sans rien leur demander de positif, il profiterait de leur avis. Avant de se mettre en route, il se munit des quatre-vingts livres de sa mère.

Fred quitta donc Middlemarch à cheval, avec Bambridge et Horrock, pour se rendre à la foire aux chevaux de Houndsley, et ceux qui le virent ainsi escorté pensèrent que le jeune Vincy, ce jeune homme lancé, s’en allait comme d’ordinaire en quête d’amusements ; lui-même, à part certaine impression inaccoutumée qu’il avait de graves affaires sur les bras, aurait pu se croire en partie de plaisir. Les goûts de Fred n’avaient rien de grossier, ils l’éloignaient plutôt du ton et des manières des jeunes gens qui n’avaient pas fréquenté l’Université ; aussi y avait-il, à le voir rechercher la société de Bambridge et de Horrock, un fait intéressant, que l’amour du cheval ne suffirait pas seul expliquer, sans cette mystérieuse influence des « plaisirs de convention » qui détermine si souvent le choix et l’opinion des hommes. C’eût été sans cela une société bien monotone que celle de ces messieurs. Arriver avec eux à Houndsley par un après-midi de brouillard, descendre au Lion Rouge dans une rue obscurcie par la poussière de charbon, dîner dans une chambre décorée d’une carte du pays couverte de taches, d’un mauvais portrait de cheval anonyme, d’un autre de Sa Majesté George IV, botté et cravaté, et d’une variété nombreuse de crachoirs en plomb, il n’y eût eu là qu’une distraction d’un genre lourd et vulgaire sans l’idée de « plaisir », appliquée par les jeunes gens à cet emploi du temps.

Il y avait dans la personne de M. Horrock un fonds de caractère impénétrable sur lequel l’imagination avait beau jeu à s’exercer. Son costume, au premier coup d’œil, l’associait d’une façon saisissante avec le cheval ; ses yeux mongols, son nez, sa bouche et son menton légèrement relevés vers le ciel comme le bord de son chapeau, donnaient au sourire, éternellement sceptique et humble à la fois dont la nature l’avait doué, une expression de physionomie qui, entre beaucoup d’autres, exerce le plus grand prestige sur une nature sensible, particulièrement sur la jeunesse anglaise, lorsqu’elle appartient à un connaisseur de chevaux. Lorsque, avec cette expression saisissante, on sait se taire à propos, on acquiert presque toujours la réputation d’une intelligence hors ligne, d’un fonds d’humour inépuisable et d’un jugement critique, qui, pour tous ceux qui ont la rare bonne fortune de le connaître, est le plus sûr des guides.

M. Horrock, à une question de Fred sur les boulets de son cheval, se pencha sur sa selle, observa pendant quelques minutes l’allure de la bête, puis se remit d’aplomb, et garda le silence, laissant voir un profil ni plus ni moins sceptique qu’il ne l’était auparavant. La partie ainsi jouée dans le dialogue par M. Horrock était d’un effet saisissant. Un conflit de passions s’agitait dans l’âme de Fred, un désir fou de faire jaillir à coups de poing l’opinion de Horrock et la préoccupation de garder l’avantage de sa bonne amitié. Il lui restait toujours cette chance, qu’au moment opportun, Horrock ferait entendre des paroles d’une valeur inappréciable.

M. Bambridge avait des façons moins impénétrables, plus ouvertes et semblait mettre ses idées, sans compter, à la disposition d’autrui. Il était bruyant, robuste, l’opinion générale lui attribuait beaucoup de laisser aller dans sa conduite, surtout dans sa façon de jurer, de boire et de battre sa femme. Certaines gens qui avaient perdu de l’argent dans des marchés avec lui le traitaient de coquin ; mais il regardait le maquignonnage comme le plus beau de tous les arts, et il eût soutenu d’une façon plausible que cet art n’avait rien à faire avec la moralité. Il était ce qu’on appelle un homme prospère, supportait la boisson mieux que d’autres ne supportaient leur sobriété, le laurier vert enfin n’était pas plus florissant. Aussi, bien que le champ de sa conversation fût des plus bornés, on trouvait qu’une légère infusion de Bambridge donnait du ton et du caractère à plusieurs cercles de Middlemarch ; c’était une des personnalités distinguées du salon et du billard du Dragon Vert. Il savait des anecdotes sur les héros du turf, connaissait les roueries des plus nobles habitués des paris et des jeux. Mais la fidélité scrupuleuse de sa mémoire se montrait surtout à l’endroit des chevaux qu’il avait lui-même vendus ou achetés ; le nombre de lieues qu’il vous trotterait en un rien de temps sans déranger un seul poil de leur queue, lui fournissait, après un intervalle de plusieurs années, un thème d’affirmations passionnées faites pour exciter l’imagination de ses auditeurs. On voit que M. Bambridge était un homme de plaisir et un joyeux compagnon.

Fred, en garçon avisé qu’il était, se garda de dire à ses amis qu’il allait à Houndsley pour vendre son cheval, il espérait arriver indirectement à connaître leur véritable opinion sur sa valeur, ne se doutant pas qu’une opinion sincère était la dernière chose possible à arracher à ces éminents critiques. Ce n’était pas une des faiblesses de Bambridge de se montrer gratuitement flatteur ; jamais encore il n’avait été si frappé à la vue de ce malheureux cheval bai, poussif à un degré dont l’épithète la plus énergique et la plus épouvantable pouvait à peine donner l’idée.

— Vous avez fait là un bien mauvais marché en vous adressant à un autre que moi, Vincy ! Savez-vous que jamais vous n’aviez tenu entre vos jambes un plus beau cheval que votre alezan, et vous l’avez échangé contre cette rosse. Mettez-la au petit galop et elle souffle comme vingt scieurs de long. Je n’ai jamais entendu de ma vie qu’un seul cheval plus poussif que le vôtre, un rouan ; il appartenait à Pegwell, le facteur en blés ; il l’attelait à son cabriolet, il y a quelque sept ans et il voulait me le faire prendre. Mais je lui ai dit : « Je vous remercie bien, Peg ! je ne fais pas le commerce des instruments à vent. » Mais, par l’enfer ce cheval-là n’était qu’une trompette d’un penny à côté de votre hippopotame !

— Mais vous disiez tout à l’heure qu’il était pire que le mien, interrompit Fred, plus irritable que de coutume.

— J’ai dit un mensonge alors, s’écria M. Bambridge avec énergie, il n’y avait pas pour un penny de différence entre les deux.

Fred éperonna son cheval et ils trottèrent quelques instants en silence. Quand ils ralentirent le pas, M. Bambridge reprit :

— Pas un, avec cette différence que le rouan était meilleur trotteur que votre bai.

— Son allure me convient, c’est tout ce que j’en sais, dit Fred, qui avait besoin de toute sa conviction d’être en joyeuse compagnie pour se remonter un peu. Je prétends que son trot est exceptionnellement régulier, n’est-ce pas, Horrock ?

Horrock regarda droit devant lui avec une indifférence aussi absolue que celle d’un portrait de maître. Fred renonça à l’espoir trompeur de lui arracher jamais sa véritable opinion. Mais, en y réfléchissant bien, il s’aperçut que Bambridge en le dépréciant et Horrock par son silence étaient plutôt encourageants, c’était une manière d’indiquer qu’ils avaient meilleure opinion du cheval qu’ils ne voulaient le laisser paraître.

Ce même soir, avant l’ouverture de la foire, Fred crut trouver une occasion favorable pour se débarrasser de son cheval, occasion toutefois pour laquelle il dut se féliciter de s’être muni, par prévoyance, des quatre-vingts livres.

Un jeune fermier — connaissance de Bambridge, — descendit au Lion Rouge et se mit à causer d’un cheval de chasse du nom de Diamant dont il voulait se défaire, un cheval réputé dans la province. Ce qu’il lui fallait à lui, c’était un bon cheval de service qu’il pût atteler à l’occasion, étant sur le point de se marier et de renoncer à la chasse. Ce fameux Diamant se trouvait pour le moment dans l’écurie d’un ami, à une petite distance de l’auberge, et ces messieurs avaient encore le temps d’aller le voir avant la nuit.

Ils s’y rendirent, et Fred, dans l’espoir d’avoir rencontré le cheval qui allait enfin le mettre en possession de la somme dont il avait besoin, y retourna le lendemain matin dès qu’il fut prêt. Il était convaincu que, s’il ne faisait pas marché lui-même avec le jeune fermier, ce serait Bambridge qui le ferait ; la force des circonstances aiguisait sa perspicacité et lui donnait toute la puissance vive que le soupçon fait naître. Bambridge avait déprécié Diamant, le cheval d’un ami, d’une façon tellement accablante qu’il devait avoir sûrement l’intention de l’acheter. Tous ceux qui regardaient l’animal, Horrock lui-même, étaient manifestement impressionnés de ses qualités. C’était un cheval gris pommelé, et Fred savait par hasard que le domestique de lord Medlicote en cherchait un pareil pour son maître.

Après avoir longtemps déblatéré contre Diamant, Bambridge laissa échapper dans le courant de la soirée, quand le fermier ne fut plus là, qu’il avait vu de plus mauvais chevaux que ça se vendre quatre-vingts livres. Il se contredit bien une vingtaine de fois ; mais, quand on sait à peu près soi-même où est la vérité, on peut bien se rendre compte du véritable jugement d’un homme. Et il fallait bien que Fred comptât pour quelque chose son opinion à lui sur un cheval. Le fermier s’était arrêté devant la jument de Fred, bête respectable quoique poussive, assez longtemps pour laisser voir qu’il y trouvait matière à considération, et il paraissait probable qu’en ajoutant vingt-cinq livres on la lui ferait prendre en échange de Diamant.

Tout en s’habillant à la hâte le matin, il voyait si clairement l’importance de ne pas laisser échapper cette rare bonne fortune, que, quand même Bambridge et Horrock l’en auraient tous deux dissuadé, il ne se serait pas laissé abuser sur leurs mobiles : il eût deviné que ces deux adroits personnages avaient autre chose en vue que les intérêts d’un jeune garnement. En matière de chevaux, la méfiance s’impose ; mais on ne peut, en toutes circonstances, s’en tenir au scepticisme pur ; il nous faut bien croire à quelque chose ; et cet objet de notre foi, ce n’est jamais, malgré tout, que notre propre jugement, même alors qu’il semble le plus aveuglément soumis à celui des autres.

Fred croyait à l’excellence du marché, et, dès avant l’ouverture de la foire, il avait fait l’acquisition du cheval gris pommelé au prix de son vieux bai, en y ajoutant trente livres, cinq livres de plus seulement qu’il ne l’avait calculé.

Mais il se sentait légèrement fatigué et tourmenté, peut-être, par tous ces débats intérieurs ; et, sans prolonger davantage les divertissements de la foire aux chevaux, il se mit seul en route pour sa course de quatorze milles jusqu’à Middlemarch, comptant la faire très lentement pour garder son cheval frais et dispos.



CHAPITRE II


Je suis fâché de dire que, dès le troisième jour après les heureux événements de Houndsley, Fred Vincy était retombé dans de plus sombres dispositions que jamais. Avant la conclusion du marché qu’il avait en vue avec l’envoyé de lord Mediicote, ce Diamant, dans lequel il avait placé tout son espoir, un espoir de quatre-vingts livres, avait, sans le moindre avertissement, révélé tout à coup, à l’écurie, une énergie des plus vicieuses, sous la forme de ruades qui avaient failli tuer le groom, et s’était lui-même gravement estropié en se prenant la jambe dans une corde fixée aux planches de sa stalle. Pas plus de remède à la chose qu’à la découverte, après le mariage, d’un détestable caractère chez l’un des époux, — défauts dont, bien entendu, tous les vieux amis étaient parfaitement au courant avant la cérémonie.

Pour une raison ou pour une autre, Fred, en dépit de son élasticité d’esprit ordinaire, ne put supporter ce coup du sort : tout ce qu’il savait, c’est qu’il ne possédait que cinquante livres, sans aucune chance, pour le moment, de s’en procurer davantage, et que le billet de cent soixante livres lui serait présenté dans cinq jours. S’il s’était adressé à son père en vue de préserver M. Garth de toute perte, Fred sentait d’une façon poignante que son père eût refusé avec colère de sauver M. Garth des conséquences qu’il s’était attirées lui-même, en encourageant ce qu’il appellerait l’extravagance et les impostures de son fils. Il était si complètement à bas qu’il ne pouvait imaginer d’autre ressource que d’aller tout droit trouver M. Garth, et lui raconter la triste vérité, en lui apportant les cinquante livres, de façon à mettre au moins cette somme à l’abri de ses propres mains. Son père étant à sa maison de commerce ne savait rien encore de l’incident : quand il l’apprendrait, il ne manquerait pas de tempêter contre l’introduction d’une bête vicieuse dans son écurie, et, avant d’affronter cet ennui secondaire, Fred voulait aller, avec tout son courage, au-devant du principal. Il prit le cheval de son père, décidé, après avoir tout dit M. Garth, à aller à Stone Court faire sa confession à Mary. En réalité, il est probable que, sans Mary et son amour pour elle, la conscience de Fred eût été beaucoup plus tiède à lui reprocher sa dette, et ne l’eût pas sollicité de remplir, sans ménagement et avec toute la droiture et la simplicité possible, un devoir désagréable.

M. Garth n’était pas à son bureau, et Fred se dirigea vers son habitation, située un peu en dehors de la ville ; une bonne vieille maison avec un verger sur le devant, une antique et mystérieuse bâtisse à moitié inachevée, qui avait été une ferme avant l’extension de la ville jusque-là, et qu’entouraient maintenant des jardins particuliers.

La famille Garth, qui était passablement nombreuse (car Mary avait quatre frères et une sœur), aimait profondément cette vieille maison, qui avait vu vendre depuis longtemps la plus belle partie de son mobilier. Fred aussi l’aimait ; il la connaissait par cœur, jusqu’à la mansarde du grenier qui avait une si délicieuse odeur de pommes et de coings, et il n’y était jamais venu sans se sentir en joyeuse humeur ; mais aujourd’hui le cœur lui battait péniblement à l’idée qu’il aurait sans doute à faire sa confession en présence de mistress Garth, devant laquelle il éprouvait plus de crainte respectueuse que devant son mari, non pas qu’elle fût disposée aux sarcasmes ou aux vives saillies comme Mary. Elle ne l’était plus du moins, arrivée à son âge respectable de matrone ; jamais elle ne se laissait entraîner à des paroles irréfléchies ; car elle avait, comme elle le disait, porté le joug dans sa jeunesse, et appris à se dominer. Elle avait ce rare esprit qui sait discerner l’irrémédiable et s’y soumet sans murmurer. Adorant les vertus de son mari, elle avait pris de bonne heure son parti de son incapacité à s’occuper de ses intérêts, et elle en avait gaiement supporté les conséquences. Elle avait été assez magnanime pour renoncer à toute prétention sur le chapitre du service à thé ou celui de la toilette des enfants ; et jamais elle n’avait versé dans les oreilles de ses voisines de confidences pathétiques sur le manque de prudence de M. Garth, ou sur la fortune qu’il aurait pu posséder aujourd’hui s’il eut été comme les autres.

En revanche elle n’était pas sans critiquer aussi à sa façon ; car elle était plus instruite que la plupart des mères de famille de Middlemarch et (existe-t-il une femme parfaite ?) encline à se montrer un peu sévère vis-à-vis de son sexe, créé, dans son opinion, pour être entièrement subordonné à l’autre ; indulgente, d’un autre côté, jusqu’à l’excès, pour les fautes des hommes. Il faut bien reconnaître aussi que mistress Garth accentuait un peu trop son mépris pour tout ce qu’elle appelait des folies : d’institutrice devenue bonne femme de ménage, son changement de position s’était un peu trop fortement imprimé dans sa tête, et elle oubliait rarement qu’avec un accent et un langage au-dessus du niveau ordinaire, elle portait les plus simples bonnets, faisait le dîner de la famille, et raccommodait les bas de la maison. Elle avait, de temps à autre, pris des élèves qu’elle instruisait, à la façon péripatéticienne, les menant à ses trousses dans la cuisine avec leurs livres et leurs ardoises. Il était bon pour cette jeunesse, pensait-elle, de voir qu’elle pouvait faire un excellent savonnage tout en corrigeant, sans regarder, toutes leurs fautes ; — qu’une femme pouvait avoir des manches relevées au-dessus du coude et savoir tout ce qui se rapporte au mode subjonctif et à la zone torride ; — qu’en un mot elle pouvait avoir de l’éducation et autres bonnes choses en tion, sans être une inutile poupée. Lorsqu’elle formulait sur ce sujet quelque remarque édifiante, il se formait sur son front un petit pli bien accusé, qui n’ôtait rien à l’expression bienveillante de son visage, et les paroles qui coulaient de sa bouche comme de source, étaient prononcées d’une agréable et chaude voix de contralto. Certainement cette exemplaire mistress Garth avait ses côtés bizarres, mais son caractère supportait ces petites excentricités, comme un vin très généreux supporte un léger goût de cuir.

Elle avait pour Fred Vincy des sentiments maternels et s’était toujours montrée empressée à excuser ses fautes, bien qu’elle n’eût probablement pas excusé Mary de s’engager à lui, enveloppant naturellement sa fille dans le jugement plus rigoureux qu’elle appliquait à son sexe. Mais le fait même de son indulgence exceptionnelle à son égard rendait d’autant plus pénible à Fred l’idée qu’il allait aujourd’hui déchoir dans son opinion.

Les circonstances de sa visite se trouvèrent être encore plus désagréables qu’il ne s’y attendait ; Caleb Garth était sorti de bonne heure pour aller surveiller quelques réparations dans le voisinage. Mistress Garth était toujours, à certaines heures, dans sa cuisine, et, ce jour-là, elle y menait de front plusieurs occupations, faisant ses tourtes à la table de bois blanc bien récurée, placée d’un côté de la large et spacieuse cuisine, surveillant par une porte ouverte les mouvements de Sally au four à pâte, et donnant une leçon à ses deux plus jeunes enfants, un petit garçon et une petite fille, assis en face d’elle de l’autre côté de la table avec leurs livres et leurs ardoises. Une cuve et un étendoir à l’autre bout de la cuisine indiquaient qu’une petite lessive, fréquemment interrompue, était également en train. C’était un spectacle amusant et agréable que la vue de mistress Garth, les manches relevées, pétrissant sa pâte de la main gauche, maniant son rouleau, et donnant par place un coup de pouce d’artiste, tout en exposant avec une ferveur grammaticale les règles établies sur l’accord du verbe et du pronom avec le noms collectifs, généraux ou partitifs. Elle avait le même type que Mary, la figure un peu carrée et les cheveux frisés, mais elle était plus jolie, avec plus de finesse dans les traits, le teint blanc, la taille pleine et une remarquable fermeté dans le regard. Sous son bonnet blanc finement tuyauté, elle faisait penser à cette Française charmante que nous avons tous rencontrée s’en allant au marché un panier au bras. En regardant la mère, vous pouviez espérer que la fille deviendrait comme elle : c’est un avantage en perspective, l’équivalent d’une dot ; plus souvent la mère debout derrière sa fille a l’air de dire, maligne prophétie : « Telle je suis aujourd’hui, telle elle sera bientôt. »

— Répétons cela encore une fois, dit mistress Garth en arrondissant un chausson aux pommes, qui paraissait donner de la distraction au jeune Ben, vigoureux spécimen du sexe masculin, aux sourcils froncés par l’attention qu’il s’efforçait de concentrer sur sa leçon : en tenant compte de la signification du mot, suivant qu’il indique une idée d’unité ou de pluralité, expliquez-moi ce que cela vent dire, Ben !

— Oh ! cela veut dire, il faut savoir ce qu’on veut dire, répondit Ben, d’un air un peu maussade. Je déteste la grammaire. À quoi sert-elle ?

— Elle vous apprend à parler et à écrire correctement, de façon à pouvoir vous faire comprendre. Voudriez-vous parler comme le vieux Job ?

— Oui, dit Ben fièrement, c’est bien plus drôle.

— Job n’a besoin, reprit mistress Garth, de parler que de choses très usuelles. Mais, vous, comment pourrez-vous jamais écrire ou parler de choses plus relevées, si vous ne savez pas plus de grammaire que lui ? Vous vous servirez de termes impropres, que vous ne saurez pas mettre à leur place ; on ne vous comprendra pas et on s’éloignera d’une aussi sotte personne. Que feriez-vous alors ?

— Cela me serait bien égal, je quitterais la partie, dit Ben, avec l’idée que, pour la grammaire, ce serait une issue fort agréable.

— Je vois que vous êtes fatigué et en train de devenir stupide, Ben, dit mistress Garth, habituée, de la part de son rejeton mâle, à ces arguments embarrassants. Sas pâtisseries achevées, elle se dirigea vers sa lessive et l’appelant :

— Venez ici et dites-moi l’histoire de Cincinnatus que je vous ai racontée mercredi.

— Je la sais ! c’était un fermier, dit Ben.

— Voyons, Ben, c’était un Romain.

— Laissez-moi raconter, dit Letty en lui envoyant un coup de coude.

— Nigaude, c’était un fermier romain et il labourait.

— Oui ; mais, avant cela ? ce n’est pas le commencement, cela ; les autres avaient toujours besoin de lui, dit Letty.

— Bon, mais il faut dire d’abord quel homme c’était, insista Ben. C’était un homme sage, comme papa, et c’est pourquoi tout le monde avait besoin de ses conseils. Et il était brave et il savait se battre. Et papa aussi savait se battre, n’est-ce pas, maman ?

— Voyons, Ben, laissez-moi raconter l’histoire d’un bout à l’autre, comme maman nous l’a dite, interrompit Letty. S’il vous plaît, maman, dites à Ben de se taire.

— Letty, je suis honteuse de vous, dit sa mère en tordant au-dessus de la cuve les bonnets fraîchement lavés. Quand votre frère a commencé, vous auriez dû attendre pour voir s’il ne savait pas raconter l’histoire entière. Quel air mal élevé vous avez, en fronçant ainsi le sourcil et en vous démenant avec vos coudes, comme si vous montiez à l’assaut ! Je suis sûre que Cincinnatus eût été affligé de voir sa fille se conduire ainsi. Mistress Garth prononça cette sentence terrible d’une voix solennelle et Letty sentit que la vie était déjà une pénible affaire, victime d’une condamnation au silence, et du mépris général, y compris même celui des Romains. Eh bien, Ben, à présent.

— Eh bien… oh !… eh bien !… oui, il y avait beaucoup de guerres partout, et ils étaient tous des imbéciles, et — je ne peux pas raconter cela exactement comme vous, — mais ils demandaient un homme qui pût être leur capitaine, et leur roi, et tout ce qui s’ensuit.

— Dictateur, voyons, dit Letty, avec des regards offensés, et désireuse de faire revenir sa mère sur son jugement de tout à l’heure.

— Soit, dictateur ! répliqua Ben d’un ton dédaigneux ; mais, mais…

— Écoutez, Ben, voici qu’on frappe à la porte ! Courez, Letty, et allez ouvrir.

C’était Fred qui avait frappé ; et, quand Letty lui dit que son père n’était pas là, mais que sa mère était à la cuisine, il n’eut pas autre chose à faire que d’entrer. Il passa silencieusement son bras autour du cou de Letty et la ramena à la cuisine sans ses plaisanteries et ses caresses habituelles.

— Vous, Fred, de si bonne heure ! s’écria mistress Garth surprise, tout en continuant son ouvrage. Vous êtes tout pâle. Est-ce qu’il est arrivé quelque chose ?

J’ai besoin de parler à M. Garth, dit Fred, qui n’était pas encore en état d’en dire davantage, et à vous aussi, ajouta-t-il après une courte pause car il ne doutait pas qu’elle ne fût au courant du fameux billet, et il pensait qu’il lui faudrait bien, à la fin, parler devant elle, sinon à elle toute seule.

— Caleb sera rentré dans quelques minutes, dit mistress Garth qui soupçonna quelque petit orage entre Fred et son père. Il ne sera certainement pas long à revenir, car il a un travail à faire à son bureau, et qui doit encore être expédié ce matin. Cela vous dérange-t-il de rester avec moi, pendant que je finis ici ?

— Mais nous n’avons pas besoin de continuer l’histoire de Cincinnatus, n’est-ce pas ? demanda Ben, qui avait retiré la cravache de la main de Fred et l’essayait sur le chat.

— Non, allez-vous-en, à présent. Laissez cette cravache. Comme c’est vilain de battre ce pauvre vieux Tortoise ! Fred, reprenez-lui votre cravache, s’il vous plaît.

— Allons, mon garçon, donne-la-moi, dit Fred en étendant la main.

— Me laisserez-vous monter sur votre cheval, aujourd’hui ? dit Ben en lui rendant distraitement la cravache.

— Pas aujourd’hui, une autre fois. Ce n’est pas mon cheval que je monte maintenant.

— Verrez-vous Mary aujourd’hui ?

