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Minerve ou De la sagesse/Chapitre XLVI

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Paul Hartmann (p. 155-158).

XLVI

OPTIMISME

Penser est pénible : à peine s’y est-on mis qu’on s’en sauve ; cela se sent quelquefois dans une même phrase. Et pourquoi ? C’est que nous sommes pris entre la vérité et la vertu. Mon ami, je ne dois point le penser autre qu’il n’est, mais je ne dois pas non plus le penser vil sans des preuves redoublées ; et ces preuves mêmes je les refuserai, si l’amitié s’élève jusqu’à la charité. Comment donc l’amour du vrai s’accordera-t-il à l’amour des personnes ? Et faut-il que la droite pensée soit une misanthropie aigre ? Il faut du temps pour débrouiller ces choses. Et pour refaire ce débrouillement dans le moment même, il faut du courage. On se jette souvent à hue et à dia, et l’on verse tout à fait, car l’humeur de l’homme est métaphysique. Je veux fixer ici quelques pensées de précaution.

L’optimisme et le pessimisme ne combattent point avec les mêmes armes. Le pessimisme fait avancer les faits accomplis ; cette armée de témoignages s’accroît avec le temps. Et dans le fond tout est mal, dès que l’on forme l’idée que ce qui est arrivé, bon ou mauvais, ne pouvait pas être autrement. Or, dès que l’on explique, on arrive là. D’où il vient que les plus savants dans les choses humaines ont souvent de l’aigreur. Comment espérer, si la liberté doit venir à son heure et par d’immenses causes, et le tyran de même ? Ainsi l’optimisme est toujours battu, et de plus ridicule, comme dans Pangloss. Mais pourquoi ? C’est que Pangloss espère un bien qui tombera comme une tuile.

L’optimisme n’est point de fait ; il est de volonté. Mais alors contre le vrai ? Voilà le plus dangereux piège de pensée. Car faut-il croire contre les preuves ? Comment croire, et quand ? Certainement en toute entreprise il y a à dresser un bilan, et à se donner un état des choses telles qu’elles sont. Pourquoi ? C’est qu’il s’agit de faits accomplis, que l’optimisme ne changera pas. Ce qu’il y a de vrai et même de viril dans le fatalisme, c’est que rien ne peut faire que ce qui a été fait n’ait pas été fait ; rien ne le peut, pas même Dieu, comme Descartes l’a remarqué. Et telle est la raison pour laquelle toute méditation sur ce qui aurait pu être est faible ; car la vérité des faits accomplis pèse bien plus que nos regrets. Et cette pensée même est optimiste si on la prend bien, car elle nous délivre des repentirs tournés vers le passé, qui ne sont que des remords. « Que diable allait-il faire dans cette galère ? » C’est le mot ridicule. Il s’agit de savoir s’il y est ; et s’il y est, il faut partir de là. L’enquête doit donc se faire sans préférence, sans préjugé, sans illusion même pieuse. Accuser ce qui est et excuser ce qui est, c’est la même folie, et c’est temps perdu. Ici la science nous redresse, et très bien.

Maintenant glisser à ce qui va arriver, et le juger du même œil, c’est la faute des prophètes de malheur, qui sont les prophètes. Il ne s’agit plus de constater ; et toute l’erreur est à penser à ce qui n’est pas encore, et qu’on ne peut constater, d’après les excellentes méthodes de constater. Le prophète essaie de voir l’avenir, ce qui suppose que l’avenir est fait et irrévocable. Le prophète annonce, au mieux, ce qui sera si on laisse aller. C’est estimer qu’on ne peut rien ; c’est se démettre, et, comme on dit, lâcher la barre. Or c’est une faute, et c’est même la faute. Je vois deux choses à dire là-dessus, deux choses entre mille. La première est que cette pensée n’a pas d’objet, car l’avenir n’est pas encore, et n’est nullement objet. Voilà une idée immense et neuve. On se fait de grandes provisions de sagesse en examinant de telles idées, une bonne fois, quand on est de loisir. L’idée est celle-ci ; un train que l’on voit arriver au loin, c’est l’avenir qui vient vers nous. C’est par comparaison avec le train que nous jugeons naturellement que ce qui sera est déjà, et s’approche de nous d’instant en instant. La critique de cette idée est assez aride. Parce que, en toute rigueur, je dois prononcer que ce train que je vois arriver au loin, fait partie du présent et non pas de l’avenir. Je dois donc écarter une mauvaise métaphore ; c’est celle d’un avenir qui arrive ; comme si le politique s’étudie à prévoir telle guerre. Ici c’est notre esprit qui se conduit mal ; c’est notre esprit qui prétend construire l’avenir. À toutes ces constructions, il faut dire non. Et la difficulté de penser vient de ce qu’il faut bien se donner un objet, mais en même temps le surmonter. Je considère encore un exemple plus proche ; si je crois que ce que je vais écrire existe déjà, je ne vaux pas mieux que ces fous qui écrivent en dormant. Cela revient à dire que la pensée que je cherche est comme un navire encore invisible, et qui va se montrer ; c’est exactement l’état du fou. Un fou est un homme qui prend pour ses vraies pensées le premier aspect de ses pensées ; mais un homme raisonnable conduit ses pensées. Cette idée demande une grande attention. La seconde chose à dire est que ce qui va de soi et qu’on laisse aller est toujours mal. Par exemple la guerre va de soi, au lieu que la paix ne va pas de soi. La guerre a pour soi que sans la vouloir on l’accepte ; la paix a pour soi qu’il faut la vouloir, et qu’elle n’est jamais si on l’attend seulement. En sorte que le pessimisme est vrai si on ne veut rien. C’est le silence de la nature sans l’homme. Au lieu que l’optimisme n’est vrai que par volonté ; entendez que ce qui est bien n’a absolument aucune chance d’être si on ne le veut pas, et si on ne se croit pas capable de le faire. Espérer sans essayer est une faute ; mais essayer sans espérer est le pire mensonge à soi.