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Millionnaire malgré lui/p2/ch05

La bibliothèque libre.
Combet et Cie Éditeurs (p. 263-280).

V

UN MARIAGE SUR « PLOTS »


Depuis huit jours, Orsato Cavaragio et l’escorte policière à sa solde chevauchaient auprès du chariot que conduisait Kozets, toujours sous son déguisement d’Indien Kri.

Celui-ci était pensif.

Dodekhan avait promis d’être de retour au bout de quarante-huit heures avec Albert Prince ; il y avait une semaine de cela, et il n’apparaissait pas.

Lui était-il arrivé malheur ?

Le digne agent russe se sentait défaillir à cette pensée. Il comprenait quel dévouement le liait à présent à ce jeune homme étrange, en qui naguère il n’avait vu qu’un forçat.

Il tâchait à se redonner du courage en murmurant :

— Il ne s’attendait pas à voir la police des États-Unis prendre parti pour cet Orsato Cavaragio. Il y a là une complication qui a dû modifier ses plans… Oui… mais huit jours au lieu de deux !

Il convient de dire à sa louange qu’en dépit de son anxiété sans cesse croissante, il ne songea pas un instant à abandonner le chariot.

Dodekhan lui avait ordonné de ne pas quitter la prison roulante de Laura ; l’absence du jeune homme dût-elle être éternelle, il passerait sa vie auprès du véhicule.

Mais si Kozets demeurait calme, au moins en apparence, Orsato Cavaragio, lui, faisait retentir les échos de ses clameurs de colère.

Il avait voulu pénétrer dans le chariot, railler Laura, lui démontrer qu’elle n’avait d’autre alternative que de lui accorder sa main.

Et un obstacle insoupçonné s’était jeté à la traverse de ses projets.

Le circuit électrique établi par Dodekhan était demeuré infranchissable.

En désespoir de cause, le señor avait, à l’aide d’une échelle, escaladé la toiture du véhicule. Par l’étroite ouverture, signalée à Laura par le faux Indien, il avait fait pleuvoir, sur la captive les torrents d’une éloquence qu’il jugeait irrésistiblement persuasive.

Peine perdue. Miss Topee n’avait même pas répondu.

Et ce soir-là, la petite troupe campant au bord de la route, Orsato, plus furieux, que jamais, tenait conseil avec les hommes de son escorte, tandis que Kozets, debout sur le wagon, faisait passer à la captive sa nourriture enclose en un panier.

— Par Satan ! rugit Orsato, cette voiture est chargée d’électricité ainsi qu’une bouteille de Leyde.

— Il faudrait donc procéder comme pour une de ces bouteilles que vous dites, hasarda l’un des auditeurs.

Le señor regarda le causeur :

— Que voulez-vous dire, mon brave ?

— Ceci… un jour, j’ai dû, avec quelques camarades, procéder à l’arrestation d’un professeur de physique de l’Université de Pensylvanie.

— Quel rapport cela a-t-il ?

— Attendez, señor ; vous l’allez voir. Nous nous présentons chez le professeur ; nous le trouvons debout, au centre d’un de ces appareils à douches circulaires. Vous voyez cela d’ici : une série de tuyaux parallèles, permettant la douche instantanée et complète.

— Oui, oui…, continuez.

— Nous déclinons notre mandat. Il nous répond : Gentlemen, la loi est la loi, je la respecte. Emparez-vous de moi, je ne ferai aucune résistance.

— C’était fort bien parlé.

— Oui, mais le facétieux personnage avait chargé l’appareil à douche d’électricité, et sitôt que nous allongeâmes la main pour le saisir… vlan ! vlan ! vlan ! des secousses à croire que nous étions foudroyés.

— C’est comme cet odieux wagon.

L’interlocuteur d’Orsato inclina la tête.

— Justement, señor… Eh bien ! l’un de nous avait fait des études, il nous dirigea ; chacun toucha l’appareil électrisé… ; les secousses s’atténuèrent après quelques contacts et nous pûmes opérer l’arrestation du professeur.

Un véritable rugissement échappa au señor Cavaragio.

— Il faut procéder de même pour le chariot.

— Justement, votre honneur.

— Quatre dollars par secousse, allez-y, mes amis.

Personne me remarqua que Kozets, toujours penché sur le véhicule, s’était agenouillé et avait jeté quelques paroles à l’intérieur.