— Je pense que oui, répondit Fred avec un désagréable serrement de cœur.

— Dites-lui qu’elle vienne bientôt, pour jouer aux gages, et pour nous amuser ensemble.

— Assez, assez, Ben ! Sauvez-vous, dit mistress Garth, voyant qu’il agaçait Fred.

— Letty et Ben sont-ils vos seuls élèves en ce moment, mistress Garth ? demanda Fred, quand les enfants furent sortis et qu’il sentit la nécessité de dire quelque chose pour passer le temps. Il n’était pas encore bien décidé, s’il attendrait le retour de M. Garth, ou s’il profiterait d’une occasion favorable, au cours de la conversation, pour se confesser à sa femme elle-même, lui remettre l’argent et repartir au galop.

— J’ai une élève, une seule. Fanny Hackbutt vient à onze heures et demie tous les jours. Je ne me fais pas un gros revenu avec mes leçons, pour le moment ; mes actions sont en baisse, mais j’ai mis de côté ma petite bourse pour l’apprentissage d’Alfred : j’ai quatre-vingt-douze livres. Il pourra aller chez M. Harmer à présent ; il est tout à fait d’âge.

La révélation que M. Garth était sur le point de perdre quatre-vingt-douze livres et davantage ne tomberait pas très à propos. Fred garda le silence.

— Les jeunes gens qui vont au collège coûtent un peu plus cher, continua innocemment mistress Garth, tout en décousant la garniture d’un bonnet. Et Caleb croit qu’Alfred deviendra un ingénieur distingué ; il veut du moins lui en faciliter les moyens. Mais le voici ! Je l’entends entrer. Nous irons le trouver au parloir, voulez-vous ?

En entrant dans le parloir, ils trouvèrent Caleb qui s’était débarrassé de son chapeau et déjà assis son bureau.

— Eh quoi ! Fred, mon garçon, dit-il d’un ton de douce surprise, en tenant sa plume suspendue au-dessus de l’encrier. Vous êtes ici de bonne heure. — Mais, ne rencontrant pas sur le visage de Fred son expression ordinaire de joyeux entrain, il ajouta immédiatement : — S’est-il passé quelque chose à la maison ? Qu’est-ce qu’il y a ?

— Oui, monsieur Garth, je suis venu vous dire quelque chose qui vous donnera, je le crains, une mauvaise opinion de moi. Je suis venu vous dire, à vous et à mistress Garth que je ne pouvais pas faire honneur à ma signature. Je ne puis trouver l’argent nécessaire au payement de mon billet. J’ai été malheureux. Je n’ai pu ramasser que ces cinquante livres au lieu des cent soixante qu’il me faudrait.

Tout en parlant, Fred avait sorti les billets de sa poche et les étalait sur le pupitre devant M. Garth. Se sentant ému comme un enfant, il avait débité la chose telle qu’elle était, tout d’une haleine, sans circonlocutions. Mistress Garth, muette d’étonnement, regardait son mari comme pour lui demander une explication. Caleb rougit et dit après une courte pause :

— Oh ! je ne vous l’avais pas dit, Suzanne. J’ai mis ma signature sur un billet de cent soixante livres à payer par Fred. Il était sûr de pouvoir l’acquitter lui-même.

Il se produisit un changement visible sur le visage de mistress Garth, mais ce fut comme un changement qui s’opérerait au-dessous de la surface d’une eau calme et unie. Fixant les yeux sur Fred :

— Je suppose, dit-elle, que vous avez demandé le reste de la somme à votre père et qu’il vous a refusé.

— Non, répondit Fred en se mordant les lèvres et en s’exprimant avec plus de difficulté. Mais je sais que cela ne servirait à rien de le lui demander et, à moins de nécessité absolue, je préférerais qu’il ne fût pas question en cette affaire du nom de M. Garth.

— Cela tombe à un mauvais moment, dit Caleb, de sa façon hésitante, en regardant les billets épars devant lui, et en les ramassant nerveusement. Nous voici presque à Noël, je suis malheureusement assez à court pour le quart d’heure. Vous savez, je suis obligé de tailler toutes choses à la plus petite mesure possible, comme un tailleur. Que pouvons-nous faire, Suzanne ? Il faudra que je prenne, jusqu’au dernier centime, ce que nous avons à la Banque. C’est cent dix livres qu’il faut, le diable les emporte !

— Je vous donnerai les quatre-vingt-douze livres que j’avais mises de côté pour l’apprentissage d’Alfred, dit mistress Garth avec fermeté, bien qu’une oreille subtile eût pu distinguer un léger tremblement dans le son de sa voix grave. Et je ne doute pas que Mary n’ait mis vingt livres de côté sur ce qu’elle touche à l’heure qu’il est. Elle nous les avancera.

Mistress Garth avait cessé de regarder Fred. Elle ne cherchait certainement pas à employer les mots capables de le blesser le plus sensiblement au cœur. Femme exceptionnelle qu’elle était, elle s’absorbait uniquement dans la recherche de ce qu’il y avait à faire, et n’imaginait pas que d’amères remarques et de vives remontrances pussent rendre plus heureuse l’issue de la chose. Mais elle venait de faire sentir à Fred, pour la première fois, quelque chose comme la dent du remords. Le chagrin que lui avait d’abord fait éprouver cette mésaventure provenait presque uniquement de l’idée qu’il paraîtrait déshonoré aux yeux des Garth et qu’il baisserait dans leur opinion ; il ne s’était pas inquiété du dommage et de la gêne qu’il allait peut-être leur occasionner ; calculer les besoins des autres est un travail auquel se livre rarement l’imagination des jeunes gentlemen pleins d’espérances. Mais ici, tout à coup, Fred ne vit plus en lui-même qu’un misérable gredin, dépouillant deux femmes de leurs épargnes.

— Je finirai par payer le tout, certainement, mistress Garth, plus tard, bégaya-t-il.

— Oui, plus tard, dit mistress Garth qui, avec son dédain particulier pour les grands mots, ne put réprimer une épigramme. Mais les garçons ne peuvent pas faire leur apprentissage plus tard : il faut qu’ils le fassent à quinze ans.

Jamais elle n’avait été si peu disposée à excuser la conduite de Fred.

— C’est moi qui ai eu le plus de tort là dedans, Suzanne, interrompit Caleb. Fred était sûr de trouver l’argent. Mais, moi, je n’avais que faire de me mêler de ces billets. Je suppose que vous avez bien cherché tout autour de vous et essayé de tous les moyens honorables ? ajouta-t-il en fixant sur Fred ses yeux gris pleins de miséricorde.

Caleb était trop délicat pour nommer M. Featherstone.

— Oui, j’ai tout essayé, tout, je vous assure. J’aurais eu cent trente livres à vous apporter sans un malheur qui m’est arrivé, avec un cheval que j’allais vendre. Mon oncle m’avait donné quatre-vingts livres ; j’en ai prélevé trente en sus de mon vieux cheval pour en acheter un autre, que j’étais sur le point de revendre quatre-vingts livres ou davantage. Je voulais désormais me passer de cheval, mais maintenant il se trouve qu’il est vicieux et qu’il s’est estropié. Je souhaiterais que le diable nous eût emportés, les chevaux et moi, plutôt que de vous causer cet embarras. Il n’est personne que j’aime autant que vous : vous et mistress Garth avez toujours été si bons pour moi. Mais à quoi bon vous dire cela ? Maintenant, vous me regarderez toujours comme un misérable.

Fred se détourna et se précipita hors de la chambre ; il sentait qu’il allait tomber en défaillance, et il avait la notion confuse que tout son chagrin ne serait pas pour les Garth d’une grande utilité. Ils purent le voir monter à cheval et franchir rapidement la grille.

— Fred Vincy me cause là un gros désappointement, dit mistress Garth. Je n’aurais jamais cru qu’il vous entraînerait dans ses dettes. Je le savais extravagant, mais je ne savais pas qu’il serait assez lâche pour faire partager ses risques à son plus vieil ami, à celui qui, moins que tous, avait les moyens de perdre.

— J’ai fait une folie, Suzanne.

— C’est bien vrai, vous en avez fait une, dit sa femme avec un sourire et un signe d’assentiment. Mais je n’aurais pas été le publier sur la place du Marché. Pourquoi me cachez-vous ces choses-là ? C’est tout juste comme pour vos boutons. Vous les laissez partir sans me le dire, et vous sortez avec le poignet de votre chemise pendant sur votre main. Si j’avais su cela, j’aurais pu trouver quelque meilleure combinaison.

— C’est une triste déception pour vous, je le sais, Suzanne, dit Caleb en la regardant avec compassion. Je ne puis supporter de vous voir enlever l’argent que vous aviez en tant de peine à économiser pour Alfred.

— Il est bien heureux que je l’aie économisé : et c’est vous qui aurez à pâtir, car il faudra que vous instruisiez vous-même votre garçon. Il vous faudra renoncer aussi à vos mauvaises habitudes. Il y a des hommes qui prennent l’habitude de boire, et vous, vous avez pris cette de travailler pour rien. Il faudra vous y abandonner un peu moins. Et maintenant vous n’avez qu’à vous rendre chez Mary et à demander à votre enfant l’argent qu’elle a mis de côté.

Caleb avait reculé sa chaise de la table et se tenait penché en avant, secouant lentement la tête et joignant les mains.

— Pauvre Mary ! Suzanne, poursuivit-il à demi voix, j’ai peur qu’elle n’ait quelque sentiment d’amour pour Fred.

— Oh que non ! elle le plaisante toujours ; et à n’est pas probable qu’il la regarde autrement que comme une sœur.

Caleb, sans répliquer, abaissa ses lunettes, rapprocha sa chaise du bureau et dit :

— Que le diable emporte ce billet ! Je voudrais le voir au fond du Hanovre ! Ces embarras-là viennent bien fâcheusement interrompre les affaires.

La première partie de ce discours comprenait toute la réserve du vocabulaire de malédictions de Caleb, et il la prononça avec un léger grognement facile à se représenter. Mais à ceux qui ne l’ont jamais entendu prononcer le mot affaires, il nous serait difficile de donner une idée du ton particulier de vénération fervente, de religieux respect dont il l’enveloppait, comme on enveloppe un symbole consacré, dans son linge frangé d’or.

11 arrivait souvent à Caleb Garth de secouer pensivement la tête, en méditant sur la valeur et la puissance indispensable de ce travail aux mille têtes et aux mille bras, qui nourrissait, habillait, logeait, faisait vivre en un mot tout le corps social. Cette idée s’était dès l’enfance emparée de son imagination. Les échos de la grande usine où l’on construit les navires, les cris d’appel des ouvriers, le ronflement des fourneaux, le tonnerre ou les sifflements des machines étaient à son oreille une musique sublime ; l’abattage et le chargement des bois de construction, la grue manœuvrée sur le quai, les produits de toute espèce entassés dans les entrepôts, la précision et la variété des efforts musculaires, partout où il y avait un travail déterminé à accomplir, toutes ces scènes de sa jeunesse avaient agi sur lui comme une poésie sans l’aide des poètes, lui avaient fait une philosophie sans l’aide des philosophes, une religion sans l’aide de la théologie. Sa première ambition avait été de prendre une part aussi active que possible à ce travail sublime qu’il désignait particulièrement sous le nom d’affaires ; et, bien qu’il n’eût passé que peu de temps à travailler sous un chef et qu’il eût été lui-même son principal maître, il en savait plus long sur l’agriculture, la construction, les mines, que la plupart des hommes techniques de la province.

Sa classification des professions humaines était bien un peu primitive, et, ainsi que bien des catégories établies par des hommes plus célèbres, elle ne serait plus acceptable à notre époque avancée. Il les divisait en affaires, politique, prédication, science et plaisir. Il ne trouvait rien à redire aux quatre dernières, mais il les regardait comme un païen respectueux regardait d’autres dieux que les siens. Il avait également la meilleure opinion de tous les rangs de la société ; mais, pour son compte, il n’eût pas voulu appartenir à un rang qui ne l’eût pas mis en contact intime avec les affaires ; il tenait à se faire décorer des honorables éclaboussures du mortier, à se voir baigné de vapeur par les machines, à rentrer chez lui sali de la douée souillure des bois et des champs.

Chrétien parfaitement orthodoxe à ses propres yeux, fort capable de discuter la question de la grâce si vous l’aviez entrepris sur ce sujet, je crois pourtant qu’il faisait ses divinités virtuelles du travail correct, des bons plans bien pratiques, du fidèle achèvement de toutes ses entreprises ; son prince des ténèbres, c’était l’ouvrier paresseux. Mais Caleb n’était pas un esprit sceptique, et le monde lui semblait chose assez merveilleuse pour être prêt à admettre autant de systèmes, autant de firmaments que l’on voudrait, à condition qu’ils ne fussent pas trop incompatibles avec le drainage des terres le mieux entendu, les constructions les plus solides, un arpentage exact, des sondages rigoureux dans les mines de charbon.

En résumé une âme portée au respect s’alliait chez lui à une forte intelligence pratique. Mais il s’entendait mal à gérer les finances ; s’il connaissait bien les valeurs différentes des choses, son imagination manquait de sagacité pour calculer les résultats financiers, sous forme de perte ou de bénéfice ; après avoir une fois, à ses dépens, fait l’expérience de cette incapacité, il avait résolu de renoncer à toute la partie de ses bien aimées affaires qui ne pouvait se passer de cette aptitude. Il s’était consacré aux nombreux genres de travaux qu’il pouvait exécuter sans avoir de capitaux à manier ; et, dans sa province, il était un de ces hommes précieux que tout le monde eût voulu employer, parce qu’il faisait bien tout ce qui lui était confié, en se faisant très peu payer, souvent même pas du tout. Il n’était donc pas étonnant que les Garth fussent pauvres et vécussent petitement. Mais ils ne s’en inquiétaient pas.


CHAPITRE III


Fred Vincy désirait arriver à Stone-Court à une heure où il trouverait Mary sans son oncle et installée seule en bas dans le petit salon lambrissé. Il laissa son cheval dans la cour afin de ne pas faire de bruit en passant sur le gravier devant la maison, et le bruit seul de la serrure l’annonça. Mary était à sa place habituelle, vivement amusée par la lecture des Souvenirs de Johnson de mistress Plozzi, et elle leva vers lui son visage encore brillant de gaieté ; cette expression joyeuse s’évanouit lorsqu’elle vit Fred s’approcher sans rien dire et rester debout en face d’elle, l’air malade, le coude appuyé sur la cheminée.

— Mary ! commença-t-il, je suis un misérable, un vaurien !

— Il me semble qu’une seule épithète pourrait suffire, dit Mary tâchant de sourire, mais avec un vague sentiment d’alarme.

— Je sais que plus jamais vous ne penserez de bien de moi. Vous me croirez menteur, malhonnête ! Vous penserez que je ne me suis inquiété ni de vous, ni de votre père, ni de votre mère. Quand il s’agit de moi, c’est toujours le pire que vous croyez.

— Donnez-moi de bonnes raisons de vous prouver le contraire, Fred. Mais dites-moi tout de suite, je vous en prie, ce que vous avez fait. J’aime mieux apprendre la vérité, si fâcheuse qu’elle soit, que de l’imaginer.

— Je devais de l’argent… cent soixante livres. J’ai demandé à votre père de me donner sa signature sur mon billet. Je croyais que ce ne serait pour lui qu’une formalité sans conséquence. J’étais sûr de pouvoir moi-même payer ma dette et j’ai fait ce que j’ai pu. Et voilà que j’ai eu tout le guignon possible, une mauvaise affaire de cheval, — et je ne peux payer que cinquante livres. Je ne puis rien demander à mon père, je n’en tirerais pas un centime, et, quant à mon oncle, il m’a déjà donné cent livres il n’y a que quelques semaines. — Que puis-je donc faire ? — Votre père n’a pas d’argent de reste à mettre de côté, et votre mère sera obligée de donner les quatre-vingt-douze livres qu’elle avait épargnées, et elle dit qu’il y faudra en plus vos petites économies. Vous voyez quel… !

— Oh ! pauvre mère ! pauvre père dit Mary en même temps que ses yeux se remplissaient de larmes et qu’elle essayait de contenir un sanglot.

Elle regardait droit devant elle sans faire attention à Fred. Lui aussi garda le silence. Il se sentait plus misérable que jamais.

— Je donnerais tout au monde pour ne pas vous avoir fait cette peine, Mary, dit-il enfin. Vous ne pourrez jamais me pardonner.

— Et, si je vous pardonne, dit Mary avec emportement, cela rendra-t-il moins pénible à ma mère la perte de la somme qu’elle avait mis quatre ans à amasser en donnant des leçons, afin de pouvoir envoyer Alfred chez M. Harmer ? Trouveriez-vous cela agréable, même si je vous pardonnais ?

— Dites-moi ce que vous voudrez, Mary je mérite de tout entendre.

— Je ne veux rien vous dire, reprit Mary plus tranquillement ; ma colère ne sert à rien. Elle s’essuya les yeux, ferma son livre et alla prendre sa couture.

Fred la suivit des yeux, espérant rencontrer son regard et y trouver accès pour son repentir suppliant. Mais non ! Mary n’avait pas à se contraindre pour ne pas lever les yeux.

— Cela me fait de la peine, que votre mère se dépouille de son argent, dit-il quand Mary fut assise et en train de coudre avec rapidité. Je voulais vous demander, Mary… ne croyez-vous pas que M. Featherstone… si vous lui disiez… je veux dire si vous lui parliez de l’apprentissage d’Alfred… vous avancerait l’argent ?…

— Ma famille n’est pas habituée à mendier, Fred ; nous aimons mieux travailler pour gagner notre vie. D’ailleurs, vous me dites que M. Featherstone vous a donné dernièrement une centaine de livres. Il fait bien rarement des cadeaux. Il ne nous en a jamais fait, à nous. Je suis sûre que mon père ne voudrait pas lui demander la moindre chose, et quand même je me déciderais à m’adresser à lui, cela ne servirait à rien.

— Je suis si malheureux, Mary ! Si vous saviez combien je suis malheureux, vous en auriez de la peine pour moi.

— Il y a tant d’autres choses dont on devrait s’affliger avant celle-là. Mais les égoïstes ne pensent pas qu’il y ait rien de plus important au monde que leur propre désagrément. Je vois assez cela tous les jours.

— Vous êtes bien dure de m’appeler égoïste ; si vous saviez comment se comportent certains jeunes gens, vous ne me traiteriez pas avec autant de sévérité.

— Ce que je sais, moi, c’est que les gens qui dépensent beaucoup pour leurs plaisirs, sans savoir comment ils payeront, sont des égoïstes. Ce qui les intéresse, c’est ce qu’ils pourront se donner à eux-mêmes et non ce qu’ils feront perdre à d’autres.

— Tout le monde peut être malheureux, Mary, et se trouver incapable de payer au moment voulu. Il n’y a pas au monde un meilleur homme que votre père, et pourtant il s’est déjà trouvé dans des embarras d’argent.

— Comment osez-vous faire une comparaison entre mon père et vous, Fred ? dit Mary avec un accent de profonde indignation. S’il s’est jamais trouvé dans des embarras d’argent, ce n’est pas en cherchant à satisfaire des plaisirs de fainéant, mais parce qu’il se préoccupait surtout de ce qu’il faisait pour les autres. Il a durement trimé et travaillé tant qu’il a pu, pour réparer les pertes de chacun.

— Et vous croyez que je ne ferai pas mon possible pour tout réparer, Mary ? Ce n’est pas généreux de croire toujours le pire d’un homme. Puisque vous avez acquis de l’influence sur cet homme, ne devriez-vous pas l’employer à tâcher de le rendre meilleur ? Mais je m’en vais, conclut Fred, découragé. Je ne vous reparlerai plus jamais de rien. Je suis désolé de toute la peine dont je suis la cause. Voilà tout.

Mary avait déposé son ouvrage et le regardait. Il y a souvent quelque chose de maternel même dans l’amour d’une jeune fille, et la dure expérience de Mary avait donné à sa nature une sensibilité bien différente des sentiments ordinairement si égoïstes et si frivoles des jeunes filles. Aux derniers mots de Fred, elle sentit un vif serrement de cœur, comme celui d’une mère à l’idée des sanglots et des cris de son enfant méchant et paresseux auquel il pourrait arriver malheur. Et quand ses yeux, en se relevant, rencontrèrent le regard morne et découragé de Fred, sa pitié pour lui surmonta sa colère et toutes ses autres préoccupations.

— Oh ! Fred, que vous avez l’air malade ! Asseyez-vous un moment, ne vous en allez pas encore. Permettez-moi de dire à notre oncle que vous êtes ici. Il s’est étonné déjà de ne pas vous avoir vu depuis une longue semaine.

Mary parlait avec agitation, disant les premiers mots qui lui venaient en tête sans trop savoir ce qu’ils signifiaient, mais d’une voix déjà adoucie et presque d’un ton de prière ; et elle se leva sous prétexte d’aller trouver M. Featherstone. Il sembla alors à Fred que les nuages qui l’entouraient venaient de se dissiper et qu’un rayon était descendu sur lui. — Il fit deux pas et se plaçant devant elle :

— Dites un mot, Mary, et je ferai tout pour vous, dites-moi que vous ne pensez pas de moi tout le mal possible, que vous ne m’abandonnerez pas tout à fait.

— Comme si c’était un plaisir pour moi de penser du mal de vous ! comme s’il ne m’était pas très pénible de vous voir si paresseux et si léger ! Comment avez-vous le courage de vivre si misérablement, quand d’autres travaillent et prennent de la peine, et qu’il y a tant de choses à faire ? Comment pouvez-vous supporter de n’être bon à rien, de ne rien faire d’utile en ce monde ? — Avec vos bonnes qualités, Fred, vous pourriez vraiment être bon à quelque chose.

— Je tâcherai de faire tout ce que vous voudrez, Mary, si vous me dites seulement que vous m’aimez.

— Je rougirais d’avouer que j’aime un homme qui est toujours obligé de dépendre des autres et de compter sur ce qu’ils feront pour lui. Comment serez-vous quand vous aurez quarante ans ? comme M. Bowyer, je présume, paresseux comme lui, passant votre vie dans le parloir de quelque mistress Beck… gros, alourdi, négligé, occupant vos matinées à apprendre par cœur une chanson comique… oh ! non, à apprendre un air de flûte.

Le sourire avait reparu peu à peu sur les lèvres de Mary, tandis qu’elle traçait ce tableau de l’avenir de Fred. Les jeunes âmes sont mobiles, et elle n’avait pas cessé de parler, que son visage avait déjà repris tout son joyeux rayonnement. Pour lui, c’était comme la cessation d’une souffrance, de voir que Mary pouvait encore se moquer de lui, et, avec un timide sourire, il essaya de lui prendre la main. Mais elle s’échappa vivement en disant :

— Je vais prévenir mon oncle ; il faut que vous le voyiez un moment.

Fred avait l’intuition qu’indépendamment de ce « quelque chose » qu’il était prêt à faire pourvu que Mary le lui indiquât, son avenir n’était vraiment pas exposé à l’accomplissement des prophéties mordantes de la jeune fille. En présence de Mary, il n’osait jamais aborder le sujet des espérances qu’il fondait sur l’héritage de son oncle, Mary faisant toujours mine de les ignorer et semblant croire que tout son avenir dépendait de lui seul. Mais, si jamais il devenait réellement l’héritier de Featherstone, il faudrait bien alors qu’elle reconnût ce changement de situation. Tout cela lui passa par l’esprit d’une manière assez trouble et incertaine, tout en montant chez son oncle. Il n’y demeura que peu de temps, s’excusant sur ce qu’il ne se sentait pas bien, et Mary ne reparut pas avant son départ. Mais tout en cheminant pour revenir chez lui, il commença à se sentir plutôt malade que mélancolique.

Bien que Caleb Garth eût rarement le loisir de venir à Stone Court et qu’il n’aimât guère à se rencontrer avec M. Featherstone, Mary ne fut pas surprise de le voir arriver un peu après la tombée du jour. Elle savait que ses parents aimeraient à causer avec elle et, si son père n’était pas venu, elle aurait demandé le lendemain une heure ou deux de liberté pour les aller voir. Le vieillard de son côté se sentait mal à l’aise avec un beau-frère qu’il ne pouvait pas tourmenter, qui ne rougissait pas de sa pauvreté, n’avait rien à lui demander et s’entendait d’ailleurs mieux que lui-même à toute espèce d’exploitations rurales.

Après avoir, en prenant le thé, discuté avec M. Featherstone du prix des choses, Caleb se leva pour lui dire adieu, ajoutant qu’il désirait parler à Mary.

Elle apporta une bougie dans un autre grand salon sans feu, et, la déposant sur la table d’acajou sombre, se retourna vers son père et lui jeta ses bras autour du cou, le comblant de ses baisers d’enfant qui le remplissaient de joie. L’expression de ses grands sourcils s’adoucissait au contact de cette chaude tendresse.

