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Millionnaire malgré lui/p2/ch09

La bibliothèque libre.
Combet et Cie Éditeurs (p. 351-368).

IX

LES LÉGUMES ANIMÉS


Construites en fer comme celles de Paris, les halles de Nevada sont spacieuses, bien aérées.

Chacun de leurs angles est décoré d’une grande figure de fonte, représentant l’aigle aux ailes d’outarde qui est l’emblème des États-Unis.

Elles sont isolées par quatre larges voies, que les habitants désignent sous le nom familier de : les quatre sœurs Eating, ce que l’on peut traduire librement par : les quatre sœurs Mangeuses.

À l’intérieur, elles sont divisées en sections ou pavillons : boucherie, poissonnerie, fleurs, beurres et œufs, etc.

Or, vers onze heures du matin, alors que les ménagères commençaient à se faire plus rares, un homme et une femme causaient à mi-voix, sous l’une des hautes baies donnant accès dans le pavillon des légumes.

Ils apparaissaient maigres, bronzés et sales : lui, vêtu d’une jaquette dont les taches et les trous avaient mangé la couleur, d’un pantalon effrangé, jadis gris, maintenant jaunâtre, d’une chemise aux tons de suie, avec cravate roulée en corde. Brochant sur le tout, un chapeau haut de forme, brisé en accordéon par un long usage, couvrait sans les cacher entièrement ses cheveux raides et poussiéreux.

Sa compagne portait un jupon que l’usure avait découpé en dents de scie, et qui ne cachait pas ses bottines d’homme éculées, à élastiques distendues. Sur une chemisette, que des arabesques malpropres parcouraient ainsi qu’un mur arabe, elle avait jeté un petit châle, qui avait dû être bleu dans son neuf, mais qui semblait avoir longtemps servi à essuyer les lampes à huile. Quant à la coiffure, c’était une broussaille emmêlée, sauvage, dans laquelle une rose, sans doute ramassée au ruisseau, avait été piquée.

Cette rose faisait rêver.

Elle disait la coquetterie survivante, elle disait le désir de plaire irraisonné que l’on retrouve avec étonnement, même chez ceux qui ne se débarbouillent pas.

Ce mélange de malpropreté et de coquettes préoccupations est certainement l’une des faces les plus curieuses de la bête humaine.

En écoutant les causeurs, la surprise augmentait encore.

— Ainsi, Meg, disait l’individu au chapeau accordéon, ainsi, ma tout aimable Meg, tu casserais bien une croûte ?

— Et même deux, mon élégant Peg. Si je n’étais soutenue par le plaisir d’admirer ta tournure de gentleman, je crois que je tomberais d’inanition.

— Oui, oui, jolis comme nous sommes, la nature eût dû nous faire riches.

— On ne peut pas tout avoir, Peg. Fortune et beauté, cela est trop à la fois.

— Ah ! Meg, quand on regarde les riches, on est tenté de le penser. Pas une de ces ladies en voiture ne t’arrive à la cheville.

— Et pas un de ces cossus gentlemen qui se pavanent à cheval, n’atteint ta semelle, mon cher Peg.

Ces affirmations paraissent osées de prime abord, mais en détaillant mieux les interlocuteurs, on eût reconnu qu’elles n’étaient pas exemptes de vérité. En effet, la cheville des brodequins d’homme de Meg était enlevée, et la semelle des souliers de Peg semblait à peu près absente.

Ce dernier reprit :

— Je voudrais t’offrir un repas succulent.

— Je l’accepterais de toi, mon Peg.

— Oui, mais pas un cent en poche.

— Il y en a dans la poche des autres, mon cher Peg.

— Peuh ! c’est très difficile d’explorer ces poches-là, depuis que le chef de la police de la cité, un ennemi de l’art, a fait placarder partout son avis : Prenez garde aux voleurs. Tenez votre porte-monnaie à la main, ou bien munissez-le de la chaîne Self-insurance-caoutchouc limited, qui rend impossible l’extraction dudit par une main étrangère.

Tous deux secouèrent la tête avec mélancolie.

— Fatal avis !

Et gémissante, pâlie sous les tatouages de poussière qui marbraient sa face, Meg soupira :

— Alors, je n’ai plus qu’à mourir.