Stimulés par la prime de quatre dollars, les agents se précipitèrent vers la voiture.

À l’arrière, trois degrés, bordés d’une rampe de fer, accédaient à la porte.

Le premier qui y posa le pied poussa un rugissement et fut projeté au loin comme par une catapulte.

Un second lui succéda et eut le même sort. Mais les secousses électriques semblèrent bientôt diminuer d’intensité. On eût cru, selon l’expression de l’agent qui avait parlé, tout à l’heure, que la bouteille de Leyde se déchargeait. Le neuvième policier, tout en étant fortement secoué, demeura sur ses pieds.

Le douzième put s’établir sur la première marche et y séjourner.

À cette vue, Orsato Cavaragio lança un cri de triomphe :

— À moi, à moi, s’exclama-t-il… Je vais lui parler, à cette petite révoltée, et lui prouver qu’il n’y a électricité qui tienne : il faut m’obéir.

D’un bond de tigre, il fut sur l’escalier.

Mais il n’y resta pas longtemps.

Kozets s’était brusquement penché à l’ouverture supérieure du chariot.

Comme par un effet réflexe, le señor fit entendre un hurlement étranglé.

Son chapeau tomba, ses cheveux se hérissèrent, se couronnant d’une aigrette lumineuse ; puis, subitement, il fut enlevé, projeté, et roulant sur lui-même, il alla mesurer la route poudreuse à dix mètres du vagon servant de prison à miss Laura Topee.

Tout étourdi du choc, il regardait ahuri, les hommes d’escorte accourus auprès de lui, quand les sabots d’un cheval sonnèrent sur la chaussée.

Presque aussitôt un cavalier parut, et la voix sonore de l’Indien Flèche de Fer domina le bourdonnement confus des conversations.
Mademoiselle ? appela-t-il.

— Salut, amis. Que se passe-t-il donc ?

Orsato se releva furieux :

— Ce qui se passe ?… Eh ! Miss Laura se retranche dans ce damné wagon où le chef kri l’a enfermée. Le pseudo Peau-Rouge eut un sourire :

— N’est-ce que cela ?

— Que voudrais-tu davantage ?

— Le chef à la plume d’aigle ne veut rien que la satisfaction de celui auquel il s’est engagé.

— Nous sommes loin de la satisfaction.

— Le señor se trompe. Il oublie que Flèche de Fer est Loëgaran (sorcier) dans sa tribu. Qu’il me laisse faire, et avant une heure, la Rose de l’Ouest Canadien aura consenti à lui accorder sa main.

Un murmure dubitatif s’éleva.

L’Indien toisa les assistants, haussa les épaules, et d’un accent de commandement :

— Où est l’échelle qui accède au sommet du chariot ?

— Elle est dressée, chef, clama Kozets toujours à son poste élevé.

— Bien.

Puis avec une gravité qui impressionna les auditeurs :

— Que personne ne bouge ; je vais transformer l’esprit de la Rose de l’Ouest.

Sautant légèrement à terre, il courut à l’échelle, la gravit rapidement parvenu sur la toiture du wagon, il s’accroupit, encadrant son visage dans le panneau étroit permettant de communiquer avec l’intérieur.

Kozets s’était redressé et surveillait le groupe resté sur la route.

Flèche de Fer apercevait Laura.

— Mademoiselle ? appela-t-il doucement.

Elle leva les yeux.

— Qu’est-ce ?

— C’est moi, votre ami rouge. Voici une lettre, lisez-la. Ensuite vous m’écouterez.

Rapidement il faisait glisser par l’ouverture un papier, dissimulé jusque-là aux regards.

Laura s’en saisit et lut :

« Chère Laura, obéissez aveuglément. Des agents de la police des U. S. A. vous gardent ; il nous est impossible de vous sauver de vive force. Aidez à notre ruse et de nouveau nous serons réunis. Votre dévoué Albert. »

Elle eut un cri, une larme :

— Parlez !

— Consentez à épouser Orsato Cavaragio.

— Jamais !

— Attendez, miss. Consentez. Dites que, dans trois jours, vous sortirez de votre prison pour suivre le señor devant un révérend. Le mariage n’aura pas lieu, je vous le promets.

— Cela est-il convenu avec Lui.

