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Millionnaire malgré lui/p1/ch02

La bibliothèque libre.
Combet et Cie Éditeurs (p. 11-24).

II

LA FRANÇAISE


— Il vient !… Il vient !… Il va venir !

À demi soulevée sur son lit, la chemise accusant sa maigreur, le visage déjà figé en cette rigidité qui annonce la fin, les yeux hagards semblant s’ouvrir sur des visions de l’au-delà, la Française venait de lancer ces paroles étranges.

Au fond de la salle, près de la porte fruste, deux Turkmènes au teint bronzé regardaient avec une sorte de terreur superstitieuse.

Au dehors la neige tombait, mêlée de grêle, avec un bruissement cotonneux, et de temps à autre une rafale ébranlait la cabane où, selon l’expression du médecin, finissait la mourante.

C’était tout au fond du vallon d’Aousa, à l’écart des baraquements, du village, dans une fissure de la falaise où le vent s’engouffrait en tourbillonnant, que se dressaient la demi-douzaine de cahutes, dénommées pompeusement hôpital, dans lesquelles on « isolait » les malheureux atteints par la maladie sous ce climat inhospitalier.

Et là, en face de ces Turkmènes improvisés infirmiers, qui ne discernaient point le sens de ses paroles, allait s’éteindre cette femme, dont nul ne savait le nom, numéro 1313, qu’un scribe indifférent rayerait sur le livre d’écrou, avec la mention banale :

« Inhumée le..........
Compte arrêté après vingt-cinq ans et dix-sept jours…

Vingt-Cinq ans et dix-sept jours ! Ligne atroce dans sa concision chiffrée !

Elle signifiait que, depuis vingt-cinq années, cette infortunée végétait là, séparée du monde vivant. Vingt-cinq ans !… elle en avait peut-être cinquante à présent.

Elle était entrée là, jeune, souriante encore, la joue veloutée… Elle en sortirait vieillie, brisée, pour être confiée à la terre, cette terre qui, après avoir été la nourricière, accorde à tous le dernier asile.

Elle se souleva encore, les bras tendus vers la porte, et d’un ton impossible à rendre :

— Il approche !… Il va paraître… Albert ! mon petit Albert ! Tu seras protégé !

Elle achevait à peine que le battant massif tournait lentement sur ses gonds. Dans l’encadrement se profila la silhouette élégante de Dodekhan !

Les Turkmènes se penchèrent en avant, les mains tendues en un geste implorant, tels les adorateurs aux attitudes rituelles des bas-reliefs babyloniens.

Le jeune homme les salua de la main, puis glissant sans bruit sur le plancher, il s’approcha du lit de la malade.

Celle-ci eut une expression extatique :

— Dodekhan ! murmura-t-elle sur le ton de la prière. Dodekhan ! c’est lui tel que je l’ai connu

Le jeune homme lui prit vivement la main.

— Tais-toi, femme… Tes paroles me prouvent que tu es bien celle que je cherchais ! Mais les autres ne doivent pas savoir que le fils de Dilevnor se cache sous ce sobriquet divin de Dodekhan.

— Son fils !… Vous êtes son fils !

Elle se passa les mains sur le front, puis de même que si la lumière se faisait en son esprit :

— C’est vrai ! les années ont coulé… j’étais une enfant… Il serait un vieillard.

— Il est retourné à l’infini, murmura le Turkmène d’une voix profonde.

— Mort, dit-elle lentement.

Ses mains maigres se joignirent, son front se pencha, on eût cru qu’elle prononçait une prière intérieure.

Dodekhan la considérait avec pitié. Il respecta sa méditation ; puis, quand les doigts de la pauvre femme se disjoignirent, il lui saisit les poignets avec précaution, consulta le pouls :

— Deux heures, fit-il à voix basse. Nous avons deux heures à peine.

Puis avec un mouvement de tête volontaire :

— Bah ! on ne nous dérangera pas avant. Cela suffira.