Mary était son enfant préféré et, quoi que Suzanne pût dire, quelque infaillible qu’elle fût sur toute autre question, Caleb trouvait naturel que Fred ou n’importe qui d’ailleurs, considérât Mary comme plus digne d’être aimée que pas une autre jeune fille.

— J’ai quelque chose à vous dire, ma chérie, commença Caleb de sa voix hésitante ; ce ne sont pas de très bonnes nouvelles, mais elles pourraient être pires.

— À propos d’argent, mon père. Je sais, je crois, ce quel vous voulez dire.

— Eh ! comment cela se fait-il ? Vous le voyez, j’ai encore fait une folie cette fois ; j’ai mis ma signature sur un billet que maintenant il va falloir payer ; et votre mère va être forcée de donner ses économies, c’est là le pire de tout ; encore cela est-il insuffisant. C’est cent dix livres qu’il nous faut : votre mère en a quatre-vingt-douze, mais elle croit que vous aurez peut-être quelques petites épargnes.

— Oui, certes, j’ai plus de vingt-quatre livres. Je vous attendais, mon père, et je les ai préparées ici dans mon petit sac. Voyez quels beaux billets neufs et tout ce bel or.

Mary sortit l’argent de son sac et le mit dans la main de son père.

— C’est bien ; mais… nous n’avons besoin que de dix-huit tenez, reprenez le reste, mon enfant. Comment donc saviez-vous cela ?

Caleb, dans son indifférence incorrigible pour tout ce qui touchait à l’argent, commençait à s’inquiéter surtout du rapport qu’il pouvait y avoir entre cette affaire et les sentiments de Mary.

— Fred me l’a dit ce matin.

— Ah ! il est venu exprès ?

— Oui, je le crois. Il était très affligé.

— J’ai peur qu’on ne puisse avoir confiance en Fred, Mary, dit son père avec une hésitante tendresse. Ses intentions valent peut-être mieux que ses actes. Mais je m’affligerais que le bonheur de quelqu’un pût dépendre de lui, et c’est aussi le sentiment de votre mère.

— Et c’est aussi le mien, père, dit Mary sans lever les yeux mais en pressant contre sa joue le revers de la main de son père.

— Je ne veux pas vous faire subir un interrogatoire, ma chérie, mais j’avais peur qu’il n’y eût quelque chose entre vous et Fred, je trouvais prudent de vous avertir, vous savez, Mary ? — Ici la voix de Caleb devint plus tendre, et la façon dont il considérait et poussait en tout sens son chapeau posé sur la table, trahissait son embarras. Enfin il tourna les yeux vers sa fille :

— Une femme, si bonne soit-elle, dit-il, doit, en toutes circonstances, s’accommoder de la vie que lui fait son mari. Il a fallu que votre mère s’accommodât de bien des choses avec moi.

Mary porta la main de son père à ses lèvres et lui sourit.

— C’est bien, c’est bien, personne n’est parfait, mais… M. Garth secoua la tête comme pour aider à sortir les paroles embarrassées qu’il voulait dire : Ce à quoi je pense en ce moment… Je pense à ce que doit être la vie d’une femme, quand elle ne peut pas compter sûrement sur son mari, quand ce mari n’a pas en lui des principes sévères qui lui fassent plutôt craindre de faire du tort aux autres que de se laisser blesser le petit doigt. Voilà le mot de l’affaire, Mary. Les jeunes gens peuvent s’éprendre l’un de l’autre avant de savoir ce qu’est la vie, et ils peuvent croire qu’à condition d’y marcher ensemble, c’est une fête éternelle ; mais la fête se change bientôt en un jour de travail, ma chérie. Vous avez toutefois plus de bon sens que la plupart des jeunes filles, et vous n’avez pas été élevée dans du coton. Il n’y avait peut-être pas lieu de vous dire cela aujourd’hui ; mais un père tremble pour sa fille et vous êtes absolument livrée à vous seule, ici.

— Ne craignez pas pour moi, père, dit Mary rencontrant de ses yeux graves les yeux de son père fixés sur les siens. Fred a toujours été bon pour moi ; il a bon cœur, il est affectueux et pas hypocrite, je crois, avec tout son amour de lui-même. Mais je n’engagerai jamais ma vie à un homme qui manque de cette indépendance virile et qui va gaspillant son temps, parce qu’il compte que les autres pourvoiront à tout pour lui. Vous et ma mère m’avez appris à avoir trop de fierté pour cela.

— Voilà qui est bien, très bien. Je suis tranquille maintenant, dit M. Garth en prenant son chapeau. Mais il m’est dur de m’enfuir ainsi avec vos économies, mon enfant.

— Mon père ! dit Mary de son ton de remontrance le plus profond. Et emportez aussi vos poches pleines d’amitiés pour eux tous à la maison.

— Votre père avait besoin de vos économies, sans doute, dit le vieux Featherstone avec sa finesse ordinaire à former des conjectures désagréables, lorsque Mary revint auprès de lui. Il n’est pas trop bien dans ses affaires, il me semble. Vous seriez d’âge maintenant à économiser pour vous-même.

— Mon père et ma mère sont la meilleure partie de moi-même, monsieur, répondit Mary froidement.

M. Featherstone grommela, il ne pouvait nier qu’une fille ordinaire comme elle fût dans son rôle en cherchant à se rendre utile ; aussi imagina-t-il une autre réplique assez désagréable pour être toujours à propos :

— Si Fred Vincy vient demain, entendez-vous, ne le retenez pas à bavarder avec vous ; laissez-le monter auprès de moi.


CHAPITRE IV


Mais Fred ne retourna pas le lendemain à Stone-Court, et cela pour cause majeure. Il avait rapporté de ses promenades dans les rues infectes de Houndsley, à la recherche de Diamant, non seulement un mauvais marché et un mauvais cheval, mais encore le bénéfice d’une maladie ; après deux ou trois jours de simple fatigue et de mal de tête, le malaise empira si bien, à son retour de Stone-Court, qu’en entrant dans la salle à manger il se jeta sur un sofa et répondit aux questions inquiètes de sa mère :

— Je me sens très malade, je crois qu’il faudrait faire chercher Wrench.

Wrench arriva, mais il n’appréhenda rien de grave, donna à entendre que ce n’était qu’une indisposition passagère et ne parla pas de revenir le lendemain. Il jouissait dans la maison Vincy d’un crédit justifié, mais les hommes les plus capables, fatigués par le côté pénible de leurs occupations, sont sujets à se laisser aller peu à peu à la routine et à ne plus accomplir leur besogne qu’à la façon machinale du sonneur de cloches. M. Wrench était un petit homme correct et bilieux avec une perruque bien peignée ; il avait un dur métier, un tempérament irascible, une femme lymphatique et sept enfants. Il était, ce jour-là, particulièrement pressé, ayant à quatre milles de là une consultation avec le docteur Minchin.

Il arrive parfois aux grands d’hommes d’État de se tromper ; pourquoi les petits médecins ne se tromperaient-ils pas ? M. Wrench ne manqua pas d’envoyer à Fred ses petites pilules blanches ordinaires qui n’amenèrent aucun soulagement. Le pauvre Fred ne voulant pas, malgré cela, se croire réellement « pincé », se leva le lendemain comme à son ordinaire, assez tard, et descendit à la salle à manger dans l’intention de déjeuner. Mais il ne réussit qu’à s’asseoir et à grelotter auprès du feu. On manda encore M. Wrench, mais il était parti pour ses tournées de malades, et mistress Vincy voyant le regard altéré et l’état pitoyable de son fils bien-aimé, se mit à pleurer en disant qu’elle allait faire chercher le docteur Sprague.

— Oh ! qu’importe, ma mère ! ce n’est rien, dit Fred en lui tendant une main sèche et brûlante. Je serai bientôt tout à fait remis. J’ai dû prendre froid dans cette course humide et malsaine.

— Maman, dit Rosemonde qui était assise à la fenêtre, voilà M. Lydgate arrêté dans la rue à parler à quelqu’un. Si j’étais vous, je le prierais d’entrer. Il a guéri Hélène Bulstrode. On dit qu’il guérit tous ses malades.

Mistress Vincy courut à la fenêtre et l’ouvrit, toute préoccupée de Fred et sans nul souci des convenances. Lydgate, qui n’était qu’à deux pas, se retourna au bruit de la fenêtre, avant même qu’on l’eût appelé. L’instant d’après, il était dans la chambre, et Rosemonde se retira après avoir attendu juste assez de temps pour laisser voir sur son visage une expression d’inquiétude charmante, mêlée au vague sentiment de ce qui allait s’ensuivre.

Lydgate eut à entendre un long récit, dans lequel mistress Vincy insista avec un remarquable instinct sur tous les points les moins importants et surtout sur ce que M. Wrench avait dit ou n’avait pas dit de l’utilité d’une nouvelle visite. Lydgate se rendit compte tout de suite qu’il pouvait se créer là une mauvaise affaire avec Wrench, mais le cas était assez grave pour le faire passer par-dessus cette considération ; il était convaincu que Fred était dans la période d’incubation de la fièvre typhoïde, et qu’il avait pris tout juste les médicaments contraires à ceux qu’il aurait fallu. Il le fit mettre immédiatement au lit, demanda qu’une garde ne le quittât pas, et insista sur toutes sortes de précautions et de soins à observer strictement.

En présence de ces indications et d’un danger possible, la pauvre mistress Vincy, affolée de terreur, déclara abominable le procédé de M. Wrench, lui qui avait soigné leur maison pendant tant d’années, lui qu’on avait préféré à M. Peacock, bien que M. Peacock fût aussi leur ami. Elle ne pouvait, « sur sa vie », comprendre pourquoi M. Wrench négligerait ses enfants plus que d’autres ! Il n’avait pas négligé ceux de M. Larcher quand ils avaient eu la rougeole, et certes, mistress Vincy ne souhaitait pas qu’il l’eût fait et, si quelque chose arrivait… Ici, l’esprit de la pauvre mère s’égara tout à fait, et sa gorge de Niobé et sa figure épanouie se convulsèrent tristement.

La scène se passait au vestibule, où Fred n’était plus à portée d’entendre ; mais Rosemonde ouvrit la porte du salon et s’avança, l’inquiétude sur le visage. Lydgate essaya d’excuser M. Wrench, disant que les symptômes de la maladie pouvaient n’être pas encore bien déterminés la veille, et que cette espèce de fièvre était très équivoque dans ses commencements. Il allait se rendre tout de suite à la pharmacie afin de ne pas perdre de temps, puis il écrirait à M. Wrench pour le mettre au courant de ce qui avait été fait.

— Mais il faut que vous reveniez vous-même ; il faut que vous suiviez Fred maintenant. Je ne puis pas confier mon enfant à un médecin qui vient ou qui ne vient pas. Je ne garde rancune à personne, Dieu merci ; et M. Wrench m’a sauvée lors de ma pleurésie, mais il aurait mieux fait de me laisser mourir si… si…

— Je trouverai donc M. Wrench ici demain, n’est-ce pas ? dit Lydgate assez convaincu que ce docteur n’était pas très en état de soigner un cas de ce genre…

— Oui, s’il vous plaît, monsieur Lydgate, faites cet arrangement, dit Rosemonde venant en aide à sa mère et lui prenant le bras pour l’emmener.

M. Vincy, à son retour, fut très fâché contre Wrench et déclara qu’il lui était bien indifférent qu’il ne revînt plus jamais chez lui. Lydgate continuerait maintenant à soigner Fred, quoi que Wrench pût dire ou penser. Ce n’était pas une plaisanterie que d’avoir la fièvre dans la maison. Il fallait prévenir tout le monde de ne pas venir dîner mardi. Et Pritchard n’avait pas besoin de monter de vin ; le brandy était le meilleur remède contre l’infection.

— Je boirai du brandy, ajouta M. Vincy énergiquement ; c’est un garçon malchanceux que ce Fred ; il aurait besoin plus tard d’une fière compensation, sans quoi je ne sais pas qui pourrait souhaiter d’avoir un fils aîné.

— Ne dites pas cela, Vincy, dit la mère dont les lèvres tremblaient, si vous ne souhaitez pas que mon fils me soit enlevé.

— Vous allez vous éreinter vous-même à vous tuer, Lucy, je vois cela, reprit M. Vincy plus doucement. Mais Wrench saura ce que je pense de cette affaire. Je suis le dernier à chanter avec les autres les louanges des nouveaux venus, médecins ou pasteurs, qu’ils soient ou non les créatures de Bulstrode. Mais Wrench saura ce que j’en pense, qu’il le prenne comme il voudra !

Malgré toute la politesse de Lydgate, Wrench ne le prit pas bien du tout. Ce spécimen irritable d’une race susceptible ne refusa pas cependant de se trouver avec Lydgate dans la soirée, mais il fut obligé d’entendre mistress Vincy lui dire :

— Eh ! Wrench ! qu’ai-je donc fait pour que vous me traitiez ainsi ? Vous en aller et ne pas revenir ! Et penser que mon garçon pourrait n’être plus qu’un cadavre !

M. Vincy, qui avait entretenu un feu violent contre cet ennemi appelé « l’infection », et était en conséquence fortement échauffé, tressaillit en entendant venir Wrench et passa au vestibule pour lui faire connaître sa façon de penser.

— Je vous dirai, Wrench, que ceci passe la plaisanterie, commença le maire qui, ayant eu dernièrement à réprimander en public des coupables, savait donner à sa personne une ampleur d’importance. Laisser la fièvre s’établir ainsi sans vous en prévenir, dans une maison !… il y a des choses pour lesquelles on ne va pas en justice et on devrait y aller ! Voilà mon opinion.

Mais ces reproches peu judicieux étaient encore plus faciles à supporter que le sentiment de recevoir une leçon d’un autre et surtout d’un autre plus jeune, comme Lydgate qui le considérait apparemment comme ayant besoin d’en recevoir ; « car dans le fait » (dit plus tard M. Wrench), Lydgate faisait parade de connaissances étrangères et d’excentricités qui ne prendraient pas. Pour le moment, il rentra sa colère, mais il écrivit ensuite pour décliner l’honneur de continuer ses soins dans de telles conditions. C’était sans doute de bons clients que la maison Vincy ; mais, en matière professionnelle, M. Wrench n’était disposé à s’humilier devant personne. Il se dit qu’il y avait beaucoup de chances pour que Lydgate fût peu à peu entraîné à se trouver en faute ; ses tentatives si peu dignes pour discréditer la vente des drogues par ses confrères pourraient bien tourner promptement à son détriment. Il ne se fit pas faute de remarques mordantes sur les allures de Lydgate, allures de charlatan qui cherche à se créer une réputation factice auprès des gens crédules.

C’était là un point où Lydgate se blessait aussi facilement que Wrench. Recueillir les suffrages et les applaudissements des ignorants était non seulement humiliant, mais dangereux et aussi peu enviable que la réputation d’un faiseur d’almanachs. Il était impatienté de cette folle attente de miracles que l’on fonde toujours sur un débutant et avec laquelle il faut marcher et faire son chemin ; par sa franchise professionnelle, Lydgate était homme à se faire autant de tort que Wrench pouvait le souhaiter.

Lydgate, pourtant, entra comme médecin chez les Vincy, et cet événement devint un sujet général de conversation à Middlemarch. D’après les uns, les Vincy s’étaient conduits d’une façon scandaleuse, M. Vincy avait menacé Wrench et mistress Vincy l’avait accusé d’empoisonner son fils. D’autres étaient d’avis que la réussite de Lydgate était providentielle, qu’il était merveilleusement habile à guérir les fièvres, et que Bulstrode avait raison de le pousser. Pour beaucoup même, c’était Bulstrode qui avait fait venir Lydgate dans la ville : une certaine mistress Taft, qui était toujours occupée à compter des points et des mailles et recueillait toutes ses informations par bribes attrapées entre deux rangs de tricot, s’était mis dans la tête que M. Lydgate était un fils naturel de Bulstrode, ce qui semblait justifier tous ses soupçons sur les gens du monde évangélique.

Elle communiqua un jour cette lumineuse idée à mistress Farebrother, qui ne manqua pas d’en avertir son fils en ajoutant :

— Rien ne m’étonnerait de la part de Bulstrode : mais j’en serais fâchée pour M. Lydgate.

— Comment, ma mère, s’écria le vicaire en éclatant de rire, vous savez fort bien que M. Lydgate appartient à une bonne famille du nord de l’Angleterre. Il n’avait jamais entendu parler de Bulstrode avant de venir ici.

— Bien, pour ce qui concerne M. Lydgate, Camden, dit la vieille dame avec sa précision ordinaire. Mais, quant à Bulstrode, le bruit pourrait être vrai et se rapporter seulement à quelque autre fils…


CHAPITRE V


Rosemonde avait pour sa personne une Providence spéciale qui s’était complue à la faire plus charmante que d’autres, et qui semblait avoir combiné à son profit la maladie de Fred et la maladresse de M. Wrench, en vue d’amener entre elle et Lydgate un heureux rapprochement. Si Rosemonde avait consenti à s’en aller à Stone-Court ou ailleurs comme ses parents le désiraient, c’eût été contrevenir à ces arrangements providentiels, d’autant plus que M. Lydgate avait déclaré la précaution inutile. Aussi, tandis que l’on expédiait miss Morgan et les plus jeunes enfants à la campagne, Rosemonde refusa de quitter son père et sa mère. Sa pauvre maman était dans un état à faire pitié ; et M. Vincy, qui adorait sa femme, était plus alarmé pour elle que pour son fils ; il fallait les instances réitérées de son mari pour lui faire prendre un peu de repos, son joyeux éclat avait disparu, sans souci de sa toilette qui avait toujours été si fraîche et si gaie, elle ressemblait à un oiseau malade aux yeux languissants et au plumage hérissé. Le délire de Fred, quand il semblait errer dans des régions où elle ne pouvait le suivre, lui brisait le cœur. Après sa première explosion contre M. Wrench, elle se montra plus calme, l’unique cri muet de son cœur s’adressait à Lydgate. Elle le suivait parfois hors de la chambre et, lui prenant le bras, le suppliait en gémissant de sauver son fils.

— Il a toujours été bon pour moi, monsieur Lydgate, lui dit-elle un jour, il n’a jamais eu une parole dure pour sa mère.

Les fibres les plus profondes de sa mémoire de mère étaient remuées en elle, et le jeune homme, dont la voix devenait plus douce pour lui parler, ne faisait qu’un avec le petit être inconnu qu’elle avait aimé avant sa naissance d’un amour nouveau pour elle.

— J’ai bon espoir, mistress Vincy, répondait Lydgate. Descendez avec moi pour nous entendre sur ce qu’il faut lui donner.

Il la mena ainsi jusqu’au parloir, où se trouvait Rosemonde, la forçant à se reposer un moment, lui faisant prendre par surprise un peu de thé ou de bouillon préparé d’avance. Il était d’intelligence avec Rosemonde dans ces petits complots ; il la voyait presque toujours avant d’entrer dans la chambre du malade, et, de son côté, elle s’informait auprès de lui de ce qu’elle pourrait faire pour sa mère. Sa présence d’esprit et la finesse avec laquelle elle saisissait les moindres allusions de Lydgate étaient admirables ; il ne faut donc pas s’étonner si la pensée de voir Rosemonde commençait à se mêler chez lui à l’intérêt qu’il prenait au cas de Fred, surtout lorsque la phase critique de la maladie fut passée et qu’il put être certain de la guérison. Tant que le danger subsistait, il avait conseillé de faire appeler le docteur Sprague qui eût préféré, pour son compte, rester neutre dans l’affaire Wrench. Mais, après deux consultations, la suite du traitement demeura confiée exclusivement à Lydgate, et tous les motifs se réunirent pour lui permettre d’être plus assidu dans la maison. Matin et soir, il était chez M. Vincy, et peu à peu ses visites devinrent plus gaies, à mesure que Fred, revenant à la santé, avait plus besoin d’être gâté, en même temps qu’il se rendait mieux compte des soins qu’on lui prodiguait. Aussi mistress Vincy avait-elle le sentiment qu’après tout cette cruelle maladie avait préparé une nouvelle fête à sa tendresse.

Père et mère trouvèrent encore une raison de plus de se réjouir dans les messages que le vieux Featherstone envoya par l’intermédiaire de Lydgate, disant que Fred devait se hâter de guérir ; car lui, Pierre Featherstone, ne pouvait se passer de son neveu, dont les visites lui avaient beaucoup manqué. Le vieillard lui-même était maintenant presque toujours alité. Mistress Vincy fit part de ces messages à son fils lorsqu’il fut en état de les entendre. Fred, aspirant à savoir quelque chose concernant Mary, tourna vers sa mère son visage pâle et défait, dépouillé de son épaisse chevelure blonde et dont les yeux semblaient s’être agrandis. Il se demandait ce que la jeune fille avait dû éprouver pendant sa maladie ; pas une parole ne passa entre ses lèvres ; mais le don d’écouter avec les yeux appartient à la rare clairvoyance de l’amour, et sa mère, dans la plénitude de son cœur, non seulement devina le désir de Fred, mais se sentit prête à tous les sacrifices pour le satisfaire.

— Que je puisse seulement voir mon fils pleinement revenu à la santé, dit-elle dans sa folle tendresse ; et qui sait ?… peut-être propriétaire de Stone-Court… il pourra alors épouser qui lui plaira !

— Non pas, si l’on ne veut pas de moi, mère, dit Fred. Sa maladie l’avait rendu sensible comme un enfant, et des larmes lui vinrent aux yeux.

— Oh ! prenez un peu de gelée, mon chéri, dit sa mère secrètement incrédule à l’endroit d’un tel refus.

Elle ne quittait jamais Fred à moins que son mari ne fût là pour la remplacer, et Rosemonde se trouvait ainsi, et pour la première fois, très souvent seule. Lydgate ne restait jamais longtemps avec elle ; mais les conversations brèves et toutes simples qu’ils avaient ensemble créaient doucement entre eux cette intimité particulière qui vient de la timidité même. Il fallait bien se regarder en se parlant, et, de quelque façon que ce fût, ils ne pouvaient le faire tout simplement comme d’autres. Lydgate commença à trouver gênante cette obligation de se regarder, et, un beau jour, il fixa ses yeux à terre au hasard, devant lui, comme une poupée mal faite ; fâcheuse inspiration ! Le lendemain Rosemonde aussi regarda à terre, et il en résulta que, quand de nouveau leurs yeux se rencontrèrent, ils eurent tous deux plus conscience encore de leur gêne mutuelle. Nul remède à cette folie dans la science ; que faire, puisque Lydgate ne voulait pas aller plus loin ? Ce fut donc un grand soulagement, lorsque la maison cessa d’être mise en quarantaine par les voisins, et que les chances de rencontrer Rosemonde seule devinrent infiniment plus rares.

Mais, si cette intimité, qui consiste dans un mutuel embarras où chacun a le sentiment de ce que l’autre éprouve, a une fois existé, l’effet ne s’en dissipe pas aisément. C’est un remède illusoire que de parler du temps ou d’autres banalités, et les rapports ne peuvent guère redevenir faciles, à moins de reconnaître franchement une fascination réciproque, sans avoir besoin d’éprouver d’ailleurs pour cela de sentiments vraiment sérieux et profonds. Ce fut de cette manière que les entretiens de Rosemonde et de Lydgate retrouvèrent leur animation dans l’aimable et parfaite aisance de leurs nouveaux rapports. Les visiteurs allaient et venaient comme de coutume, on fit de nouveau de la musique au salon, l’hospitalière maison du maire se rouvrit toute grande.

Lydgate, dès qu’il le pouvait, venait s’asseoir à côté de Rosemonde, la priait de faire de la musique et s’appelait son captif, tout en ne voulant pas l’être. Il sentait combien il serait absurde de songer dès à présent à se monter une maison, comme il convient à un homme marié, et c’était une garantie suffisante contre tout danger. Cette manière de jouer un peu à l’amoureux n’était pas sans agrément et ne nuisait pas à de plus graves occupations. La flirtation, après tout, n’était pas un travail absorbant.

Rosemonde, pour sa part, n’avait jamais compté de plus beaux jours dans sa vie ; elle se savait admirée par un homme digne d’être séduit, et pas plus dans son cœur que dans celui d’un autre, elle ne distinguait la flirtation de l’amour. Elle semblait voguer à pleines voiles avec un vent favorable vers le but où elle tendait, et ses pensées étaient fort occupées d’une belle maison dans Lovick-Gate, qu’elle espérait voir bientôt devenir vacante. Elle était bien décidée, une fois mariée, à se débarrasser adroitement de tous les visiteurs de son père qui ne lui étaient pas agréables ; et elle se représentait déjà le salon de sa maison préférée orné de toutes sortes de meubles de différents styles.

