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Minerve ou De la sagesse/Chapitre LV

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Paul Hartmann (p. 190-192).

LV

L’OMBRAGEUX ESPRIT

La pensée est libre ou elle n’est pas. Ce n’est pas penser que croire et répéter. Il faut tout examiner, et, dans d’heureux moments ne tenir à rien. Représentez-vous un arbitre qui entend les plaidoiries ; il est tout à fait en défiance à l’égard de ses propres opinions. Cette liberté prépare le jugement. J’imagine que Briand ne croyait rien ; je veux dire qu’il avait effacé les empreintes et cicatrices qui font qu’à point nommé, on pousse toujours le même cri, comme font les coucous d’horloge ; aussi ce n’était pas par mécanisme d’horloge qu’il croyait à la paix ; il y croyait parce qu’il le voulait. Le vrai nom de cette croyance volontaire, c’est la foi. Quand l’esprit est ainsi aéré et disponible, ne croyez pas qu’il se pliera à tout ; c’est justement le contraire et l’expérience fait voir que les esprits non contraints ne cèdent jamais. Les autres, les obstinés, les fanatiques, que je voudrais nommer esprits marqués, cèdent toujours ; ils cèdent, dirai-je, inébranlablement. Aussi les entendez-vous crier à tous les carrefours.

La pensée libre a certainement ses réserves, ses secrets, ses refuges. En la comparant aux martyrs du cirque, je dirais que la pensée libre ne souhaite nullement d’être livrée aux bêtes. Pourquoi ? C’est qu’elle veut gagner, et gagner en cette vie ; gagner, c’est-à-dire empêcher que les fous gouvernent. Quand on comprend les avantages d’un esprit buté, qui ne doute jamais, qui va comme un projectile, on ne dira pas que l’ambition de servir la pensée libre soit une petite ambition. Si donc je tends toutes mes forces en cette direction, cela ne m’empêche pas de voir les obstacles, les esprits raidis par la peur ou par la surprise, quelques-uns, peut-être, incurables, tous voulant des précautions, des travaux d’approche, des signes d’amitié ; c’est ainsi qu’on parle aux chevaux avant de les toucher. Il s’agit d’hommes, dira-t-on, à qui je dois respect, franchise, vérité. Bon, mais c’est justement parce que j’espère beaucoup d’eux que je dois d’abord être prudent et clément, de façon à ne pas les irriter. Le penseur irrité, c’est presque tout le mal.

Un des préjugés les plus forts que je remarque en ce temps-ci, et qui vient des martyrs et persécutés, c’est de considérer comme un devoir de jeter ses dernières et ses plus chères pensées comme on jette les dés, c’est-à-dire loyalement en échange des pensées d’un policier, d’un ivrogne, d’un aboyeur, d’un pédant. C’est un jeu de dupes. À quoi pouvait croire un Platon, un Socrate, c’est ce qu’on n’a jamais su, si ce n’est qu’ils comptaient absolument sur la liberté de penser et sur la raison commune, et c’est ce que l’on sent dans leurs discours. Mais, pour le reste, Socrate examinait tout, jamais ne forçait, et jamais ne se laissait forcer. Aussi les jeunes lui disaient : « Socrate, tu as certainement une autre idée que tu ne nous dis point ». Socrate, cependant, était toujours prêt à s’en aller, sans conclure. Était-ce refus d’instruire ? Lisez la République et vous le saurez.

Vous le saurez, mais non pas sans une extrême attention. C’est que jamais la pensée de Socrate ne vous est jetée toute. Il sait que l’esprit est ombrageux ; son art est d’abord de le tourner, comme Alexandre tournait son cheval, de façon qu’il ne voie aucune ombre effrayante. Et comment ? En partant toujours de la pensée la plus ordinaire, la plus rebattue, de façon à ne pas faire peur. C’est ainsi qu’il gagnait sur l’adversaire. Par exemple, il n’allait pas soutenir que Jupiter n’existait pas ; mais il refusait, et sans effaroucher, de supposer en Jupiter des pensées ou des sentiments indignes d’un homme, ce qui l’amenait à discuter sur ce que Dieu devait penser. Voyez là-dessus l’Eutyphron de Platon. À ce travail de finesse, il gagna de ne boire la ciguë qu’à soixante-quinze ans ; c’est gagner. S’il avait rué d’abord à travers les institutions et les statues des dieux, il était hors de jeu à vingt ans. Je viens aux applications. Je trouve imprudent et même injuste de renoncer à persuader un gendarme, un préfet, ou un ministre, et de lui jeter, comme on jette des pierres, des opinions qu’il n’est pas préparé à comprendre. Je le dis très sérieusement, ce ministre, je dois l’honorer du nom d’homme, et l’instruire selon la politesse, c’est-à-dire en partant de son opinion, non de la mienne. Cette règle est de charité, et non point de prudence.