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Millionnaire malgré lui/p2/ch14

La bibliothèque libre.
Combet et Cie Éditeurs (p. 445-451).

XIV

DILEVNOR


— Mais ce sont des vaisseaux japonais, voyez leurs pavillons.

— Je les vois, capitaine.

— Eh bien, ils ne vous laisseront pas passer.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr.

— Eh bien, capitaine, vous vous trompez.

Sur le pont d’un beau trois-mâts à vapeur, le capitaine très interloqué, Dodekhan très calme, causaient ainsi.

Autour d’eux, Albert, Laura, Tiennette, écoutaient, pensant à part eux que le capitaine avait parfaitement raison.

Kozets seul semblait d’un avis différent.

Il se frottait les mains et quiconque eût pu l’approcher, l’eût entendu marmonner avec un indéniable accent de satisfaction :

— Puisqu’il veut passer, il passera… Et peut-être… oh ! pour mon édification toute personnelle, j’apprendrai qui est mon maître… Je garderai cela pour moi, bien entendu, car on ne trahit pas un maître qui, pouvant vous écraser, vous a fait riche et heureux.

Il coula un regard attendri vers Tiennette, et de nouveau prêta l’oreille.

Dodekhan reprenait :

— Si je ne me trompe, voilà un croiseur qui porte le pavillon amiral.

— En effet, monsieur.

— Gouvernez sur lui.

— Quoi, vous voulez… ?

— Obéissez… Que l’on prépare la coupée ; le commandant en chef viendra à notre bord.

À cette affirmation, le capitaine leva les bras au ciel.

Il n’était qu’un officier de commerce, dont le bateau, le Gold, avait été affrété, à Vancouver, par le mystérieux Turkmène ; mais il savait fort bien qu’un commandant en chef de forces navales appelait parfois, à son bord, les officiers de navires passant à sa portée, mais que jamais il ne faisait de visite à un passager de bâtiment marchand.

— Mais, monsieur, commença-t-il.

— Faites ce que j’ai dit, ordonna tranquillement le jeune homme.

Puis s’adressant à Kozets :

— Voulez-vous vous rendre dans ma cabine. Vous y trouverez un rouleau de papier long d’environ un mètre. Vous me l’apporterez ici.

Et le policier s’étant précipité pour obéir, Dodekhan revint au capitaine.

— C’est un pavillon que je vous prierai de faire hisser.

L’interpellé haussa les épaules :

— Il n’empêchera pas ces torpilleurs de nous barrer la route.

Du doigt, il indiquait deux longs fuseaux d’acier qui, s’étant séparés de la ligne de l’escadre, se dirigeaient à toute vitesse vers le Gold.

Un sourire passa sur les traits de Dodekhan.

Justement Kozets reparaissait, portant sur l’épaule un paquet, gros comme le corps d’un homme.

Sur l’ordre du Turkmène, il arracha l’enveloppe de papier, et étala sur le pont un pavillon dont le fond bleu pâle portait deux signes d’or bordés de rouge.

— Qu’est-ce que c’est que ça, grommela le marin, je n’ai jamais rien vu qui ressemble à cela ?

— Peu importe, faites-le hisser sans retard. Sinon les torpilleurs seront sur nous avant que vous ayez terminé.

Avec un geste insouciant, le capitaine transmit à quelques matelots l’ordre de l’étrange passager, et deux minutes plus tard, le pavillon bleu flottait sur le Gold.

Pendant un instant, il ne sembla pas que cette manifestation dût changer quoi que ce fût à la situation ; mais soudain, les torpilleurs évoluèrent, et reprirent à toute allure le chemin qu’ils avaient parcouru auparavant.

Dodekhan les montra au capitaine, à ses amis.

— Vous voyez.

Le marin, absolument médusé, murmurait :

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

Tout à coup il eut un cri :

— Ils tirent sur nous.

En effet, de la tourelle du croiseur amiral japonais un tourbillon de fumée venait de s’échapper.

D’un signe Dodekhan rassura tout le monde.

— Ils tirent à blanc. Ils nous saluent.

En effet, un second coup de canon, un troisième retentirent, et tous, stupéfaits, en comptèrent ainsi vingt et un, nombre réglementaire dans les marines d’Europe.

— Il n’y a pas à dire, c’est un salut, gronda le capitaine ; mais, qui diable saluent-ils ?

De la main, le Turkmène désigna le pavillon bleu.

— Çà ?… allons donc !

— Vous êtes incrédule, mon cher capitaine. Je tiens à vous convaincre. Faites stopper, et par le langage des pavillons, veuillez exprimer que le Drapeau Bleu attend, à votre bord, le commandant en chef des forces japonaises.

Ahuri, le capitaine du Gold obéit. Les signaux maritimes transmirent les paroles du Turkmène, et une heure ne s’était pas écoulée, que le canot major du croiseur japonais amenait abord le commandant en chef.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Trois heures allaient sonner.