Certainement ses pensées étaient aussi fort occupées de Lydgate lui-même ; il lui paraissait presque une perfection. S’il eût mieux connu la musique (de façon que l’enchantement où il était de l’entendre n’eût pas été trop semblable à celui d’un éléphant sensible), et s’il avait seulement été plus habile à distinguer le raffinement de son goût en matière de toilette, elle aurait eu de la peine à signaler en lui un défaut quelconque. Qu’il était différent du jeune Plymdale ou de M. Caïus Larcher ! Ces jeunes gens n’avaient aucune notion du français et ne savaient parler d’une manière intéressante d’aucun sujet, si ce n’est peut être du commerce des teintures et des importations, dont naturellement ils rougissaient de parler. Ils appartenaient à la gentry de Middlemarch, élevés avec leurs cravaches à poignée d’argent et leurs cravates de satin ; mais ils étaient gauches, empruntés et niaisement goguenards. Fred lui-même était au-dessus d’eux, ayant au moins le ton et les manières d’un jeune homme de l’Université. Lydgate, au contraire, pouvait toujours être écouté. Il se comportait avec l’aisance polie de la supériorité qui a conscience d’elle-même, et semblait toujours vêtu des habits de circonstance par une certaine affinité naturelle, sans avoir jamais à s’en préoccuper. Rosemonde était fière de le voir paraître au salon et, lorsqu’il s’approchait d’elle avec un sourire particulier, elle avait le sentiment délicieux d’être l’objet d’un hommage enviable. Si Lydgate avait su tout l’orgueil qu’il excitait dans cette délicate poitrine, il en eût été sûrement tout aussi satisfait qu’eût pu l’être à sa place l’homme le plus ignorant de la pathologie. Il regardait comme l’une des plus jolies attitudes de l’esprit féminin d’adorer la prééminence de l’homme, sans savoir trop précisément en quoi elle consistait.

Mais Rosemonde n’était pas une de ces jeunes filles sans empire sur elles-mêmes qui se trahissent sans le vouloir, et dont la conduite dépend des impulsions au lieu d’être gouvernée par les convenances et par une grâce prudente. Gardez-vous de croire que sa prévoyance anticipée et ses graves méditations sur le mobilier et la société de sa future maison fussent jamais perceptibles dans sa conversation même avec sa mère ; elle eût, au contraire, exprimé la plus gracieuse surprise et la plus extrême désapprobation, si elle avait entendu dire qu’une autre demoiselle se laissât aller à ces réflexions aussi prématurées qu’immodestes. Elle réalisait toujours cette même combinaison de sentiments corrects et cette juste perfection dans la musique, la peinture, la danse, dans l’art de tourner d’élégants petits billets et d’inscrire des vers sur un album, avec cette grâce accomplie des blondes qui faisait d’elle une femme irrésistible, pour l’homme prédestiné de cette époque. Ne soyez pas injustes envers elle, je vous en prie ; elle ne formait pas de méchants complots ; elle était bien étrangère à tous calculs sordides ; en réalité, elle ne songeait jamais à l’argent que comme à une nécessité qui regardait les autres. Elle n’avait pas l’habitude de forger de mensonges, et si ses petits récits ne suivaient pas toujours le fil droit de la vérité, du moins n’étaient-ils pas inventés et préparés d’avance : ils faisaient partie de ses perfections élégantes destinées plaire. La nature avait appelé bien des artistes à son aide pour achever de parfaire l’élève favorite de mistress Lemon, qu’un consentement unanime déclarait un rare composé de beauté, d’intelligence et de grâce.

Lydgate trouvait de plus en plus charmant de causer avec elle ; il n’y avait plus entre eux de contrainte, mais un délicieux échange d’influence sympathique dans leurs regards ; et ce qu’ils échangeaient sans avoir besoin d’aparté avait pour eux cette abondance de signification qui eût paru insipide à une tierce personne. Le fait est qu’ils flirtaient, et Lydgate était tranquille, dans la conviction qu’il ne s’agissait pas d’autre chose. Ses rapports avec les hommes de Middlemarch (M. Farebrother excepté) étaient de vraies corvées, et Lydgate ne se souciait ni de cartes ni de politique commerciale. Quels délassements avait-il à sa portée ? Il était souvent invité chez les Bulstrode, mais les jeunes filles de la maison étaient à peine sorties de la salle d’étude et l’aisance naïve avec laquelle mistress Bulstrode conciliait le monde et la piété, le néant de la vie et l’amour du cristal taillé, la connaissance du plus mince chiffon et du plus beau damas n’était pas un allègement suffisant au poids de la gravité imperturbable du mari. Le contraste rendait la maison des Vincy, avec tous ses défauts, d’autant plus agréable ; et Rosemonde s’y épanouissait, douce à regarder comme une rose de bengale à demi ouverte, et ornée de perfections faites pour plaire aux goûts raffinés d’un délicat.

Lydgate se fit pourtant quelques ennemis en dehors de la médecine par ses succès auprès de miss Vincy. Il arriva un soir un peu tard au salon, où se trouvaient quelques personnes. La table de jeu avait réuni, à part, les plus âgées de la société, et M. Ned Plymdale, un des bons partis de Middlemarch, sans être un de ses esprits influents, était en tête à tête avec Rosemonde. Il lui avait apporté le dernier Keepsake dans l’édition somptueuse de soie moirée qui représentait alors le dernier mot du progrès, et il se considérait comme très heureux de pouvoir être le premier à le parcourir avec elle, s’arrêtant aux images des belles dames et des messieurs aux joues et aux sourires luisants des gravures, recommandant comme fameux des versets comiques et comme pleines d’intérêt des histoires sentimentales. Rosemonde se montrait gracieuse, et M. Ned, très satisfait, avec son menton fuyant, de ses avantages extérieurs, était tout heureux de pouvoir mettre au service de sa galanterie tout ce que l’art et la littérature offraient de plus digne de plaire à une belle jeune fille.

— Je trouve à l’honorable mistress S*** quelque ressemblance avec vous, dit M. Ned, regardant d’un air assez indifférent, d’ailleurs, le portrait dans le livre ouvert devant lui.

— Elle a un dos énorme, elle semble avoir posé pour le dos, dit Rosemonde sans aucune intention de critique, tout en remarquant combien les mains du jeune Plymdale étaient rouges et se demandant pourquoi Lydgate ne venait pas. Elle continuait, pendant cet entretien, à faire de la frivolité.

— Je n’ai pas dit qu’elle fût aussi belle que vous, reprit M. Ned, se hasardant à détacher ses yeux du portrait pour les reporter sur sa rivale.

— Je vous soupçonne d’être un habile flatteur, dit Rosemonde, intérieurement convaincue qu’elle aurait à refuser ce jeune gentleman.

À cet instant, Lydgate parut ; le livre fut fermé avant qu’il eût rejoint Rosemonde, et, tandis qu’avec aisance et d’un air de confiance assurée il s’asseyait de l’autre côté de la jeune fille, la mâchoire du jeune Plymdale s’abaissa comme un baromètre qui dégringole du côté peu réjouissant de pluie le vent. Rosemonde était heureuse autant de la présence de Lydgate que de l’effet qu’elle produisit ; elle aimait à exciter la jalousie.

— Quel retardataire vous faites ! lui dit-elle, en même temps qu’ils échangeaient une poignée de main. Maman ne comptait plus sur vous ce soir. Comment trouvez-vous Fred ?

— Il est en bon chemin et en train de se remettre, mais les progrès sont lents. Je voudrais qu’il changeât d’air un peu, qu’il allât à Stone-Court, par exemple. Mais votre maman semble y avoir quelque objection.

— Pauvre garçon ! dit Rosemonde avec son gracieux sourire. Vous trouverez Fred bien changé, ajouta-t-elle en s’adressant à son autre adorateur. M. Lydgate a été notre ange gardien pendant cette maladie.

M. Ned répondit par un sourire contraint, tandis que Lydgate, prenant le Keepsake et l’ouvrant, témoignait par un petit rire dédaigneux et par le mouvement de son menton sa stupéfaction de la bêtise humaine.

— Pourquoi avez-vous l’irrévérence de rire ? dit Rosemonde avec une gracieuse indifférence.

— Je me demande ce qui pourrait bien être ici le plus bête, des gravures ou du texte, dit Lydgate tout en feuilletant rapidement les pages de ses belles et grandes mains. Regardez ce marié qui sort de l’église ! Avez-vous jamais vu plus belle image de coiffeur ? Quel petit boutiquier eut jamais l’air plus prétentieux ? Pourtant je jurerais que le texte en fait un des premiers gentilshommes du pays.

— Vous êtes bien sévère, j’ai vraiment peur de vous, dit Rosemonde qui n’avait garde de trop se laisser aller à son amusement. Le pauvre Plymdale s’était arrêté avec admiration sur cette gravure, et il n’avait plus l’esprit en repos.

— Il y a, dans tous les cas, beaucoup de gens célèbres qui écrivent dans le Keepsake, dit-il d’un ton vexé et mal assuré tout ensemble. C’est la première fois que je l’entends traiter de bête.

— Je crois que je vais me mettre contre vous et vous traiter de barbare, dit Rosemonde en regardant Lydgate avec un sourire. Je vous soupçonne de ne rien savoir de lady Blessington et de L. E. L.

Ce n’est pas que Rosemonde méprisât absolument ces écrivains ; mais elle ne se compromettait jamais par une admiration trop prompte, et elle saisissait la moindre allusion à ce qui n’était pas, au dire de Lydgate, du meilleur goût.

— Mais sir Walter Scott, M. Lydgate le connaît, je suppose, reprit le jeune Plymdale un peu ragaillardi par cet avantage.

— Oh ! je ne lis plus maintenant d’œuvres littéraires, dit Lydgate en repoussant le livre. J’ai tant lu, lorsque j’étais enfant et jeune homme, que cela peut suffire à toute ma vie, je suppose. Je savais autrefois les poèmes de Scott par cœur.

— Je voudrais savoir quand vous vous êtes arrêté, dit Rosemonde, parce qu’alors je serais sûre de connaître quelque chose que vous ne connaissez pas.

— M. Lydgate vous dira que ce n’est pas la peine d’en connaître davantage, dit le jeune Ned, mettant de l’intention dans son sarcasme.

— Au contraire, dit Lydgate sans se montrer le moins du monde vexé, mais en souriant à Rosemonde avec une confiance exaspérante. Cela en vaudrait grandement la peine, parce que miss Vincy pourrait m’en instruire.

Le jeune Plymdale ne tarda pas à aller rejoindre les joueurs de whist, faisant la réflexion que Lygdate était un des êtres les plus infatués et les plus désagréables que sa mauvaise fortune lui eût jamais fait rencontrer.

— Que vous êtes bouillant ! dit Rosemonde intérieurement ravie. N’avez-vous pas vu que vous l’avez offensé ?

— Quoi ce livre est à Plymdale ? J’en suis fâché. Je n’y ai pas pensé du tout.

— Je vais commencer à croire ce que vous m’avez dit de vous-même, la première fois que vous êtes venu ici, que vous étiez un ours et que vous aviez besoin d’être apprivoisé par les oiseaux.

— Eh bien, il y a un oiseau qui peut m’enseigner tout ce qu’il voudra. N’est-il pas vrai que je l’écoute avec obéissance ?

Il semblait à Rosemonde qu’elle et Lydgate étaient tout comme fiancés. Depuis longtemps, l’idée qu’ils seraient fiancés un jour ou l’autre s’était enracinée dans sa tête, et les idées, nous le savons, tendent vite à prendre une réelle consistance, quand on a sous la main les matériaux nécessaires. Lydgate avait, il est vrai, l’idée contraire, celle de ne pas être un fiancé ; mais ce n’était qu’une simple négative, une ombre produite par d’autres résolutions qui pourraient elles-mêmes faiblir. Les circonstances devaient presque infailliblement donner raison à Rosemonde, dont l’activité pratique portait sur toute chose l’attention de ses yeux bleus, tandis que Lydgate restait dans l’aveuglement et l’insensibilité d’une méduse que l’on fait fondre sans qu’elle s’en aperçoive.

Ce soir-là, en rentrant chez lui, il examina, à travers ses fioles, avec un intérêt exclusif, la marche d’un nouveau procédé de macération, et il rédigea ses notes journalières, avec autant de précision que de coutume. Les rêveries dont il lui était difficile de détacher sa pensée étaient des constructions idéales formées d’autre chose que des grâces de Rosemonde ; c’était le tissu primitif du corps humain qui constituait avant tout pour lui le doux inconnu. Il commençait aussi à prendre goût à la lutte sourde encore, mais grandissante, qui existait entre lui et les autres médecins et qui allait sans doute éclater au grand jour, maintenant que sa méthode était sur le point d’être appliquée au nouvel hôpital. Il s’apercevait enfin, à quelques signes encourageants, que, si la clientèle de certains malades de Peacock lui faisait défaut, il avait, en revanche, très bien réussi dans d’autres quartiers.

Quelques jours plus tard, comme il avait par hasard rencontré Rosemonde sur la route de Lowick, et était descendu de cheval pour marcher à côté d’elle, un domestique à cheval l’avait arrêté, pour lui remettre un message qui l’appelait dans une grande maison où Peacock n’était jamais allé ; c’était le second exemple de ce genre. Le domestique appartenait à sir James Chettam, et on l’appelait au manoir de Lowick.



CHAPITRE VI


M. et madame Casaubon, revenant de leur voyage de noces, arrivèrent à Lowick-Manor dans le milieu de janvier. Une neige fine tombait lorsqu’ils descendirent à leur porte, et, le lendemain matin, quand Dorothée passa de son cabinet de toilette dans le boudoir bleu vert que nous connaissons, elle vit la longue allée de tilleuls dressant ses troncs au-dessus d’une terre blanche, et étendant ses rameaux blancs vers le ciel gris et immobile. La plaine s’effaçait au loin dans une blancheur uniforme, sous une masse flottante de nuages bas. L’ameublement de la chambre s’était comme effacé aussi, depuis qu’elle ne l’avait vu ; le cerf de la tapisserie avait un air de fantôme plus marqué encore sur son fond verdâtre d’un effet spectral ; les volumes qui garnissaient l’étagère ressemblaient plutôt à des imitations de livres, fixées là d’une façon à jamais immuable. Le feu brillant de bois de chêne sec allumé sur les chenets semblait ici un renouvellement choquant de vie et d’éclat, comme l’apparition elle-même de Dorothée, lorsqu’elle entra tenant dans ses mains les écrins de cuir rouge qui renfermaient les camées de Célia.

Elle rayonnait de fraîcheur dans sa toilette de matin, comme la jeunesse peut seule rayonner. Il y avait un éclat de pierres précieuses sur son abondante chevelure tordue et dans ses yeux couleur noisette ; il y avait de la vie ardente et vermeille sur ses lèvres ; la blanche et virginale fourrure qui garnissait sa longue pelisse bleu clair mettait en relief la blancheur animée et vivante de son cou, autour duquel elle semblait tendrement s’enrouler comme d’elle-même ; et l’innocence à la fois sensible et naïve que respirait cette gorge blanche gardait tout son charme attrayant à côté de la pureté cristalline de la neige du dehors. En posant les écrins sur la table du bow-window, elle y laissa tomber ses mains, absorbée dans la contemplation de l’enclos blanc et silencieux qui constituait son univers visible.

M. Casaubon, qui s’était levé de bonne heure en se plaignant de palpitations, donnait audience dans la bibliothèque à son vicaire, M. Tucker. Célia n’allait pas tarder à venir, et durant les semaines suivantes il y aurait des visites de noces à faire et à recevoir, en un mot toute la suite de cette vie de transition qui semble faite pour répondre à l’excitation du bonheur conjugal naissant, et qui vous donne le sentiment d’une activité sans résultat, semblable à un rêve dont le rêveur commence à douter. Les devoirs de sa vie de femme, qui lui étaient apparus si importants avant le mariage, semblaient s’effacer avec les tentures et le paysage noyé de vapeurs. Les hauteurs distinctes, où elle s’attendait à planer dans une communion entière avec un autre, étaient devenues difficiles à apercevoir même en imagination ; la délicieuse confiance d’une âme se reposant sur une autre âme supérieure et parfaite s’était écroulée jusqu’à devenir un effort pénible, et alarmée par un pressentiment confus. Quand donc commenceraient ces jours de dévouement actif de la femme qui devait fortifier la vie de son mari et exalter la sienne propre ? Jamais peut-être de la façon dont elle les avait préconçus, mais de quelque façon pourtant.

En attendant, c’était la neige, et une voûte basse de vapeurs grises. C’était cette oppression écrasante d’une vie de femme riche, où tout se faisait pour elle et où personne ne demandait son aide, où elle devait péniblement garder comme une pure vision intérieure le sentiment d’une existence utile et multipliée, au lieu de recevoir du dehors les appels qui eussent donné un emploi à ses fortes aspirations. « — Que ferai-je ? — Tout ce que vous voudrez, ma chère ! » — Telle avait été sa courte histoire, depuis qu’elle avait cessé d’apprendre ses leçons le matin et d’étudier d’ineptes mélodies sur le piano abhorré. Le mariage, qui devait lui indiquer une direction sérieuse dans des occupations utiles et obligées, ne l’avait pas encore délivrée de l’oppressive liberté qui pèse sur la femme du monde ; il n’avait même pas rempli ses loisirs de la joie absorbante d’une tendresse sans contrainte. Sa florissante jeunesse était là dans un emprisonnement moral qui ne faisait qu’un avec le paysage glacial, incolore, borné, avec l’ameublement pâli, les livres toujours fermés et le cerf spectral dans son monde éteint et fantastique.

Pendant les premières minutes que Dorothée regarda au dehors, elle ne sentit que l’oppression morne des choses extérieures ; puis un douloureux souvenir lui revint, et, s’éloignant de la fenêtre, elle se mit à marcher par la chambre. Les pensées et les espérances qui peuplaient son âme la première fois qu’elle y était entrée, trois mois auparavant, n’existaient plus maintenant qu’à l’état de souvenirs : elle les jugeait comme nous jugeons des choses passées et fugitives.

Tous les souvenirs qu’elle en avait gardés étaient désenchantés, morts, comme un transparent qui n’est pas éclairé. Son regard errant alla enfin tomber sur le groupe des miniatures, et, là, du moins, elle vit quelque chose qui avait acquis une nouvelle vie et une signification nouvelle : c’était le portrait de la tante Julia, cette tante de M. Casaubon qui avait fait un mariage malheureux, la grand’mère de Will Ladislaw.

Dorothée pouvait maintenant se la représenter vivante, cette figure de femme si délicate, qui avait pourtant le regard ferme et une certaine étrangeté difficile à interpréter. Étaient-ce ses amis seulement qui avaient trouvé son mariage malheureux ? ou avait-elle fini par comprendre elle-même qu’elle s’était trompée, et goûté l’amertume des larmes dans le silence miséricordieux de la nuit ? Quels champs d’expérience Dorothée semblait avoir parcourus depuis qu’elle avait regardé ce portrait pour la première fois ! Elle se sentit un nouveau lien de sympathie avec lui, comme s’il avait une oreille pour l’entendre et pouvait la voir comme elle le regardait. Il y avait là une femme qui avait connu des souffrances dans le mariage. Mais non, les couleurs en devinrent soudain plus vives, les lèvres et le menton semblèrent s’agrandir, les cheveux et les yeux répandre de la lumière ; le visage avait pris quelque chose des traits d’un homme, et rayonnait sur elle avec ce regard concentré qui dit à celle sur qui il tombe, qu’elle est trop intéressante pour que le plus léger mouvement de sa paupière passe inaperçu. Cette ardente vision vint comme une douce lumière éclairer Dorothée ; elle se sentit sourire et, se détournant du portrait, s’assit, et leva les yeux comme si elle parlait à quelqu’un en face d’elle. Mais le sourire disparut pendant qu’elle continuait à réfléchir.

Tout à coup elle dit à haute voix :

— Oh c’était cruel de parier ainsi ! Que c’est triste ! que c’est affreux !

Elle se leva et, s’enfuyant de la chambre, traversa d’un pas rapide les corridors avec un besoin irrésistible d’aller retrouver son mari et de lui demander si elle pourrait lui être utile à quelque chose. Il lui semblait que toute sa tristesse du matin allait s’évanouir, si elle pouvait voir son mari heureux de sa présence.

Mais, lorsqu’elle fut en haut du sombre escalier de chêne, elle vit Célia qui montait, et, plus bas, M. Brooke échangeant des compliments et des paroles de bienvenue avec M. Casaubon.

— Dodo ! dit Célia de son petit ton de staccato tranquille ; puis elle embrassa sa sœur qui l’entoura de ses bras sans rien dire. Je crois bien qu’elles pleuraient un peu toutes deux furtivement, tandis que Dorothée descendait en courant l’escalier pour aller embrasser son oncle.

— Je n’ai pas besoin de demander comment vous allez, ma chère, dit M. Brooke après l’avoir baisée sur le front. Rome vous a réussi, à ce que je vois, bonheur, fresques, antiquités, etc. Eh bien, c’est charmant de vous voir de retour, et vous comprenez toutes les choses de l’art, maintenant, eh ? Mais Casaubon est un peu pâle, vous savez. C’est aller un peu trop loin aussi que de travailler si durement pendant ses vacances. Je l’ai fait moi-même à une époque de ma vie.

M. Brooke tenait encore la main de Dorothée, mais il s’adressait à M. Casaubon

— C’était à propos de topographie, de ruines, de temples… je croyais avoir découvert un fil nouveau, mais j’ai vu qu’après tout, cela ne mènerait à rien. Allez aussi loin que vous voudrez dans ce genre de choses, et il se peut que cela n’aboutisse à rien, vous savez.

Dorothée cependant regardait fixement son mari, anxieuse à l’idée que ceux qui le revoyaient, après une absence, découvraient peut-être en lui des signes dont elle ne s’était pas aperçue elle-même.

— Ce n’est rien qui doive vous alarmer, ma chère, dit M. Brooke remarquant son expression. Un peu de bœuf et de mouton opéreront bientôt en lui un changement favorable. C’était très bien d’être pâle pour poser en saint Thomas d’Aquin, vous savez. Nous avons reçu juste à temps votre lettre. Mais, quant à d’Aquin… aujourd’hui… il était un peu trop subtil, n’est-ce pas ?… Qui est-ce qui lit les livres de d’Aquin ?

— Ce n’est certainement pas un auteur qui convienne aux esprits superficiels, dit M. Casaubon supportant ces questions si inopportunes avec une patience pleine de dignité.

— Vous prendriez volontiers un peu de café, mon oncle ? demanda Dorothée, venant à son aide.

— Oui, allez avec Célia ; elle a de grandes nouvelles à vous apprendre. Je lui laisse le soin de tout vous dire.

Le boudoir bleu vert prit un aspect beaucoup plus gai quand Célia, enveloppée d’une pelisse pareille à celle de sa sœur, fut assise, examinant les camées avec une satisfaction tranquille.

— Est-ce joli d’aller à Rome en voyage de noces ? demanda Célia, son visage se colorant de cette soudaine et délicate rougeur à laquelle Dorothée était habituée de sa part dans les plus petites occasions.

— Cela n’irait pas à tout le monde, pas à toi, chérie, par exemple, dit Dorothée fort calme.

Personne ne saurait jamais ce qu’elle pensait d’un voyage de noce à Rome.

— Mistress Cadwallader dit que c’est une bêtise des mariés de faire de ces longs voyages de noce. Elle dit qu’ils se fatiguent à la mort l’un de l’autre, et ne peuvent se disputer à leur aise comme ils le feraient chez eux. Lady Chettam m’a dit qu’elle était allée à Bath après son mariage. — Il y avait certainement dans la couleur qui paraissait et disparaissait sur les joues de Célia, quelque chose de plus que sa rougeur habituelle.

— Célia ! que s’est-il donc passé ? dit Dorothée avec un accent où se révélait sa tendresse de sœur. As-tu réellement de grandes nouvelles à m’apprendre ?

— C’est parce que tu étais partie, Dodo. Alors sir James n’avait plus que moi à qui parler, dit Célia avec une certaine malice dans les yeux.

— Je comprends. C’est ce que j’ai toujours pensé et espéré, dit Dorothée prenant le visage de sa sœur entre ses mains et la regardant à moitié anxieuse.

Le mariage de Célia lui semblait une chose plus sérieuse qu’autrefois.

— Il n’y a que trois jours de cela, reprit Célia. Et lady Chettam est très bonne.

— Et tu es très heureuse ?

— Oui. Nous ne nous marierons pas tout de suite, parce qu’il faut tout préparer. Et puis je n’ai pas envie de me marier si vite, je trouve charmant d’être fiancés. Nous aurons toute notre vie ensuite pour être mariés.

— Je ne crois pas que tu puisses mieux trouver, Kitty. Sir James est un homme bon et honorable.

— Il a continué à s’occuper des chaumières, Dodo. Il te dira tout ce qu’il a fait depuis. Seras-tu contente de le voir ?

— Sans doute, je le serai ; peux-tu me demander cela !

— Je craignais seulement que tu ne fusses devenue si savante ! dit Célia.

Elle considérait la science de M. Casaubon comme une sorte de vapeur nuisible qui pourrait avec le temps absorber un corps voisin.


