Minerve ou De la sagesse/Chapitre LXIX

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Paul Hartmann (p. 239-241).

LXIX

RECONNAÎTRE L’HOMME

La reconnaissance est un grand et difficile jugement. C’est l’épreuve de l’homme. Aussi ce mot se fait humble, et dissimule son plein sens. Toutefois le langage éclate sous nos yeux et sous nos mains. Reconnaître le bienfait c’est reconnaître l’homme ; c’est reconnaître le semblable et le frère ; tant que cette pleine reconnaissance n’est point faite, l’autre ne peut arriver à l’être ; l’autre est ingrate, sans grâce ; pesez ici les admirables mots. Où n’est point la grâce, c’est-à-dire la gratuite reconnaissance, toute libre et heureuse, il n’y a point de reconnaissance du tout.

Il y a pire que l’envie, c’est le refus de reconnaître. Qui ne l’a éprouvé devant un donateur, poète, romancier, conseiller ou consolateur ? L’être humain d’abord se hérisse et se ferme. Autant qu’il est fort, autant il se ferme. L’épreuve de la grâce, c’est le refus de grâce. Homère lui-même est ennuyeux si on le veut bien. J’admire ce pouvoir de nier le génie. Mais c’est un de mes moyens aussi de reconnaître. Comme je sais très bien que tout auteur dépend de moi, et ne peut entrer en moi si je ne baisse le pont, ainsi quand j’observe un de ces hommes fermés de toutes parts, et que nul génie ne forcera quand il ferait étincelles et foudre, je me dis : « Voilà un homme ». Ainsi toutes ses précautions et doubles serrures n’empêchent point que je le reconnaisse homme ; au contraire il m’aide à le reconnaître ; par son refus il m’aide. Ici se trouve le plus étrange commencement d’une amitié, et le plus admirable malentendu. Car vainement il fait le mort ; je sais qu’il sait ; je sais qu’il me devine ; je sais qu’il accumule la défiance, et que cela est en train de fondre, et qu’il le sait. Suis-je pressé de me faire reconnaître ? Suis-je pressé de persuader ? Non pas. J’attends ma grâce, qui est sa grâce.

Mais que de fautes ! Quelle effrayante frivolité ! Souvent je condamne une fois, je refuse une fois. J’ai un moyen qui est mieux que de mal lire, c’est de ne point lire. Semblable à un prince, je l’ai exclu de mes audiences. Ainsi il finit par être exilé tout à fait. Tous ses efforts sont en vain. Que voulez-vous que me fassent les plus beaux vers si j’y laisse traîner des yeux distraits et ennuyés d’avance ? On dit bien qu’admirer c’est égaler. Je le comprends bien, et me voilà armé pour refuser. Car il m’est facile de ne pas lui prêter de mon fond un génie égal au sien. Je suis cuirassé admirablement contre le sublime, qui est mon sublime. « J’ai assez fourni de sublime pour aujourd’hui », dit le prince. Et le prince c’est n’importe qui.

Quel plaisir de prince à être injuste ! Quel plaisir à faire attendre ! Hugo est dans mon antichambre. Dites-lui qu’il revienne. Il faut reconnaître aussi ce droit d’être injuste ; car la justice est absolument à ce prix. Si vous êtes juste malgré vous, c’est manqué. C’est justice sans grâce. C’est par là que je prévois que les presque amis sont les plus difficiles à dégeler. Nous voulons la même chose, nous pensons la même chose, rien ne nous sépare. Rien en effet, ou presque rien. Ce qui nous sépare, c’est l’évidence même et la force de toutes ces raisons. Autant dire qu’il est sûr de moi et que je ne puis rien lui refuser. Alors je lui refuse tout. Convenez que voilà le texte de toute négociation. Ne vous imaginez pas, dit l’homme, que je ne suis pas un homme.

Ainsi éclatent les éclairs de la reconnaissance, dans une nuit d’ingratitude. Pour moi, je ne vois que des princes de ce genre. Un mendiant me refuse grâce ; je sens très bien cela. Si j’avais un esclave, je sais qu’il pourrait me refuser grâce. J’en suis à aimer ce refus, et à n’aimer que ce refus. Que d’ennemis qui sont mes amis ! Et ces extravagants d’inhumanité ne sont-ils point hommes justement par là ? Je les reconnais très bien. Toutes ces atroces pensées de guerre, je les ai formées à un moment ou à l’autre. Au fond la reconnaissance ne dépend que de moi. C’est mon affaire de reconnaître. Je n’écris rien d’autre que cette sorte d’appel des mineurs, qui ne se lasse point. Répondre, c’est l’affaire de l’autre. Je n’y puis rien et je n’y veux rien pouvoir. Telle est la charte de liberté, et même je la déchire. Nul ne doit rien. Ce fier chant fera le tour de la terre.