Au fond du vallon d’Aousa, la suprême tuerie allait s’engager.

Soudain les Russes, enfermés avec Labianov et Mona, eurent un cri de stupeur.

Un parlementaire, avec le drapeau blanc, se détachait de la ligne japonaise.

Et Mona, le visage appliqué à une meurtrière, disait d’une voix palpitante :

— Lui ! Lui ! C’est lui. Il vient nous délivrer comme il l’a promis.

— Qui, lui ? interrogea le général.

— Douze, fit-elle, Douze ; le forçat 12.

— Que dis-tu ?

Le gouverneur regarda à son tour. Il reconnut celui qui, au milieu de son pénitencier, de ses soldats, l’avait bravé, avait osé ce pari audacieux de s’évader malgré toutes les précautions prises, et de revenir, au bout de six mois, pour le délivrer lui-même.

À ses oreilles résonnèrent soudain les paroles de l’étrange personnage :

— Pariez sans crainte. Je serai discret ; je parie une discrétion.

Cependant, il fallait prendre une décision. Le parlementaire, parvenu à vingt mètres de la chaumière, avait fait halte, et un fifre modulait une sonnerie.

Brusquement Labianov se décida.

Il ouvrit la porte et s’avança vers le parlementaire.

Celui-ci fit un geste, et à la profonde stupéfaction du gouverneur, il vit s’approcher un homme, qu’à ses insignes il reconnut pour le général même des forces japonaises opérant contre Sakhaline.

Que signifiait cela ? Que lui voulait-on ?

Son attente ne fut pas longue.

Le Commandant suprême des Nippons le joignit et dignement :

— Général, je salue en vous le courage malheureux. Vous serez libre de vous retirer, après signature de la capitulation, avec armes, étendards et bagages.

— Comment cela ? S. M. le Mikado n’avait-il pas interdit… ?

— Si… mais celui-ci le veut ainsi.

Il montrait, avec un respect évident, l’ancien forçat n° 12.

— Celui-ci, répéta Stanislas avec un étonnement bien compréhensible. Quel est-il donc ?

— Il est le Maître du Drapeau Bleu.

Et sans permettre à son interlocuteur de le questionner davantage :

— Je fais préparer le traité… Dans une heure nous le signerons, général ; après quoi, vous et les vôtres serez libres.

Tellement étonné qu’il ne put prononcer une parole, Labianov restait là, regardant le Nippon qui regagnait les lignes occupées par ses soldats.

À ce moment, la voix de Dodekhan se fit entendre :

— Général Labianov, estimez-vous que j’aie gagné mon pari ?

— Votre pari, grommela le Russe rappelé à lui-même… Ah ! oui… Vous évader et revenir après six mois pour me délivrer… Parbleu ! À moins de se plaire à mentir, il faut reconnaître que vous avez gagné.
il est le maître du drapeau bleu.

— Gagné une discrétion, général.

— Oui… C’est ainsi que vous vous êtes exprimé.

— Alors, général Stanislas Labianov, je viens de vous faire obtenir les honneurs de la guerre ; je vous demande de venir, avec vos soldats, rendre les honneurs à une victime, à une martyre.

— Qui donc ?

— La « Française »… dont le fils, retrouvé par moi, nous attend au cimetière du pénitencier d’Aousa.

Sur les traits du gouverneur se marqua une imperceptible hésitation ; mais il la repoussa et d’un ton calme :

— Cela est juste, il sera fait ainsi que vous le souhaitez…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une tombe garnie de fleurs, sur laquelle une croix étend ses bras portant ces mots :

Louise-Albertine Prince, née d’Armaris.
Priez pour la martyre.

On s’est battu dans la nécropole. Les tombes voisines sont ravagées, piétinées, les croix sont brisées. Seule, la sépulture de la « Française » n’a pas souffert.

Et comme Albert, Laura, que suivent Tiennette et Kozets, s’en étonnent, Dodekhan leur répond seulement :

— Je veillais sur elle.

Il se tait. Des pas cadencés sonnent sur la terre ; c’est le petit détachement russe, conduit par Labianov, qui arrive au funèbre rendez-vous.

La troupe présente les armes ; le drapeau s’incline sur la tombe ; le gouverneur salue du sabre.

Et soudain, Mona, qui a suivi, appuie sa main sur le bras du Turkmène.

Le visage de la jeune fille est bouleversé ; dans ses yeux il y a des larmes.

Elle demande sur le ton de la prière :

— Qui êtes-vous donc ?

Il la regarde à son tour et d’une voix tremblante :

— Je suis un Devoir.

Et plus bas :

— Oubliez, enfant. Vous serez heureuse, vous. Oubliez que vous avez rencontré le Maître du Drapeau Bleu, Dilevnor le Justicier.

FIN