Son regard noir pesa sur la moribonde dont les yeux s’ouvrirent démesurément, se rivant sur les siens.

— Femme, dit-il, auprès de mon père mort, j’ai trouvé un portefeuille. Il contenait des papiers qui m’assuraient l’héritage du proscrit… — ceci fut dit d’un ton d’orgueilleuse menace — et aussi, continua Dodekhan, l’héritage de sa reconnaissance.

Il s’arrêta un instant et reprit :

— Un carré de papier portait un nom de femme… Au-dessous étaient tracés ces mots : « 24 ans 10 mois. — Il y a deux mois et dix-sept jours de cela, — 24 ans, dix mois qu’elle fut arrêtée… La retrouver à tout prix pour la rendre à son mari, à son fils, que je veux riches. L’organisation de l’œuvre géante m’a empêché de la chercher. J’ai pu dire : Périsse la fille d’adoption de mon cœur, mais que l’œuvre soit. Que mon fils se consacre avant toute chose à la retrouver… C’est une dette sacrée que je lui lègue… »

— Et ?… questionna la moribonde haletante.

— C’était tout. Mais mon père me laissait aussi un terrible et mystérieux pouvoir. Au bout d’une semaine, je savais qu’une femme avait été arrêtée à Moscou à l’époque indiquée.

— Oui, gémit-elle, à Moscou.

— Elle avait été d’abord employée aux lavages d’or de l’Oural, puis transportée aux mines de cuivre de la région d’Irkoustk. Là, elle avait tenté de s’évader…

— C’est vrai ! C’est vrai !

— Alors on l’avait enterrée dans les houillères du Baïkal, perpétuellement inondées où les malheureux condamnés piétinent sans cesse dans la boue gluante et noire. Nouvelle tentative d’évasion…

— Pour rejoindre le mari, le fils que je ne reverrai plus.

— Je les verrai, femme, et mes yeux seront tes yeux.

Le jeune homme dit cela d’un ton ému, où vibraient à la fois la pitié et la colère généreuse, mais revenant à son récit :

— On l’entraîna plus loin… Ici les précautions de la police avaient redoublé. Mes émissaires croyaient, sans pouvoir l’affirmer, que la prisonnière avait été internée dans l’île Sakhaline, au pénitencier d’Aousa. Je résolus de vérifier moi-même. Le lendemain, j’assommai deux cosaques. J’insultai les juges devant qui je fus conduit. Ah ! un Asiatique qui frappe des soldats russes ; un Asiatique qui brave les magistrats russes, mérite le pire des bagnes… C’est là-dessus que j’avais compté, et ce me fut une joie d’apprendre qu’on me conduisait ici.

La moribonde secoua désespérément la tête :

— Une joie… regardez ce que ce bagne a fait de moi.

Il leva les bras avec insouciance.

— Je me ris des prisons… Demain je sortirai d’Aousa, libre.

— Mes heures sont comptées, je mourrai avant que la nuit s’achève, et j’ignorerai votre départ.

Il eut un doux sourire.

— Qui sait ! le Dieu de l’Infini, qui n’a point de prêtres, et dont la nature est le temple… Ce Dieu est bon, femme, espère en lui.

Puis changeant de ton :

— Mais je dois apprendre de toi ce que j’ignore. Qui es-tu ? Comment as-tu connu mon père Dilevnor ? Qui sont ton époux, ton fils ? Quelle est cette fortune que mon père te destinait ?… Ton nom ?…

Elle redressa son torse courbé et avec une majesté sereine :

— Louise-Albertine Prince, née d’Armaris, seule héritière du duché et pouvant transmettre le titre à mon fils.

— Oh ! Oh ! de la noblesse française !

— Dont j’ai fait bon marché, puisque j’ai été la plus heureuse des femmes en épousant M. Prince, et que ni lui, ni personne autre que votre noble père, n’ont jamais soupçonné en moi la descendante des Armaris.

— Pourquoi ce mystère ?