— Il ne vous a pas écrit pour autre chose.

— Alors j’accepte.

— Je vais appeler Orsato Cavaragio ; daignez lui répéter cette assurance.

Un instant plus tard, le señor se hissait à son tour auprès du pseudo-Indien, et par la petite baie rectangulaire recevait de Laura la promesse de l’épouser sous trois jours.

Tandis qu’il se répandait en protestations, compliments, congratulations, Flèche de Fer s’était rapproché de Kozets.

— Aussitôt Laura hors du wagon, lui disait-il, vous emmènerez le véhicule. Il importe de le mettre hors d’atteinte, car, pour le retour, il nous fournira un abri sûr.

— Bien, seigneur.

— Vous nous attendrez à l’endroit convenu.

— Oui.

Orsato se relevait radieux, transfiguré. Le chef à la plume d’aigle se sépara de son complice.

— Ah ! chef, s’écria Cavaragio, il faut que nos verres se choquent, que l’eau de feu coule en votre honneur.

Mais l’Indien secoua la tête :

— Après le mariage, señor. Je pars en avant. Je choisis le révérend qui vous unira à la Rose de l’Ouest ; puis je reviens au-devant de vous.

Pour toute réponse, le « fiancé de Laura » saisit les mains du pseudo-chef et les serra à les briser.

Flèche de Fer laissa passer ces manifestations de joie ; puis il aida aimablement son « cher maître » à redescendre sur la route.

Après quoi, il prit congé du señor, salua les agents stupéfaits de l’aventure et, sautant en selle, il lança son cheval au galop.

Bientôt il se perdit dans l’obscurité. Alors, il quitta le chemin, contourna, à travers champs, le campement de l’escorte du chariot-prison, et après une demi-heure de trot, parvint devant une maison isolée.

Un homme en sortit aussitôt.

— C’est vous ?

— Oui, prince.

— Eh bien ?

— Tout est entendu.

— Tout ?

— Oui, nous ne pouvions attaquer à main armée des agents de la police, mais la ruse nous est permise.

— Et ?…

— Dans trois jours miss Laura sera libre…

— Chère petite Laura !

— Ne nous attendrissons pas ; montez à cheval et suivez-moi. Cette nuit même, nous devons être arrivés à Virginia-City.

Virginia-City est la ville importante de l’État de Nevada.

Elle compte soixante mille habitants, a des rues bien alignées, se coupant à angle droit et numérotées de 1 à 213, ce qui évite aux municipes de se creuser la tête à trouver des noms d’hommes ou de faits célèbres.

Elle a des tramways à trolleys, comme toute agglomération américaine qui se respecte, une gare sur le railway de San-Francisco, Sacramento, Great Salt Lake City, des fabriques de tissus, une caserne de Horse police (police à cheval), des halles vastes et bien aérées ; mais ce qui la distingue, c’est que nulle part la multiplication des sectes religieuses ne sévit comme à Virginia. Le ciel sait pourtant qu’aux États-Unis, les sectes pullulent, et qu’au dernier recensement de 1902, l’administration en catalogua 6.762.

De même qu’ils ont toutes les grandeurs de la liberté bien comprise, les Américains, exagérant comme tous les hommes, arrivent à en posséder également tous les ridicules.

La création de religions nouvelles est un de ces ridicules.

Oh ! chez eux, c’est bien simple. Ils ne se mettent point martel en tête, comme un Çakia Mouni, ou un Mahomet. À quoi bon ? Un brave homme aspire à être le chef d’une nouvelle secte (la seule disant la vérité sur le ciel) ; il construit, achète ou loue, selon ses moyens, un hangar, l’orne de bancs de bois, d’une tribune un peu plus élevée ; se rend ensuite chez l’imprimeur et lui fait tirer mille, deux mille, dix mille, cent mille exemplaires d’un avis que l’on distribue à domicile ou dans la rue.

Tous sont sensiblement pareils à celui que nous reproduisons ici.

AVIS CÉLESTE
À toutes les personnes graves et honorables que préoccupe
le souci de leur salut.