— Mourir, toi, Meg… ne dis pas cela, tu me fends le cœur… Quand je t’entends te lamenter, mon tendron, je découperais un gentleman comme un poulet.

— Oh ! fit-elle avec une grimace, je n’en mangerais pas du gentleman, je suis plus friande que cela.

Il passa sa main sur les cheveux emmêlés de sa compagne et souriant :

— C’est vrai, ma Meg est gourmande comme une petite chatte… Aussi n’est-ce point un beefsteak de mylord que je rêve pour elle.

— Et quoi donc !

Le loqueteux se posa avec une certaine fatuité.

— Tu ne t’es pas demandé, Meg, pourquoi j’ai fait stationner dans l’une des quatre sœurs Mangeuses la charrette avec laquelle nous chiffonnons, et qui, aux yeux de la police, nous assure des « moyens d’existence ».

— Je ne m’adresse jamais de questions indiscrètes, mon Peg. Ce que tu fais est bien fait.

— Douces paroles à mon cœur.

— Oublie un instant ton cœur, doux ami, et songe à mon estomac.

— Tu as raison.

Et baissant la voix :

— Je prépare un coup.

— Un coup ?

— Qui nous procurera le vivre pour plusieurs jours.

— Pour plusieurs ?

— Oui… des vacances, que nous passerons, sourires et chansons, dans les Carrières d’Europe[1].

— Ô rêve !

— Ô poésie !

— Sur ma guitare, à laquelle il ne manque que cinq clefs et trois cordes, je te chanterai les soupirs de mon âme.

— Et je t’accompagnerai sur mon tambourin percé.

Cette bouffée de lyrisme exhalée, Meg reprit :

— Et ce coup ?

— Consiste à soulager d’une partie de leur marchandise les fermiers que tu vois là-bas.

De l’œil, il désignait deux gaillards rouges, pansus, hilares, qui se tenaient gravement aux ordres de la pratique, dans un des boxes du pavillon des légumes.

Des paniers les entouraient, et sur leur étal s’amoncelaient choux, carottes, salades, formant un bouquet aux tons vifs.

— Ah ! la logette 57.

— Tu l’as dit, Meg de mon cœur.

— Les frères Fournier, fournisseurs assermentés de la police.

— C’est cela même.

Elle fit la moue :

— Rien que des légumes ?

— Oh ! Meg, être végétarien, voilà la sagesse. Les légumes sont ce qui convient le mieux à la fraîcheur du teint.

— C’est égal…

— Néanmoins, comme il ne faut pas être végétarien intransigeant, j’ai chargé mon jeune cousin Ned, pendant que j’opérerais ici, d’emprunter un jambon et quelques saucisses à ce charcutier…

Meg baissa les yeux pour dire :

— Qui me regarde toujours de si cavalière façon ?

— Justement… Je le hais cet audacieux, et je l’ai frappé d’un impôt pour le punir de son manque de tact, de son absence de galanterie… Ma parole, ces faquins de commerçants ne se doutent point de ce qu’ils doivent à une lady.

— Cher Peg !

— Meg plus chère encore.

— Et les frères Fournier ?

— Ah ! Meg, mon estomac pleure de voir geindre le tien ; mais qui veut triompher ménage sa monture ; deux serrures de sûreté valent mieux qu’une ; et le pas pour l’action, et le trot pour la fuite, sont les allures conseillées par la sapience des nations… L’instant favorable à mon opération m’apparaît être celui du déjeuner.

— Encore attendre !

— Pour mieux sauter, ma Meg embaumée. Ces êtres matériels, sans rêve, s’empiffrent goulûment de nourriture. Préoccupés d’ouvrir la bouche, ils ferment les yeux, et nous qui passons, agents incompris de la justice distributive, mettrons à profit cette apothéose bestiale de la déglutition, ce mépris stupide de la vision.

Les yeux de la chiffonnière luisaient ainsi que des escarboucles.

Ils se fixaient sur les frères Fournier, de si avide, de si inquiétante façon, que Peg craignit une imprudence, et qu’avec ce ton de charmante galanterie dont il ne se départait jamais :

— Ma mie, allons faire un tour.

