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Millionnaire malgré lui/p2/ch11

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Combet et Cie Éditeurs (p. 386-392).

XI

LA DERNIÈRE EMBÛCHE


Sur la terrasse de Swift-Current, Ézéchiel Topee était assis tristement. Mariole, Tiennette se tenaient près de lui et, de temps à autre, Nelly, sous un prétexte quelconque, passait autour du groupe silencieux et accablé.

Ah ! Ézéchiel Topee n’était plus le milliardaire triomphant d’autrefois.

Sa « rondeur » avait diminué, sa face colorée avait pâli. Ses cheveux mêmes, si gaillardement rouges, s’étaient striés de fils blancs.

La disparition de Laura avait produit un bouleversement chez le roi du cuivre.

Jamais, auparavant, il n’eût supposé que le malheur oserait s’attaquer à un homme valant autant de dollars. L’audace de l’infortune l’avait stupéfié, annihilé, et depuis de longues semaines, il méditait tristement, ne sortant de sa torpeur qu’au reçu de courts billets expédiés par Dodekhan.

Tiennette se sentait prise de pitié pour le milliardaire.

Vingt fois elle avait été sur le point de tout lui dire, et chaque fois elle s’était arrêtée, craignant par une parole imprudente de gêner les combinaisons du milord.

Seul, Mariole conservait son insouciante gaieté.

Il n’avait aucune hâte de voir se dénouer la situation. Le domaine de

Swift-Current était vaste, la chère copieuse, le vin et les liqueurs de premier choix. On lui marquait la déférence due au général comte, chef de la maison militaire et civile d’une Altesse. Ma foi, dans ses rêves les plus ambitieux, Athanase n’avait jamais rêvé un couronnement aussi agréable à sa carrière d’agent de police.

Aussi, aux exclamations inquiètes qui échappaient parfois à la modiste, il répondait le plus placidement du monde :

— Je ne te comprends pas, ma Tiennette. Je trouve que tout marche très bien.

Donc ce soir-là, tous deux se tenaient silencieux en face de Topee.

De temps à autre, le milliardaire murmurait d’une voix assourdie, des phrases comme celle-ci :

— Plus de nouvelles depuis Nevada.

— Oh ! s’empressait de répliquer Tiennette… Ils doivent être en route pour nous rejoindre.

— Cela n’empêche pas de jeter un mot dans une boîte aux lettres.

— Peut-être évitent-ils les agglomérations où le señor Orsato pourrait faire agir la police contre eux.

Les sourcils du milliardaire se fronçaient alors. Une expression de fureur se montrait dans ses yeux, et les poings fermés, les lèvres serrées, il grondait :

— Oh ! cet Orsato !

— Bien coupable envers vous.

— Et cette justice des États-Unis qui nous poursuit, nous, pauvres Canadiens.

Soudain, retentit dans le silence une voix qui fit tressaillir tous les assistants.

Elle avait cependant prononcé ces simples paroles.

— Bonsoir, master Topee.

Comme projetés de leurs sièges par une secousse électrique, Ézéchiel, Mariole, Tiennette s’étaient levés.

Nelly elle-même, si maîtresse d’elle à l’ordinaire, s’était rapprochée du groupe.

Dodekhan venait d’apparaître sur la terrasse. C’était lui qui avait parlé.

— Vous ?… Eh bien ? firent des organes anxieux.

— Je suis venu en avant pour…

— Ah ! gémit Topee, il est arrivé malheur à Laura !

Le Turkmène haussa les épaules :

— Mais non ! mais non ! Seulement j’ai craint que la joie du retour brusque ne vous devînt funeste, et je suis venu pour vous préparer à la revoir.

Ézéchiel lui avait pris les mains.

— Où est-elle ? où est-elle ?

Dodekhan l’apaisa du geste.

— Là ! Là !… calmez-vous. Elle sera ici dans une heure ou deux.

— Où l’avez-vous laissée ?

— Sur le territoire canadien, à la garde d’un parti d’Indiens.

— Seule parmi des Peaux-Rouges.

— Vous oubliez qu’un dévoué l’accompagne.

— Ah ! oui. Le prince Virgule ; ce digne, ce brave prince.

— Justement. Et puisque l’occasion s’en présente, je souhaite vous entretenir un peu de lui. Au demeurant, ce désir m’a aussi poussé à prendre les devants.

Et très calme comme toujours, le jeune homme profita de l’instant pour serrer la main à Tiennette et à son père, puis prenant un siège, il s’installa auprès de Topee.

— Mon cher monsieur Topee, commença-t-il…

Mais la phrase s’interrompit sur ses lèvres.

Un galop furieux venait de résonner dans les ténèbres. Un cavalier, lancé avec une vitesse de cyclone, parcourait évidemment la route.

