Aller au contenu

Minerve ou De la sagesse/Chapitre LXXXI

La bibliothèque libre.
Paul Hartmann (p. 277-279).

LXXXI

LE COURAGE

Le ressort moral est moins dans l’usage de certaines règles que dans l’énergie même des résolutions. Tel homme de probité stricte se trouve sans ressource devant le malheur. Tel autre, avec moins de délicatesse, croit, lutte, persiste, et à la fin trouve l’occasion de repartir. La probité est-elle d’un plus grand prix que le courage ? Je ne sais. Il faudrait les deux. Mais si l’on me demande lequel j’enseignerais, je réponds que j’enseignerais le courage.

Il y a plusieurs parties dans le courage ; et l’on peut les exercer toutes. La première consiste dans le départ prompt de l’action volontaire, même quand il s’agit d’obéir. Renouvier nommait procrastination la manie de remettre et d’attendre ; ce mot ridicule peut attirer l’attention sur la chose désignée, qui ne l’est pas moins. Je considère, au contraire, comme de grande vertu, de vouloir librement, et à temps choisi, ce que l’on sera de toute façon forcé de faire. Presque toute notre vie est esclave, si nous attendons que la nécessité nous pique ; toutefois les mêmes actions sont libres dès qu’on les veut, comme sortir du lit avant la dernière minute. On dira que le résultat est toujours le même ; mais l’attitude est bien différente selon que l’on garde ou non l’initiative. Et cela est surtout à remarquer dans l’enfant, qui n’est libre de presque rien, et qui peut se rendre libre de presque tout en devançant la contrainte. Le bon travailleur est en avance sur tout. D’après ce modèle d’écolier, bien connu des maîtres, on peut souvent refuser valeur à l’obéissance forcée, et exiger, chose étrange et neuve, que toutes les actions aient le mouvement de la libre invention, tout en se conformant à la règle. Et, selon mon opinion, on peut hâter l’âge où il est possible de dispenser l’enfant d’un devoir, pourvu qu’il ait pris librement, et sans humeur, la résolution de ne pas le faire. C’est combattre la traînante paresse, qui est notre pire ennemi.

Bien partir n’est pas le tout. Il faut en toutes les entreprises une obstination héroïque. Quand il s’agit d’apprendre le violon, l’équitation ou l’escrime, chacun comprend qu’il faut recommencer bien des fois, et ne jamais céder à la tentation de se croire mal doué, ce qui est un genre de modestie très perfide. Or le courage de ceux qui apprennent ces choses devrait faire rougir ceux qui manquent de patience dans l’apprentissage qu’ils ont choisi. Et ce qui importe, quand l’apprenti croit qu’il manque de bonheur ou d’adresse, c’est que le maître lui rappelle et lui prouve qu’il manque seulement de courage. Ce reproche pique comme il faut. L’éducation est ce précieux moment où la lutte contre l’obstacle extérieur peut toujours être changée en une lutte contre soi. Il est rare que l’homme cède à lui-même. C’est ainsi que je formerais l’enfant à chercher et à aimer la difficulté.

Par ce moyen je l’amènerais, je pense, à toujours espérer des choses. Car on n’espère jamais que de soi ; et tout homme exercé doit savoir que les choses ne nous sont ni favorables ni hostiles. Au vrai il n’est pas de projet, si simple qu’il soit, auquel les choses cessent jamais de faire obstacle. Les choses sont des obstacles. C’est pourquoi l’homme qui a conquis le gouvernement de soi-même n’est jamais étonné d’un échec. Ce que d’autres appellent mauvaise chance lui paraît la règle. Par exemple il sait que la facilité des affaires est un état qui ne peut durer. On le dira pessimiste ; mais, au vrai, c’est lui qui est l’optimiste. Car, dans les passages difficiles, il ne s’étonnera point des obstacles, et il redoublera de courage, sachant bien que son courage dépend de lui seul. On conviendra qu’il est trop facile d’être optimiste quand tout va bien. C’est au contraire quand tout va mal que le lutteur se reconnaît et se rassemble ; c’est alors qu’il a besoin de lui-même ; et, par le bonheur de ses expériences, il sait que cette ressource est toujours la seule. Ainsi il ne cherche point si l’on peut être optimiste, mais il sait qu’il faut l’être ; et que plus il est difficile de l’être, plus aussi il est nécessaire de l’être. Et telle est la partie la plus rare du courage. Les plus grands hommes sont sans doute ceux qui, quand tout va mal d’entrée, reconnaissent aussitôt l’ordinaire des choses et le vrai visage de la nature, et de cela même prennent courage au moment où l’homme naïf perdrait courage. Et ces invincibles sont les vrais optimistes.