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Millionnaire malgré lui/p1/ch04

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Combet et Cie Éditeurs (p. 37-44).

IV

LE PARI DE DODEKHAN


Louise-Albertine Prince, née d’Armaris, connue à Aousa sous le seul sobriquet de la « Française », occupait la dernière des cabanes, dont l’ensemble forme l’hôpital du pénitencier.

En quelques instants, Labianov, Kozets et leur petite troupe y furent arrivés.

L’unique fenêtre, ménagée entre les troncs grossiers formant la muraille, était bouchée par un épais volet plein ; mais une fente se dessinait dans le noir comme une ligne lumineuse, indiquant qu’une lampe brillait à l’intérieur.

D’un bond, Mona, sans prendre garde à la neige amoncelée en ce point, dans laquelle elle enfonçait jusqu’aux genoux, s’était portée contre la paroi, et l’œil appliqué à la fente, elle regardait.

La chambre lui apparaissait… Elle voyait la mourante dont les regards se fixaient avec une expression de confiance et d’espoir sur Dodekhan, debout auprès de la couche de la malheureuse femme.

Une émotion singulière envahit la fillette, émotion faite de pitié pour la moribonde, d’admiration pour celui qui, en dépit des gardes, des ordres du gouvernement, des précautions de la police, était venu lui apporter la consolation de sa présence.

Car elle n’en pouvait douter, la physionomie de la « Française » exprimait trop clairement sa foi dans ce jeune homme droit et grave auprès d’elle. Il avait consolé, adouci les dernières heures de cette inconnue, vers qui Mona se sentait entraînée par une mystérieuse sympathie.

Elle oublia qu’elle était la fille du gouverneur, du chef suprême de ceux qui gardaient les prisonniers ; elle se surprit à faire des vœux pour ce 12, si beau et si bon aussi, puisqu’il se mettait en péril pour une captive qui, dans quelques heures, ne serait plus qu’un cadavre.

Brusquement, elle eut conscience de la bizarrerie de sa situation. À part elle, elle pactisait avec des forçats contre l’autorité… elle, la fille du général Labianov.

Une rougeur ardente incendia ses joues ; mais la nuit cacha sa confusion.

Puis l’idée lui vint que sa station devant le volet fendu devait faire l’objet des remarques de ceux qui l’accompagnaient.

Elle sentit le besoin de parler, de dire quelque chose, et, obéissant à l’impulsion irrésistible, elle prononça :

— Oh ! il lui baise la main ! Elle lui sourit !

— Voyons, fit le policier en s’approchant.

Alors la fillette lui céda la place, évitant d’être frôlée même par lui, prise d’un dégoût irraisonné pour ce représentant de la police russe. Elle se réfugia près de son père.

— Tu as froid ? demanda celui-ci.

— Non…

Le général lui prit les mains, elles étaient glacées… Il mit les doigts sur sa joue…

— Mais ta figure brûle, ma chérie, et tes pauvres menottes sont de glace. Bolesine, appela-t-il, entrons et terminons-en avec ce jeune drôle.

Drôle ! Ce mot brutal, appliqué à Dodekhan, fit passer un tressaillement dans tout le corps de Mona.

Pourquoi ? Elle n’aurait su le dire.

Cela lui avait fait l’effet d’une insulte personnelle. Son père lui apparaissait soudain injuste et cruel.

Mais Bolesine heurtait la porte de la crosse de son mousqueton d’ordonnance.

— Entrez, répondit de l’intérieur une voix grave et douce, dont le timbre acheva de bouleverser la fillette.

— Entraînée par son père, elle se trouva, sans savoir comment, sur le seuil. Kozets la suivait de près.

Et elle demeura saisie.

Dans son imagination de petite fille, elle avait pensé qu’à la subite apparition des soldats, du gouverneur, le prisonnier 12 allait pâlir, sembler déconcerté.

Il n’en était rien.

Dodekhan salua les nouveaux venus de la main et avec un sourire :

— Je vous attendais, monsieur le gouverneur. J’avais calculé que vous viendriez vers cette heure, et j’ai pris mes précautions en conséquence. L’entretien que je souhaitais avec la martyre, qui ne doit s’appeler ici que la « Française », est terminé.

Devant un tel sang-froid, Stanislas Labianov resta sans voix.

Mais l’organe acerbe de Kozets s’éleva.

— Oui, cette femme vous a fait les confidences que vous désiriez recueillir.

Dodekhan toisa le policier.

— Je ne me trompe pas. C’est encore cet excellent M. Kozets. Et vous tenez beaucoup à savoir si madame m’a confié les souvenirs que la police russe, dont vous êtes le digne représentant, désirait si fort enfermer dans la tombe ?