« Le R… Thomas Fluyt, du 16 de la neuvième avenue, informe ses concitoyens qu’il a été visité par l’esprit de lumière. Le dimanche… du mois courant, à trois heures après-midi, il se tiendra au n° 183 de Seventeen street (hangar vert et rouge — ne pas confondre avec le temple d’hérésie, noir et rouge) à la disposition des êtres pensants et méditatifs épris de vérité, pour leur expliquer comment il a découvert, dans le livre… chapitre…, de la sainte Bible, les fleurs précieuses du réel enseignement divin ; les fleurs que le souffle de l’erreur ne fane jamais.
xxxx « Chassez l’indifférence, excitez vos cœurs à la recherche de la vraie parole, et songez que le R… Thomas Fluyt se dérangeant pour éclairer ceux que leurs occupations journalières retiennent loin des saintes méditations, il est en droit d’espérer que vous vous dérangerez de la même façon.
xxxx « Allons, courage ! En avant ! Terrassons l’hérésie ! C’est le meilleur placement que le temps consacre à notre salut.
xxxx « Donc dimanche… du mois courant, à trois heures après-midi, la lumière brillera dans le hangar vert et rouge de la Seventeen street, number 183. »

Or, vers la fin d’octobre, Tiburcius Pandilecson, de Virginia, avait réuni, dans un hangar jadis affecté à remiser des fourrages (ce détail démontre que la fortune n’habitait pas sous le toit du digne homme), Tiburcius donc avait réuni, à l’aide d’un avis céleste et de superbes variations sur le trombone exécutées par un sien cousin, instrumentiste à l’Armée du Salut, d’environ dix personnes graves et honorables préoccupées de leur salut.

Peut-être aussi la température expliquait cette affluence relative.

L’hiver s’annonçait hâtif et froid. Les cimes des Montagnes Rocheuses se montraient, au loin, déjà revêtues de leur manteau de neige, et une bise âpre soufflait à travers les rues, rougissait les nez, engourdissait les doigts ou les picotait d’une vague onglée.

Dans le hangar, le brave Pandilecson expliquait que le pronom, cette partie du discours qui, grammaticalement, remplace le nom, ne le remplace pas du tout divinement, et constitue un manque de respect évident et haïssable à l’égard du ciel et des grands personnages, dont les faits et gestes sont relatés par la sainte Bible.

C’est dans ce sens que la Lumière l’avait visité.

Il tombait à bras raccourcis sur les traducteurs du livré sacré, traducteurs vivant à une époque encore à demi païenne, incapables de soupçonner les précautions oratoires que l’homme, grain de poussière, mousse minuscule, microbe pensant, doit au Maître de toutes choses.

Quand il avait bien étrillé les traducteurs, il bâtonnait d’importance le pronom.

— Monsieur est sorti. Il rentrera ce soir. »

« Voyez cet exemple. Cet il est-il assez cavalier, impertinent, presque moqueur. Oh ! cet il à l’allure de traîne-ruisseau, cet il voulant tenir la place de monsieur, mot respectueux et respectable ; le rôdeur louche essayant de forcer l’entrance for gentlemen du bar de la conversation. »

Il termina sa conférence, en lisant à son auditoire quelques lignes substituées par lui au texte ancien contenant ces infâmes pronoms.

« Alors Jéroboam frappa la porte du bâton.
xxxx « Et une voix à la douceur grave dit :
xxxx « — Entrez !
xxxx « Et Jéroboam entra.
xxxx « Et le vieillard, a l’œil limpide, à la longue barbe, blanche comme la tunique de lin des lévites, salua le voyageur de ces mots :
xxxx « — Quel que soit l’hôte, que cet hôte bienvenu prenne un siège et repose sa personne fatiguée par la route.
xxxx « Et Jéroboam s’assit en disant :
xxxx « — Jéroboam est mon nom ; fatigué est mon état, car longue fut la route.
xxxx « Alors le vieillard appela des serviteurs, leur commandant de servir l’hôte, et cet ancêtre, que l’âge avait auréolé d’argent, disait :
xxxx « — Seigneur, reprends des forces. Pour calmer la soif, bois ; pour calmer la faim, mange.

Par les fenêtres du hangar, les globes électriques de la rue projetaient leur lueur blanche.

L’attention des fidèles se lassait, et, incitée par les premiers tiraillements de l’estomac, s’en allait tout doucettement des préoccupations du ciel vers celles de la terre : la maison bien chaude, le souper avec le thé parfumé, les rôties dorées, les sandwiches minces comme papier, où se marient si agréablement à l’œil, au goût, le blanc du pain, le chrome du beurre, le rose du jambon.