— Parce qu’à cette époque déjà, j’étais morte…

— Vous dites ?…

— … Ou plus exactement, Mlle d’Armaris était morte, ne laissant sur terre qu’une enfant orpheline, répondant aux seuls prénoms de Louise-Albertine, fille adoptive d’un proscrit, fou dangereux au dire des gouvernements de tyrannie, apôtre de l’humanité, dirai-je, moi qui l’ai connu et aimé.

Une larme tremblota au bout des cils de Dodekhan ; il la fit sauter d’une pichenette et d’un accent attendri :

— Merci pour mon père, madame…… À présent, je commence à entrevoir la vérité. Laissez-moi vous prier de me tout apprendre. Dès cet instant, je vous le jure, je me consacrerai avant toute chose à l’œuvre de justice léguée par Dilevnor ; mais pour triompher, je ne dois rien ignorer.

Elle inclina la tête.

— Louise-Albertine n’a point de secrets pour Dilevnor.

Et lentement, s’arrêtant comme si la respiration lui manquait, reprenant, après une aspiration profonde, la mourante parla :

— Mon père était le fils aîné du duc d’Armaris, dont le vaste domaine englobait plusieurs communes du département français de l’Isère. Mon père, après de solides études à Paris, était rentré au logis familial et partageait son temps entre des recherches scientifiques et l’exploitation du domaine. Il avait épousé une jeune fille sans fortune, mais belle comme la beauté, bonne comme la bonté. Ils s’aimaient, et s’efforçaient à se faire aimer des autres.

Le duc, autour duquel on se réunissait chaque soir, adorait son fils aîné et souvent il disait avec tristesse :

— Pourquoi ai-je deux fils. ?… L’autre aurait bien pu rester dans les limbes. L’autre, de son prénom Hector, donnait en effet bien du tourment à sa famille.

Léger, égoïste et faux, il s’était livré, à Paris d’abord, puisa Londres où il s’était réfugié après une aventure où son honneur avait failli tomber, il s’était livré à une véritable folie de dissipation. Il y avait englouti la part d’héritage de sa mère, défunte heureusement pour elle. Puis pour le tirer de mauvais pas, le duc avait dû, à plusieurs reprises, se condamner à de lourds sacrifices d’argent, de telle sorte qu’Hector, du vivant même de son père, avait dilapidé à peu près tout ce qui aurait pu lui revenir un jour.

De loin en loin, il faisait une courte apparition au château. Alors, la demeure si paisible, si tendre, s’emplissait de tumulte, d’éclats de voix irritées. J’avais peur et ne me rassurais qu’en apprenant le départ de « mon oncle Hector » qui retournait à ses folies, après avoir extorqué de haute lutte quelques subsides à mon grand-père.

Après cela, pendant deux ou trois jours, le duc gourmandait un peu père, lui disant :

— Tu as tort. Le gaillard a mangé son blé en herbe. Ce que tu m’as arraché par ton insistance est pris sur ta part, sur celle de ta Louisette.

Mon père répondait :

— Bah ! cher père, les récoltes seront superbes cette année ; elles combleront cette dépense imprévue.

Puis tout rentrait dans le calme et la maison redevenait douce, bonne, paisible.
il faisait une courte apparition.
Comme par le passé, on y respirait la tendresse confiante, l’affection partagée.

J’avais dix ans, quand tout à coup la tempête s’abattit sur Armaris.

Oh ! pas la tempête du ciel ! Celle-là a encore des pitiés ; celle-là épargne quelques épaves. Non, la tourmente humaine, mille fois plus cruelle, mille fois plus impitoyable.

Le duc d’Armaris fut foudroyé par une congestion cérébrale.

À cette nouvelle, mon oncle Hector accourut au château, assista décemment aux obsèques, eut avec le notaire de la famille une longue conversation — où il acquit la certitude qu’il n’avait plus droit à aucune parcelle de l’héritage ; après quoi, il prit congé de nous et retourna à ses plaisirs.