CHAPITRE VII


Un matin, quelques semaines après son retour à Lowick, Dorothée… mais pourquoi toujours Dorothée ? N’y avait-il donc, dans ce ménage, que son seul point de vue à considérer ? Pourquoi réserverions-nous tout notre intérêt, toute notre faculté de compréhension, aux jeunes créatures qui conservent un air florissant au milieu de leurs chagrins ? car celles-ci aussi se faneront et connaîtront les soucis usants et les souffrances d’un âge plus avancé, dont nous les encourageons à ne pas se préoccuper. En dépit de ses yeux clignotants, des loupes blanches que lui reprochait Célia, et de l’absence de rondeurs musculaires qui contristait sir James, M. Casaubon avait au cœur un foyer de sentiments intenses, une soif intellectuelle aussi insatiable que les appétits du reste des humains. Il n’avait, en se mariant, rien fait d’exceptionnel, rien que ce que la société sanctionne et considère comme une occasion de fleurs et de banquets. Il avait trouvé un beau jour qu’il n’y avait plus à différer dans ses intentions matrimoniales, et il s’était dit qu’en prenant femme, un homme bien posé devait désirer et choisir avec soin une jeune lady florissante — la plus jeune serait le mieux, parce qu’elle serait alors plus éducable et plus soumise, — d’un rang égal au sien, ayant des principes religieux, d’honnêtes penchants et l’intelligence saine. À une telle jeune fille, il ne manquerait pas d’assurer de beaux revenus, et ne négligerait aucun soin pour son bonheur ; en retour, il recevrait d’elle les joies de la famille et laisserait derrière lui cette copie de lui-même que les faiseurs de sonnets du XVIe siècle semblaient réclamer de tout homme avec tant d’insistance. Les temps étaient changés, et nul faiseur de sonnets n’avait insisté auprès de M. Casaubon, pour qu’il laissât au monde une copie de lui-même ; d’ailleurs, il n’était pas encore venu à bout de la copie de sa clef des mythologies ; mais il avait toujours eu l’intention de se mettre en règle avec la nature par le mariage ; et avec le sentiment de sa solitude, l’impression que les années fuyaient rapidement derrière lui, que le monde devenait plus obscur, était pour lui une raison de ne pas perdre plus de temps à se donner ces joies domestiques, avant que les années ne l’en privassent pour toujours.

En voyant Dorothée, il crut avoir trouvé plus même qu’il ne demandait : elle était capable d’être pour lui une aide véritable, qui le dispenserait de prendre un secrétaire payé, sorte de gens que M. Casaubon n’avait jamais employés et qui lui inspiraient une craintive méfiance. M. Casaubon sentait avec humeur qu’on s’attendait toujours à le voir donner des signes d’un puissant esprit. La Providence, dans sa bonté, l’avait pourvu de la femme qu’il lui fallait. Une jeune fille modeste, douée des capacités discrètes de son sexe, en état d’apprécier le mérite des autres, ne manquerait pas de trouver puissant l’esprit de son mari. La question de savoir si la Providence avait pris un soin égal de miss Brooke, en lui présentant M. Casaubon, était une idée qui ne pouvait lui venir. La société n’a jamais eu l’absurdité d’exiger qu’un homme se préoccupe autant des facultés qu’il possède pour rendre heureuse une charmante jeune fille, que des facultés de cette jeune fille pour le rendre heureux lui-même. Comme si un homme n’avait pas assez à faire de choisir sa femme, mais devait encore choisir le mari de sa femme ! Ou, comme s’il était tenu de se préoccuper, en sa propre personne, des grâces qu’il transmettra à sa postérité ! Quand Dorothée l’accepta avec effusion, M. Casaubon trouva la chose toute naturelle, et crut que son bonheur allait commencer.

Sa vie passée ne lui avait jamais fourni un grand avant-goût de bonheur. Pour connaître une joie intense, il faut, à défaut d’une forte charpente corporelle, posséder une âme enthousiaste. M. Casaubon n’avait jamais eu une forte charpente, et son âme était sensible sans être enthousiaste ; elle n’avait pas assez de ressort pour s’élancer jamais hors de sa propre conscience, et goûter des jouissances passionnées ; elle continuait à s’ébattre sur le sol marécageux où elle était née, songeant à ses ailes sans jamais s’envoler. Il était doué de ce caractère malheureux qui fuit la pitié et craint plus que tout d’être connu : une sorte de sensibilité fière et étroite qui n’a pas assez de grandeur pour se transformer en sympathie, et reste à trembler comme un fil dans les petits courants de la préoccupation personnelle, ou plutôt d’un égoïsme scrupuleux. Car M. Casaubon était rempli de scrupules ; il était capable de s’imposer de grandes privations ; il était résolu à être toujours homme d’honneur, selon le code ; aux yeux de tous les juges autorisés, il passerait toujours pour irréprochable. Il y était parvenu, dans sa conduite privée, mais la difficulté de rendre également irréprochable sa « Clef de toutes les mythologies » pesait comme du plomb sur son esprit ; et les brochures par lesquelles il voulait tâter le public et poser quelques notions fondamentales de son système, étaient loin d’avoir été comprises dans toute leur importance. Il soupçonnait l’archidiacre de ne pas les avoir lues ; il avait des doutes pénibles sur ce qu’en pensaient réellement les fortes têtes de Brasenose, et il était amèrement convaincu que sa vieille connaissance, Carps, était l’auteur de certain examen critique, qu’il tenait soigneusement enfermé sous clef dans un petit tiroir de son bureau, et aussi, sans en perdre un mot, dans un sombre recoin de sa mémoire. C’étaient là de dures impressions contre lesquelles il lui fallait lutter, et qui avaient amené chez lui cette amertume mélancolique, conséquence ordinaire des prétentions exagérées : sa foi religieuse même chancela, lorsque chancela sa confiance dans sa puissance de savant ; et les consolations que procure, dans la foi chrétienne, l’espérance de l’immortalité semblaient dépendre pour lui de l’immortalité de la « Clef de toutes les mythologies », laquelle n’était pas encore écrite. Pour ma part, je le plains profondément. C’est pour le moins un sort pénible que d’être versé dans les choses les plus élevées et pourtant de ne pas jouir d’être présent au grand spectacle de la vie et de ne jamais pouvoir se délivrer de son être borné, affamé, grelottant — de ne jamais être pleinement possédé de cette gloire que nous contemplons, — de ne jamais sentir notre conscience intime se transformer dans un élan d’extase pour devenir le feu vivifiant d’une pensée, l’ardeur d’une passion, l’énergie d’une action, mais de rester toujours un érudit sans inspiration, obscur et scrupuleux dans ses vues, ambitieux et timide à la fois.

À cet état mental qui avait commencé à se dessiner un quart de siècle déjà avant l’époque de notre récit, et à des sentiments ainsi tenus en bride, M. Casaubon avait songé à annexer le bonheur sous la forme d’une jeune et charmante femme ; mais, dès avant son mariage, ainsi que nous l’avons vu, il se trouva saisi d’un nouvel abattement, en sentant que sa nouvelle félicité ne le rendait pas heureux. D’instinct il aspirait déjà à retrouver ses anciennes et plus commodes habitudes. Et plus il s’enfonçait dans la vie conjugale, plus l’idée du devoir à remplir, des convenances à observer, dominait chez lui toute autre satisfaction. Le mariage, comme tout le reste, représentait surtout, pour lui, le respect des convenances extérieures, et Édouard Casaubon était toujours prêt à remplir toutes les exigences semblables d’une façon irréprochable. Le fait même d’introduire Dorothée dans son cabinet pour se faire aider d’elle, comme il en avait eu l’intention, avant son mariage, demandait un effort qu’il était toujours tenté de différer, et, sans l’insistance suppliante de sa femme, il ne s’y serait peut-être pas décidé. Mais elle avait réussi à établir, comme une chose toute naturelle, que tous les matins, de bonne heure, elle viendrait s’installer dans la bibliothèque, pour y procéder à un travail régulier, soit de copie, soit de lecture à haute voix.

Ce travail avait été facile à déterminer, car M. Casaubon s’était décidé à faire paraître immédiatement une nouvelle brochure, une petite monographie sur les mystères des Égyptiens, qui devait réfuter certaines assertions de Warburton. Les travaux préparatoires auxquels il se référait étaient fort étendus, mais toutefois pas absolument sans limites ; il s’agissait pour le moment de les rédiger dans la forme où ils auraient à affronter le jugement de la postérité, et d’abord celui plus redoutable encore de Brasenose. Ces productions, moins monumentales que sa grande œuvre, étaient toujours une cause d’agitation pour M. Casaubon ; sa digestion se ressentait des citations qui lui venaient à l’esprit, et des arguments dialectiques qui se contrecarraient dans son cerveau. C’est ainsi qu’il se trouvait à une des époques les plus occupées de sa vie.

Dorothée l’avait rejoint de bonne heure dans la bibliothèque, où il avait déjeuné seul. Célia, en visite à Lowick pour la seconde fois, la dernière probablement avant son mariage, attendait pendant ce temps sir James au salon.

Dorothée avait appris à lire les signes de l’humeur de son mari, et elle vit que la matinée était devenue plus sombre dans la bibliothèque, pendant la dernière heure qu’il venait d’y passer. Elle se dirigeait, sans rien dire, vers son pupitre, quand il l’appela, d’une voix faible, marquant qu’il s’acquittait d’un devoir désagréable.

— Dorothée, voici une lettre pour vous, qui était incluse dans une autre, adressée à moi.

C’était une lettre de deux pages, et elle regarda immédiatement la signature.

— M. Ladislaw ! Que peut-il avoir à me dire ? s’écria-t-elle d’un ton de joyeuse surprise. Mais, ajouta-t-elle, en se tournant vers M. Casaubon, j’imagine bien à quel propos il vous écrit !

— Lisez sa lettre, je vous prie, dit M. Casaubon, la désignant sévèrement du bout de sa plume et sans regarder Dorothée. Mais je puis bien vous prévenir tout de suite que je devrais écarter sa proposition, de venir nous voir ici. Je pense être suffisamment excusé, par mon désir de jouir enfin d’un laps de temps absolument libre de ces distractions qui ont été inévitables jusqu’ici, à l’abri surtout de certains visiteurs dont la vivacité exubérante fait que leur présence constitue une fatigue pour moi.

Il ne s’était pas produit de nouveau choc entre Dorothée et son mari depuis la petite explosion de Rome. Celle-ci avait laissé au cœur de Dorothée des traces si profondes, qu’elle avait trouvé plus facile d’étouffer son émotion que d’affronter le risque de lui laisser un libre cours. Mais cette crainte, produit de la mauvaise humeur, qu’elle pût désirer des visites désagréables à son mari, cette défense qu’il prenait gratuitement de lui-même, comme pour prévenir toute plainte égoïste de la part de sa femme, c’était là une blessure trop aiguë pour la ressentir avec calme et laisser à la réflexion le temps de l’effacer. Dorothée croyait autrefois que sa patience eût pu tout endurer avec John Milton, mais elle n’avait jamais imaginé que Milton se pût conduire ainsi, et, pour un instant, M. Casaubon lui fit l’effet d’être stupidement aveugle et odieusement injuste. La pitié, « cet enfant nouvellement né », qui devait peu à peu calmer plus d’un orage dans son cœur, n’était pas venue encore. Ses premiers mots prononcés d’un ton qui fit tressaillir M. Casaubon le forcèrent à la regarder et à rencontrer l’éclair de ses yeux.

— Pourquoi m’attribuez-vous le désir d’une chose quelconque qui pourrait vous déplaire ? Vous me parlez comme si vous aviez en moi un obstacle à combattre : attendez au moins que j’aie l’air de ne consulter que mon plaisir et pas le vôtre.

— Dorothée, vous êtes bien prompte, répondit nerveusement M. Casaubon. — Décidément cette femme était trop jeune pour ce formidable niveau d’épouse où il l’avait élevée, ou bien il l’eût fallu pâle, effacée, sans physionomie, disposée à accepter toutes choses établies.

— Je trouve que c’est vous qui avez été prompt dans vos fausses suppositions sur mes sentiments, dit Dorothée du même ton.

Le feu n’était pas encore apaisé dans son cœur, et elle trouvait odieux que son mari ne lui fît pas d’excuses.

— Nous n’en dirons pas davantage sur ce sujet, si vous voulez bien, Dorothée. Je n’ai ni loisirs ni énergie à consacrer à ce genre de débat.

M. Casaubon plongea sa plume dans l’encrier et fit mine de se remettre à écrire ; mais sa main tremblait si fort que les mots paraissaient écrits en caractères inconnus. Il y a des réponses qui, en détournant la colère, ne font que l’envoyer à l’autre bout de la chambre, et c’est chose exaspérante, dans la vie de ménage plus encore qu’entre philosophes, de voir couper court froidement à une discussion, quand on sent qu’on a toute la justice de son côté.

Dorothée laissa les deux lettres de Ladislaw, sans les lire, sur le bureau de son mari, et vint se mettre à sa place ordinaire, rejetant ces lettres, dans son dédain et son indignation, comme nous repoussons loin de nous une bagatelle qui nous a fait soupçonner d’une basse envie. Elle ne devinait pas de quelles sources cachées venait, à propos de ces lettres, la mauvaise humeur de son mari : elle ne savait qu’une chose, c’est qu’elles étaient la cause de l’offense qu’il lui avait faite. Elle se mit immédiatement au travail, et sa main ne trembla point ; tout au contraire, en transcrivant les citations qui lui avaient été désignées la veille, elle sentit qu’elle formait admirablement ses lettres, et il lui sembla qu’elle suivait plus clairement que de coutume la construction du latin qu’elle copiait, et commençait à le comprendre. Il y avait, dans son indignation, un sentiment de supériorité qui trouva une issue au dehors dans l’énergie de son écriture ; s’il avait dû se comprimer au dedans d’elle-même, n’aurait-il pas abouti à une voix claire de l’âme déclarant que « l’archange affable » d’autrefois, n’était qu’une pauvre créature ?

Ce calme apparent avait duré une demi-heure, et Dorothée n’avait pas levé les yeux, lorsqu’elle entendit la chute bruyante d’un livre sur le plancher ; se détournant aussitôt, elle vit M. Casaubon debout sur le marchepied de la bibliothèque, se cramponnant en avant, comme s’il était saisi d’un mal subit. Elle se leva précipitamment et d’un bond fut à lui : il faisait évidemment de violents efforts pour respirer. Montant sur un tabouret, elle s’approcha de lui et lui dit d’une voix où toute son âme se fondait dans une alarme de tendresse :

— Pouvez-vous vous appuyer sur moi, mon ami ?

Pendant deux ou trois minutes qui parurent interminables à Dorothée, il demeura muet, incapable de parler ou de bouger, faisant pour respirer des efforts convulsifs. Lorsqu’il put enfin redescendre les trois marches et retomba sur le fauteuil que Dorothée lui avait avancé au pied de l’échelle, il ne se débattait plus, mais paraissait sans force et près de s’évanouir. Dorothée tira violemment la sonnette, et l’on aida aussitôt M. Casaubon à gagner un lit de repos voisin ; il ne s’évanouit pas, et il revenait peu à peu à la vie, lorsque sir James entra. Il venait d’apprendre dans le vestibule que M. Casaubon avait eu une attaque dans la bibliothèque.

À son entrée, M. Casaubon put donner quelques signes de sa politesse habituelle, et Dorothée, qui, dans la réaction de sa première terreur, était restée agenouillée à pleurer près du canapé, se leva et proposa d’envoyer quelqu’un à cheval pour chercher un médecin.

Le maître d’hôtel ne se souvenait pas que son maître eût jamais eu besoin d’un médecin auparavant.

— Je vous engage à faire appeler Lydgate, dit sir James. Ma mère l’a fait venir pour elle et l’a trouvé remarquablement habile. Elle avait une pauvre opinion des médecins, en général, depuis la mort de mon père.

Dorothée consulta son mari, qui fit, sans pale’r, un signe d’approbation. M. Lydgate arriva merveilleusement vite ; le domestique de sir James Chettam envoyé en messager l’avait rencontré sur la route de Lowick, conduisant son cheval par la bride et marchant à côté de miss Vincy.

Célia, installée au salon, avait ignoré cette alarme jusqu’au moment où sir James vint la lui communiquer. Après les explications de Dorothée, il ne regarda plus le mal précisément comme une attaque, mais pourtant comme quelque chose du même genre.

— Pauvre chère Dodo ! C’est affreux, dit Célia, se sentant aussi attristée que son parfait bonheur pouvait le lui permettre. Ses petites mains étaient serrées l’une contre l’autre, prises entre celles de sir James, comme un bouton de fleur librement enveloppé de son calice. C’est bien affreux que M. Casaubon soit malade, quoique je ne l’aie jamais aimé. Et je trouve qu’il n’a pas de moitié assez d’affection pour Dorothée ; il en devrait pourtant avoir, car je suis bien sûre que personne d’autre n’eût voulu de lui. Croyez-vous que d’autres eussent voulu de lui ?

— J’ai toujours vu dans ce mariage un horrible sacrifice de la vie de votre sœur, dit sir James.

— Oui, mais la pauvre Dodo n’a jamais fait ce que font les autres, et je crois qu’elle ne le fera jamais.

— C’est une noble créature, dit le brave et loyal sir James. Il venait d’en avoir une nouvelle impression, quand il avait vu Dorothée passer son bras avec tendresse sous celui de son mari et tourner vers lui un regard empreint d’une inexprimable douleur. Il ne savait pas combien il entrait de repentir dans cette douleur.

— Oui, dit Célia, trouvant que c’était très bien à sir James de parler ainsi, mais faisant la réflexion qu’il n’aurait pas eu, lui, une vie très confortable avec Dodo. Dois-je aller la trouver ? Pensez-vous que je puisse lui être bonne à quelque chose ?

— Je crois que vous feriez bien d’aller la voir un instant, avant l’arrivée de Lydgate, dit sir James avec magnanimité. Mais n’y restez pas trop longtemps.

Après le départ de Célia, il se promena de long en large, en se rappelant ce qu’il avait éprouvé tout de suite lors des fiançailles de Dorothée, et ressentant comme un retour de son dégoût d’alors devant l’apathie de M. Brooke. Si Cadwallader, si tout le monde avait envisagé la chose comme lui, sir James, l’avait fait, on aurait pu empêcher le mariage. C’était mal de laisser ainsi une jeune fille disposer en aveugle de sa destinée, sans rien faire pour la sauver. Sir James avait cessé depuis longtemps de ressentir des regrets pour son compte : son cœur était satisfait de son engagement avec Célia. Mais il était d’une nature chevaleresque ; son amour dédaigné n’avait pas tourné à l’amertume : la mort en avait laissé derrière elle de doux parfums, des souvenirs flottants qui s’attachaient à Dorothée comme une consécration. Il pouvait demeurer pour elle un ami, un frère, et n’apporter à l’interprétation de sa conduite que la plus généreuse confiance.



CHAPITRE VIII


M. Casaubon n’eut pas de nouvelle attaque, et, au bout de peu de jours, il commença à reprendre sa vie normale. Mais Lydgate parut considérer le cas comme nécessitant beaucoup d’attention ; il restait longtemps assis auprès de son malade à l’observer. Aux questions que lui fit M. Casaubon sur son état, il répondit que la cause de sa maladie tenait à une faute commune aux hommes de science : une application trop forte et continue ; le remède était de se modérer dans son travail et de rechercher la variété dans ses délassements. M. Brooke, qui assistait à l’une de ces conversations, suggéra que M. Casaubon ferait bien de se mettre à pêcher comme Cadwallader, d’avoir un établi de tourneur, de fabriquer de petits objets, des pieds de table et ce genre de choses-là.

— En un mot, vous me recommandez de prendre les devants sur l’arrivée de ma seconde enfance, dit le pauvre Casaubon non sans quelque amertume. Ces choses-là, ajouta-t-il en regardant Lydgate, me distrairaient comme pourraient se distraire les prisonniers d’une maison de correction en nettoyant de l’étoupe.

— J’avoue, dit en souriant Lydgate, que la distraction est une prescription peu satisfaisante. C’est à peu près comme si on demandait aux gens de se maintenir en bonnes dispositions. Je devrais peut-être vous dire tout simplement de vous soumettre à vous ennuyer un peu, en supprimant quelque chose de votre travail habituel.

— Oui, oui, dit M. Brooke. Faites jouer Dorothée avec vous au trictrac, le soir. Il y a le volant aussi. Je me rappelle le temps où il était à la mode. Mais, au fait, vos yeux ne s’en accommoderaient peut-être pas, Casaubon. Il faut pourtant un peu de délassement, vous savez… Eh bien, pourquoi n’essayeriez-vous pas de quelque étude légère ? la conchyliologie, par exemple — cela doit être, il me semble, une étude facile — ou bien demandez à Dorothée de vous lire des choses légères : Smollet, Random, Humphrey Clinker. C’est peut-être un peu leste, mais elle peut tout lire maintenant qu’elle est mariée. Je me souviens d’en avoir ri aux larmes ; il y a un passage des plus drôles à propos des culottes d’un postillon… Nous n’avons plus tant d’humour aujourd’hui. J’ai passé par ces choses-là, moi, mais elles sont peut-être nouvelles pour vous.

— Aussi nouvelles que l’habitude de me nourrir de chardons, aurait pu répondre M. Casaubon, s’il n’avait écouté que son sentiment. Mais il se contenta de s’incliner d’un air résigné, avec tout le respect qu’il devait à l’oncle de sa femme, en faisant observer que les ouvrages en question avaient sans doute été une ressource pour un certain ordre d’esprits.

— Vous voyez, dit l’éminent magistrat à Lydgate après qu’ils eurent quitté la chambre, Casaubon a toujours été un peu étroit, et le voilà assez embarrassé, maintenant que vous lui défendez son travail habituel, qui doit être quelque chose de très profond, vous savez. Moi, je n’ai pas donné là dedans. J’ai toujours aimé le changement. Mais un clergyman est tenu d’un peu plus court. Que ne le nomme-t-on évêque à présent ? Il a fait pour Peel une excellente brochure. Il aurait là plus de mouvement et plus de surface ; il prendrait un peu d’embonpoint. Je vous recommande d’en causer à mistress Casaubon. Elle est assez intelligente pour tout comprendre, ma nièce. Dites-lui que son mari a besoin de gaieté et de distractions. Suggérez-lui des moyens de l’amuser.

Sans prendre l’avis de M. Brooke, Lydgate était déjà décidé à parler à Dorothée. Elle n’avait pas entendu son oncle formuler à bâtons rompus ses agréables conseils sur les nouvelles distractions à introduire à Lowick. Elle était, d’ailleurs, presque toujours auprès de son mari et les marques sincères de vive inquiétude, qu’amenait sur son visage et dans sa voix tout ce qui touchait le moral et la santé de M. Casaubon, constituaient un drame que Lydgate allait suivre avec intérêt. Il pensait bien qu’il ne faisait que son devoir en disant la vérité à Dorothée sur l’avenir probable de son mari ; mais il pensait aussi qu’il serait intéressant de causer confidentiellement avec elle. Un médecin, par le fait de ses études et de ses observations psychologiques, est trop facilement amené à faire de ces solennelles prophéties que la vie et la mort se chargent de confondre. Lydgate avait souvent exercé sa critique sur ces prédictions gratuites et il était résolu à s’en bien garder.

Au moment où il demandait à voir mistress Casaubon, qui était allée se promener, elle apparut avec Célia, le visage encore brillant de la lutte contre le vent de mars. Dorothée le fit entrer dans la bibliothèque, uniquement préoccupée de ce qu’il pouvait avoir à lui dire de son mari. C’était la première fois qu’elle pénétrait dans cette pièce depuis la maladie de M. Casaubon, et les domestiques n’en avaient pas ouvert les volets.

— Cette obscurité ne vous est pas désagréable ? dit Dorothée s’arrêtant debout au milieu de la chambre. Depuis que vous avez interdit les livres, la bibliothèque a été abandonnée. Mais j’espère que M. Casaubon y reviendra bientôt. N’est-ce pas que vous le trouvez mieux ?

— Oui, il se remet beaucoup plus vite que je ne le pensais d’abord. Il est presque revenu à son état normal.

— Vous ne craignez pas de retour de la maladie ? interrogea Dorothée dont l’oreille avait été prompte à saisir quelque réticence dans la voix de Lydgate.

— Ce sont des cas sur lesquels il est particulièrement difficile de se prononcer. Ce que je peux affirmer à coup sûr, c’est qu’il sera utile de bien surveiller M. Casaubon pour qu’il ne s’expose pas à une trop grande surexcitation nerveuse.

— Je vous supplie de me parler franchement, insista Dorothée. Je ne puis supporter l’idée qu’il pourrait y avoir quelque chose que je n’aie pas su, et dont la connaissance m’aurait fait agir différemment.

Ces mots lui échappèrent comme un cri : il était évident qu’ils venaient de trahir quelque expérience douloureuse encore récente.