— Peu m’importe, gronda l’interpellé… Vous avez violé le « secret » auquel était condamnée la prisonnière. Votre compte est bon.

Le sourire de Dodekhan s’accentua :

— Je tiens pourtant à vous fixer, monsieur Kozets : je sais tout ce que vous vouliez être ignoré du monde entier.

— Vous ne le répéterez jamais, je vous le jure !

— Ne jurez pas, digne monsieur Kozets. Les serments que l’on ne peut tenir sont répréhensibles.

— Que je ne puis tenir !… nous verrons bien.

— Certes.

— Tout d’abord, par votre insolent aveu, vous venez de vous condamner vous-même au secret pour toujours.

— Oh ! murmura tristement Mona.

— De plus, vous avez rendu toute grâce, toute commutation de peine impossibles. Vous êtes au bagne à perpétuité.

De nouveau, un faible gémissement fusa entre les lèvres de la fillette.

Mais, à sa profonde stupéfaction, le 12 ne perdit rien de son calme, et ce fut d’un ton qui ne trahissait aucune émotion qu’il demanda :
Vous entendez une voix humaine pour la dernière fois.

— Avez-vous fini, monsieur Kozets ?

— Pour votre malheur, oui ; car vous entendez une voix humaine pour la dernière fois.

— Humaine, persifla flegmatiquement le prisonnier, voilà un qualificatif qui convient mal à votre organe… Bah ! je ne vous chercherai pas une chicane grammaticale. Nous avons des choses plus sérieuses à dire.

Et faisant un pas vers les soldats :

— Monsieur le gouverneur, monsieur Kozets, je vous propose un pari.

La foudre tombant aux pieds des assistants ne les eût pas stupéfiés autant que cette proposition inattendue.

— Un pari, bredouillèrent Labianov et le policier, un pari ?

— Un pari ? répéta tout bas Mona.

— Oui… vous prétendez me mettre au secret et me garder jusqu’au moment où le destin fermera à jamais mes yeux ?

— Mon Dieu, oui, railla Kozets, cherchant à reprendre son assurance.

— Chut ! interrompit le jeune homme, ne mêlez pas le nom du Créateur à vos pensées malsaines… Eh bien ! moi, je vous parie que, demain, j’aurai quitté le pénitencier.

Mona écarquilla les yeux. Le captif prenait pour elle les proportions d’un être fantastique, d’un héros de la fable.

Pour Kozets, il ébranla le plancher d’un furieux coup de talon.

— Parier serait vous voler votre argent.

— À moins que ce soit perdre le vôtre.

— Eh ! trêve de plaisanteries ! Avant de parler de paris ridicules, sachez ce qui vous attend.

Le policier prononça ces paroles, les dents serrées, un éclair féroce dans ses yeux pâles.

— En sortant d’ici, vous serez conduit dans un silo… Vous savez ce qu’est un silo ?

Dodekhan affirma de la tête, sans cesser de sourire :

— Mais oui, monsieur Kozets. Un silo est une excavation creusée en terre en forme de tronc de cône, c’est-à-dire qu’elle s’élargit à mesure que l’on approche du fond. On n’y peut entrer et l’on n’en peut sortir qu’au moyen d’une corde.

— Que l’on ne vous fournira pas.

— Soit… mais continuez, excellent monsieur Kozets, votre conversation est pour moi pleine de charmes.

Chez Mona, l’admiration pour le jeune homme confinait à la stupeur.

— Une fois au fond du silo, reprit rageusement le policier, vous saurez qu’à la surface du sol, six factionnaires gardent l’orifice de la prison.

— Six… c’est bien peu.

— Il y en aura un septième, moi.

— Vous, pauvre monsieur Kozets, vous aurez bien froid par cette nuit glaciale.

— Et par les nuits suivantes, pourriez-vous dire… je ne discute pas avec le devoir, moi. Je veillerai ainsi jusqu’au moment où la direction centrale de la police et le Saint Synode, que je vais consulter télégraphiquement, auront statué sur votre sort.

— Quoi ? Vous me priveriez de votre surveillance si remplie de sollicitude ?

— Rien ne s’opposera à ce que je reprenne mes habitudes, accentua Kozets d’un ton venimeux, car, à moins que je me trompe fort, le Saint Synode ne verra qu’un moyen certain d’assurer le secret de la « Française »…

— Sans indiscrétion, puis-je connaître ce moyen ?

— Comment donc… Vous n’avez pas deviné, c’est élémentaire pourtant… On ferme la bouche capable de révéler ce qui doit rester ignoré.

— On la ferme ?…

— Oh ! de façon péremptoire, Douze balles dans le corps ; un projectile de revolver, dit « coup de grâce », dans le crâne, et l’on est assuré du mutisme du patient, fût-il le plus bavard des hommes.