— Pourquoi ?

— Parce qu’un physique comme le tien se remarque. Vois-tu que l’un de ces rustres, à ta vue, éprouve la commotion affectueuse que nous autres idéalistes dénommons : coup de foudre !

Elle minauda :

— Mon Peg sait bien que je le dédaignerais !

— Oh ! Fleur parfumée de la Hotte, je serais indigne de respirer si j’avais une pensée contraire.

— Alors qu’importe ?

— Il importe, jolie Meg, que ces drôles ne savent point mener de front le matériel et le spirituel. À l’ordinaire, ils se gorgent de nourriture, mais si un sentiment éclôt dans leur lourde animalité, cela leur coupe l’appétit. Ils vivent, comme le constate le dicton populaire, de tendresse et d’eau claire… Comprends-tu, Meg ; comprends-tu, le plus délicieux des lapins blancs, cet imbécile ne déjeunerait pas !…

— Et s’il ne déjeunait pas ?…

— Adieu mon coup d’adresse ! Adieu nos vacances ! Adieu nos sérénades !

— Tu as raison !

Et Meg, glissant sa main maigre et noire sous la manche à crevés de son interlocuteur l’entraîna vivement.

Tous deux disparurent derrière l’angle des halles.

Dans leur box, les frères Fournier, Samuel et Jephté, consultaient leur montre.

— Eh ! eh ! fit le premier, dans dix minutes, on pourra se sustenter.

— Ça ne sera pas de refus, répliqua l’autre. Partis de la ferme à deux heures ce matin, arrivés à Nevada, à la caserne de police, à 4 h. 1/2, ici à 5 h. 1/2. Je pense que s’offrir la moindre petite fortification ne sera point déplacé.

— Satané Jephté ! il a toujours l’abdomen creux.

— Je te le dis avec franchise, mon vieux Samuel ; tandis que toi, tu jures n’avoir pas faim et tu manges deux fois comme moi.

— Oh ! deux fois, tu exagères.

— Eh bien, mettons trois et n’en parlons plus.

Les deux braves garçons, qui s’entendaient à merveille, se prirent à rire de bon cœur.

Samuel se leva.

— Allons, Jephté, ne te lamente pas, je vais mettre la table.

Il s’avança vers le fond du box et, les jambes appuyées aux paniers rangés, il étendit les bras vers une tablette, où s’alignaient deux verres, deux bouteilles de vin de Californie, un de ces appétissants jambons fumés dans l’une des cinquante-quatre usines Forly, Brienz and Cie, un pain rond, etc…

Tout à coup, il se rejeta en arrière avec un cri de douleur :

— Aïe ! Je me suis piqué.

— Piqué ?

— Oui, à ce damné panier. Tiens, vois.

Et sur son pantalon, à hauteur du genou, il montrait une petite tache de sang.

— Diable de panier !

Il se baissa, regarda la manne d’osier avec attention.

— Je ne vois aucune pointe… Ah ! ah ! nous n’avons pas remarqué cela ce matin. Les cordons de fermeture sont coupés. Quels fainéants que ces cuisiniers de caserne, ils n’ont pas le courage de dénouer une ficelle, ils la coupent.

Jephté frappa du pied avec impatience :

— Déjeunons, Sam, déjeunons… Nous causerons de la ficelle au dessert.

En un instant, sur un escabeau le couvert se trouva mis : jambon, fromage de Valpraishead, raisin de Stockton, rien n’y manquait.

La face de Jephté s’épanouissait, et, par réflexion, celle de Samuel s’égayait. Celui-ci ne songeait plus à la légère piqûre de tout à l’heure.

Et il avait bien tort.

Si, en effet, il en avait sérieusement cherché la cause, il eût découvert, dans trois de ses paniers, des denrées tout à fait anormales et qui jamais, à sa connaissance, n’avaient figuré ainsi au marché de Nevada.

C’étaient, on l’a deviné, Laura et ses compagnons, toujours en policemen.

Emportés dans leurs paniers, ils s’étaient tenus cois tant que le roulement de la charrette les avait avertis du mouvement de celle-ci.

Puis on avait cessé de rouler.