— Asseyez-vous, ajouta-t-elle, en s’asseyant elle-même sur la chaise la plus rapprochée et en jetant loin d’elle son chapeau et ses gants, repoussant d’instinct toute étiquette lorsqu’une grave question de destinée était en jeu.

— Ce que vous dites là met fin à mon hésitation, dit Lydgate. C’est notre devoir, à nous, médecins, de prévenir autant que possible de semblables regrets. Mais je vous prie d’observer que la maladie de M. Casaubon est précisément un de ces cas sur l’issue desquels il est le plus difficile de se prononcer. Il peut vivre encore cinquante ans ou davantage, sans avoir une santé beaucoup plus mauvaise que par le passé.

Dorothée était devenue très pâle, et quand Lydgate se tut, elle reprit à voix basse :

— Vous voulez dire si nous sommes très prudents ?

— Oui, prudents à éviter toute excitation, toute application excessive.

— Il serait bien malheureux, s’il lui fallait renoncer à son œuvre, dit Dorothée, prévoyant aussitôt la possibilité d’un tel malheur.

— Je l’ai bien vu. La seule chose à faire est de chercher, par tous les moyens possibles, à modérer et à varier ses occupations. Grâce à un heureux concours de circonstances, il n’y a, comme je vous le disais, pas de danger immédiat à craindre de cette affection du cœur qui, je le crois, doit avoir été la cause de la dernière attaque. D’autre part, il se peut que le mal se développe plus rapidement : c’est un de ces cas où la mort est quelquefois subite. Il ne faut rien négliger et prendre garde à tout ce qui pourrait amener une crise fatale.

Il y eut quelques instants de silence pendant lesquels Dorothée resta assise comme si elle eût été de marbre ; et pourtant la vie était au dedans d’elle si intense à cette heure, que son esprit n’avait jamais encore, en un temps aussi court, franchi un aussi grand nombre de scènes et de spectacles différents.

— Aidez-moi, je vous en prie, dit-elle enfin de la même voix basse. Dites-moi ce que je puis faire.

— Que pensez-vous de voyages à l’étranger. Vous avez été dernièrement à Rome, je crois ?

Les souvenirs qui faisaient de cette idée une ressource absolument illusoire, créèrent comme un nouveau courant qui secoua Dorothée de sa pale immobilité.

— Oh ! pas cela, non ; ce serait pire que tout, fit-elle avec un désespoir presque enfantin, tandis que des larmes tombaient le long de ses joues. Rien ne pourra nous être utile, du moment qu’il n’y prend pas plaisir.

— Je voudrais vous avoir épargné ce chagrin, dit Lydgate profondément ému, mais s’étonnant de la manière dont s’était fait ce mariage. Une femme comme Dorothée était tout à fait en dehors de ses idées sur les femmes.

— Vous avez bien agi ; je vous remercie de m’avoir dit la vérité.

— Vous comprenez, du reste, que je ne dirai rien qui puisse éclairer M. Casaubon lui-même sur son état. Je crois désirable qu’il ne sache rien de tout cela, si ce n’est qu’il doit éviter tout excès et observer certaines règles. Un ennui, une émotion quelconques, seraient à craindre pour lui.

Lydgate se leva, et Dorothée se leva aussi, mécaniquement au même instant, détachant son manteau et le jetant loin d’elle, comme s’il l’étouffait. Il la salua et allait la quitter, lorsqu’une impulsion soudaine, qui se serait terminée par une prière si elle avait été seule, la fit s’écrier avec un sanglot dans la voix :

— Oh ! vous êtes un homme éclairé, je le sais. Vous n’ignorez rien de ce qui se rapporte à la vie et à la mort. Conseillez-moi ; pensez à ce que je puis faire. Il a travaillé toute sa vie en vue de cet unique but. Il ne se soucie pas d’autre chose. Et moi je ne me soucie pas d’autre chose non plus.

Bien des années après, Lydgate se rappelait encore l’impression qu’il avait eue de cet appel involontaire, ce cri d’une âme à une âme, entre lesquelles il n’y avait pas d’autre sentiment commun que celui qu’ils étaient deux natures du même ordre se mouvant dans le même milieu confus, dans la même vie tumultueuse, illuminée par instants d’une flamme incertaine et agitée. Mais que pouvait-il répondre, sinon qu’il reviendrait le lendemain voir M. Casaubon.

Après son départ, les larmes de Dorothée coulèrent abondamment et la soulagèrent de son étouffante oppression. Puis elle sécha ses yeux, se souvint qu’il ne fallait pas trahir son chagrin à son mari et fit du regard le tour de la chambre, s’apprêtant à dire au domestique de la ranger comme d’habitude, maintenant que M. Casaubon pouvait à tout moment désirer d’y revenir. Sur son bureau se trouvaient des lettres qui y étaient restées éparses depuis le jour de l’accident, entre autres les deux lettres de Ladislaw. Celle qui lui était adressée n’avait pas même été ouverte. Le souvenir de ces lettres était d’autant plus pénible à Dorothée, qu’elle attribuait à l’irritation qu’elle avait témoignée l’agitation de son mari et son attaque subite. Aussi n’avait-elle eu jusqu’ici aucune envie de lire ces lettres, non plus que d’aller les chercher dans la bibliothèque ; mais elle jugea qu’il était prudent de les soustraire à la vue de son mari : quelles qu’eussent été les causes de son mécontentement, il fallait, si possible, lui éviter tout nouvel ennui à ce sujet. Elle se mit donc à parcourir rapidement la lettre à lui adressée, afin de s’assurer s’il était ou non nécessaire d’écrire pour empêcher cette visite inopportune.

Will écrivait de Rome. Ses obligations envers M. Casaubon, disait-il, étaient trop réelles pour que tous remerciements ne semblassent pas déplacés. Pourrait-il, à moins d’être le misérable le plus dénué de cœur qui ait jamais rencontré une âme généreuse, ne pas lui en avoir une reconnaissance profonde ? Se répandre en paroles de remerciements, c’eût été comme de dire « Je suis honnête. » Mais Will reconnaissait enfin que son caractère avait besoin pour se former de connaître les difficultés de la vie et la lutte pour l’existence ; la générosité de son parent l’ayant jusqu’ici dispensé de toute peine, il espérait, en cessant d’y recourir, se corriger de certains défauts que M. Casaubon lui-même avait souvent relevés. Il n’avait qu’une manière de s’acquitter, si l’on pouvait jamais s’acquitter d’une telle dette : prouver à son bienfaiteur les bons effets de l’éducation qu’il avait reçue et renoncer désormais à des secours pécuniaires auxquels d’autres avaient plus de droits que lui-même. Il allait revenir en Angleterre pour tenter la fortune, comme tant d’autres jeunes gens qui portaient tout leur capital dans leur cerveau. Son ami Naumann l’avait prié de se charger du tableau de la Dispute, acheté par M. Casaubon, et que Will, avec la permission de ce dernier et de madame Casaubon, apporterait en personne à Lowick.

On pouvait, si c’était le cas, l’empêcher d’arriver mal à propos, en lui écrivant poste restante à Paris au cours de la quinzaine. À cette lettre il en joignait une autre pour Dorothée, dans laquelle il continuait une discussion sur l’art entamée avec elle à Rome ; puis, sous une forme alerte et vive, les mêmes remontrances à propos de son fanatisme de sympathie, la raillant de ce qu’elle n’avait pas assez de sagesse pour jouir tout bonnement et simplement des choses en elles-mêmes ; c’était enfin un débordement de sa jeune et exubérante nature, impossible à lire en ce moment pour Dorothée ; il lui fallait avant tout prendre un parti immédiat pour l’autre lettre, peut-être était-il encore temps d’empêcher Will de venir à Lowick. Dorothée finit par donner la lettre à son oncle qui se trouvait précisément là, en le priant de faire savoir à Will que M. Casaubon avait été malade et que sa santé ne lui permettait pas de recevoir de visite.

Personne de plus disposé à écrire une lettre que M. Brooke. La seule difficulté pour lui était de la faire courte.

— Certainement, ma chère, dit-il, j’écrirai. C’est un garçon fort intelligent, ce jeune Ladislaw ; je le crois en bon chemin de parvenir. Sa lettre est bien ; elle fait voir son opinion sur toutes choses. Je me charge de lui donner des nouvelles de Casaubon.

Mais le petit bout de la plume de M. Brooke était un organe pensant, développant sur le papier une foule de phrases généralement bienveillantes, avant que sa pensée intime pût s’en rendre bien compte. Que sa plume exprimât des regrets ou donnât des conseils, M. Brooke, en se relisant, avait toujours lieu d’être satisfait de sa prose, la chose qu’il fallait dire lui venant à souhait et amenant chez lui une suite d’idées auxquelles il n’avait jamais pensé auparavant. Dans le cas présent, sa plume imagina que c’était grand dommage que le jeune Ladislaw ne vînt pas dans le pays à ce moment de l’année, afin que M. Brooke pût faire plus ample connaissance avec lui et lui faire voir ses gravures italiennes longtemps négligées. Sa plume prenait un tel intérêt à ce jeune homme, qui commençait son chemin dans le monde avec tout un fonds d’idées nouvelles, qu’à la fin de la seconde page, elle avait persuadé à M. Brooke d’engager Ladislaw à venir à Tipton-Grange, puisqu’on ne pouvait le recevoir à Lowick. Et pourquoi pas ? Ils trouveraient une quantité de choses à faire ensemble ; on était à une époque toute particulière de progrès, l’horizon politique s’agrandissait. La plume de M. Brooke enfin se laissa aller à un petit discours qu’il avait dernièrement rédigé pour ce piètre organe de publicité intitulé le Pionnier de Middlemarch. Tout en cachetant sa lettre, M. Brooke se sentit envahi par toutes sortes de projets confus. Un jeune homme capable de donner une forme à ses idées, le Pionnier qu’ils achèteraient afin de frayer la voie à un nouveau candidat, ses documents utilisés… qui pourrait dire enfin ce qui en résulterait ? Puisque Célia allait se marier très prochainement, il serait toujours fort agréable d’avoir un jeune compagnon à table avec lui, au moins pour quelque temps.

Mais il s’en alla sans faire part à Dorothée du contenu de sa lettre ; elle était occupée auprès de son mari, et, dans le fait, ces choses étaient sans importance pour elle.


CHAPITRE IX


Lydgate, ce soir-là, parla de mistress Casaubon à miss Vincy, et appuya avec une certaine énergie sur le sentiment profond qu’elle paraissait avoir pour cet homme solennel, absorbé par l’étude et de trente ans plus vieux qu’elle.

— Elle est dévouée à son mari, c’est naturel, répondit Rosemonde, faisant voir par là que le dévouement était, pour elle, une conséquence nécessaire du mariage ; et cette idée parut à l’homme de science la plus jolie qu’une femme pût exprimer ; mais Rosemonde, pendant ce temps, songeait que ce n’était pas chose si mélancolique d’être châtelaine de Lowick, avec un mari menacé sans doute d’une mort prochaine… La trouvez-vous très jolie ?

— Elle est certainement belle ; mais je n’y ai jamais pensé, dit Lydgate.

— Ce serait, je suppose, contraire à votre profession, dit Rosemonde, dont le sourire laissa voir ses fossettes. Mais comme votre clientèle s’étend ! L’autre jour vous avez été appelé chez les Chettam, maintenant chez les Casaubon.

— Oui ! Mais, en vérité, j’aime moins à soigner ces malades-là que les pauvres gens. Il y a moins de variété dans les cas ; il faut supporter de leur part bien plus d’embarras, et écouter respectueusement débiter des sottises.

— Pas plus qu’à Middlemarch, dit Rosemonde. Et là au moins vous traversez de vastes galeries, et vous respirez partout un parfum de roses.

— Vous dites vrai, mademoiselle de Montmorency, fit Lydgate, inclinant la tête vers la table, et soulevant du quatrième doigt le délicat mouchoir qui sortait du ridicule de Rosemonde, comme pour jouir de son parfum, tout en la regardant avec un sourire.

Mais cette agréable et parfaite liberté, avec laquelle Lydgate papillonnait autour de la fleur de Middlemarch, ne pouvait pas durer éternellement. Il n’était pas plus possible, dans cette ville que dans une autre, de s’isoler au milieu du monde, et deux jeunes gens flirtant continuellement ensemble n’avaient aucun moyen d’échapper « aux embarras divers, aux charges, aux coups, aux chocs, aux poussées » au milieu desquels toute chose suit sa marche particulière. Tout ce que faisait miss Vincy devait infailliblement être remarqué ; et peut-être était-elle en ce moment plus particulièrement encore exposée aux regards des admirateurs et des critiques ; car mistress Vincy, après avoir fait quelque difficulté, s’était décidée à aller passer quelque temps avec Fred à Stone-Court ; c’était le seul moyen de contenter le vieux Featherstone et de surveiller Mary Garth, en qui elle voyait une bru de moins en moins désirable, à mesure que Fred revenait à la santé.

La tante Bulstrode, par contre, vint un peu plus souvent dans Lowick Gate voir Rosemonde, maintenant qu’elle était seule. Mistress Bulstrode avait une sincère affection pour son frère ; elle pensait toujours qu’il eût pu faire un meilleur mariage, mais elle voulait du bien à ses enfants. Or mistress Bulstrode était intimement liée, de longue date, avec mistress Plymdale. Elles avaient à peu près les mêmes goûts, en matière d’étoffes, de services de porcelaine et de pasteurs ; elles se confiaient mutuellement leurs petits soucis de santé et de ménage ; une certaine supériorité du côté de mistress Bulstrode, plus de sérieux dans le caractère, plus de respect pour l’intelligence, la possession d’une maison hors ville, donnaient plus de couleur à leurs entretiens, sans pour cela nuire à leur intimité.

Mistress Bulstrode, au cours d’une de ses visites du matin à mistress Plymdale laissa échapper qu’elle ne pouvait pas rester plus longtemps, parce qu’elle allait voir la pauvre Rosemonde.

— Pourquoi dites-vous pauvre Rosemonde ? interrogea mistress Plymdale, petite femme dégourdie, aux yeux ronds, ressemblant à un faucon apprivoisé.

— Elle est si jolie, et elle a été élevée avec tant de légèreté. Sa mère, vous le savez, y a toujours apporté cette insouciance qui me fait si peur pour les enfants.

— Eh bien, Henriette, si j’ai mon opinion à donner, dit mistress Plymdale énergiquement, tout le monde aurait cru, je dois l’avouer, que vous et Bulstrode seriez enchantés de ce qui est arrivé, car vous avez tout fait pour mettre M. Lydgate en avant.

— Que voulez-vous dire, Célina ? fit mistress Bulstrode avec une naïve surprise.

— Rien ; mais, pour ce qui regarde Ned, je dois au ciel une sincère reconnaissance. Il serait certainement plus en état que bien d’autres d’entretenir une telle femme ; mais ce que je lui souhaite, c’est d’en chercher une ailleurs. Une mère n’en a pas moins toujours des inquiétudes. Du reste, si j’étais obligée de parler, je vous dirais que je n’ai jamais aimé voir arriver des étrangers dans une ville.

— Ce n’est pas mon avis, Célina ; M. Bulstrode aussi était un étranger. Abraham et Moïse étaient des étrangers dans la terre promise, et on nous enseigne à prendre soin des étrangers. Et surtout, ajouta mistress Bulstrode, après une courte pause, lorsqu’ils sont irréprochables.

— Je ne parlais pas au sens religieux, Henriette ; je parlais en mère.

— Célina, vous ne m’avez certainement jamais rien entendu dire contre le mariage d’une de mes nièces avec votre fils.

— Oh ! c’est la vanité qui fait agir miss Vincy, je suis sûre que ce n’est pas autre chose. Il n’y avait pas un jeune homme, à Middlemarch, assez bien pour elle ; je l’ai entendu dire, ou à peu près, à sa mère. Ce n’est pas là un esprit chrétien, il me semble. Mais, aujourd’hui, d’après tout ce qu’on raconte, elle a trouvé aussi fier qu’elle.

— Vous ne voulez pas dire qu’il y ait quelque chose entre Rosemonde et M. Lydgate ? dit mistress Bulstrode, passablement mortifiée de sa propre ignorance.

— Est-il possible que vous n’en sachiez rien, Henriette !

— Oh ! je sors si peu, et je n’aime pas les commérages ; je n’entends absolument rien dire. Vous voyez tant de gens que je ne vois pas. Votre cercle est un peu différent du nôtre.

— Oui, mais il s’agit de votre nièce, et du grand favori de M. Bulstrode ; c’est le vôtre aussi, j’en suis sûre, Henriette ! Je pensais, il y a quelque temps, que vous l’aviez en vue pour Kate, quand elle serait un peu plus âgée.

— Mais je ne crois pas, interrompit mistress Bulstrode, qu’il puisse rien y avoir de sérieux pour le moment ! Mon frère me l’eût certainement dit.

— Eh bien, chacun juge à sa manière, mais ce que je sais, moi, c’est que personne ne peut voir miss Vincy et M. Lydgate ensemble, sans les prendre pour des fiancés. Toutefois ce n’est pas mon affaire. Voulez-vous que je relève pour vous le patron des mitaines ?

En sortant de cet entretien, mistress Bulstrode se rendit chez sa nièce avec un poids nouveau sur le cœur. Elle était fort bien mise ; mais, en voyant Rosemonde qui venait de rentrer et s’avançait au-devant d’elle en robe de promenade, elle ne put s’empêcher de remarquer avec une nuance d’amertume que sa nièce portait une toilette presque aussi coûteuse que la sienne. Mistress Bulstrode était une édition féminine et réduite de son frère : elle n’avait rien de la pâleur et de la voix éteinte de son mari. Son regard était bon et honnête, et son langage exempt de circonlocutions.

— Vous êtes seule, je vois, ma chère, dit-elle en regardant gravement autour d’elle dans le salon où elles entraient ensemble. Rosemonde devina, à n’en pas douter, que sa tante avait quelque chose de particulier à lui dire, et elles s’assirent à côté l’une de l’autre. Cependant la ruche intérieure du chapeau de Rosemonde était si jolie qu’il était impossible de n’en pas désirer une pareille pour Kate, et les yeux passablement aiguisés de mistress Bulstrode se promenaient, tout en parlant, sur ce charmant tour ruché.

— Je viens d’apprendre à l’instant quelque chose qui vous concerne et qui m’a beaucoup surprise, Rosemonde.

— Qu’est-ce donc, ma tante ? Les yeux de Rosemonde erraient sur le grand col brodé de sa tante.

— Je puis à peine le croire, que vous soyez fiancée sans que je le sache, sans que votre père m’en ait rien dit.

Ici, les yeux de mistress Bulstrode finirent par s’arrêter sur Rosemonde, qui rougit vivement et dit :

— Je ne suis pas fiancée, tante.

— Comment se fait-il donc que tout le monde le dise, que ce soit l’entretien de toute la ville ?

— L’entretien de toute la ville, ce n’est pas grand’chose, je pense, dit Rosemonde intérieurement ravie.

— Oh ! ma chère, faites attention ; ne faites pas fi de vos voisins. Souvenez-vous que vous venez d’avoir vingt-deux ans, et que vous n’aurez pas de fortune : votre père est hors d’état, j’en suis sûre, de vous faire une dot. M. Lydgate est très versé dans les travaux intellectuels, et plein de moyens je sais que cela a beaucoup d’attrait. J’aime beaucoup, moi-même, à causer avec ces hommes-là, et votre oncle en fait grand cas. Mais sa profession, dans cette ville, c’est quelque chose de bien maigre. Sans doute il ne faut pas s’attacher uniquement aux intérêts de cette vie, mais il est également rare qu’un médecin ait des convictions religieuses, il a l’intelligence trop fière. Et vous, de votre côté, vous n’êtes pas faite pour épouser un homme pauvre.

— M. Lydgate n’est pas un homme pauvre, ma tante. Il a de très hautes relations de famille.

— Il m’a dit lui-même qu’il était pauvre.

— Cela vient de son habitude de voir des gens qui vivent sur un grand pied.

— Ma chère Rosemonde, vous ne devez pas songer à vivre sur un grand pied.

Rosemonde baissa les yeux, et se mit à jouer avec son ridicule. Ce n’était pas une jeune fille violente, et elle n’avait jamais de réponses tranchantes, mais elle avait bien l’intention de vivre comme il lui plairait.

— Ainsi, c’est donc vrai, dit mistress Bulstrode en regardant gravement sa nièce. Vous pensez à M. Lydgate ; il y a quelque chose entre vous sans que votre père le sache ! Soyez franche, ma chère Rosemonde, M. Lygdate vous a demandée en mariage ?

Rosemonde éprouvait un sentiment très pénible. Elle avait toujours été parfaitement tranquille sur le sentiment qu’elle inspirait à Lydgate et sur ses intentions mais, maintenant que sa tante lui posait la question, elle souffrait de ne pouvoir répondre : oui. Son orgueil en était blessé, mais son empire ordinaire sur elle-même lui vint en aide.

— Je vous prie de m’excuser, tante. C’est un sujet dont je préférerais ne pas parler.

— Vous ne donneriez pas votre cœur à un homme, sans la certitude de l’épouser, je veux le croire, ma chère. Et songez aux deux excellents partis que vous avez refusés, je le sais, — et il y en a un qui est encore tout à votre portée, si vous ne persistez pas à le rejeter. J’ai connu une jeune fille d’une très grande beauté qui a fini par se très mal marier, en agissant ainsi. M. Ned Plymdale est un gentil jeune homme — il y a des gens qui le trouveraient de belle mine ; il est fils unique, et une grande affaire comme la leur vaut bien mieux qu’une profession libérale. Non pas que le mariage soit tout. Je voudrais vous voir chercher d’abord le royaume de Dieu. Mais une jeune fille devrait toujours rester maîtresse de son cœur.

— Si cela était, je ne le donnerais certainement jamais à M. Ned Plymdale. Je l’ai déjà refusé. Si j’aimais, j’aimerais du premier coup, et mon amour ne changerait jamais, dit Rosemonde, avec le sentiment de jouer avec grâce son rôle d’héroïne de roman.

— Je vois ce qu’il en est, ma chère, dit mistress Bulstrode d’une voix mélancolique en se levant pour sortir. Vous avez laissé votre cœur se donner, sans rien recevoir en retour.

— Pas du tout, ma tante, dit énergiquement Rosemonde.

— Alors, vous êtes donc bien convaincue que M. Lydgate a pour vous un sérieux attachement.

Les joues de Rosemonde brûlaient d’une rougeur persistante, et elle se sentait profondément mortifiée. Elle préféra se taire, et sa tante se retira d’autant plus convaincue de la vérité de l’histoire.

Dans les choses indifférentes et du monde, M. Bulstrode était disposé à faire ce que sa femme souhaitait, et, cette fois, sans lui donner ses raisons, elle le pria de tâcher de découvrir, à la première occasion, dans un de ses entretiens avec Lydgate, si ce dernier avait l’intention de se marier bientôt. Le résultat de cette enquête fut négatif. En répondant à toutes les questions contradictoires de sa femme, M. Bulstrode montra bien que Lydgate n’avait pas parlé comme un homme qui aurait quelque attachement devant se terminer par un mariage. Dès lors mistress Bulstrode sentit qu’elle avait un devoir sérieux à remplir, et elle se ménagea bientôt un tête-à-tête avec Lydgate, dans lequel elle passa, de ses questions sur la santé de Fred Vincy et de l’expression de son intérêt sincère pour la nombreuse famille de son frère, à des remarques générées sur les dangers auxquels leur établissement dans le monde expose les jeunes gens. Les jeunes hommes, dit-elle, tombaient souvent dans le désordre, vous causaient de gros ennuis, et vous récompensaient bien mal de tous les sacrifices d’argent qu’on avait faits pour eux ; et, quant à une jeune fille, elle était exposée à bien des incidents qui pouvaient mettre obstacle à ses projets d’avenir.

— Surtout si elle est remplie d’attraits, et que ses parents voient beaucoup de monde, dit mistress Bulstrode. Les hommes ont des attentions pour elle, l’accaparent pour le seul plaisir du moment, et cela éloigne d’autres prétendants. Je trouve que c’est assumer une lourde responsabilité, monsieur Lydgate, que de mettre obstacle aux perspectives d’avenir d’une jeune fille.

Ici, mistress Bulstrode fixa ses yeux sur lui avec une intention évidente d’avertissement, sinon de blâme.

— Certainement, fit Lydgate en la regardant, peut-être même en la fixant un peu à son tour. D’un autre côté, il faut qu’un homme soit un bien grand fat pour s’imaginer qu’une jeune fille ne pourra recevoir ses attentions sans s’éprendre de lui, ou sans le donner à croire aux autres.

— Oh ! monsieur Lydgate, vous connaissez très bien vos avantages. Vous savez que nos jeunes gens d’ici ne pourraient rivaliser avec vous. En fréquentant assidûment une maison, vous pouvez rendre très difficile, sinon même impossible, l’établissement d’une jeune fille, et l’empêcher d’accepter les demandes qui se présentent.

