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Minerve ou De la sagesse/Chapitre XLIV

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Paul Hartmann (p. 149-151).

XLIV

PIÈGES DE LA MORALE

La morale plaît d’abord comme chose tempérée et de juste milieu ; mais elle ouvre soudain des chausses-trappes. Il est raisonnable et il est presque toujours facile de se priver d’un plaisir en vue d’éviter une peine. Toutefois cette précaution ne mérite le nom de vertu que si l’on résiste à la nature. Si la nature ne vous pousse que trop, au contraire, à vous priver de tout par crainte de manquer ou de souffrir, il est raisonnable de se risquer un peu, et de se donner une sorte d’insouciance par raison. Ce gouvernement de soi, toujours à contre-pente, qui triomphe tantôt d’imprudence et tantôt de prudence, c’est déjà sagesse. Mais il faut avouer que ce que l’on sacrifie est d’abord peu de chose, et que la récompense ne manque guère.

C’est sagesse un peu plus haute de ne point flatter les puissants. Mais il faut encore remarquer ici que si l’on est rebelle par entraînement de nature, ce n’est plus vertu. Il peut arriver que l’envie ou seulement l’humeur donne une contrefaçon de la franchise. C’est en celui qui naturellement n’aime point à déplaire que la franchise est belle. Ainsi une politique de précaution à l’égard de soi-même conduit à chercher des raisons d’être mécontent quand on est trop disposé à approuver tout ; et, au contraire, quand on se sent tourner à l’aigre, à chercher des raisons d’être content. On se garde par ce moyen de tous les genres d’emportement et d’excès. Tout homme cherche plus ou moins cet équilibre, et cela ne va point non plus sans récompense. Ainsi la morale est bonne fille, en somme.

Quelquefois les risques se montrent et la vie du sage devient soudainement très difficile. Il suffit d’un tyran bien résolu pour que la simple franchise soit cruellement punie. Nous ne sommes plus au temps où le tyran faisait voir le taureau d’airain rougi au feu, dans lequel on enfermait ceux qui refusaient de mentir. Toutefois on peut encore payer de misère, pour soi et les siens, un témoignage selon le vrai. Et ce qui me paraît remarquable, dans ces situations difficiles, c’est que la grande voix de la peur, parce qu’elle est alors reconnue, éclaire la conscience, à ne s’y pas tromper. Plus la peur nous saisit, plus elle a d’empire, plus aussi il est évident qu’il n’y faut point céder. Et voilà ce qui explique que beaucoup d’hommes, incapables de petites vertus, en fassent voir souvent de grandes et d’inébranlables devant l’épreuve. Mais enfin je ne vous souhaite pas d’avoir à choisir entre un faux témoignage et une vie misérable.

Je souhaite que vous n’ayez pas à rendre, et au vu d’une pièce que vous êtes seul à connaître, une fortune que vous considériez comme vôtre, et à laquelle vous étiez accoutumé. Balzac a représenté deux héros de ce genre, dans les nouvelles qui ont pour titres : L’Interdiction et Madame Firmiani. Vous direz que les problèmes ne se posent ainsi que dans les romans. Je ne sais. La morale nous guette peut-être au prochain coin de rue. Trois hommes contre un, un brutal contre un enfant, une femme renversée et à demi étranglée qui appelle, vous voilà sommé d’être un héros. Ou bien entre en scène un fou armé, qu’il faut maîtriser tout de suite ; vous êtes seul peut-être à pouvoir l’essayer. Et, même si vous n’êtes pas seul, ne devez-vous point aider les autres ? Au reste, la guerre exige bien plus. Et c’est une condition dure quelquefois de ne pouvoir se permettre de céder à la peur, comme font les animaux. Mais il faut être bien fort, et bien sûr de soi, pour ne point courir à l’épreuve. Et il faut avoir une provision de petites vertus si l’on veut n’être point dupe des grandes.

Cette femme qui jeta son gant au milieu des lions, afin d’affirmer son pouvoir, jouait tranquillement sur l’honneur de son chevalier. Je suppose qu’il alla chercher le gant, et que depuis il méprisa parfaitement la dame. Tel est à peu près le jugement d’un fantassin qui revient de la guerre, mais il a commencé par y aller. Évidemment, chacun devrait chercher quelque précaution de sagesse contre cette vertu-là, par un froid mépris, peut-être, des exploiteurs d’héroïsme ; mais les héros sont jeunes et prompts. Que du moins les vétérans n’oublient pas de mépriser.