À certaines secousses, les prisonniers comprirent qu’on les transportait… où ? Ils l’ignoraient. Et tout naturellement, ils cherchèrent à le savoir.

Laura avec son canif, Prince et Dodekhan, avec des couteaux plus volumineux, réussirent à couper les liens qui maintenaient la clôture hermétique des couvercles. Soulevant ces obstacles avec précaution, ils reconnurent qu’ils se trouvaient aux halles, au milieu d’un entassement de légumes indescriptible.

Impossible de sortir dans un endroit aussi fréquenté. Il fallait attendre.

Les couvercles, un instant soulevés, retombèrent et chacun des captifs se plongea dans ses réflexions.

Seulement, ces réflexions furent bientôt troublées par un appel tout physique de la nature.

Depuis leur sortie de l’hôtel des Montagnes-Neigeuses, les fugitifs n’avaient absorbé aucun aliment.

Les émotions des heures précédentes, les transes de la salle de police, la joie de la fuite, tout cela avait pallié pour un moment les récriminations de l’appétit non satisfait.

Mais maintenant, en plein repos, la certitude de l’évasion semblant acquise, la nature reprenait impérieusement ses droits.

Presque en même temps, les trois couvercles s’entre-bâillèrent.

Les yeux de Laura, de Prince, de Dodekhan, se rencontrèrent, explorèrent les alentours et se fixèrent bientôt sur le tabouret, où Samuel venait de disposer les vivres destinés au repas de son frère et au sien.

La faim des fugitifs, sollicitée par les émanations du jambon, du fromage, devint fringale et fringale furieuse.

Si furieuse même que Prince, songeant que Laura était à jeun, s’oublia jusqu’à pousser un véritable grognement de convoitise.

Plouf ! les trois couvercles s’abaissèrent prudemment.

Les frères Fournier se retournèrent, considérant leur droite, leur gauche ; puis, les yeux dans les yeux :

— Tu as entendu, Jephté ?

— Oui, Samuel.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Un grognement d’ours…

— J’aurais cru un son de trompe.

— Où vois-tu une trompe ici ?

— Où prends-tu un ours ?

Les deux frères durent s’avouer que les deux suppositions semblaient aussi aventurées l’une que l’autre.

— Bah ! grommela Samuel se prenant à couper le pain, dont il posa deux énormes morceaux, l’un en face de Jephté, l’autre, en face de lui-même ; … les oreilles m’auront corné, mettons-nous à table.

— C’est cela même, nos oreilles ont corné, appuya Jephté, tout en taillant à même le jambon des tranches minces comme une feuille de papier.

— Combien la botte de carottes ?

La question, lancée d’une voix pointue par une cuisinière qui venait de s’arrêter devant l’étalage, interrompit l’occupation des deux frères.

Chacun, désirant éviter à l’autre la peine de se déranger, se leva pour répondre à la cliente.

Mais à peine avaient-ils le dos tourné que les trois couvercles se soulevèrent, que trois mains avides saisirent morceaux de pain taillés, tranches de jambon découpées, puis les paniers reprirent leur impassible immobilité.

Et, cependant, les deux frères, luttant de courtoisie, cédaient à la cuisinière marchandeuse la botte de carottes, mise à prix quinze cents, pour dix de ces fractions égales à la centième partie du dollar.

La recette versée dans la caisse, tous deux revinrent à leur tabouret-table, s’assirent et demeurèrent stupéfaits.

Ils promenèrent autour d’eux des regards anxieux, se passèrent la main sur le front, s’ébouriffèrent les cheveux.

Enfin, Samuel, plus décidé que son cadet, s’exclama :

— J’aurais pourtant bien juré sur la Bible que j’avais coupé du pain !

— Et vous n’auriez pas fait un faux serment, Sam, s’écria triomphalement Jephté en montrant la miche entamée.

Après quoi, désignant la blessure rose du jambon :

— De même que je puis affirmer avoir appliqué le couteau à ce jambon.

Samuel hocha la tête.

— J’ai la même idée que vous… seulement où est ce que nous avons séparé ?

— Ah ! ah ! où cela est, voilà ce que je ne saurais dire.

— Ni moi non plus.

Un instant encore, les deux frères échangèrent des coups d’œil inquiets, fureteurs, gros de questions, qu’ils n’osaient exprimer.

