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Minerve ou De la sagesse/Chapitre I

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Paul Hartmann (p. 7-9).

I

PREMIER ÉTAT DE TOUTE CONNAISSANCE

« Quelle chose étrange qu’un rêve », disait quelqu’un. Voilà une pensée de sauvage ; mais nous sommes tous sauvages assez et trop ; et je voudrais bien connaître celui qui n’est pas troublé par le souvenir d’un rêve terrifiant. Chacun sait bien aujourd’hui qu’un rêve n’est rien ; toutefois cette connaissance est trop sommaire pour assurer la sagesse. J’aime mieux miner tout autour de cette idée que le rêve est quelque chose d’étrange. Tout ce que l’on peut essayer de raisonnable contre les rêves consiste en ceci qu’il faut les rattacher au contraire à la vie normale, afin de ne plus en être étonné.

Je réponds donc aux autres et à moi-même : « Étrange chose, le rêve ? Non. Nullement plus étrange que la connaissance que je prends de cette fenêtre et de cette porte en ouvrant les yeux. Dans les deux cas je suis averti par quelque trouble qui se produit dans les frontières de mon corps, lumière, son, douleur faible ou forte. Dans les deux cas, je me mets à la recherche de la cause ; dans les deux cas, il vient un moment où je cesse de chercher. Dans les deux cas, je suis exposé à des erreurs sans mesure par cette promptitude à juger, si naturelle. Dans les deux cas, je jurerais que j’ai vu ce que pourtant je n’ai point vu. M’entretenant dans une foule, et tout en marchant, avec mon compagnon, je continue la conversation avec un autre qui a pris sa place ; mais, n’ayant point de réponse, je regarde plus attentivement ; je vois que je me suis trompé ; j’aurais pourtant juré que c’était mon compagnon ; ce moment est celui du réveil. Un bruit de voiture dans la rue ; je crois voir le cocher, les chevaux, le nom du marchand en grandes lettres ; en quoi il est possible que je me trompe, mais je ne m’en soucie guère ; il y a autour de moi un grand nombre de choses par rapport auxquelles je ne m’éveille point. Aussi dit-on bien au distrait : « Vous rêvez ». Le distrait est un homme qui juge sur de faibles indices. Un matin de dimanche je crois prendre L’Humanité dans une pile de journaux et c’est Le Petit Parisien que je trouve dans ma poche. Je pourrais bien croire que le génie de la modération a fait ce changement miraculeux ; mais j’aime mieux me souvenir que je n’ai vu de ce journal que la tranche, c’est-à-dire un jambage du titre et une certaine couleur du papier. Rien n’est plus naturel qu’une erreur dès que l’on juge si vite et sur de faibles signes. Et comment pourrais-je bien juger quand je juge les yeux fermés et les poings fermés, d’après un bruit indistinct, d’après le froid ou le chaud, d’après le picotement du sang dans une main mal placée ? Qu’il n’y ait presque point de vérité en ces perceptions paresseuses cela ne doit pas m’étonner. L’important est de ne point se prendre pour une victime de la nature. Je dois savoir que ma connaissance naturelle est formée selon l’insouciance, et non pas du tout en vue d’éviter l’erreur et de sauver mon propre esprit. Aussi ne vais-je point supposer à la manière d’Ajax que c’est quelque dieu qui m’envoie de fantastiques opinions. »

Pour ma part c’est dans la poussière de l’Iliade que j’ai compris les Olympiens. Car, dans cette masse de mouvements et de colères, on ne peut suivre les aventures de tel ou tel. Non, mais on le voit sortir de la masse, puissant puisqu’il n’est pas tué. Si c’est un ennemi on se précipite contre lui. Or, bien loin de fuir, il se fond dans la tempête des apparences. Quoi de plus simple ? Évidemment c’est un Immortel qui l’a revêtu d’un brouillard afin de le dérober à ma colère, ou bien l’Olympien a pris la forme de mon ennemi, et m’échappe bien aisément. Or le combat est le moment de l’attention. Si le héros réfléchissait, me disais-je, il se reconnaîtrait comme voué à l’erreur, et inventeur de dieux. Il saurait que l’Iliade a été inventée par les guerriers eux-mêmes, et il honorerait mieux de petites conquêtes sur l’erreur, et quelques vérités incontestables comme sont quelquefois les proverbes. Il saurait que la sagesse est rare et difficile ; il comprendrait ses propres passions et celles de son voisin. L’erreur n’a rien d’étrange ; c’est le premier état de toute connaissance.