Tiburcius Pandilecson jugea qu’il était temps de clore la séance, fit une petite quête pour encourager et favoriser l’essor de la nouvelle secte, puis rendit la liberté à ses auditeurs engourdis.

Le dernier étant parti, il éteignit les bougies, les enfouit soigneusement dans sa poche et s’en fut à son tour, après avoir fermé à clef.

— Brrou ! fit-il, le temps est froid. Par bonheur, la rue 33, ma chère rue, est à deux pas.

Puis, souriant :

— Douze personnes au hangar aujourd’hui… Cela n’est point mal pour un début. J’ai pris leurs adresses. J’irai les fortifier dans la vérité à domicile… Comme cela, je verrai leurs amis et connaissances ; je les ferai agir sur les fournisseurs… Oui, oui, à la fin de l’hiver, je ne doute pas de voir mon cher troupeau porté à trois cents têtes… L’homme qui en dirige trois cents autres est tiré d’affaire dans cette vallée de larmes, et comme, par profession, les portes du ciel me sont ouvertes, je puis reconnaître, vis-à-vis de moi-même, que je suis satisfait de mon sort.

Tout en monologuant, le nouveau prophète arrivait à l’angle de la rue 33.

Le roulement bruyant d’une sorte de roulotte appela un moment son attention. Il crut même que ce véhicule, arrêté devant son logis, se mettait en marche à ce moment, mais il chassa aussitôt ces pensées.

Quelle apparence qu’un entresort stationnât en face de sa demeure !

Au surplus, il arrivait à sa porte. Une porte étroite, haute, peinte en rouge
Oh ! la vilaine apparition.
foncé, sur laquelle se détachaient les cuivres brillants d’un marteau figurant une tête léonine.

Tiburcius lui sourit. Cette tête encriniérée lui rappelait une de ses douces et enfantines plaisanteries scolastiques.

Par une simple transposition de mots, il transformait la phrase des écritures :

— J’ai frappé le lion de l’épée.

En celle-ci :

— J’ai frappé du lion l’épais vantail de mon seuil.

Ce qui le faisait rire aux larmes, ainsi que quelques anciens condisciples, aujourd’hui révérends comme lui.

Donc, il frappa du lion à deux reprises.

D’ordinaire, cinq bonnes minutes étaient nécessaires à la servante, la vieille Dothie, pour venir ouvrir.

Ce soir-là, on eût cru qu’elle attendait son maître derrière la porte.

Le marteau, en effet, s’était à peine abaissé pour la seconde fois, que le vantail tourna sur ses gonds, démasquant la créature ridée composant tout le « domestique » de Tiburcius.

Oh ! la vilaine apparition !

Dothie, à l’âge même où les autres filles ont cet éclat de jeunesse dénommée beauté du diable, Dothie avait toujours eu la palme de la laideur, et cela sans injustice, passe-droit, ou protection d’aucune sorte.

Les années n’avaient fait qu’ajouter à cette hideur, sculptant les traits de mille rides, recourbant le nez, modelant le menton en galoche, édentant la bouche large, rougissant les paupières et tordant le corps maigre en zigzags.

Si l’on ajoute que Dothie, originaire de la Nébraska, avait conservé la coiffure des fileuses de son pays : la serre-tête noir orné de deux oreilles pointant vers le ciel, ainsi que deux cornes, on comprendra pourquoi les écoliers de Virginia-City avaient surnommé la pauvre vieille le « Miroir du Diable ».

Et pourtant, dans ce corps contrefait, toutes les vertus, toutes les bontés avaient élu domicile ; mais, hélas ! qui s’intéresse à la vertu laide ?

Enfermez les meilleurs bonbons dans un cornet de vilaine apparence, personne n’en voudra. L’humanité raisonne comme l’oracle de la table.

— Mieux vaut piquette en un verre mousseline que nectar dans un gobelet grossier.

Ce soir-là, Dothie apparut particulièrement laide à son maître. Cependant son visage tentait d’exprimer la joie ; mais il l’exprimait avec tant de rides, des clignements d’yeux si bizarres, des contorsions si inquiétantes de la bouche, qu’il réussissait seulement à donner l’expression de l’épouvante et de la menace.