Puis Jephté hasarda timidement :

— J’avais si faim… peut-être ai-je mangé sans m’en apercevoir.
À peine avaient-ils tourné le dos que trois couvercles se soulevèrent.

Samuel leva les yeux vers la toiture.

— Je vous interdis de penser que vous êtes fou, Jephté. Car il faut être en démence pour ne pas s’apercevoir que l’on avale une livre de pain de ménage, avec au moins deux cents grammes de jambon.

— Vous vous méprenez, Samuel ; ce ne serait, pas de la démence.

— Et quoi donc alors ?

— De la distraction. Cela n’a rien de déshonorant. On prétend que de grands savants, qui sont la gloire de l’humanité, se sont vus sujets à des distractions.

Cette explication désarma Samuel.

— Ainsi, Jephté, vous pensez que l’on peut être distrait à ce point ?

— Je l’ai lu dans l’Almanach du cultivateur, mon frère.

— Ah ! ah ! cela était imprimé ?

— Cela était. Je vous le montrerai en rentrant.

Samuel courba le front d’un air pensif ; puis, avec la mauvaise grâce d’un homme qui n’est convaincu qu’à demi, mais qui n’ose rompre en visière avec l’imprimerie :

— Si c’est imprimé, évidemment, cela peut exister. Enfin, Jephté, recoupez du jambon, moi je retaille le pain.

Et tous deux, ayant effectué cette opération, se mirent à mastiquer énergiquement.

— C’est peut-être parce que je fais attention, déclara Samuel la bouche pleine, mais à présent, j’ai tout à fait l’impression que je mange.

— Oh ! moi de même, appuya Jephté… Et même, j’avoue que j’ai soif.

— Buvons un coup, frère.

— Certainement, buvons.

D’une main experte, Jephté débarrassa une bouteille de son bouchon et emplit les deux verres de ce vin blanc, rosé, transparent, que la Californie exporte dans tous les États environnants.

— À votre santé ! Sam !

— À votre santé, Jeph !

Tous deux portaient les verres à leur bouche quand le gardien du pavillon, un vieux brave blessé pendant la guerre de Cuba, s’arrêta en face de l’étalage, et clignant de l’œil :

— Eh ! eh ! bon appétit. Pas besoin de vous demander si vous voyez la vie en rose, à travers cette lunette-là !

Il désignait la bouteille.

— À votre service, fit obligeamment Samuel.

— Bon ! Si ça ne vous prive pas, c’est là une médecine qui ne se refuse pas.

— Alors, on va trinquer.

Un verre plein offert au vétéran, les trois hommes choquèrent les récipients d’un cristal douteux et vidèrent la rasade d’un trait.

Le gardien reposa son gobelet sur l’étal, demeura un moment silencieux, les paupières mi-closes.

Puis, s’essuyant la bouche du revers de sa main.

— Ça, c’est du chenu… on ne peut pas dire le contraire… Je m’en souhaiterais du pareil pendant soixante-dix ans encore.

Il riait, les frères Fournier riaient aussi.

— Ça ferait une fameuse futaille tout de même, ma suffisance pendant septante années. Faut-il que la terre en produise de cette vigne, pour que l’homme boive à sa soif !

Et sur cet hommage naïf à la fécondité de la croûte terrestre, le brave homme porta la main au vieux képi d’uniforme qui couvrait son chef grisonnant.

— Mais je vous tiens là… vous étiez en train de vous garnir l’intérieur. Faut pas que je vous empêche… La nourriture, voyez-vous, c’est sacré. Bien le bonsoir, messieurs et dames et la compagnie.

Soudain, le gardien s’arrêta :

— Il est traître, votre petit picolo.

— Traître ?

— À preuve qu’il trouble l’œil. Est-ce que je n’ai pas cru qu’un de vos paniers remuait.

— Un panier ?

Samuel et Jephté se retournèrent vivement, et restèrent les yeux fixés sur les mannes d’osier qui, bien entendu, conservèrent la plus parfaite immobilité.

Le gardien avait regardé comme eux.

— C’était stupide, dit-il.

— Un étourdissement, peut-être.