À ces horribles paroles, Mona dut s’appuyer au mur. Il lui semblait que son cœur avait cessé de battre, que tout tournait autour d’elle.

La voix du prisonnier la rappela à elle-même.

— Je tiens cependant le pari, disait Dodekhan.

Elle le regarda avec une épouvante stupéfaite. Comment, plongé dans un silo, gardé par six soldats, par M. Kozets lui-même, il pariait encore de partir le lendemain !

Quel était donc le personnage assez sûr de ses forces ou assez follement outrecuidant pour oser lancer pareil défi ?

Sans doute Kozets se fit des réflexions analogues, car il ricana :

— Si c’est une idée fixe, faites-nous part des termes dans lesquels vous pariez.

— Volontiers… Je quitterai Aousa demain.

— Demain… Ah çà ! vous n’avez pas écouté ce que je viens d’avoir l’honneur de vous confier…

Avec un haussement d’épaules Dodekhan répliqua :

— Le silo, six soldats, vous en personne…

— Il me semble que cela rend votre pari terriblement aventuré.

— Peuh ! ces enfantillages n’auront aucune influence…

— Vous dites ?

— Aucune influence. Donc, demain, je serai parti ; mais je reviendrai dans six mois, pour délivrer le général Labianov, un officier droit et bon, qui sera alors prisonnier.

— Comment ? comment ? Quel est ce conte ?

— Ce n’est pas un conte, monsieur Kozets, c’est un pari.

— Encore ?

— Et comme je le tiens dès cet instant comme gagné, je serai modéré quant à l’enjeu…

— Qui sera ?

— Je parie une discrétion.

Du coup, Mona ne sut point dominer son enthousiasme, elle applaudit des deux mains, et, se penchant vers son père, quelque peu surpris de cette manifestation imprévue, elle murmura entre haut et bas, empoignée par la scène à ce point qu’elle n’avait pas conscience de l’inconvénient de ses propos en présence du fonctionnaire chargé d’empêcher les évasions :

— Tu verras, père, il s’évadera, cela ne fait pas doute pour moi.

Labianov n’eut pas le temps du reste de relever cette naïve incorrection. Kozets parlait.

— Va pour la discrétion. En attendant, Bolesine, plongez-moi le Douze dans le silo. Six hommes de faction se relèveront d’heure en heure. Moi-même je resterai avec eux.

Et prenant le général par le bras :

— Vous voudrez bien me faire donner une capote de feutre ; un brasero… Le corps de garde nous fournira du thé bouillant.

Il considéra le prisonnier :

— Vous le voyez, je prends mes précautions contre le froid.

Sans répondre, Dodekhan se plaça au milieu des soldats. Au moment de sortir, il regarda la mourante qui, muette, comme pétrifiée, avait assisté à cette scène étrange.

— Ayez confiance, madame, demain je serai libre, et celui qui remplit votre pensée aura un protecteur.

Mona constata que le visage de la « Française » se rassérénait. Elle perçut une voix affaiblie, disant :

— Merci… je crois, je crois…

Puis elle se retrouva dans la nuit, entraînée par le gouverneur qui lui tenait la main.

Quelques raisons que pût lui donner le général, elle ne consentit à rentrer qu’après avoir vu descendre le captif dans le silo et placer les sentinelles autour de l’ouverture, fermée, surcroît de précaution, par une lourde rondelle de bois que trois hommes avaient peine à remuer.

Enfin, M. Kozets, engoncé dans une épaisse capote de feutre, encapuchonné, assis près d’un brasero ardent à rôtir un bœuf, elle se décida à suivre son père dans l’hôtel du gouvernement.

Là, esquivant les reproches que n’eût pas manqué de lui attirer son équipée aggravée par ses réflexions et ses résistances, elle argua du froid pour courir s’enfermer dans sa chambre.

Elle se déshabilla, se mit au lit toute pensive, murmura à mi-voix, sans se rendre compte qu’elle pensait tout haut :

 Ce silo a sept mètres de profondeur. Il est impossible d’en sortir… et cependant il en sortira… je veux le croire ; car si on le tuait, comme l’en a menacé ce vilain M. Kozets…

Elle se tut un moment, se cacha sous ses couvertures et acheva lentement :

— Je mourrais de chagrin, et de honte ! Comment papa, qui est si bon, a-t-il accepté d’être gouverneur d’un pénitencier.

Dans sa jeune âme, venait de commencer ce duel, qui agite tant d’âmes élevées… la lutte, de la justice et de la légalité… Elle avait la vague intuition que la justice n’est pas toujours du côté de l’homme qui représente la loi.