Nous restions tous trois, mon père, ma mère et moi. Nous reprenions notre existence paisible, avec ces seules différences qu’il y avait au milieu de nous une place vide et que nos vêtements maintenant étaient noirs.

Hélas ! le jour du décès de mon grand-père, j’avais pris le deuil pour toujours.

Quelques mois s’écoulèrent. Mon oncle Hector ne donnait aucun signe de vie. Il se recueillait avant de frapper.

Un soir, après le dîner, nous étions réunis au salon.

Je m’étais pelotonnée dans un fauteuil. Comment cela se fit-il ? Comment ma mère, toujours si attentive, ne s’en aperçut-elle pas ?… Je ne sais ; mais je m’endormis profondément.

Une sensation de froid me réveilla.

J’ouvris les yeux… Je les refermai aussitôt.

Évidemment je rêvais.

J’avais perdu le sentiment au château, dans le grand salon, et je m’éveillais au milieu d’un bois, à l’abri d’une roche surplombante.

Cela était fantastique.

De nouveau je regardai. La vision persista. D’une voix étranglée par la terreur, je murmurai :

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

Alors, une ombre pénétra dans le réduit. J’eus un cri d’épouvante, mais une voix douce et bonne, que je reconnus de suite, me rassura :

— N’aie point de crainte, Bertinette, Dilevnor est près de toi.

— Dilevnor, c’est toi, bon ami. Tu es donc revenu de ton voyage. Papa avait beau dire, j’étais bien sûre que tu reviendrais.

— Vous connaissiez mon père ? prononça d’une voix profonde Dodekhan, qui jusqu’à ce moment avait écouté en silence.

— Oui, et je l’aimais. Originaire du Turkestan russe, apôtre de l’indépendance, il avait dû quitter sa patrie, se réfugier en France. Mon père s’était trouvé en rapport avec lui, et conquis par la noblesse, la pureté de son caractère, il lui avait offert un asile à Armaris.

Par malheur, la police moscovite veillait.

Pour faire chasser de France ce patriote, elle l’avait dénoncé au gouvernement français comme un nihiliste, un révolutionnaire, un propagandiste par le fait.

— Infamie ! gronda le jeune homme.

— Ah ! vous avez raison, répéta la mourante avec une suprême énergie… infamie. Lui, nihiliste, lui dont les nihilistes se moquaient, alors qu’il leur disait : Ce n’est point par les bombes, ce n’est point par le crime que l’on fait libres les opprimés ; c’est par la volonté, c’est par la persuasion ; c’est par la force du nombre de ceux qui croient à l’éternelle justice.

— Ils ne rient plus aujourd’hui, murmura le Turkmène avec un orgueilleux sourire.

Elle le regarda, une interrogation avide dans les yeux.

— Il a donc triomphé ?

— Oui, madame. La puissance nihiliste est néant auprès de celle qu’il m’a transmise. Du Pacifique au Danube des millions d’hommes ont les yeux fixés sur moi, attendant un geste pour agir… si je le voulais demain…

Il s’interrompit brusquement et plus doucement :

— Continuez votre récit, madame, je suis ici pour apprendre comment je puis exécuter une volonté de mon père, et pour cela seulement.

Elle obéit docilement.

— Le marquis d’Armaris avait été avisé de la dénonciation portée contre Dilevnor : il l’aida à passer en Suisse, lui fournit les moyens de s’installer à Genève. C’est de là que le proscrit était revenu pour nous sauver d’un épouvantable attentat, dont un misérable, fuyant les lois, lui avait révélé les détails.

Mon oncle Hector, à bout de ressources, tombé de degré en degré à la honte, avait résolu de rentrer en possession du domaine d’Armaris, et pour atteindre ce but, de supprimer tous ceux qui se trouvaient entre lui et l’héritage du duc défunt.

Un narcotique stupéfierait un soir tous les habitants du château, maîtres et valets. Chacun serait porté sur son lit, soigneusement garrotté ; puis le feu, alimenté par un copieux arrosage de pétrole, consumerait castel et propriétaires ; Hector, officiellement à Londres, apprendrait l’accident, sans pouvoir être incriminé, et hériterait paisiblement.