— Ça, ou le picolo… Que voulez-vous, on vieillit, on n’a plus sa tête de jeune homme.

Et, d’un pas lent, le vétéran s’éloigna.

C’était son habitude de se montrer dans le marché à l’heure du déjeuner.

Ainsi, il recueillait à droite et à gauche quelques politesses viniformes ou spiritueuses qui n’étaient pas ce qui lui plaisait le moins dans ses attributions.

Mais il n’avait pas fait vingt-cinq pas que Jephté le rejoignait tout essoufflé :

— Père Lisan, c’est pas le panier qui a remué, c’est la bouteille.

— Ah bah ! fit l’interpellé, la bouteille ?

— Non, ne faites pas de farce, père Lisan, rendez-la.

— Que je vous rende quoi ?

— Mais la bouteille.

— Quelle bouteille ?

— Eh ! celle que vous avez subtilisée.

— Moi ?

Le grognard fronça ses sourcils poivre et sel, sa face bronzée prit un ton de brique.

— Ah çà ! monsieur Fournier, est-ce que vous me prendriez pour un voleur ?

Et comme Jephté le regardait de cet air bête que prend fatalement un homme interloqué :

— Car enfin, si je vous avais pris une bouteille sans que vous me l’ayez donnée, j’aurais volé… et volé qui ? Des braves gens avec lesquels je viens de trinquer. Ah ! monsieur Fournier, vous avez parlé légèrement.

— Mais je pensais à une plaisanterie seulement… Voir en vous un voleur, est-ce que cela est possible ?

— Ah ! c’est différent.

— Alors, vous n’avez pas vu la bouteille ?

De nouveau, les sourcils gris se froncèrent, et Jephté, tremblant d’essuyer une nouvelle bordée de reproches, s’empressa d’ajouter d’un ton badin :

— N’en parlons plus, n’en parlons plus… Qu’est-ce qu’une bouteille dans l’existence ? Un souffle ! un rien !

— Cela est bien vrai.

Et, rasséréné, le père Lisan se laissa secouer la main par Jephté, qui s’en retourna auprès de son frère.

— Eh bien ? lui cria celui-ci.

— Eh bien, Sam, il ne l’a pas.

— Il n’a pas la bouteille ?

— Non.

Samuel gonfla ses joues, roula des yeux angoissés, et baissant le ton :

— Pourtant la bouteille a disparu.

— Cela, Sam, je suis prêt à en faire serment.

— Comprenez-vous cela ?

— Hélas ! pas plus que vous-même.

— Cette fois, vous ne pouvez me servir votre histoire de tout à l’heure… Une bouteille, cela n’est pas du pain, ni du jambon.

— On ne saurait rien dire de plus sage.

— Donc, continua rageusement Samuel, vous ne prétendrez pas que j’aie avalé cette bouteille, par distraction, comme vous dites ?

Scandalisé, Jephté croisa ses mains charnues sur son abdomen proéminent.

— Oh ! Sam, comment croire que je puisse dire pareille chose de vous, mon aîné par l’âge, mon chef en toutes choses ?

— C’est vrai, j’ai tort, mon bon Jeph ! Mais vraiment, au milieu de pareils événements, il y a de quoi perdre l’esprit… Car ce n’est pas niable, notre bouteille est partie…

— Oh ! oui, partie… sans laisser d’adresse.

— Et comment est-elle partie, je vous le demande ?

— Je me perds en conjonctures.

— Elle n’avait pas de jambes, je pense ?

La question médusa Jephté.

— Des jambes ! des jambes ! répéta-t-il.

— Mille panais ! tonna Samuel ; allez-vous affirmer qu’elle en avait ?

— Non, fit l’interpellé en étendant solennellement la main comme pour prêter serment ; non, je n’affirmerai pas… Car si elle avait des jambes, elle les cachait soigneusement, je ne les ai pas aperçues.

Puis, d’un ton de regret :

— Et même, c’est bien dommage ! Si, en effet, ce flacon avait eu les membres dont il s’agit, son départ s’expliquerait tout naturellement, et nous n’aurions pas besoin de nous mettre l’esprit à la torture pour arriver à n’y rien comprendre.

Évidemment, le brave fermier était dans le vrai.