— Mon révérend, vous avez du monde.

— Du monde ? fit-il. Est-ce que vraiment cette journée devrait être exceptionnelle dans ma vie ?

Il leva béatement les yeux au ciel, sans doute pour ne plus voir Dothie et lentement :

— De quel monde parlez-vous, Dothie ?

— De plusieurs personnes, révérend ; mais surtout de la plus considérable, ainsi que doit faire une créature polie et sensée.

— Je vous entends. Dites-moi seulement qui est celle-ci ?

La vieille leva les bras en l’air et, avec un orgueil que ne connurent peut-être pas les Césars rentrant en triomphe dans Rome :

— Le señor Orsato Cavaragio !

Ce nom eut le privilège de bouleverser Tiburcius.

Il s’appuya au mur comme si ses jambes eussent eu besoin de renfort pour le soutenir, et la voix abaissée, palpitante :

— Le riche propriétaire du Sud ?

— Oui, révérend.

L’organe de Tiburcius se voila encore davantage.

— Et que souhaite-t-il de moi ?

— Son mariage ?

Tiburcius chancela. La muraille elle-même lui parut un instant insuffisante à le maintenir. Mais par un héroïque effort, il demeura debout, et avec un geste que n’eût pas désavoué Louis XIV :

— Allons, dit-il, que les destins s’accomplissent !

Dothie se montrait toujours pleine de déférence pour son maître, mais elle mit un respect inaccoutumé à s’effacer pour le laisser passer.

— Dans le parloir, susurra-t-elle.

Gravement, Tiburcius inclina la tête, se dirigea vers la pièce indiquée, tourna délibérément le bouton et entra.

Un groupe de personnes se trouvaient là.

Orsato, Laura, Flèche de Fer, plusieurs agents de la police.

À cette heure même, Albert attendait à la gare en lisant les journaux, et Kozets quittait la cité, excitant l’attelage qui entraînait la roulotte vers une destination inconnue.

Certes, Tiburcius avait hâte de saluer le riche Orsato ; pourtant ce ne fut pas à lui qu’il adressa la parole.

Il s’arrêta devant Flèche de Fer d’un air surpris, et prononça entre haut et bas ces mots étranges :

— Le tapissier !

Tout le monde se regarda avec étonnement.

— Pardonnez-moi, reprit le clergyman, mais je n’ai pas été maître d’un mouvement de surprise, en reconnaissant, dans ce chef indien, le tapissier qui vient de disposer mon parloir.

Flèche de Fer hocha la tête.

— Mon frère le visage pâle est joyeux comme l’oiseau moqueur. Il se plaît à dire des choses qui dérident les guerriers.

— Vous vous trompez, chef, fit sévèrement Tiburcius, je suis un homme grave, et la plaisanterie, cette mousse du péché, est soigneusement proscrite de mes discours.

— Ah ! modula le Peau-Rouge, alors je ne comprends pas mon frère.

— Que ne comprenez-vous pas ?

— Pourquoi vous m’appelez tapissier.

Du coup, la physionomie de Tiburcius exprima l’ahurissement.

— Pourquoi ? Vous demandez pourquoi ?

— Sans doute.

— Prétendriez-vous dire que, depuis trois journées, vous n’avez pas vécu dans cette maison ?

— Je le prétends.

— Comment ! Vous ne vous êtes pas présenté comme l’envoyé d’un fidèle désireux de conserver l’anonyme ?

— Non.

— Vous n’avez pas posé ce tapis sur le plancher, ces rideaux aux fenêtres ?

— Mon frère le visage pâle a la vue trouble, car il confond un chasseur du Canada avec un artisan de ce pays.

Dans les yeux noirs du pseudo-chef il y avait bien quelque chose d’ironique pouvant inciter l’observateur à croire qu’il cachait la vérité, mais sa voix sonnait si calme, si nette, que le clergyman sentit sa confiance chanceler.

— Ce serait alors une bien curieuse ressemblance.

— Le visage pâle m’a peut-être aperçu dans la ville, reprit froidement Flèche de Fer, car je me suis présenté plusieurs fois sans le rencontrer, et c’est sur l’affirmation de la vieille squaw, la servante, que j’ai annoncé au señor Orsato que mon frère consentirait à célébrer son mariage.