— Le misérable ! fit sourdement Dodekhan.

Dans ses yeux noirs passa une lueur rouge, ardente, révélant l’âme terrible et passionnée qui se voilait de sa grâce hindoue.

Mais la Française poursuivit :

— Dilevnor, aussitôt avisé, était rentré en France. Il se dirigea vers Armaris, au risque de se faire prendre par la police, lui le proscrit, lui l’extradé.

Mais ses ressources étaient limitées… Les précautions indispensables à prendre retardèrent sa marche.

Il arriva, quand déjà le château était en flammes.

Au risque de sa vie, il put m’arracher au feu, mais moi seule. J’étais marquée pour souffrir plus longtemps que les autres.

J’abrège, pour passer à la seconde partie de ma vie.

Dilevnor comprit que si mon existence était connue, Hector n’hésiterait pas à me frapper, pour rester seul possesseur de la fortune. D’autre part, un scandale judiciaire eût déshonoré le nom d’Armaris.

Il m’emporta à Genève, laissa mon oncle hériter, vendre à vil prix les terres et les bois, puis dilapider le tout en orgies.

Désormais je m’appelais Louise-Albertine, et j’étais l’enfant d’adoption de cet homme de bien.

Elle s’arrêta un instant. Des larmes ruisselaient sur ses joues amaigries.

Dodekhan, lui aussi, pleurait.

Mais il parut faire un effort violent et murmura :

— Parlez, madame, parlez ; dans trente minutes, on viendra m’arrêter ici.

— Vous arrêter ? redit-elle saisie.

Il la rassura d’un sourire :

— Cela n’a aucune importance. Demain, je vous l’ai affirmé, je vous l’affirme encore, je serai libre. Mais il faut que je n’ignore plus rien du fils que vous me léguez comme frère.

Et d’un ton mi-railleur, mi-tendre :

— Mon père adopta la mère comme sa fille, j’adopte le fils comme mon frère.

De ses mains tremblantes, la moribonde étreignit la main du jeune homme, et comme si elle avait puisé de nouvelles forces dans ses paroles :

— Que vous dirai-je ? reprit-elle. Les années passèrent. Les dangers, les nécessités de l’œuvre géante entreprise par Dilevnor, nous condamnaient à une existence nomade.

Nous parcourûmes l’Allemagne, l’Autriche, la Turquie, l’Asie Mineure, les pays Afghans, Persans, Beloutchis, Hindous, Indochinois. La Chine et le Japon nous virent sur leurs territoires.

Ce fut à Fusyihama, dans ce dernier pays, que je rencontrai celui qui devait être mon époux.

Il se nommait Prince, était ingénieur et Français. Il me donna toute son âme et, en toute confiance, sans même remarquer certaines irrégularités d’écritures que mon père adoptif, malgré ses soins, n’avait pu éviter, il épousa Louise-Albertine, enfant trouvée, sans nom.

Avec lui je revins en France où naquit mon fils, mon petit Albert.

— Albert, répéta Dodekhan, comme pour graver ce nom dans sa mémoire, Albert Prince.

Elle, inclina la tête pour affirmer, puis la voix assourdie :

— J’étais heureuse. Je pensais avoir atteint le terme de mes souffrances. Hélas ! ce n’était qu’une embellie.

Ingénieur des mines, mon mari fut appelé au Caucase pour mettre en valeur une concession minière.

Nous nous installâmes à Tiflis.

Là, un des affiliés déjà nombreux de Dilevnor me reconnut. Il m’indiqua la retraite du proscrit, à cet instant caché dans la ville sainte, dans Moscou, défiant la police russe par l’audace même du choix de son gîte.

Ah ! le revoir, c’était une joie, mais c’était plus encore un devoir. N’avait-il pas, durant de longues années, embarrassé sa marche, doublé les dangers suspendus sur sa tête, pour me protéger, me soigner, me conduire au bonheur ?