Lydgate fut moins flatté de la reconnaissance de ses avantages sur les Orlandos de Middlemarch qu’ennuyé de l’intention facile à deviner de mistress Bulstrode. Quant à elle, satisfaite d’avoir mis dans son langage toute l’énergie et toute l’habileté nécessaires, ne doutant pas d’avoir été comprise, elle détourna la conversation.

Les Proverbes de Salomon nous disent qu’un palais malade ne trouve partout que grossière farine d’orge ; ils auraient pu nous dire que, de même, une conscience mal à l’aise croit partout surprendre des insinuations. Quand le lendemain, M. Farebrother, prenant congé de Lydgate dans la rue, lui dit qu’ils se rencontreraient sans doute, le soir, chez Vincy :

— Non, répondit brièvement Lydgate ; il avait à travailler, il renoncerait désormais à sortir le soir.

— Ah ! vous allez vous attacher au mât, hein ! et vous êtes en train de vous boucher les oreilles, dit le vicaire. Eh bien, si vous ne voulez pas vous laisser séduire par les sirènes, vous avez raison de prendre vos précautions à temps.

Quelques jours auparavant, Lydgate n’aurait rien vu de plus dans ces mots que la façon habituelle de s’exprimer du vicaire. Mais ils lui semblèrent aujourd’hui renfermer une insinuation, de nature à le confirmer dans l’idée qu’il avait agi vraiment à l’étourdi et qu’on avait pu se méprendre sur ses intentions. Non pas Rosemonde, pensait-il, elle avait pris tout cela aussi peu sérieusement que lui-même. Pour tout ce qui regardait les rapports de société, elle était douée d’une finesse et d’un tact exquis ; mais les gens au milieu desquels elle vivait n’étaient que des lourdauds et des fâcheux. L’erreur du moins n’irait pas plus loin. Il résolut, et il tint sa résolution, de ne plus aller chez M. Vincy que pour affaires.

Rosemonde devint très malheureuse. La contrariété qu’avaient commencé à éveiller en elle les questions de sa tante, alla croissant, et croissant, jusqu’à devenir, au bout de dix jours, pendant lesquels elle ne vit pas Lydgate, une véritable terreur, à la pensée du néant qui allait peut-être se creuser devant elle, pressentiment de cette éponge fatale toujours prête à effacer à si bon marché les espérances humaines. Le monde revêtirait pour elle une tristesse nouvelle, comme un désert dont les charmes d’un magicien n’auraient fait un jardin que pour un instant. Dans cette initiation à la douleur de l’amour déçu, elle sentait que pour nul autre homme désormais elle ne pourrait plus élever de ces délicieuses et aériennes constructions imaginaires, comme celles qui l’avaient enchantée pendant ces six derniers mois. La pauvre Rosemonde en perdit l’appétit ; elle se sentait abandonnée comme Ariane, une charmante Ariane de comédie, délaissée sur la route, avec toutes ses malles remplies de toilettes, et sans espoir de trouver un fiacre.

Il y a, de par le monde, différentes mixtures merveilleuses qui sont toutes également appelées amour, et réclament le privilège des sublimes transports, excuse (dans la littérature et au théâtre) de tous les actes possibles. Rosemonde ne songea, heureusement, à commettre aucun acte de désespoir ; elle lissa ses cheveux blonds aussi admirablement que de coutume et garda un calme plein de fierté. Ce qu’elle pouvait supposer de moins pénible en ce moment, c’était une intervention quelconque de sa tante Bulstrode en vue d’empêcher les visites de Lydgate : tout valait mieux que de l’indifférence de sa part. Tous ceux qui s’imaginent que dix jours sont un laps de temps trop court, non pas pour tomber dans l’amaigrissement, le dépérissement ou autres effets palpables de la passion, mais pour parcourir tout le cercle spirituel des conjectures, des alarmes et de la déception, ceux-là ignorent ce qui peut se passer dans les loisirs élégants de l’âme d’une jeune lady.

Le onzième jour pourtant, lorsque Lydgate quitta Stone-Court, mistress Vincy le pria de faire savoir à son mari qu’il s’était produit un changement marqué dans l’état de M. Featherstone, et qu’elle l’engageait à venir à Stone-Court le jour même. Lydgate aurait pu aller trouver M. Vincy à son bureau ou laisser quelques lignes à sa porte. Ces simples moyens ne lui vinrent pas apparemment à l’esprit, d’où nous pouvons conclure qu’il n’avait pas une forte répugnance à se présenter chez M. Vincy à une heure où celui-ci n’était pas chez lui, et à s’acquitter de sa commission auprès de sa fille. Un homme peut sans doute, pour plus d’un motif, priver les autres de sa compagnie, mais le plus sage lui-même ne serait peut-être pas flatté de n’être regretté de personne. Ce serait une manière toute trouvée de substituer élégamment de nouvelles habitudes aux anciennes, que d’échanger avec Rosemonde quelques propos légers sur son renoncement à la dissipation, sur sa ferme résolution de s’imposer de longs jeûnes, sevrés de tous accents mélodieux. Les réflexions du premier moment sur les causes qui avaient pu amener les allusions de M. Bulstrode s’étaient peu à peu perdues, il faut l’avouer aussi, comme un fin réseau de cheveux emmêlés, dans le tissu plus substantiel de ses pensées.

Miss Vincy était seule ; elle rougit si fort, en voyant entrer Lydgate, qu’il éprouva un embarras correspondant, et qu’au lieu d’entamer avec elle la conversation sur un ton badin, il lui parla aussitôt du motif qui l’amenait, et la pria, d’un air cérémonieux, de vouloir bien transmettre le message à son père. Rosemonde dont la première impression avait été que son bonheur lui revenait, fut amèrement froissée des manières de Lydgate ; sa rougeur avait disparu ; elle se chargea froidement de la commission, sans ajouter une parole inutile et sans quitter des mains un petit ouvrage au crochet qui lui permettait de ne pas regarder Lydgate plus haut que le menton. Dans toutes les fautes, le commencement est certainement la moitié du tout. Après être resté assis un long moment à jouer avec sa cravache, sans savoir que dire, Lydgate se leva pour partir ; et Rosemonde, toute nerveuse de la lutte que se livraient en elle la mortification et le désir de ne pas se trahir, laissa dans son saisissement tomber son ouvrage et se leva aussi machinalement. Lydgate se baissa pour ramasser le crochet. Il se trouva, en se relevant, très près d’un adorable petit visage posé sur un long cou blanc, qu’il avait été habitué à voir obéir aux mouvements onduleux les plus parfaits d’une grâce sûre d’elle-même. Mais, lorsqu’en ce moment il leva les yeux, il y vit comme un tremblement de désespoir qui le toucha d’une façon toute nouvelle ; son regard, comme un éclair, interrogea Rosemonde. Elle était, à cet instant-là, aussi naïve, aussi naturelle qu’elle l’avait jamais été, quand elle n’avait que cinq ans ; elle sentait que les larmes lui étaient venues aux yeux, et qu’elle eût en vain essayé de faire autre chose que de les y laisser, comme des gouttes d’eau posées sur une fleur bleue, ou de leur permettre de descendre le long de ses joues comme elles voudraient.

Ce moment de sincérité fut comme le fin contact d’une plume qui détermine la cristallisation : de ce qui n’était que coquetterie, il fit de l’amour. Rappelez-vous que l’homme qui contemplait ces « ne m’oubliez pas » sous leur rosée, avait le cœur très prompt et très chaud. Il ne sut jamais ce que devint le petit ouvrage qu’il avait ramassé ; une idée venait de traverser tous les replis de son cœur, une idée dont l’effet miraculeux fut de réveiller en lui la puissance de l’amour passionné, qui y sommeillait enseveli, non pas dans un sépulcre fermé, mais sous le tertre le plus mince, le plus facile à percer. Les mots qu’il lui adressa étaient brusques et saccadés ; mais l’accent dont il les prononça les fit résonner comme un ardent et suppliant aveu.

— Qu’y a-t-il ? Vous avez de la peine. Dites-moi ce que c’est, je vous en prie.

Jamais encore pareils accents ne s’étaient adressés à Rosemonde. Comprit-elle les mots qu’il venait de lui dire ? je n’en sais rien ; mais elle regarda Lydgate et les larmes tombèrent le long de ses joues. Quelle réponse aurait pu valoir ce silence ?

Un élan de tendresse s’empara de Lydgate, illuminé de la conviction soudaine que le bonheur de cette jeune et douce créature dépendait de lui ; oubliant tout le reste, il l’entoura de ses bras, d’une étreinte à la fois protectrice et compatissante — il avait l’habitude d’être compatissant avec les faibles et les malheureux, — et il baisa chacune des deux grosses larmes : c’était une singulière façon, mais, en tout cas, une façon expéditive d’arriver à une explication. Rosemonde ne se fâcha pas, elle se recula seulement un peu, remplie d’un timide bonheur, et Lydgate s’asseyant à côté d’elle put enfin lui parler plus clairement. Rosemonde eut à faire sa petite confession, laissant échapper, sans compter, sous l’impulsion qui la dominait, des mots de gratitude et de tendresse. Au bout d’une demi-heure, quand Lydgate quitta la maison Vincy, c’était un homme lié pour la vie ; son âme ne lui appartenait plus, mais à la femme à laquelle il s’était engagé.

Il revint dans la soirée pour parler à M. Vincy, qui venait de rentrer de Stone-Court avec la certitude qu’il ne tarderait pas à apprendre le décès de M. Featherstone. L’heureux mot de « décès » qui lui était venu si à propos à la pensée avait animé et monté ses esprits plus haut que leur niveau ordinaire du soir. Le mot juste est toujours une force, il communique à nos actions son caractère déterminé. Envisagée comme un « décès », la mort du vieux Featherstone prenait un aspect exclusivement légal, si bien que M. Vincy pouvait y penser tout en tapotant sa tabatière, sans perdre de sa joviale humeur, sans avoir même à manifester aucune affectation intermittente de solennité, et M. Vincy détestait également la solennité et l’affectation. A-t-on jamais vu quelqu’un atterré de la mort d’un testateur dont il hérite, on chanter un hymne funèbre sur le titre qui lui assigne une propriété ? M. Vincy était, ce soir-là, disposé à considérer toutes choses à un point de vue jovial ; il fit même remarquer à Lydgate qu’après tout Fred avait hérité de la constitution physique de la famille, et serait bientôt redevenu le beau garçon d’avant sa maladie ; et, quand on lui demanda son consentement aux fiançailles de Rosemonde, il le donna avec une étonnante facilité, passant immédiatement à des considérations générales sur les agréments du conjungo pour les jeunes gens et les jeunes filles, et déduisant apparemment de tout cela la nécessité d’absorber une plus forte dose de punch.



CHAPITRE X


Le sentiment de superbe confiance que le maire fondait sur l’insistance de M. Featherstone à garder auprès de lui Fred et sa mère, était bien peu de chose comparé à toutes les passions qui s’agitaient à cette heure dans l’âme des plus proches parents du vieillard. Depuis qu’il était alité, ceux-ci devenaient plus nombreux chaque jour et lui donnaient des preuves plus évidentes de leur manière de comprendre les liens de famille. Jamais insecte importun, dont la cuisinière se débarrasse avec de l’eau bouillante, ne fut plus mal venu sur un foyer, que ces insectes particuliers, parents et héritiers du sang des Featherstone, ne l’avaient été au foyer du pauvre Pierre, tant qu’il habitait son fauteuil dans le parloir lambrissé. Le frère Salomon et la sœur Jane étaient riches, et bien que le vieillard les reçût toujours avec sa brutalité ordinaire, ils ne pensaient pas que leur frère, en accomplissant l’acte solennel de son testament, pût négliger les droits primordiaux de la richesse. Au moins n’avait-il jamais été assez inhumain pour les bannir de sa demeure, dont il était au contraire tout naturel qu’il eût tenu à l’écart le frère Jonas et la sœur Marthe, et les autres qui n’avaient pas l’ombre de droits équivalents. Ils connaissaient la maxime de Pierre que l’argent était un bon œuf, qu’il fallait mettre dans un nid chaud.

Mais le frère Jonas, la sœur Marthe, et tous les exilés indigents, considéraient les choses à un autre point de vue. Il paraissait probable aux plus pauvres et aux moins favorisés que Pierre, n’ayant rien fait pour eux pendant sa vie, se souviendrait d’eux à son dernier moment. Jonas assurait que les hommes aimaient à surprendre par leurs testaments, et, d’après Marthe, personne n’aurait lieu de s’étonner s’il laissait la meilleure partie de sa fortune à ceux qui l’espéraient le moins. Si leur frère, leur propre frère, ne changeait rien à son testament, c’est que peut-être il avait une réserve d’argent en dehors des dispositions déjà prises. Dans tous les cas, il y aurait là, sur les lieux, quelques-uns des membres de la famille les plus directs pour faire bonne garde contre ceux qui n’avaient pas les mêmes droits. On avait vu des exemples de ces testaments fabriques ou dictés de force, qui faisaient passer à de faux légataires l’avantage de vivre sur les biens du défunt. Ce ne serait pas la première fois qu’on aurait surpris de ces parents éloignés détournant ainsi les choses à leur profit, et ce pauvre Pierre qui était là étendu sans secours ! Il fallait absolument que quelqu’un restât en sentinelle à demeure. Sur ce point ils étaient tous d’accord, et avec eux les neveux, nièces et cousins. Tous ces parents avaient le sentiment très positif qu’il y avait là un intérêt de famille à défendre et considéraient comme un devoir élémentaire de se montrer à Stone-Court.

La sœur Marthe, autrement dit mistress Cranch, qui habitait les Chalky-Flats, et était atteinte d’un commencement d’asthme, ne pouvait entreprendre le voyage ; mais son fils, le propre neveu du pauvre Pierre, la remplacerait avantageusement, et veillerait ce que son oncle Jonas n’abusât pas d’une façon déloyale des choses invraisemblables qui semblaient pourtant devoir arriver. En un mot, ce sentiment général coulait dans le sang des Featherstone, que chacun devait surveiller tous les autres et qu’il serait bon, en outre, que chacun de ceux-ci se rappelât que le Tout-Puissant le surveillait lui-même.

Stone-Court voyait donc constamment arriver et repartir l’un ou l’autre des membres de la famille ; et Mary Garth avait la tâche désagréable de porter leurs messages à M. Featherstone, qui ne voulait en recevoir aucun et la faisait redescendre avec la mission plus désagréable encore de les congédier tous. À la tête du ménage elle se croyait tenue de les engager à prendre quelque chose, et elle consultait volontiers mistress Vincy pour ces petites collations servies au rez-de-chaussée, maintenant que M. Featherstone gardait le lit.

— Oh ! ma chère ! conseillait la généreuse mistress Vincy, il faut faire les choses le mieux possible, quand il s’agit de la dernière maladie et d’une propriété ! Dieu sait que je ne leur dispute pas les jambons de la maison ; seulement gardez le meilleur pour le jour de l’enterrement. Ayez toujours en réserve du veau farci et un beau morceau de fromage. Il faut s’attendre à tenir maison ouverte pendant ces dernières maladies.

Mais quelques-uns des visiteurs vinrent et ne repartirent pas, après ce bon traitement de veau et de jambon, le frère Jonas par exemple.

Le frère Jonas, peu considéré dans le monde en raison du rang inférieur qu’il y occupait, vivait uniquement d’un métier dont il avait la modestie de ne pas se vanter, mais qui ne réclamait pas sa présence à Brassing, tant qu’il avait un bon coin pour s’abriter et qu’il était bien pourvu de nourriture. Il adopta le coin de la cuisine, d’abord parce qu’il le préférait, et aussi parce qu’il ne tenait pas à se trouver à côté de Salomon, sur le compte duquel son opinion fraternelle était très arrêtée. Assis dans un excellent fauteuil, revêtu de ses meilleurs habits, ayant toujours sous les yeux la vue de la bonne chère, il éprouvait le sentiment confortable d’être sur les lieux, évoquant d’agréables images du dimanche et du cabaret de l’Homme Vert. Il informa Mary Garth qu’il ne s’éloignerait pas du voisinage de Pierre, tant que ce pauvre homme serait encore du monde. Les membres les plus gênants d’une famille sont en général les gens d’esprit ou les idiots. Jonas était l’homme d’esprit parmi les Featherstone ; il plaisantait avec les servantes quand elles venaient près du foyer, mais il paraissait regarder Mary Garth comme un caractère suspect et il la suivait d’un œil froid.

Mary eût supporté ces deux yeux-là avec une facilite relative : mais ils n’y étaient pas seuls ; le jeune Cranch qui, ayant fait le voyage depuis les Chalky-Flats pour représenter sa mère et surveiller son oncle Jonas, trouvait également de son devoir de s’établir dans la cuisine, afin de tenir compagnie à son oncle. Le jeune Cranch n’était pas tout à fait au point intermédiaire entre l’homme d’esprit et l’idiot ; il penchait légèrement vers le dernier de ces deux types et louchait d’une façon à hisser dans le doute tout ce qui se rapportait à ses sentiments, sinon qu’ils n’étaient pas d’une nature puissante. Dès que Mary Garth entrait à la cuisine et que M. Jonas Featherstone commençait à la suivre de ses yeux froids et soupçonneux, le jeune Cranch tournait immédiatement la tête dans la même direction, semblant insister pour qu’elle remarquât la façon dont il louchait. C’en était trop vraiment pour la pauvre Mary ; parfois, elle en prenait de l’humeur, d’autres fois au contraire elle y perdait son sérieux.

Un jour même, elle ne put résister au plaisir de raconter la scène de la cuisine à Fred, qui s’y rendit tout aussitôt, sans paraître y aller exprès. Mais à peine eût-il fait face à ces deux paires d’yeux, qu’il lui fallut se précipiter par la porte la plus rapprochée pour se laisser aller, au milieu des terrines de la laiterie voisine, à un rire qui résonna sourdement contre les murailles et qu’on put parfaitement entendre de la cuisine. Il s’échappa par une autre porte, mais M. Jonas, à qui Fred venait d’apparaître pour la première fois avec ses longues jambes, son teint blanc et ses traits délicats, ne manqua pas d’exercer ses sarcasmes, avec tout l’esprit dont il était susceptible, sur les avantages extérieurs de ce jeune homme, alliés à des facultés morales de l’ordre le plus infime.

— Hé ! Tom ! Vous ne portez pas, vous, de ces nobles culottes de gentleman, vous n’avez pas à montrer ces belles longues jambes, dit Jonas à son neveu en clignant de l’œil, pour indiquer qu’il y avait quelque chose de plus dans ses remarques, que leur côté incontestable. Tom se regarda, mais il n’est pas sûr qu’il fut enchanté de ses avantages moraux et qu’il n’eût pas préféré les longues et fines jambes de son vicieux rival et la coupable élégance de ses culottes.

Dans le salon il y avait aussi constamment des paires d’yeux à l’affût, et de vrais parents empressés à jouer le rôle de sentinelles. La plupart arrivaient, restaient pour le lunch, et repartaient ; mais le frère Salomon et la dame qui avait été Jane Featherstone pendant vingt-cinq ans avant d’être mistress Waule, trouvèrent bon d’être là tous les jours pendant des heures, sans autre occupation précise que d’observer cette rusée Mary Garth (si habile qu’on ne pouvait la trouver en faute), et de montrer à l’occasion des velléités de grimaces larmoyantes — témoignage de leur aptitude à répandre des torrents dans une saison plus humide — à la pensée qu’il ne leur était pas permis d’entrer dans la chambre de M. Featherstone.

L’aversion du vieillard pour ses parents semblait augmenter à mesure qu’il était moins capable de prendre plaisir à leur lancer des traits mordants. Trop faible pour piquer de ses sarcasmes, il n’en avait qu’une plus forte dose de venin accumulé dans le sang.

Les parents, de leur côté, se méfiant des messages qui leur étaient transmis par l’intermédiaire de Mary Garth, s’étaient présentés en personne à la porte de la chambre à coucher, tous deux en noir, mistress Waule avec un mouchoir déplié entre les mains, et tous deux avec le teint coloré d’un pourpre violet de demi-deuil ; mistress Vincy avec ses joues vermeilles et ses rubans roses était en train d’administrer un cordial à leur frère, et Fred, le vicieux jeune homme au teint blanc, se prélassait dans un large fauteuil.

À peine le vieux Featherstone eut-il aperçu ces personnages funèbres apparaissant en dépit de ses ordres, que la rage le prit, une rage plus puissante que le cordial. Étendu sur une chaise longue et soutenu sur son séant par des coussins, il avait toujours à sa portée sa canne à pomme d’or ; se saisissant de cette arme, il la brandit en avant et en arrière aussi loin qu’elle put aller, comme pour mettre en fuite ces affreux spectres, s’écriant d’une voix rauque :

— Arrière, arrière, mistress Waule !… — Arrière Salomon !

— Oh ! frère, mon frère Pierre ! commença mistress Waule.

Mais Salomon étendit la main pour l’arrêter. C’était un homme à large face, de soixante-dix ans environ, avec de petits yeux vagues ; il avait le caractère plus doux et il se croyait beaucoup plus profond que son frère Pierre. Il ne risquait certainement pas d’éprouver jamais de déceptions de la part de ses semblables ; car ceux-ci ne pouvaient guère être plus avides de gain et plus hypocrites qu’il ne les en soupçonnait.

— Frère Pierre, dit-il d’un ton doucereux en même temps que grave et cérémonieux, je ne fais que mon devoir en vous parlant aujourd’hui des Trois-Clos et des affaires du manganèse. Le Tout-Puissant suit ce qui pèse sur mon âme.

— Alors il en sait plus long que je n’en veux savoir, répliqua Pierre, en déposant sa canne comme pour indiquer une trêve qui ne manquait pas non plus d’un certain air de menace ; car il retourna cette arme de façon à se faire une massue de la pomme d’or en cas de lutte plus rapprochée, regardant d’un air dur la tête chauve de Salomon.

— Mon frère, il y a des choses dont vous pourrez vous repentir de ne pas m’avoir parlé, dit Salomon, n’osant toutefois s’avancer. Je pourrais veiller auprès de vous cette nuit, et Jane aussi veillerait volontiers, et vous n’auriez qu’à choisir votre temps pour me parler, ou me laisser parler.

— Oui, je choisirai mon temps et vous n’avez pas besoin de m’offrir le vôtre.

— Mais vous n’aurez pas le choix pour l’heure de votre mort, mon frère, reprit mistress Waule de sa voix sourde et mielleuse. Et quand vous serez étendu et privé de la parole, vous serez peut-être fatigué des étrangers qui vous entourent, et vous penserez à moi et à mes enfants…

Ici, sa voix se brisa sous l’impression de la pensée touchante qu’elle attribuait à son frère privé de la parole.

— Non, je ne le ferai pas. Je ne penserai à aucun du vous. J’ai fait mon testament.

Puis il tourna la tête du côté de mistress Vincy et avala un peu de sa potion.

— Il y a des gens qui rougiraient de se substituer à d’autres dont c’est le droit légitime, dit mistress Waule en tournant ses yeux étroits dans la même direction.

— Oh ! ma sœur, dit Salomon avec une douceur ironique, nous ne sommes pas, vous et moi, assez distingués, assez beaux, assez instruits. Nous devons être humbles et céder le pas aux gens plus huppés que nous.

Fred ne se contint plus ; se levant et regardant M. Featherstone il lui dit :

— Faut-il que nous quittions la chambre, ma mère et moi, monsieur, afin de vous laisser seul avec vos amis ?

— Asseyez-vous, je vous dis, répliqua le vieux Featherstone avec aigreur. Restez où vous êtes. Adieu, Salomon, ajouta-t-il en secouant sa perruque et essayant vainement d’agiter encore son bâton. Adieu, mistress Waule, et ne revenez plus.

— Je serai au rez de-chaussée, mon frère, quoi qu’il arrive, dit Salomon. Je ferai mon devoir et il faudra voir ce que permettra le Tout-Puissant.

— Oui, en fait de propriétés sortant des familles, continua mistress Waule, et là surtout où il y a des jeunes gens rangés à pousser. Mais je plains ceux qui ne sont pas ainsi et je plains leurs mères. Adieu, mon frère Pierre !

— Souvenez-vous que c’est moi qui suis l’aîné après vous, mon frère, et que j’ai toujours prospéré dans mes affaires, exactement comme vous, et que j’ai déjà acquis des terres au nom de Feathertone, dit Salomon, comptant beaucoup sur cette réflexion comme une de celles qui pourraient lui revenir pendant les veilles de ses nuits. Mais je vous dis adieu pour le moment.