Le bruit s’enfla, répercuté par les échos de la plaine. Les fers du coursier invisible sonnèrent sur le pavé de la cour d’honneur, et brusquement le fracas de galop cessa.

Tous se regardaient surpris :

— Qu’est-ce ? balbutia le milliardaire d’un ton anxieux.

Nelly se précipita aussitôt vers l’escalier de marbre descendant de la terrasse à la cour ; mais elle n’eut pas le loisir de l’atteindre.

Un pas lourd claqua sur les degrés, et la silhouette d’un homme trapu, large d’épaules, se profila au haut de l’escalier.

Un cri s’échappa de toutes les bouches :

— Orsato Cavaragio !

C’était en effet le señor qui prenait pied sur la terrasse.

Il ne paraissait pas éprouver le moindre embarras. Mais Topee s’élança vers lui frémissant de colère.

— Hors d’ici ! clama-t-il. Depuis quand les larrons osent-ils se présenter dans une maison qu’ils ont désolée !

Mais cette sortie virulente ne sembla point émouvoir le propriétaire du sud.

Il ricana :

— Depuis qu’ils sont maîtres de la situation…

— Maîtres ! rugit Ézéchiel.

— Et qu’ils apportent la paix ou la guerre, la joie ou le désespoir. Au surplus, continua-t-il d’un ton dégagé, je ne suis chez vous que pour vous expliquer ma présence. Dans cinq minutes, vous en saurez autant que moi, et s’il vous plaît encore de me chasser, je partirai sans la moindre résistance.

L’accent d’Orsato était plein de menaces.

Topee le sentit. L’angoisse, étreignant le père, imposa silence à la fureur de l’homme, et d’une voix abaissée, comme hésitante, le milliardaire prononça :

— Parlez.

Cavaragio riposta par un rire sarcastique, s’empara d’une chaise, s’y installa à califourchon, les bras appuyés sur le dossier, et narquois :

— Je viens, cher master Topee, réclamer de vous l’exécution d’une promesse verbale.

— Une promesse ?

— Que vous me fîtes jadis et dont l’objet était mon mariage avec miss Laura, votre fille et héritière.

Un grondement fut la réponse d’Ézéchiel.

— Oh ! ne refusez pas encore. Attendez de savoir ce que j’ai fait, pour vous aider à ne pas manquer à votre parole.

Le roi du cuivre tressaillit. Dodekhan, Mariole, Tiennette, Nelly écoutaient, agités de sentiments différents.

— Au moment de votre départ pour la France, ami Topee, vous voyiez de bon œil un projet d’union entre la charmante Laura et moi.

— Cela est vrai, mais…

— Laissez-moi achever. Miss Laura elle-même ne trouvait à cette union aucune objection sérieuse…

— En effet, mais à Paris…

— À Paris, tout changea. Elle se prit d’une passion pour les titres nobiliaires et, lorsque je vous rejoignis à La Pallice, elle me déclara, très nettement je le reconnais, qu’il me fallait renoncer à sa main.

— Eh bien alors ?

— Alors, je ne pouvais admettre qu’un homme de ma valeur dût s’incliner devant le caprice d’une petite fille… mal élevée. Je dis mal élevée, master Topee, non pour vous en faire reproche, mais pour constater ce qui est la vérité.

Tous regardaient Orsato, se demandant où il voulait en arriver.

Lui, prit un temps, puis avec un calme inquiétant :

— Cette petite fille, en somme, me rendait ridicule, et vous-même, Topee, elle vous entraînait à une… irrégularité d’engagement, qui jurait avec tout votre passé commercial.

— Ne vous occupez pas de cela, grommela le roi du cuivre.

— Oh ! si votre considération avait seule été en jeu, je vous prie de croire que je ne m’en serais aucunement préoccupé. Seulement votre respectabilité était en quelque sorte solidaire de la mienne. Aussi je résolus d’employer tous les moyens pour réduire l’entêtement soudain et déraisonnable de la fantasque petite chose, que vous appelez votre fille.

— Moyens de pirate du désert ! s’écria le milliardaire.

Orsato se prit à rire.

— Réservez votre emportement, car vous ignorez la situation que je vous ai faite à cette heure.

— Vous ignorez vous-même que ma Laura est en sûreté, sur le sol canadien.

— Elle l’était, il y a une heure, quand l’un de ses défenseurs l’a quittée pour se rendre auprès de vous.

— Que prétendez-vous dire ?

— Que, grâce à moi, les Indiens qui l’avaient reçue à leur campement l’ont saisie par surprise, ainsi que le fameux prince ; qu’ils ont entraîné leurs captifs sur le territoire réservé aux Peaux-Rouges, territoire des États-Unis, et que, sauf contre-ordre de moi, tous deux subiront cette nuit le supplice des prisonniers de guerre.