Jamais je n’avais entretenu mon mari du but mystérieux poursuivi par mon second père. Il y avait là un secret qui ne m’appartenait pas, dont je ne me reconnaissais pas le droit de disposer.

Je lui dis donc simplement que mon père devant passer à Moscou, je serais heureuse de m’y rendre pour l’embrasser.

Prince ne savait rien me refuser.

— Vas donc à Moscou, chère femme, répondit-il seulement.

Et je partis, accompagnée à la gare par l’époux tendrement aimé, par mon petit Albert, alors âgé de deux ans, et que portait une superbe nourrice géorgienne, au diadème de soie et d’or, au costume théâtral et gracieux.

Quand le train s’ébranla, mon cœur se serra.

Pourquoi ?

Mystère ! Je ne me doutais aucunement que je venais de voir mes aimés pour la dernière fois.

Hélas ! la méchanceté des hommes ne s’endort jamais.

Ma présence à Tiflis avait été signalée à la police russe. Sans le savoir, j’étais épiée, surveillée ainsi qu’une criminelle. Dilevnor ne s’y trompa pas.

Aussi, quand j’arrivai dans l’asile qu’il s’était ménagé, à cent mètres du Kremlin, il me prit longtemps dans ses bras, et me dit seulement :

— Je profite de ce moment, ma chérie, car peut-être est-ce le seul instant où je pourrai te presser sur mon cœur.

— Oh ! père, répondis-je, pourquoi de pareilles idées ?

— Parce que je connais la police russe, mon enfant. Quoi qu’il advienne d’ailleurs, sache que je me suis ménagé une ligne de retraite. Oh ! la maison n’a qu’une issue apparente. À quoi bon en avoir deux. L’ennemi les garde et voilà tout. Tandis qu’une issue ignorée ne se garde point, et celle dont je parle est bien ignorée, car elle n’existe pas encore.

Et comme je le considérais étonnée.

— Si l’on vient perquisitionner, soutiens hardiment que, seule, tu habites cette maison, avoue que tu espérais me voir à Moscou où l’on t’avait annoncé mon passage. Puis rejoins ton mari et ne songe plus jamais à me rendre visite en Russie. Va, ma fille, je te rendrai ta visite en d’autres contrées, moins dangereuses pour moi.

— Mais enfin, si ce que vous craignez se réalise, comment fuirez-vous ? Je vous obéirai en toutes choses ; seulement, je vous en prie, expliquez-moi pour que je sois rassurée.

Il passa sa main sur mes cheveux, comme il le faisait alors que j’étais enfant.

— Petite curieuse ; je t’excuse, car cette curiosité-là vient du cœur.

Et baissant la voix :

— J’ai une cachette sûre, entre deux planchers. J’y ai serré des armes, des provisions pour huit jours, le temps nécessaire à percer un mur, à créer l’issue que personne ne soupçonnera.

Il mit un baiser sur mes yeux.

— Oublie cela. Pour garder le silence, la mémoire est inutile. Et maintenant, en attendant la police, jouissons du plaisir d’être ensemble.

Il ne devait pas être long, le plaisir.

Le soir même, des gens de la police envahissaient la maison, la fouillaient avec rage, et ne trouvant que moi, ils m’entraînaient avec eux, me jetaient en prison.

Je me réclamai du consul de France.

On me rit au visage. On me répondit.

— Il n’y a pas de nationalité qui tienne. Vous êtes arrêtée pour complot politique, affiliation à la secte nihiliste, terroriste, complicité avec le chef Dilevnor.

Je me récriai ; alors les tortionnaires ajoutèrent :

— Vous avez un moyen bien simple de prouver votre innocence. Apprenez-nous où se cache Dilevnor.

