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Minerve ou De la sagesse/Chapitre LXXIX

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Paul Hartmann (p. 270-273).

LXXIX

L’ART DE TRAVAILLER

Un des moyens de dominer une tâche qui pourrait être écrasante, c’est d’ajourner, c’est-à-dire de ne penser qu’à une chose à la fois et de ne penser à chaque chose qu’au moment qu’on a fixé pour s’en occuper. C’est dire qu’il faut avoir un emploi du temps et ne jamais s’en écarter. Mais cette règle est une des épreuves les plus sévères de la volonté. Car à peine un emploi du temps est-il fixé que tous les hasards du monde, choses et gens, semblent s’entendre pour le démolir. Cette apparence de questions urgentes qui montent de tous côtés à l’assaut de l’esprit, il faut la vaincre, en se fixant une heure et un temps pour les choses imprévues. Cela revient à ne pas se laisser mettre en pièces par les sollicitations. Seulement alors, il faut savoir ne pas penser à ce qui veut nous importuner. De la même manière qu’il est sage d’appeler au téléphone et de ne pas se laisser appeler, de même il faut suivre son ordre du temps, et ignorer les gens pressés.

Le travail est ce qui chasse toutes ces mouches. Aussi ne faut-il jamais penser sans travailler. D’où une autre règle, que j’ai souvent signalée, c’est qu’il faut tendre à réduire à zéro la mise en train. Ce qui retarde la mise en train, c’est souvent un souci de l’ordre matériel et du rangement préalable. Or, il n’y a rien de préalable à la mise en train. Les soucis que l’on veut se donner, et qu’on semble chercher dans des papiers vingt fois remués, ce sont des prétextes de ce qu’on peut appeler la paresse occupée. Au lieu qu’à sauter au milieu du travail qu’on s’est fixé pour une heure fixée, on trouve aussitôt une admirable vacance de l’esprit, une disponibilité pleine d’avenir et un total oubli des choses petites et secondaires. Et tel est le bonheur de celui qui travaille en sous-ordre, comme Berthier sous Napoléon. Les travaux urgents ne cessant de se succéder, on est toujours tout entier à un seul problème, transporter par exemple une division d’ici à là, rédiger tous les ordres, sans rien oublier. Devant ces précieuses tâches, on n’a point le temps de se soucier ; il faut résoudre et encore résoudre. Mais si l’on est maître, on n’a plus cette ressource de recevoir des ordres et de les traduire selon la technique de la chose ; il faut alors se donner des ordres à soi-même. Et toutefois c’est encore une faute que de vouloir tout faire ; il faut avoir choisi un Berthier, qui peut être un simple cycliste. Le maréchal Pétain disait que s’il avait à diriger une affaire, n’importe laquelle, un journal ou une épicerie, il commencerait par choisir un état-major. Il faut reconnaître que les militaires savent commander, et choisir les hommes ; cela vient du pouvoir absolu qu’ils exercent, et de l’abondance aussi des ressources ; car de même qu’ils ont six chevaux où deux suffiraient, ils ont toujours trois hommes pour un. Aussi je ne crois pas qu’on puisse égaler les militaires ; toutefois on peut leur prendre quelques bonnes règles. Le maréchal Joffre reçut un matin un nouveau chef de service des opérations extérieures, qui commença par chercher un petit moment Monastir sur la carte ; c’en fut assez, il ne voulut plus le voir.

Il faut donc savoir aussi être tyran. Mais je crois que le pouvoir balaie les hommes insuffisants par la force même d’un travail bien réglé. Les scrupules viennent toujours de pensées non prévues qu’on laisse entrer. Et la sévérité consiste à ne jamais examiner, faute de temps pour examiner. En présence d’une merveilleuse machine qui exprime si bien une inflexible volonté, l’homme qui ne peut suivre l’allure disparaît et renonce de lui-même. Et c’est un immense avantage du travail réglé, que l’on communique, sans même y penser, une impulsion irrésistible à tous les exécutants. Il faut se dire que l’homme dont on sait à une minute près ce qu’il demandera et quand, même s’il s’agit de sa toilette, sera toujours merveilleusement servi.

Je ne dois pas oublier la méthode anglaise du repos total ; cet art de ne pas travailler fait partie du travail ; il y a une heure à partir de laquelle on refuse de réfléchir. Et cela conduit à l’art de dormir, qui est le principal de l’art de travailler. Le mot célèbre d’un ancien : « À demain les affaires sérieuses ! » a bien plus de profondeur qu’on ne croirait. Hors de l’emploi du temps il n’y a plus d’affaires. Et c’est le plus difficile de tout de clore l’audience à ses propres pensées. Il s’agit de refuser de penser à ce qui obsède, même si l’on ne pense à rien d’autre. Ce travail d’effacer en soi-même une pensée semble d’abord décevant ; mais il réussit pourvu que l’on s’obstine, et c’est une sorte de sport très plaisant que de dire non aux soucis. Le principal en tous ces exercices de force, c’est de croire à sa propre volonté. Regardez bien, c’est la foi elle-même.