— Ma fille ! gémit Topee se cachant le visage dans ses mains.

Le señor Cavaragio haussa les épaules.

— Soyez donc économe de vos émotions. Si je suis là, c’est que tout peut s’arranger, avec un peu de bonne volonté.

— Comment ? comment ? interrogea le roi du cuivre, présentant à son interlocuteur un visage bouleversé par l’angoisse :

— Je vous l’apprendrai dans l’instant. Or, tandis que, d’une part, je traquais miss Laura ; d’autre part, je vous attaquais dans votre fortune.

— Ma fortune ?

— Ma foi oui, ricana légèrement le señor ; vous aviez amassé dans vos cavernes de Swift-Current tout le cuivre disponible de la région. Eh bien ! à l’aide de braves garçons de la brousse, j’ai fait enlever tout ce cuivre.

— Vous avez fait cela ?

— Avec plaisir, croyez-le, car je puis, aujourd’hui, vous redemander la main de la jeune Laura avec des arguments tels qu’il vous devient impossible de me répondre par un refus.

Et se levant, avec un respect affecté, plus insultant qu’une injure :

— Master Topee, je sollicite la faveur considérable de devenir votre gendre. Si vous acquiescez à ma demande ; comme il est de mon intérêt d’avoir un beau-père fortuné, je vous restitue votre cuivre. En cas de refus, je le garde à titre d’indemnité. De la sorte, vous perdrez votre enfant et vous serez ruiné. Veuillez m’apprendre à quel parti vous vous arrêtez ?

Un éclair fût venu frapper la terrasse auprès des assistants, que ceux-ci n’eussent pas été plus paralysés que par l’audacieuse déclaration de Cavaragio.

Topee, Tiennette, Mariole échangeaient des regards effarés.

Nelly considérait le ciel, avec reproche, ses lèvres tremblaient, et si l’on s’était approché d’elle, on l’eût entendue murmurer :

— Il m’a jouée. ; il a employé la sympathie de mon cœur à assurer son mariage avec la personne de Laura. Cela est tout à fait abominable.

Et comme Orsato raillait :

— Allons, master Topee, répondez en toute indépendance.

Le roi du cuivre tourna les yeux vers l’endroit où Dodekhan était assis à l’instant. En cette minute critique, il voulait demander conseil, secours, au jeune homme.

Mais il éprouva une nouvelle déception.

Dodekhan avait disparu. Il s’était éloigné sans que le milliardaire, absorbé par les paroles d’Orsato, eût remarqué son départ.

Cette disparition, que signifiait-elle, sinon l’aveu de la défaite, de l’impuissance, en présence de la trame ourdie par le riche planteur de l’Arizona ?

Et Orsato, interrogeant derechef, avec une suprême impertinence :

— Eh bien ! digne Topee, est-ce le supplice et la ruine, ou bien la restitution et les douces fêtes de l’hyménée ?

Il baissa la tête, s’abandonnant à la fatalité, jugulé par la crainte de la misère, de la mort.

— Est-ce oui ? fit encore Orsato.

La bouche contractée du roi du cuivre s’ouvrit avec effort. Le monosyllabe définitif allait s’en échapper.

— Oui, allait dire le pauvre milliardaire.

Mais les trois lettres O… U… I…, qui dans l’occurrence eussent été fatales, ne furent pas prononcées.

Ainsi qu’un tourbillon, une masse noire parcourut la terrasse, s’abattit sur Orsato. Il y eut un groupement, un piétinement confus. Puis un homme se détacha de la masse et s’approcha du roi du cuivre.

Celui-ci eut un cri étranglé.

Il venait de reconnaître Dodekhan.

Celui-ci eut un sourire :

— M. Orsato est solidement garrotté, dit-il. Vous le garderez avec soin jusqu’à mon retour.

— Vous partez ?

— Je vais sauver votre fille et votre fortune, master Topee.

Ne craignez pas, je réussirai. Mais le temps est précieux, permettez-moi de me retirer. Quand je reviendrai, j’aurai le loisir de vous expliquer tout ce qui peut vous sembler incompréhensible.

Il salua, et se dirigea vers l’escalier.

Au haut de la rampe, Nelly se tenait toute droite, affolée par les scènes rapides auxquelles elle avait assisté.

En passant devant elle, Dodekhan murmura :

— Qu’Orsato ne sorte pas d’ici… et vous serez son épouse.

Elle eut un petit cri, voulut arrêter le jeune homme ; mais déjà il s’était engagé sur les marches qu’il descendait rapidement.