Cela dura huit longues journées. Je savais que de mon silence dépendait le salut de celui qui avait veillé sur ma jeunesse. Aussi, magistrats et policiers eurent-ils beau multiplier les interrogatoires, me tendre les pièges dont ils sont coutumiers, je ne prononçai pas une parole imprudente.

Le neuvième jour on me ramena chez le juge.

— Nous connaissons la cachette de Dilevnor ? me déclara cet homme.

Je haussai les épaules.

— Nous la connaissons, reprit-il avec force. Il s’est glissé entre deux planchers
On me ramena chez le juge.
de la maison où vous fûtes arrêtée. Il a percé un mur et a disparu. Le trou béant au milieu de la façade a révélé l’existence du conduit qu’aucun indice n’avait trahi.

Je ne fus pas maîtresse d’un premier mouvement.

Mes mains se joignirent, mes yeux se levèrent vers le ciel ; mes lèvres prononcèrent à mon insu.

— Il est en sûreté, merci ! ô mon Dieu !

Alors le juge eut un rire rageur.

— Oui, ce démon nous a échappé ; mais toi tu es en notre pouvoir, ma fille ; il t’aime, il souffrira de tout ce que tu souffriras toi-même… Remercie donc Dieu tout à ton aise ; c’est sur toi que nous allons torturer Dilevnor.

Sans doute, mon second père était entraîné par l’œuvre entreprise ; sans doute il ne pouvait venir à mon secours.

Deux semaines plus tard, des moujiks (paysans) découvrirent sur les berges boueuses de la Moskova, cette rivière lente qui arrose Moscou, un cadavre dont la tête avait été horriblement fracassée. Dans une des poches de la pelisse était un étui de métal recouvert de peau. À l’intérieur de l’étui un papier portant ces mots :

« Ceci est mon testament :
xxxx « Les frères m’ont condamné parce que je n’ai pas mené à bien l’opération dont ils m’avaient chargé. Un autre sera plus heureux.
xxxx « Ils permettent que je lègue ma fortune à l’enfant bien-aimée qui a été le sourire de ma vie. « Qu’on lui remette un million de roubles (2.700.000 francs), déposé à la banque Meleskis, Gibbersen et Cie, de Smolensk.
xxxx « Ceci est ma suprême volonté,

« Fait librement, ce…
« Signé : Dilevnor. »

— Eh bien ? questionna Dodekhan se penchant sur la mourante dont la voix avait baissé tout à coup.

Elle se redressa vivement.

— Ah oui ! En vous entendant parler tout à l’heure, j’ai compris que Dilevnor avait employé une ruse pour me sauver et faire croire à sa mort… Pour le reste… vous voyez ce que l’on a fait de moi.

— Mais cet héritage de mon père que vous souhaitez sans doute voir revenir à… mon frère Albert ?

Elle l’enveloppa d’un ineffable sourire.

— Oui, c’est cela… Le gouvernement russe a confisqué la somme et l’a donnée à titre d’indemnité à un agent du consulat anglais de Moscou, qui avait été blessé à la suite d’un attentat nihiliste.

— Le nom de cet homme.

— Ezechiel Topee.

— Celui-là rendra gorge, je vous le jure…

Elle l’interrompit et élevant lentement sa main tremblante :

— Attendez. Celui-là ne fut pas un coupable… Il ne doit pas souffrir de l’indignité des autres… Il a reçu une indemnité du gouvernement… rien de plus…

— Mais alors que voulez-vous que je fasse ?

— Je ne sais… mais je me souviens que Dilevnor ne connaissait qu’une voix, celle de la justice… De là-haut, je le prierai qu’il vous inspire… et je vous confie mon fils…

Gravement le jeune homme promit :

— Je serai juste, pauvre mère.

Puis vivement.

— Où habitiez-vous en France ?

— À Tours.

— Tours… Bien. J’irai.

Et d’un ton étrange :

— Je suis trop haut pour rencontrer l’affection. J’ai des esclaves fanatiques, je n’ai point d’amis. Sois bénie, toi que l’Infini va rappeler à lui… Je te devrai peut-être… un frère.