— Sur ce point, au moins, nous sommes d’accord.

— Sur tous nous le serons, si mon frère veut appeler sa squaw et l’interroger.

— Non, non, inutile ; soit ! j’erre… ; j’aime mieux confesser ma méprise de suite que condamner un gentleman comme le señor à attendre.

L’Indien acquiesça à ces paroles d’un signe de tête. Sur ses traits rigides passa comme un sourire.

Dodekhan s’avouait, tout bas, qu’il avait bien été le tapissier. De temps à autre, il quittait le travail, troquait sa cotte d’ouvrier contre un costume de Kri et, assuré que le clergyman était absent, il venait le demander, causant avec Dothie, apprenant de la peu charmante créature la pauvreté du logis, les expédients de chaque jour.

Mais Tiburcius était déjà tout à Orsato.

— Votre seigneurie désire se marier ?

— Oui, mon révérend.

— Avec cette jeune et jolie lady ?

— Oui.

— Pourquoi renoncez-vous volontairement à la pompe, dont votre fortune vous permettrait d’entourer cet acte si important de l’existence ?

— Parce qu’une famille aux idées troubles nous a obligés à la fuite, à l’union des fugitifs.

— Quelles raisons alléguait-elle ?

Ici Cavaragio tira de son pardessus un portefeuille bourré de papiers.

— Cela serait long à raconter, et ne saurait fixer l’attention d’un homme tel que vous. Acceptez plutôt cette légère offrande.

— Oh ! s’écria Tiburcius… Fi, fi donc ! Ne parlons-pas-de cela.

Ce qui ne l’empêcha pas d’ouvrir le portefeuille et de compter religieusement cinquante billets de deux cents dollars (50.000 francs).

Après quoi, contenant et contenu s’engouffrèrent dans les poches de la longue redingote du révérend, qui conclut :

— Asseyez-vous, mes frères, je vais me recueillir. Profitez de cet instant pour élever vos âmes.

Fût-ce hasard ? Laura se trouva assise auprès du pseudo-Indien, lequel était très proche de la porte.

Et tandis qu’Orsato et Tiburcius échangeaient encore quelques congratulations à voix basse, l’ex-escamoteur se pencha vers sa voisine.

— Vous avez bien compris, mademoiselle ?

— Je le crois.

— Sous le tapis est un tissu souple de fil métallique, où circulera un courant électrique dès que j’aurai établi le contact. Vos chaussures, les miennes, portant des semelles de gutta-percha, nous ne serons pas incommodés ; mais les autres, eux, éprouveront les joies d’un promeneur qui marche sur un plot de tramway en action. Ayez les yeux fixés sur moi et obéissez sans hésitation à mon appel… Silence !

Ce dernier mot était motivé par ce fait qu’Orsato venait se rasseoir, pendant que Tiburcius, les bras tendus vers le plafond, la face extatique, semblait magnétiser les grâces divines pour les contraindre à tomber en pluie sur les assistants.

Les agents, naguère escorte, maintenant témoins, s’étaient assis en arrière des fiancés, sur deux rangs.

Le chef rouge, lui, s’adossa au mur.

Sa figure était impassible ; mais son regard brillait, ses lèvres frémissaient.

— Mes frères, commença Tiburcius, mes amis…

Il s’arrêta net, regarda ses pieds, son tapis, puis ses hôtes.

Orsato et Laura avaient pris une attitude recueillie ; mais sur les traits du señor, sur ceux des hommes de police, se reflétait une part de la surprise peinte sur ceux du révérend.

Tous avaient ressenti un fourmillement sous la plante des pieds, et chacun avait oublié un moment l’acte grave qui allait s’accomplir, pour murmurer :

— J’ai des fourmis sous les pieds… c’est bien agaçant.

Mais le chatouillement avait cessé. Les faces exprimèrent derechef la satisfaction, et Tiburcius, l’air épanoui, reprit :

— Chers amis, vous qui, vous appuyant l’un sur l’autre, désirez parcourir le pèlerinage de la vie…

Il marqua ici un point d’orgue prolongé, tout en agitant la jambe droite de façon bizarre.

Sympathie probablement, la jambe gauche d’Orsato Cavaragio se prit à se trémousser également. Respect probablement, pour leur chef, les agents remuèrent vigoureusement leurs tibias.

