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Minerve ou De la sagesse/Chapitre LXXXVIII

La bibliothèque libre.
Paul Hartmann (p. 298-300).

LXXXVIII

IDÉES ET CHOSES

La mécanique ennuie. On n’aime point ce serviteur sans esprit, qui dit une seule chose. Le bruit même des mécaniques est laid. On se lasse aussi de cette partie de la science qui est mécanique, qui ne fait que répéter pièce pour pièce les mécaniques et en promet d’autres. On se lasse du théâtre mécanique, abstrait, sans épaisseur, sans substance aucune, qui se joue sur l’écran, et auquel il faut avouer que la vie urbaine, avec métros, ascenseurs et distributeurs, finit par ressembler trop. On se lasse de ces concerts mécaniques, sans musiciens. Ce monde d’artifices, qui est fait pour nous, qui nous donne exactement ce que nous demandons, comme une pelure séparée, cela ne nourrit point. À quoi répondent les ministres mécaniques et les discours mécaniques. Chevaux de bois, musique enregistrée ; les mêmes passent et repassent. L’opposition a d’autres chansons, non moins connues. Fascisme pour l’écran, socialisme pour l’écran. Il n’y a que le syndicalisme qui se renouvelle un peu, par quelques hommes sauvages.

Quel est ce discours ? Vous voilà donc misanthrope ? Ne voyez-vous pas que ce discours est mécanique aussi ? Patience. D’abord, je vis très content et loin de toutes ces choses, mais j’ai bonne opinion aussi de l’espèce. Je la regarde courir. Où va-t-elle dès qu’elle peut courir ? Elle fuit de cette nature préparée et aménagée. Elle s’en va aux parties désertiques et inhumaines. Sur cette bordure où la montagne refuse l’homme, l’homme se tient et regarde s’il ne peut mieux. S’il peut mieux, il grimpe ; il atteint les solitudes, les étendues pierreuses et neigeuses, ces choses qui ne sont point serves ni aménagées. Ou bien, sur la bordure marine, il regarde et il écoute ce mouvement qui n’a point pour but de nous plaire, et qui n’a point du tout de but ; il se plaît à ce rivage sans forme, qui exprime seulement des forces et des résistances, et une usure qui se compte par siècles et dizaines de siècles. Ces spectacles résistent, ils ont du corps ; l’esprit enfin s’y heurte et s’y réveille. Ce n’est plus là son œuvre ; c’est l’autre terme, non flatteur. Comme notre corps y retrouve ses mouvements libres, l’esprit aussi y retrouve sa nourriture propre ; car il ne se nourrit point d’idées, les idées sont comme l’ascenseur et comme l’autobus et comme toutes les mécaniques ; il en a assez et trop, des idées, et des choses qui ressemblent aux idées, qui sont des idées de fer peint. L’esprit se nourrit de la chose qui est son contraire parce qu’alors il forme des idées ; idées d’enfant ou de poète, mais pleines d’avenir en leurs replis. De toute façon, devant ces sphinx inhumains, de corps et d’esprit il faut être homme. Notre vraie vie se montre ici, qui n’est pas faite, mais qui est à faire. Sauvagerie première, d’où tout sort et ressort. En vain nous étendons ce squelette de maisons et de machines, humanité morte. Nous naissons nus. Nous recommençons. Où que soit l’enfant qui régnera par la musique ou par la poésie, je sais qu’il recommencera ; je sais que son chant sera vierge et neuf comme la mer. Et nos pensées aussi, vierges et neuves elles seront, naïves comme en Homère ou en Lucrèce, ou bien elles ne seront rien.

Ce qui ennuie, c’est cette vie à l’étage, où tout est distribué par tuyaux et fils ; et cette pensée de quatrième étage, sorbonnique, où l’Homère, le Platon et la nature même coulent du robinet. Ce sont des idées d’idées, comme la hache de fer est copiée sur une copie de copie, et enfin sur la hache de pierre. Mais au premier âge convient la première invention. Le corps se contente de la hache ; c’est qu’il a toujours les mêmes arbres à couper. Mais l’esprit ne peut penser par l’idée ; il lui faut la chose nue, la chose qui n’est pas arrangée pour lui plaire. L’idée greffée sur l’idée est de courte vie. Une chanson ne naît point d’une chanson corrigée. Une peinture ne naît point d’autres peintures, par une retouche au nez ou au menton. De vieillir, d’accumuler, rien ne naît. Non, mais de toucher l’univers sans âge. Jeunesse le sait et le sent. Jeunesse commence et recommence. Par cette situation vieille comme le monde, nous verrons du neuf.