Ni lui, ni son frère n’eussent osé accuser leurs paniers du nouveau larcin constaté, car, habituellement du moins, les paniers n’ont pas plus de bras que les flacons n’ont de jambes.

Donc, furieux, horripilés par cette disparition inexplicable de leurs aliments, les deux Fournier décidèrent que pour se consoler de la fuite du premier flacon, ils videraient le second.

Mais ici, leur stupeur devint de l’anéantissement.
ils tombaient à genoux les mains tendues…

La seconde fiole avait aussi disparu, et avec elle, le fromage, les raisins, le pain.

Cela dépassait les bornes permises.

Piétinant, soufflant, suant de fureur, les deux frères se démenaient au milieu de leurs légumes, comme diables en un bénitier. Généralement, au pavillon des légumes, les marchands se retirent de bonne heure. Fournier frères s’y trouvaient à peu près seuls, sans cela leurs vociférations eussent certainement jeté la panique parmi tous leurs collègues du commerce végétal.

Au plus fort de la tempête, un loqueteux, au chapeau audacieusement ployé en accordéon, s’était arrêté devant l’étal. Il écouta les cris des fermiers, les coordonna, et, finalement, les interpella :

— Honorables gentlemen !

— Vous désirez ? clamèrent les deux frères, ramenés d’emblée au calme souriant du négoce.

— Vous donner un bon avis.

— Un avis ?

— Oui, vous avez été volés.

— Mille citrouilles ! C’est ainsi que l’on doit exprimer la chose.

— Eh bien ! vos voleurs sont dans le sous-sol de la boucherie où, avec des individus de leur espèce, ils se partagent le butin.

Jephté, Samuel, empoignèrent leurs bâtons ferrés.

— Dans le sous-sol de la boucherie ?

— Oui, gentlemen.

Samuel marqua une dernière hésitation :

— Comment n’avons-nous rien vu ?

— Ils ont des singes dressés à voler.

— Des singes… parbleu ! des singes… cela devient clair comme le jour.

Et ravis de croire tenir enfin le mot de l’énigme, tous deux se ruèrent en ouragan dans la direction de la boucherie, brandissant leurs bâtons, de façon à démontrer aux esprits les plus obtus que singes et voleurs allaient passer ce que l’on est convenu d’appeler un mauvais quart d’heure.

Peg, son chapeau-spirale sur l’oreille, les regarda s’éloigner avec un rire silencieux, et quand ils eurent disparu :

— Allons, ma jolie Meg, débarrassons un peu ces balourds.

Meg, jusque-là cachée derrière la cloison d’un box, accourut aussitôt. Chacun saisit un panier, le tira sur le trottoir, le hissa sur une charrette crasseuse, boueuse, qui stationnait là.

Puis ils revinrent sur leurs pas, amenèrent encore deux mannes et les juchèrent sur les autres.

— Assez, ordonna Peg : inutile de tout compromettre par une imprudente avidité.

Il se mit dans les brancards et partit à toute vitesse, tandis que Meg bondissait derrière le piteux équipage, telle une Atalante jetée, par les métamorphoses d’un Ovide quelconque, dans la confrérie des chiffonniers.

Tout cela s’était accompli si rapidement, que les captifs enfermés dans les cloisons de jonc et d’osier se sentirent tressauter dans leurs paniers aux cahots de la voiture roulant à toute allure, avant de s’être rendu compte de la nouvelle aventure qui les séparait de leurs sauveurs inconnus.

Par un malencontreux hasard, les cages de Prince et de Laura se trouvaient dessous, comprimées par les paniers enlevés en dernier lieu, si bien qu’il leur était impossible de mettre le nez dehors, pour juger du lieu où on les entraînait.

Pourtant, après avoir pu comparer, au grand dommage de leurs jointures, les cahots sur pavés de pierre, de bois, de verre, asphalte, etc., ils perçurent que le véhicule filait sur un nouveau mode d’empierrement.

En cela, ils ne se trompaient pas. Peg et Meg étaient sortis de la ville.