Laura et Flèche de Fer, seuls, conservaient la tenue décente de rigueur en pareille circonstance.

— Je vous demande pardon, fit enfin le révérend, je ne sais pas ce que j’ai.

— C’est comme moi, gronda le señor.

— C’est comme nous, appuyèrent les agents.

— Une démangeaison.

— Moi également.

— C’est tout à fait insupportable.

— À qui le dites-vous ?

Rapprochés par cette confidence d’une souffrance commune, tous se sourirent.

Tiburcius murmura :

— Je reprends ; encore une fois, pardon.

— Il n’y a pas de quoi… ; se gratter est une nécessité fâcheuse et non une injure.

— Je le pensais aussi.

Et pour la troisième fois, Tiburcius reprit son discours :

— Chers amis !

Hélas ! il ne put aller plus loin. Flèche de Fer, qui avait à sa portée le bouton de contact déterminant le passage du courant électrique dans le tapis métallique, le poussa à bloc.
Le révérend sauta en l’air, Orsato l’imita.

Ce ne furent plus des fourmis, mais des pointes de feu qui picotèrent la plante des pieds du senior, du clergyman et des assistants.

Le révérend sauta en l’air.

Orsato l’imita, accentuant son mouvement d’un juron profane.

D’un même élan, les policiers se trouvèrent debout.

Mais à peine leurs semelles se trouvèrent-elles en contact avec la moquette, que l’intolérable chatouillement se reproduisit. Tous exécutèrent un nouveau saut, suivi bientôt d’un troisième, puis d’un quatrième.

Ils avaient l’air de se livrer à un cake-walk échevelé.

Et avec cela des cris, des malédictions ; malgré sa réserve habituelle, Tiburcius faisait à présent chorus avec Orsato et ses gardes.

Ses lunettes d’or sautèrent, son livre pieux roula sur le sol.

Flèche de Fer avait couru à la porte, appelant :

— Dothie ! Dothie !

Tout en invitant du geste à se tenir prête, Laura, qui avait toutes les peines du monde à ne pas éclater de rire.

Aux clameurs du faux Indien, la servante se précipita tout essoufflée.

— Qu’y a-t-il ?

— Votre maître est fou.

— Fou, lui, ce saint homme ?

— Il danse au lieu de célébrer le mariage du gentleman, voyez.

S’effaçant, le chef démasqua la porte, montrant à la vieille l’étrange spectacle dont les victimes ignoraient la cause.

Dothie fut suffoquée.

Comme toutes les personnes laides, elle avait la vertu revêche. Il lui plaisait d’être servante du révérend. Cela convenait à son désir intime de morigéner et de gourmander les autres.

Aussi, pour elle, l’aventure constituait un écroulement.

Ce fut bien pis lorsque Tiburcius, affolé, hors d’haleine, clama :

— Dothie ! Dothie ! Vieille folle ! Au lieu de me regarder avec des yeux de hibou, venez donc arrêter mes jambes.

— Oh ! murmura-t-elle avec mépris, c’est le démon du whisky qui lui inspire une idée si peu sage.

Brusquement, elle se sentit poussée en avant. Flèche de Fer avait attendu le moment favorable pour engager la gouvernante sur le tapis.

— Allez, allez donc, votre pauvre maître vous réclame.

Alors la scène devint épique. La laide créature se prit à exécuter un cavalier seul auprès duquel les gambades d’Orsato, de Tiburcius, des agents n’étaient qu’enfantillages.

Elle pirouettait, voltait, bondissait, ses os craquaient.

Laura, riant aux larmes, se fût peut-être oubliée dans la contemplation de ce tableau, qui la vengeait de ses transes passées, mais l’Indien veillait.

— Vite, mademoiselle.

Elle se glissa dehors. La porte fut refermée à clef, et laissant les victimes de la fée Électricité se livrer à une danse échevelée, à un exercice diabolique, les fugitifs se précipitèrent au dehors.

Une voiture passait. Dodekhan y poussa sa compagne, prit place auprès d’elle, et lança au cocher :

— À la gare du railway… ; trente cents (environ 1 fr. 50) de pourboire.

Quand l’automédon peut boire, le cheval galope… En vertu de ce singulier axiome de mécanique usuelle, le véhicule partit à fond de train.