Ils n’en vinrent pas moins quotidiennement à Stone-Court, où ils restaient assis à leur poste, entretenant parfois à voix basse de ces dialogues traînants où la remarque et la réponse alternent à longs intervalles. Mais leur temps de garde dans le salon s’animait quelquefois par la présence de nouveaux hôtes. Maintenant que Pierre Featherstone était confiné dans sa chambre, on pouvait discuter de ses biens avec toutes les lumières que fournissaient les environs. Quelques voisins de la campagne ou de Middlemarch exprimaient leur sympathie pour la famille et épousaient ses intérêts contre les Vincy ; certaines visites féminines étaient même émues jusqu’aux larmes dans leurs conversations avec mistress Waule, en se souvenant qu’elles aussi s’étaient vues désappointées jadis par des codicilles et des mariages. Ces conversations s’arrêtaient court comme un orgue dont on laisse tomber le soufflet, dès que Mary entrait, et tous les yeux se dirigeaient sur elle comme sur une légataire possible ou comme sur une personne qui avait l’accès des coffres-forts.

Mais les hommes plus jeunes, parents ou amis de la famille, étaient disposés à admirer en elle, dans cette lumière problématique, une jeune fille d’une conduite parfaite et capable de devenir, au bout du compte, un assez bon parti au milieu de toutes les chances qui flottaient autour d’elle. Elle avait donc sa part de compliments et d’attentions polies.

Surtout de la part de M. Borthrop Trumbull, célibataire et commissaire-priseur distingué du pays, très mêlé aux ventes de terrains et de bétail : en réalité, un homme fait pour le public, dont le nom s’étalait sur des placards affichés dans un rayon fort étendu et qui pouvait avoir de bonnes raisons de plaindre ceux qui ne le connaissaient pas. C’était un petit-cousin de Pierre Featherstone, qui l’avait toujours traité avec plus d’aménité que les autres membres de la famille en considération de son utilité dans les questions d’affaires ; et dans les instructions relatives à son enterrement que le vieillard avait dictées lui-même, M. Trumbull était désigné comme l’un des porteurs de la bière. M. Borthrop Trumbull, était exempt de basse cupidité, mais il possédait le sentiment sincère de son propre mérite et la conviction de l’emporter sur ses compétiteurs en cas de rivalité. Or, s’il se trouvait que Pierre Featherstone eût, la bonne chère âme, fait preuve de générosité en sa faveur, il n’aurait rien à dire, lui Trumbull, sinon qu’il ne l’avait jamais flatté, qu’il l’avait simplement conseillé de son mieux dans la mesure de son expérience, une expérience qui s’appuyait sur plus de vingt années de pratique. Son admiration, loin de se concentrer uniquement sur lui-même, s’était habituée, tant dans l’exercice de sa profession que dans la vie privée, à estimer volontiers toutes choses à une haute valeur. Il était amateur de belles phrases et ne se servait jamais d’un langage commun sans se reprendre aussitôt ; il avait le débit élevé, aimait à prédominer, se promenait ou se tenait debout la plupart du temps, tirant son gilet par le bas ou le rajustant rapidement de l’index, de l’air d’un homme qui tient fortement à son opinion, et, pour compléter chacune de ces opérations de toilette, ne manquant jamais de jouer vigoureusement avec les volumineux cachets de sa chaîne de montre. Il y avait parfois une certaine férocité dans son maintien ; mais cela tenait surtout aux opinions erronées dont tant de gens sont imbus qu’ils mettent à une rude épreuve la patience d’un commissaire-priseur d’un peu d’instruction et d’expérience. Homme du monde et homme public, c’était en un mot un homme honorable, ne rougissant pas de sa profession, et convaincu que le célèbre Peel (aujourd’hui sir Robert), s’il lui était présenté, ne pourrait mettre en doute son importance.

— Je ne craindrais pas une tranche de ce jambon et un verre de cette ale, miss Garth, si vous voulez bien me le permettre, dit-il en entrant au parloir à onze heures et demie, après avoir eu le privilège exceptionnel de voir le vieux Featherstone, et en venant se placer le dos à la cheminée entre mistress Waule et Salomon. Il n’est pas nécessaire que vous vous dérangiez pour cela, je vais sonner.

— Pardon, dit Mary, j’ai un ordre à donner.

— Eh bien, monsieur Trumbull, vous êtes hautement favorisé, dit mistress Waule.

— Quoi ! d’avoir vu le vieillard ? Ah ! voyez-vous, c’est qu’il a toujours eu une jolie confiance en moi.

Ici, le commissaire-priseur se pinça les lèvres et fronça le sourcil d’un air méditatif.

— Est-il permis à tout le monde de demander ce qu’a dit un frère ? commença Salomon tout bas d’un ton d’humilité où il voulait mettre une finesse extraordinaire.

— Oh oui, il est permis à tout le monde de le demander, dit M. Trumbull d’un ton de bonne humeur un peu tranchant. Il est permis à tout le monde d’interroger. Il est permis à tout le monde de donner à ses remarques un tour interrogatif ; et la sonorité de sa voix s’élevait avec son éloquence.

— Je ne serais pas fâché d’apprendre qu’il ait pensé à vous, monsieur Trumbull. Je n’ai jamais été contre les méritants. Ce sont ceux qui ne méritent rien que je combats.

— Ah ! voilà, voilà ! dit M. Trumbull d’une façon significative. On ne peut nier que des gens non méritants se soient déjà trouvés légataires et même légataires universels. Il en est ainsi avec les dispositions testamentaires.

— Voulez-vous dire comme une chose certaine, monsieur Trumbull, que mon frère ait légué sa propriété en dehors de notre famille, demanda mistress Waule sur laquelle, étant donnée sa disposition naturelle au découragement, ses paroles venaient de produire un effet accablant.

— On ferait tout aussi bien de laisser tout de suite ses terres aux pauvres que de les laisser à de certaines gens, observa Salomon, voyant que la question de sa sœur ne recevait pas de répons.

— Comment, la terre de Blue-Coat ? insista mistress Waule. Oh ! monsieur Trumbull, vous ne voulez pas dire cela ? Ce serait se révolter à la face du Tout-Puissant qui l’a toujours fait prospérer.

Tandis que mistress Waule parlait, M. Borthrop Trumbull, quittant sa place près de la cheminée, se dirigea vers la fenêtre, rajustant le col de sa cravate et promenant ses doigts dans ses favoris et dans les boucles de sa chevelure. Il s’arrêta près de la table à ouvrage de miss Garth, ouvrit un livre qui s’y trouvait et en lut le titre à haute voix avec une énergie pompeuse comme s’il l’offrait à la vente :

Anne de Geierstein (il prononçait ieersteen) — ou la Fille du brouillard — par l’auteur de Wawerley ! Puis, tournant la page « Près de quatre siècles se sont écoulés depuis que les événements rapportés dans cet ouvrage se passèrent sur le continent… »

À ce moment le domestique parut avec un plateau, si bien que l’orateur fut dispensé de répondre à mistress Waule. Celle-ci et Salomon observaient, pendant ce temps, les mouvements de M. Trumbull, convaincus dans leur for intérieur qu’une haute instruction faisait le plus grand tort aux affaires sérieuses ; M. Trumbull ne savait en réalité rien du tout du testament du vieux Featherstone, mais on n’aurait jamais pu, sur quelque sujet que ce fût, lui faire avouer son ignorance.

— Je ne prendrai qu’une vraie bouchée de jambon et un verre d’ale, dit-il d’une façon rassurante. Comme un homme qui a beaucoup d’affaires publiques, je prends un morceau sur le pouce, là où je peux. Je parierais pour la supériorité de ce jambon-là sur tous les jambons des Trois-Royaumes, ajouta-t-il en avalant quelques morceaux avec une alarmante précipitation. Il est meilleur à mon avis que les jambons de Freshitt-Hall, et je me crois bon juge.

— Il y a des personnes qui préfèrent les jambons avec moins de sucre, dit mistress Waule. Mais mon pauvre frère les voulait toujours avec du sucre.

— Si quelqu’un en réclame du meilleur, libre à lui ; mais, Dieu me bénisse ! quel fumet ! Je serais heureux de m’en procurer de cette qualité, c’est tout ce que je sais. — Il y a une certaine satisfaction pour un gentleman… Et M. Trumbull prononça ces paroles bien senties comme donnant là un précieux avis… Il y a une certaine satisfaction pour un gentleman à présenter un pareil jambon sur sa table.

M. Trumbull avait ces allures et cette franchise de gestes qui distinguent les races prédominantes du Nord.

Vous avez là un ouvrage intéressant, à ce que je vois, miss Garth, dit-il, quand Mary fut rentrée. C’est par l’auteur de Wawerley, c’est-à-dire par sir Walter Scott. J’ai moi-même acheté un de ses ouvrages, une publication tout à fait remarquable intitulée Ivanhoë. Nous n’aurons pas de longtemps, je crois, d’écrivains qui l’emportent sur lui, il ne sera pas de sitôt surpassé, à mon avis. Je lisais justement un passage au commencement d’Anne de Ieersteen cela débute bien. — Avec M. Borthrop Trumbull, dans sa vie privée comme dans ses affiches, les choses ne commentaient jamais, elles « débutaient ». — Vous aimez la lecture, à ce que je vois. Êtes-vous abonnée à notre bibliothèque de Middlemarch ?

— Non, dit Mary. C’est M. Fred Vincy qui m’a apporté ce livre.

— Je suis moi-même grand amateur de livres, reprit M. Trumbull, je n’ai pas moins de deux cents volumes reliés et je me flatte qu’ils sont tous bien choisis. J’ai aussi des tableaux de Murillo, de Rubens, Teniers, Titien, Van Dyck et autres. Je serais heureux de vous prêter tel ouvrage qu’il vous plaira de m’indiquer, miss Garth.

— Je vous suis très obligée, dit Mary sortant à la hâte, mais j’ai bien peu de temps pour lire.

— Je serais tenté de croire que mon frère a fait quelque chose pour elle dans son testament, murmura Salomon en tournant la tête du côté où Mary venait de disparaître.

— Sa première femme était cependant un maigre parti, objecta mistress Waule. Elle ne lui a rien apporté, et cette jeune fille n’est que sa nièce, et très fière avec cela ; et mon frère lui a toujours payé ses gages.

— Une fille sensée, malgré tout, à mon avis, dit M. Trumbull en achevant sa bière et en se relevant avec un geste énergique pour tirer son gilet. Je l’ai observée pendant qu’elle préparait une médecine avec des gouttes. Elle fait attention à ce qu’elle fait, monsieur. C’est un grand point chez une femme, et un grand point pour notre ami, là-haut, pauvre chère âme ! Un homme dont la vie est de quelque importance doit considérer sa femme comme une garde pour lui ; c’est ce que je ferais si je me mariais ; et je crois avoir vécu seul assez longtemps pour ne pas me tromper sur ce point. Il y a des hommes qui sont forcés de se marier pour élever leur situation. Mais, quand j’en viendrai là, moi, il fera beau le voir. On pourra regarder et me le dire. Je vous souhaite le bonjour, mistress Waule ; bonjour, monsieur Salomon. Je souhaite que nous nous revoyions sous des auspices moins mélancoliques.

Quand M. Trumbull se fut retiré avec un salut élégant, Salomon se pencha vers sa sœur :

— Vous pouvez tenir pour certain, Jane, que mon frère a laissé une grosse somme à cette fille.

— Tout le monde le croirait, à entendre parler M. Trumbull, dit Jane. Puis, après une pause elle reprit : — Comme si on ne pouvait pas se confier à mes filles pour verser des gouttes !

— Les commissaires-priseurs ont la parole vive, dit Salomon. Ce n’est pas pour dire que Trumbull n’ait pas fait sa fortune.


CHAPITRE XI


Cette nuit-là, après minuit, Mary releva la garde qui veillait dans la chambre de M. Featherstone et resta assise toute seule auprès de lui jusqu’aux premières heures du jour. Elle remplissait volontiers ce devoir où elle trouvait quelque douceur, malgré l’humeur chagrine du vieillard chaque fois qu’il réclamait ses soins. Il y avait des moments de repos où elle pouvait rester parfaitement tranquille à jouir du silence, et de la lumière à peine naissante du dehors. Le feu rouge et brillant avec ses doux pétillements ressemblait à une existence calme et solennelle, indépendante des passions mesquines, des convoitises misérables, de l’indigne et forcenée poursuite de l’incertain qui excitait journellement son mépris. Mary aimait la compagnie de ses pensées, et elle pouvait s’amuser beaucoup assise ainsi à l’aube, les mains sur ses genoux ; ayant eu dès son enfance de fortes raisons de croire que toutes choses ne s’arrangeraient probablement pas dans la vie pour sa satisfaction particulière, elle ne perdait pas son temps à s’étonner du fait et à s’en désoler. Elle en était déjà venue à considérer la vie comme une espèce de comédie où elle avait pris la fière, ou plutôt la généreuse résolution de ne pas jouer de rôle bas ou hypocrite. Mary aurait pu tomber dans une sorte de cynisme si elle n’avait pas eu des parents qu’elle honorait et dans son cœur un trésor d’affection reconnaissante d’autant plus prêt à déborder qu’elle avait appris à ne pas avoir de prétentions déraisonnables.

En veillant cette nuit-là, elle repassa dans son esprit, comme de coutume, les incidents de la journée ; un sourire de gaieté se dessinait souvent sur ses lèvres à l’idée des scènes bizarres auxquelles elle assistait et que son imagination rendait plus plaisantes encore. Que tous ces gens étaient ridicules avec leurs illusions, se figurant que leurs mensonges étaient opaques, tandis que ceux du reste de l’humanité étaient transparents, s’imaginant qu’il leur était donné, à eux seuls, de paraître roses sous une lampe qui éclaire jaune l’univers entier.

Pourtant elle ne trouvait pas absolument comiques certaines illusions dont elle se rendait bien compte. Elle avait observé assez attentivement le vieux Featherstone pour être convaincue que les Vincy risquaient fort d’être déçus, tout aussi bien que les parents qu’il tenait à distance, malgré l’empressement du vieillard à les avoir toujours autour de lui. Elle n’avait que du dédain pour la crainte si évidente de mistress Vincy de la voir rester un instant seule avec Fred ; mais elle ne songeait pas moins avec anxiété au chagrin et à la déception de Fred, si son oncle finissait par le laisser aussi pauvre que devant.

Elle pouvait bien prendre Fred pour l’objet de ses railleries quand il était présent, mais elle ne pouvait se réjouir de ses folies, quand il n’était plus là.

Ses pensées cependant lui tenaient bonne compagnie. Un esprit jeune, vigoureux, et que la passion ne domine pas, trouve profit à faire connaissance avec la vie et étudie ses propres ressources avec intérêt. Mary avait en elle un grand fonds de gaieté. La vue de ce vieillard sur son lit de moribond ne troublait sa pensée d’aucun sentiment pathétique ou solennel. Il est plus facile d’affecter de tels sentiments que de les éprouver sincèrement pour une personne âgée dont l’existence n’est visiblement plus qu’un reste de vices. Elle n’avait jamais connu que les côtés désagréables de M. Featherstone : il n’était pas fier d’elle, et, à ses yeux, elle n’était bonne qu’à lui rendre service. S’inquiéter pour une âme qui ne fait que vous harceler et vous brutaliser est un mérite à laisser aux saints et aux saintes de cette terre ; et Mary n’en était pas une. Elle ne lui avait jamais répondu une parole blessante, elle l’avait soigné fidèlement : c’était le plus qu’elle pouvait faire. Le vieux Featherstone lui-même n’était pas le moins du monde inquiet de son âme et il avait refusé de s’en entretenir avec M. Tucker.

Cette nuit-là, il ne s’était pas fâché une seule fois ; il était pendant les deux premières heures resté parfaitement tranquille, lorsque Mary l’entendit enfin faisant résonner son trousseau de clefs contre la boîte d’étain qu’il gardait toujours dans son lit à côté de lui — Vers trois heures, il lui dit d’une façon étonnamment distincte :

— Missy, venez ici.

Mary obéit et vit qu’il avait déjà sorti la boîte de métal hors des draps, et qu’il en avait choisi la clef. Il ouvrit alors la boîte et, en tirant une autre clef, il regarda fixement Mary avec des yeux qui semblaient avoir repris toute leur intensité d’autrefois :

— Combien y en a-t-il dans la maison ? demanda-t-il.

— Vous voulez parler de vos parents, monsieur, dit Mary accoutumée à la façon de s’exprimer du vieillard.

Il fit un signe d’assentiment, et elle poursuivit :

— M. Jonas Featherstone et le jeune Cranch couchent ici.

— Oh ! oh !… Ils sont collés ici, hein ?… et le reste ? Ils viennent tous les jours, je gage… Salomon, et Jane… et tous les jeunes… Ils viennent, guettant, calculant, et additionnant ?

— Ils ne viennent pas tous les jours. M. Salomon et mistress Waule sont ici tous les jours, et les autres de temps en temps.

Le vieillard l’écouta avec une grimace, puis, reprenant son expression ordinaire :

— Ils n’en sont que plus fous. Vous, écoutez-moi, missy. Il est trois heures du matin, et j’ai toutes mes facultés aussi nettes que jamais. Je connais ma fortune, je sais où mon argent est placé et tout le reste. Et j’ai tout préparé pour pouvoir changer mes dispositions et faire ce qui me plaira au dernier moment. Vous entendez, missy ? Je suis en possession de toutes mes facultés.

— Eh bien, monsieur ? dit Mary avec calme.

Alors il baissa le ton d’un air de finesse plus profonde.

— J’ai fait deux testaments, et je vais en brûler un. Maintenant, faites ce que je vous dis. Voici la clef de mon coffre-fort, qui est là dans cette armoire. Poussez fortement d’un côté de la plaque de cuivre sur le dessus jusqu’à ce qu’elle s’ouvre comme un verrou. Vous pourrez alors mettre la clef dans la serrure de devant et la tourner. Faites cela d’abord, vous prendrez ensuite le papier qui est sur le dessus — Dernières volontés — c’est imprimé en gros.

— Non, monsieur, dit Mary d’une voix ferme. Je ne puis faire cela.

— Vous ne pouvez le faire ? Mais je vous l’ordonne, dit le vieillard dont la voix commençait à trembler de colère au choc de cette résistance.

— Je ne puis toucher à votre coffre-fort ni à votre testament. Je dois me refuser à tout ce qui pourrait m’exposer vraiment au soupçon des autres.

— Je vous dis que je suis dans mon bon sens. Ne ferai-je pas ce qui me plaît à mon dernier moment ? J’ai fait exprès deux testaments… Prenez la clef, vous dis-je.

— Non, monsieur, je ne le ferai pas, dit Mary sans bouger. Sa répugnance et sa résolution ne faisaient qu’augmenter.

— Je vous dis qu’il n’y a pas de temps à perdre.

— Je n’y puis rien, monsieur. Je ne veux pas que la fin de votre vie souille le commencement de la mienne. Je ne toucherai pas à votre coffre-fort ni à votre testament.

Elle s’éloigna un peu du lit.

Le vieillard s’arrêta avec un regard fixe et interdit, tenant sa clef toute droite par l’anneau puis, d’un mouvement fiévreux, il se mit à vider de sa main osseuse la boîte de métal qui était devant lui.

— Missy, commença-t-il avec précipitation, prenez l’argent, les billets et l’or… prenez-les… vous aurez le tout… Faites comme je vous dis.

Il fit un effort pour tendre la clef de son côté, aussi loin que possible, et Mary se recula encore.

— Je ne toucherai ni à votre clef ni à votre argent, monsieur. Ne me le demandez plus, je vous en prie. Si vous persistez, il faudra que j’aille appeler votre frère.

Il laissa retomber sa main, et, pour la première fois de sa vie, Mary vit le vieux Pierre Featherstone se mettre à pleurer comme un enfant.

Elle lui dit alors aussi doucement qu’elle le put :

— Remettez cet argent à sa place, je vous en prie, monsieur. — Puis elle revint s’asseoir près du feu, espérant le convaincre ainsi qu’il était inutile d’insister plus longtemps.

Tout à coup, et comme faisant un violent effort, il reprit :

— Écoutez alors. Appelez-moi le jeune homme. Appelez Fred Vincy.

Le cœur de Mary se mit à battre plus fort. Mille pensées diverses sur les conséquences que pourrait avoir la destruction d’un second testament lui traversèrent l’esprit. Elle avait à prendre à la minute une résolution délicate.

— Je l’appellerai, si vous me permettez d’appeler M. Jonas et les autres avec lui.

— Point d’autre que lui, vous dis-je, lui seulement, le jeune homme. Je ferai comme il me plaira.

— Attendez qu’il fasse jour, monsieur, et que tout le monde soit sur pied, ou permettez-moi d’appeler Simmons, pour qu’il aille chercher le notaire. En moins de deux heures il peut être ici.

— Le notaire ! qu’ai-je à faire du notaire ?… Personne ne saura rien, vous dis-je. Je ferai comme il me plaît.

Mary n’aimait pas à se trouver ainsi seule avec le vieillard qui faisait preuve encore d’une si étrange énergie nerveuse et qui parlait avec force et avec suite sans retomber dans ses accès de toux ordinaires ; elle trouvait cependant pénible de persévérer dans une contradiction qui l’agitait inutilement.

— Permettez-moi, je vous en prie, d’appeler quelqu’un.

— Laissez-moi en paix, vous dis-je. Voyez, missy. Prenez l’argent. Vous ne retrouverez plus jamais cette occasion-là. Il y a bien près de deux cents livres ; il y a plus encore dans la boîte, et personne ne sait combien. Prenez et faites ce que je vous dis.

Mary, debout près du feu, voyait sa lumière rouge tomber sur le vieillard soutenu par ses oreillers, sa main osseuse lui tendant la clef, et l’argent étalé devant lui sur le couvrepieds. Elle n’oublia jamais le spectacle de cet homme obstiné jusqu’à son dernier moment à ne faire que sa volonté.

— C’est inutile, monsieur. Je ne le ferai pas. Reprenez tout cela. Je ne toucherai pas à votre argent. Demandez-moi toute autre chose, je vous obéirai ; mais je ne veux toucher ni à vos clefs ni à votre argent.

— Toute autre chose ! toute autre chose !… dit le vieux Featherstone, comme en proie un cauchemar, avec une colère rauque qui faisait de vains efforts pour arriver à la violence. Je n’ai pas besoin d’autre chose. Venez ici, vous, venez ici, vous dis-je !

Mary se rapprocha avec prudence, car elle ne le connaissait que trop. Elle le vit, lâchant les clefs et cherchant à saisir sa canne, tout en lui lançant en dessous un regard d’hyène, les muscles de son visage se déformant sous l’effort que faisait sa main. Elle resta assez éloignée de lui pour se sentir à l’abri de sa fureur.

— Permettez que je vous donne un peu de votre potion, dit-elle tranquillement. Tâchez de vous calmer. Vous pourrez peut-être dormir un peu ; et, demain, an grand jour, vous pourrez faire ce que vous voudrez.

Il leva sa canne, bien que Mary fût hors de son atteinte, et il la lança avec un violent effort qui n’était que de l’impuissance ; elle alla tomber en glissant au pied du lit. Mary l’y laissa et revint s’asseoir près du feu, pensant lui faire prendre bientôt un peu de sa potion ; la fatigue l’avait rendu inerte. Le moment le plus froid de la matinée arrivait, le feu était presque éteint ; et déjà la lumière du jour, blanchie par la persienne, pénétrait à travers les rideaux entr’ouverts d’une grossière étoffe de damas. Ayant mis un peu de bois sur le feu et jeté un châle sur ses épaules, elle s’assit, espérant que M. Featherstone allait s’endormir ; en s’approchant de lui, elle n’eût sans doute fait que prolonger son irritation. Après avoir lancé son bâton, il n’avait plus rien dit ; elle l’avait vu ressaisir ses clefs et poser sa main droite sur l’argent. Mais il ne le remit pas en place et elle pensa qu’il s’était endormi.

Cependant Mary ne tarda pas à se sentir plus agitée au souvenir de ce qui venait de se passer, qu’elle ne l’avait été par la réalité même, s’interrogeant maintenant sur la conduite qui s’était comme imposée à elle, ce qu’elle n’avait pu faire au moment critique.

Tout à coup le bois sec laissa échapper une flamme qui illumina tous les recoins de la chambre, et Mary vit le vieillard étendu, sans mouvement, la tête légèrement tournée de côté. Elle s’approcha de lui en étouffant ses pas et trouva à son visage une expression d’immobilité étrange ; mais bientôt le mouvement de la flamme, se communiquant à tous les objets la fit hésiter. Les battements violents de son cœur rendaient ses perceptions si peu nettes que, même quand elle le toucha et voulut écouter sa respiration, elle ne put s’en rendre bien compte. Elle se dirigea vers la fenêtre et écarta doucement le rideau et la jalousie, de façon que la pâle lumière du ciel vînt tomber sur le lit. L’instant d’après, elle courait à la sonnette et l’agitait de toute sa force — encore quelques secondes, et il n’y eut plus à douter que Pierre Featherstone fût mort, la main droite encore cramponnée à ses clefs, et la gauche reposant sur le tas d’or et de billets de banque.