Ils avaient ralenti leur allure endiablée, et, Peg entre les brancards, Meg marchant au dehors, son bras maigre tendrement jeté autour du col du loqueteux, ils allaient en chantant avec des voix horriblement fausses, bien qu’ayant les meilleures intentions musicales, une de ces romances dites « sentimentales », dont s’émeut la sensibilité bête des masses et qui sont seulement bêtes à pleurer :

Viens, ma tourterelle,
Loin des hommes méchants,
Chercher le repos et l’oubli dans
Ma légère nacelle.

La poussière les enveloppait d’un nuage ; les oiseaux s’envolaient avec des cris effrayés ; les chiens errants aboyaient. C’était vraiment le bonheur comme le rêve la plèbe.

Tout à leurs vocalises, Peg et Meg ne se rendirent pas un compte exact de la raideur d’une descente qui se présenta.

Ils s’y engagèrent d’un bon pas ; mais quand, poussé par la charrette, Peg voulut retenir, faire frein, ses forces se trouvèrent insuffisantes, tant et si bien qu’il dut d’abord passer du pas au trot.

La poussée augmentait toujours. Le galop allait s’imposer. Avec ce coup d’œil qui caractérise les grands capitaines, le chiffonnier comprit qu’une catastrophe était inévitable. Il voulut au moins, la ramener aux proportions les plus modestes.

— Écarte-toi, Meg, ordonna-t-il.

Pour lui, obliquant brusquement à droite, il vint donner dans le talus en bordure, et ce, avec tant de bonheur, que les brancards s’enfoncèrent dans la terre meuble, que lui-même y donna du nez, et qu’il en eût été quitte pour ce léger ennui, si l’un des paniers supérieurs du chargement, entraîné par la vitesse acquise, n’avait glissé sur les autres et ne s’était abattu sur les épaules de l’infortuné.

Oh ! il s’en débarrassa aisément, et le fit glisser à terre ; mais là, il demeura stupéfait, ahuri.

Le panier venait de crier :

— Imbécile !

Meg l’avait rejoint, pleine de sollicitude.

Elle entendit le mot malsonnant.

— Qui a parlé ? demanda-t-elle.

Il n’eut pas le loisir de répondre.

Comme poussé par une catapulte, le couvercle s’ouvrit violemment, et de ce panier, que les pauvres chiffonniers croyaient pleins des légumes les plus succulents, jaillit… un policeman.

C’était Dodekhan, un peu étourdi, mais surtout furieux de sa chute.

— Meg !

— Peg !

Ces deux cris se croisèrent lamentables.

Les loqueteux pivotèrent sur leurs talons éculés, prêts à chercher le salut dans une fuite éperdue.

Mais ils avaient à peine opéré ce mouvement giratoire qu’ils tombaient à genoux, les mains tendues, suppliant :

— Grâce pour Peg !

— Grâce pour Meg !

Ces deux êtres de l’ombre, vivant au fond de l’abîme où aboutissent tous les détritus de la société, prouvaient par ces mots qu’une fleur au moins avait jailli de l’ordure, la fleur d’une affection dévouée.

Sur la voiture, Prince et Laura se tenaient debout, en policemen naturellement.

Devant cette averse de policiers, Peg et Meg se crurent perdus. Prince, à qui Laura venait de parler bas, les rassura :

— Partez. Vous avez imploré la loi l’un pour l’autre, la loi est clémente à ceux qui n’ont point d’égoïsme. Partez avec votre charrette, avec ces paniers, et vous souvenant que grâce vous fut faite, tâchez de vous élever à l’existence honnête.

Les chiffonniers n’en demandèrent pas davantage. Ils remirent véhicule et chargement d’aplomb et s’éloignèrent.

Jamais, du reste, ils ne comprirent la présence des policemen dans les mannes de légumes, et l’histoire, colportée parmi la truanderie du chiffon, valut à la ferme des frères Fournier le sobriquet de Grenier de la Police.

Quant à Dodekhan, les pauvres diables disparus, il avait dit à ses amis :

— Ne perdons pas une minute. En route vers le lac Christmas et ensuite vers la frontière canadienne.


  1. Les Américains, dans leur impérialisme un peu outré, ne veulent être distancés en rien. Apprenant que Paris possède un lieu dit « Carrières d’Amérique », toutes les cités avoisinant des mines ou des carrières ont baptisé celles-ci « Carrières d’Europe ».